mai 2016
Anne-Marie LaulanCultures et langues sur l’Internet, oubli ou déni ?
Parution : juillet 2014
ISBN : 978-2-84874-555-8
212 pages
Format : 150 x 210
Prix : 26 €
Collection : Science, éthique et société (ISSN 2267-4225)
A lire sur Terra-HN : "Cultures minoritaires au risque de l’oubli en ligne" - Annie LENOBLE-BART et Étienne DAMOME
| Achat : LEH Ed. |présentation de l'éditeur
Le numérique est souvent qualifié de troisième révolution industrielle. Pourtant, les frontières entre vie privée et vie publique s’estompent, certains États (Chine, Brésil, Allemagne…) envisagent de créer leur propre réseau, autonome, pour échapper à l’espionnage. Peut-on, au-delà, laisser entendre que la connexion universelle puisse faire des victimes, engendrer des exclusions ? Cet ouvrage de réflexion pluridisciplinaire, écrit par des acteurs de terrain comme par des responsables institutionnels, veut attirer l’attention sur un fléau concernant les trois quarts des habitants de la planète, banalisé sous le nom de « fractures ». Ici, il s’observe aux plans économique, individuel ou sociétal : il concerne l’abandon des langues mais aussi les savoir-faire délaissés, les chemins de la connaissance uniformisés, les minorités réduites au silence. Le lecteur apprend que les progrès du codage permettent de réduire actuellement certains de ces inconvénients, qu’existent des utilisations bénéfiques, capables d’apporter plus de bien-être et d’équité, moins d’exclusion dans notre monde moderne. Encore faut-il que les opinions publiques en soient informées et que les institutions s’en préoccupent davantage.
Sous la direction de : Anne-Marie Laulan, Annie Lenoble-Bart
Auteur(s) : Mokhtar Ben Henda, Jean Bernabé, Étienne Damome, Samuel Lepastier, Vincent Liquete, Jean Musitelli, Michaël Oustinoff, Cyriaque Paré, Valérie Schafer, Dominique Wolton, Didier van der Meeren
Mots clefs
© LEH Editions - Extrait du livre publié avec l’aimable autorisation des auteurs et de l’éditeur.
Genèse d’un livre - Annie LENOBLE-BART
Introduction - Anne-Marie LAULAN
1 – Aux origines de l’interrogation
Histoire et oubli : la place de la diversité linguistique et culturelle dans l’histoire d’Internet - Valérie SCHAFER
L’anglais est-il le dépeupleur d’Internet ? - Michaël OUSTINOFF
2 – À l’écoute des institutions
La Convention de 2005 sur la diversité culturelle au défi du numérique - Jean MUSITELLI
Les institutions en état d’alerte - Anne-Marie LAULAN
Langues en danger et multilinguisme numérique - Mokhtar BEN HENDA
3 – Internet au quotidien
Cultures minoritaires au risque de l’oubli en ligne - Annie LENOBLE-BART et Étienne DAMOME
Les composantes info-communicationnelles et cognitives des cultures de l’information face à la massification de la culture - Vincent LIQUÈTE
Internet, une maladie de la mémoire - Samuel LEPASTIER
4 – Les leçons du terrain
Les fonctions politiques des expressions numériques des migrants - Didier VAN DER MEEREN
Burkina Faso : Leurres et lueurs du Net - Cyriaque PARÉ
Quand les radios ouest-africaines oublient les langues locales sur Internet - Étienne DAMOME
L’oubli des langues sur Internet - Jean BERNABÉ
Postface - Dominique WOLTON
RÉSUMÉ : Le monde est constitué de peuples aux expressions linguistiques et identitaires innombrables. Cependant cette donnée est loin d’être prise spontanément en compte dans l’élaboration des politiques et des normes qui régissent la vie sociétale. Les médias, anciens et nouveaux, en particulier Internet, reproduisent cette lacune. La démocratie de la communication que promettait cet outil se révèle être en réalité la cristallisation d’une exclusion de minorités, notamment culturelles. En cause, les censures et autocensures ainsi que les rapports de domination en vigueur. Des initiatives positives existent mais leur multiplication s’impose pour enrayer la disparition de pans entiers de langues et de cultures.
MOTS-CLÉ : Internet, médias, minorités, diversité culturelle, diversité linguistique, langues nationales, oubli, censure.
SUMMARY : The fact that innumerable languages and identities coexist in the world is often neglected in the elaboration of the policies and rules that govern life in society. Both the traditional and the newer forms of media reproduce this pattern. The Internet is a case in point, as it has failed to live up to its initial promise of a democracy of communication and instead crystallized the exclusion of minorities – especially cultural minorities – owing to censorship, self-censorship and the prevailing power relations. While there have been positive initiatives in response to this situation, many more will be needed to stop entire languages and cultures from disappearing.
KEYWORDS : Internet, media, minorities, cultural diversity, linguistic diversity, national languages, neglect, censorship.
La partie consacrée à l’oubli dans les domaines culturels révèle la complexité de ce thème et une intrication de facteurs multiples.
Une réalité s’impose, celle du conformisme des médias qui ne reflètent guère l’extraordinaire variété des langues et des cultures à travers la planète et, partant, la transposition de cette quasi uniformité sur l’Internet. La pluralité des supports médiatiques ne garantit pas automatiquement la diversité culturelle quel que soit le contexte social considéré. La tentation est grande, même pour des médias de proximité – comme le démontrent les radios communautaires africaines scrutées dans les études de cas – de vouloir s’adresser au plus grand nombre avec des conséquences dommageables pour la diversité culturelle, puisque ceux qui ne remplissent pas les conditions d’appartenance à ce groupe sont, par le fait même, oubliés. À partir de là, de nombreuses carences et de lacunes sont identifiables, dues notamment à des logiques d’autocensures mais également à des rapports de domination à l’œuvre.
Ce risque est réel. Or on sait combien il est hostile à la diversité culturelle : le NOMIC (Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication) l’a dénoncé. Michel MATHIEN, à travers, entre autres, les travaux menés dans le cadre de sa chaire Unesco Pratiques journalistiques et médiatiques. Entre mondialisation et diversité culturelle [1], rappelle que la problématique globale fait inévitablement référence aux Droits de l’Homme et au contrôle de leurs applications par les instances internationales, ainsi qu’aux réalités géopolitiques, économiques et industrielles, sans oublier les guerres ou conflits latents de par le monde et qui s’inscrivent ou non dans l’actualité construite par les médias de masse.
Au-delà de l’intentionnalité, le support lui-même peut devenir un obstacle pour une partie de la population et de la culture mondiale. L’Internet est souvent présenté comme gage de -démocratie de la communication. Or il cache mal plusieurs formes de discriminations, par exemple celles entre sexes et plus globalement entre origines ethniques au sein d’une même société. L’exclusion ou l’autocensure des minorités ethniques en situation de migration est également une réalité. Les diasporas renoncent parfois à utiliser leurs propres langues lorsqu’ils créent un média alors qu’elles vivent pour la plupart en situation communautaire. Cette dépersonnalisation est une forme de déculturation que l’Internet accentue, bien que tout le monde n’ait pas accès à l’Internet.
La perte d’identité est renforcée en ligne puisque la dimension totalisante et presque totalitaire de la culture Internet supporte mal des cultures numériques alternatives. C’est pour cela que Didier Van der Meeren en appelle à la dissidence culturelle pour lutter contre la dilution voire la perte de l’identité personnelle que l’Internet favorise. La valorisation des différences interculturelles permettrait ainsi la fixation des identités, même si, du fait de la mondialisation, elles sont de fait hybrides. Cela est d’autant plus important que ce problème identitaire guette tout citoyen connecté.
En prônant la révolution des « communications par ordinateur », des « médiations électroniques », des « communications rapides », qui conduiraient mécaniquement à une démocratisation, la thèse du déterminisme technologique semble avoir le vent en poupe. Sans verser pour autant dans le déterminisme social, Isabelle RIGONI avance quelques arguments en faveur d’une réflexion sur l’articulation de l’évolution technologique et du changement social. Deux arguments la portent à prendre la mesure des limites de l’Internet et de ses effets. Le premier tient à la question de l’accès. Il n’est pas inutile, pour elle, de rappeler la fracture numérique géographique entre pays, régions, zones urbaines et rurales, au sein de la famille (par exemple fracture générationnelle [2], fracture sociale et économique en fonction des revenus, fracture culturelle en fonction du capital social). L’accès est vraiment conditionné par les ressources socio-économiques et culturelles détenues par les acteurs et sur lesquelles reposent les rapports de pouvoir au sein des et entre groupes sociaux. Cet accès est en outre conditionné par leurs caractéristiques sociographiques, à l’instar du genre [3]. Moins le pays est connecté, plus le différentiel hommes/femmes est élevé en Europe (il est minimum dans les pays nordiques sur-équipés). Nos enquêtes ont cependant tempéré ce constat pour l’Afrique, au moins anglophone : la multiplication extraordinaire des cybercafés a été l’occasion pour de nombreuses jeunes filles issues de l’enseignement secondaire de trouver un débouché et, pendant les heures creuses, de s’ouvrir au monde en surfant [4].
Mais les statistiques montrent qu’au-delà, d’autres difficultés persistent, en particulier dans la manipulation de l’outil. La fracture se situe aussi au niveau de l’accès au haut débit voire au très haut débit où l’on retrouve les mêmes facteurs de disparité. Ce phénomène « plombe » en particulier non seulement les campagnes africaines mais également nombre de villes moyennes du continent, voire de capitales enclavées jusques et y compris des mégapoles très bien équipées comme Nairobi. Et un certain nombre de sites se faisant de plus en plus gourmands en bande passante, les exclusions se multiplient. En cela, les smartphones sont une aubaine pour contourner les problèmes d’accessibilité.
Il est désormais évident que l’Internet n’est pas universel malgré les apparences. Les discours généreux, utopiques, sont légion mais on remarque qu’il n’y a pas de prise de conscience collective, même de la part des intellectuels. L’Internet n’est pas en cause dans l’invisibilité des minorités : il n’est que le reflet du corps social. Jean-Paul LA FRANCE a contesté le terme « oubli » qui était dans le titre de notre journée d’études en insistant sur le fait que, en ligne, se joue une question de pouvoirs et que l’Internet ne fait que rendre plus visible l’impérialisme et les conflits.
L’idée communément répandue est qu’l’Internet est « neutre », asexué, intemporel, planétaire. Or de nombreux risques en découlent : dépersonnalisation, décontextualisation mais aussi risques cognitifs. Comme le constatent psychiatres, psychologues et sociologues, l’Internet peut engendrer une « maladie de la mémoire » et du savoir. Le sociologue Gérald Bronner soulignait dans une tribune [5] que « l’abondance des données est problématique dans le sens où il crée un “dédale cognitif”, un labyrinthe mental dans lequel la plupart de nos concitoyens prennent le risque de se perdre ». Le risque est grand qu’il en oublie sa culture familiale, sociale, surtout si elle est minoritaire et n’a pas de média où s’exprimer et donc être entretenue.
À l’heure actuelle, de plus en plus de médias traditionnels sont mis en ligne pour contourner le problème économique qu’ils rencontrent depuis plusieurs années mais aussi pour élargir leur lectorat. Ce faisant, ils amènent ou transposent sur le Web les carences en matière de diversité culturelle déjà observées dans leur fonctionnement hors Internet. Michel MATHIEN montre bien les limites de l’expression de la diversité via les médias, quels que soient les exemples étudiés. Un de ses volumes est révélateur à cet égard déjà dans son titre : L’expression de la diversité culturelle. Un enjeu mondial. La domination, via l’économique et le culturel, d’un type de média pose problème à l’échelle planétaire mais aussi à celle des États-nations ou des régions qui ont des cultures différentes. Les cas de figure pris sur tous les continents le prouvent à l’envie. Pour ne citer que l’Europe, à l’intérieur d’États plus anciennement unifiés comme la France ou l’Espagne mais aussi dans d’autres plus récemment constitués comme l’Italie ou l’Allemagne ou dans des pays centralisés comme dans des États de type fédéral à l’instar de la Suisse, l’Allemagne ou la Belgique, partout ont été prouvées les limites à la diversité. L’ouverture à la diversité ou sa reconnaissance ne sont pas universelles.
Certes des efforts ont été menés pour pallier ces inconvénients. Dans des continents comme l’Afrique ou l’Asie où la multiplicité des parlers est extraordinaire, des solutions ont été mises en place, à l’instar des radios de proximité ou communautaires qui jouent un rôle certainement aussi important que les réseaux sociaux en Occident sous cet angle. Mais tous les problèmes n’en sont pas résolus pour autant. Les difficultés des médias « classiques », sont aussi celles de l’Internet avec le poids de l’économique (bien des choses nous sont imposées dès lors qu’on est derrière un écran et tous les travers dénoncés – par exemple ceux liés à la publicité – se retrouvent en ligne). Le pré-formatage des supports des nouveaux médias et surtout des médias sociaux qu’on dit pourtant être plus démocratiques, ne permet guère de contourner ces difficultés. Même s’ils contribuent à la production de contenus originaux, ils sont surtout conçus pour reproduire le consensus, notamment dans la réédition de la culture dominante et de l’usage des langues principales. Les mutations dans les comportements mériteraient des études approfondies, en particulier quand sont évoqués les changements dans les rapports humains qui touchent à la dimension dite communautaire.
Pourtant, la situation des minorités culturelles est ancienne, complexe, universelle mais de plus en plus prise en compte par les institutions internationales. La question a été posée dans les instances universitaires déjà avant le SMSI (Sommet Mondial sur la société de l’information) et a fortiori après. Entre les réunions de Genève et Tunis, la société civile s’est exprimée et a réaffirmé l’importance de la diversité culturelle. Engagées dans l’esprit de la Convention de l’Unesco de 2005 comme dans celui des conventions du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales et sur les langues régionales ou minoritaires entrées en vigueur en 1998, les réalités de l’expression des minorités culturelles historiques via les médias constituent une problématique au sein de nombreux États, sur tous les continents. A fortiori quand celles-ci disposent d’une langue spécifique qui n’est pas toujours reconnue, valorisée ou défendue dans le cadre national et -transnational [6]. Si des minorités ethnolinguistiques sont plus ou moins admises dans bien des pays, d’autres ont à se défendre pour exister. Les unes et les autres peuvent-elles pour autant envisager un avenir à long terme dans le contexte propre à chaque État et par rapport aux pratiques et usages des récentes technologies de l’information et de la communication ?
Encore faudrait-il que l’accès à l’Internet soit généralisé, à défaut moins inégalement distribué qu’il ne l’est, quelles que soient les latitudes. Ce sont les dominants qui imposent leurs normes techniques. Il faut voir comment les minorités ont été traitées par les gouvernements et les majorités ; les textes de référence désormais disponibles le permettent.
Au-delà, quand les médias se retrouvent en ligne, la fracture numérique est à prendre en compte non seulement quant à l’accès mais aussi quant à la production de contenus comme le souligne Jacques Perriault. Une association comme celle de Didier van der Meeren (infra) est justement là pour aider à surmonter les handicaps, aider l’expression sur l’Internet et permettre de retrouver une identité.
Un autre argument sur les limites de l’Internet développé par Isabelle Rigoni vise à replacer l’analyse dans le contexte dans lequel se déroulent les interactions étudiées. Ce contexte forme un cadre de contraintes (et éventuellement d’opportunités) qui doit être analysé à plusieurs niveaux, à commencer par celui, national, des États. Ong, à l’issue d’une analyse sur la façon dont l’État chinois contrôle les moyens de communication « to shape a sense of national community in a society opening to external influences » [7], préconise ainsi de s’intéresser aux « national, transnational, and political-economic structures that enable, channel, and control the flows of people, things, and ideas » [8].
À l’examen des contraintes externes, s’ajoute enfin celui des contraintes internes – par exemple liées à leur statut (privé ou public) – aux médias que M. Mathien a aussi soulignées. Nous avons nous-même montré, en prenant le cas de l’Afrique, que les fractures dans la cyberpresse ne sont pas uniquement Nord-Sud mais inhérentes à la santé et aux motivations des rédactions [9] !
Les conclusions des différentes études et statistiques [10], prouvent que c’est la langue du pays d’accueil qui domine très largement : un média porté par les Marocains de France va être en français, un média turc en Allemagne est en allemand, etc. Sur près de 900 médias recensés en France tous supports confondu, 54 étaient uniquement en français, les trois quarts utilisaient le français plus une langue minoritaire. Les statistiques montrent que sur l’Internet, les langues minoritaires sont encore plus marginales posant la question d’une standardisation de la langue.
On peut continuer à penser que des médias ou des expressions spécifiques pourraient, en s’installant sur la Toile, compenser les carences des médias « classiques ». La société civile a rappelé l’importance de la diversité culturelle, linguistique. L’Institut Panos a joliment intitulé une étude L’Internet, une chance pour les médias et la démocratie en Afrique ? [11]. Cependant la question de l’occidentalisation envahissante par les médias fait l’objet d’un certain nombre de constats [12] et de contestations même si les protestations contre la domination culturelle (à travers par exemple les référents) exercée par les médias ne sont pas nouvelles.
De plus en plus d’initiatives essaient de rendre les internautes acteurs et de développer des profils d’application adaptés à leurs besoins propres. Comme l’a remarqué Jacques Perriault, la tendance est d’aller vers les utilisateurs. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes, comme celui de la sécurité : il faut faire attention aux jeunes, aux gens mal outillés et donc instaurer un dialogue. D’autant que l’évolution des techniques démultiplie les possibilités.
Pour prendre le cas de l’Afrique, terre par excellence de diversité linguistique (environ 2 000 langues sur les 6 000 de la planète), le téléphone portable a permis de sauter l’étape du fixe qui peinait à s’installer et la tablette, plus qu’ailleurs, remplacera l’ordinateur qui ne s’était pas encore généralisé. Cette évolution permet un accès beaucoup plus large à l’Internet et constitue un véritable cas d’école qui ne manque par d’interpeler : « Au Zimbabwe et au Nigeria les connections mobiles représentent près de 60 % du trafic Web contre 10 % en moyenne mondiale » [13]. Certes des différences importantes existent entre Afrique francophone et Afrique anglophone mais cette dernière peut être un cas d’école intéressant. Pour ne prendre que l’exemple de l’Afrique de l’Est, le Kenya en 2013 comptait 30 500 000 abonnés au téléphone mobile, 27 500 000 en Tanzanie, 18 300 000 en Ouganda ; les abonnements kenyans à l’Internet ont enregistré une hausse de 28,4 % dans le dernier quart de l’année (de 9,6 à 12,4 millions d’abonnements mais les derniers chiffres font état de 16 millions contre 4,8 en Ouganda et 6 millions en Tanzanie). Or, au Kenya, 99 % des abonnés accèdent à l’Internet par leur téléphone mobile ce qui est dû au fait qu’un grand nombre sont dépourvus de PC [14]. Les réalités techniques permettent donc de très nombreuses possibilités pour promouvoir les minorités. Reste à trouver les motivations – mais elles sont nombreuses – et plus encore à vaincre les réticences des législateurs.
Dans de nombreux États africains, le choix de langues internationales dans l’enseignement et les médias a semblé longtemps un rempart contre les conflits de toute sorte et un garant d’unité nationale. Par exemple, le Kenya a obligé, jusqu’à il y a peu, journaux ou radios à utiliser l’anglais, limitant même l’usage du kiswahili. Des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées pour réclamer un usage plus important des langues maternelles, surtout dans des pays où elles sont très diversifiées, insistant sur ses avantages dans l’acquisition des mécanismes et sur la préservation des cultures. Parmi les plus récentes, citons celles de chercheurs camerounais dont le titre de l’ouvrage qu’ils ont co-dirigé est révélateur : Langues nationales en situation. Réflexions pour la revalorisation des langues premières [15].
Dans cette optique, le programme ELAN – Écoles en langues nationales – initié par l’Organisation Internationale de la Francophonie a lancé des expériences dans des écoles sélectionnées de sept États africains. Ainsi, au Bénin, « six langues nationales ont été introduites au cours d’initiation, c’est-à-dire la 1re année du primaire, dans 30 établissements. (…) Ces six langues ont été choisies parmi la soixantaine parlée au Bénin pour leur nombre de locuteurs, l’aire géographique concernée, l’importance des productions scientifiques, le caractère véhiculaire et transfrontalier » [16].
Il est important que cette initiative soit accompagnée par la production de contenus qui permettront d’entretenir (on perd vite ses connaissances, surtout si elles ont été mal assurées) et de valoriser l’apprentissage acquis. Les missionnaires protestants puis catholiques l’avaient bien compris : ils ont mis souvent comme condition au baptême la pratique de la lecture dans leur langue et, en aval, créé des journaux pour continuer à lire tout en ayant accès à des nouvelles « bien » sélectionnées et orientées. Quand on connaît les difficultés actuelles pour faire vivre une revue et la distribuer, on est enclin à penser qu’l’Internet peut être un relais utile et efficace, surtout dans une langue peu répandue qui aura du mal à drainer de la publicité. Au-delà, toute production en ligne qui permet d’entretenir la vitalité d’une langue est intéressante. T. Emmanuel SAWADOGO résume bien la situation pour son pays [17] :
“Au Burkina Faso, pays multilingue par excellence, les pouvoirs publics multiplient les efforts pour le développement d’un environnement lettré à travers, entre autres, des campagnes d’alphabétisation en langues burkinabè. Mais à quoi sert-il d’être alphabétisé si l’information, le savoir tout simplement est inaccessible au citoyen alphabétisé du fait d’un monolinguisme institutionnel, d’une faiblesse de l’offre de contenus en langues burkinabè et d’une diffusion de l’offre de l’information en langues burkinabè archaïque ?”
Et il « propose un modèle de positionnement des journaux en langues burkinabè sur le Web basé sur le téléphone portable et une série d’autres technologies sans fil afin de traduire dans les faits le droit à l’information et respecter les droits linguistiques de la très grande majorité des Burkinabé non francophones ». Il note que déjà « un groupe de recherche-développement vient d’implémenter avec succès un clavier spécial pour la langue mooré sur un androphone [18] » relativement peu cher, le mooré étant la langue locale la plus répandue. Partant des facilités qu’offrent les techniques actuelles pour configurer les smartphones selon ses besoins, il conclut que toutes les langues pourraient être accessibles. Reste à trouver un modèle économique viable.
Monter un réseau est ainsi réalisable en l’état des technologies de l’information et de la communication, le faire vivre est plus difficile. On sait que toute une génération de motivés fait fi des problèmes techniques et que l’ingéniosité est sans borne quand la motivation est au rendez-vous. Mais demeurent quelques obstacles de taille pour que les langues et cultures minoritaires aient leur voix sur la Toile. Nous avons déjà objecté les législations. On constate que lorsque la volonté est là, elles sont contournées, surtout dans des pays où l’État est faible.
Plus importantes nous semblent être les réticences de la famille ou des scolarisés à investir dans une langue qui leur donne l’impression de ne pas s’ouvrir au monde, à la modernité et partant, aux ressources sonnantes et trébuchantes. Dès les débuts de la scolarisation des Pères blancs en Afrique orientale, des parents se sont insurgés contre l’alphabétisation en langue maternelle, privant ainsi leurs enfants de certains métiers offerts par les colons, synonymes de promotion sociale [19]. L’expérience ELAN décrite plus haut a choisi de ne pas priver les élèves d’un accès au français et on peut penser que le bilinguisme – voire le plurilinguisme – à condition de ne pas être introduit trop tôt, peut être une solution. D’autant qu’on connaît la propension des intellectuels comme des hommes d’affaires très extravertis de rester fidèles à leurs racines, d’y revenir et de les cultiver.
Ainsi, des initiatives ont émergé localement pour investir le Web et amènent des réactions ou des participations totalement décentralisées [20]. Cet investissement est nécessaire pour ne pas « folkloriser » les cultures et les faire vivre sans les sanctuariser. La demande sociale est une garantie pour produire et soutenir la production de contenus, même venant de minorités. On a pu mesurer que l’ingéniosité des Africains est sans borne, certes pour quelques pratiques mafieuses en ligne mais aussi pour faire aboutir quelques utopies. Un exemple parmi d’autres : pour lutter sans doute contre l’impérialisme des ouvrages venus du Nord et promouvoir les productions du continent, à la foire du livre de Dakar de décembre 2013, l’éditeur sénégalais des Nouvelles Éditions Numériques Africaines a inauguré une Librairie Numérique Africaine : le catalogue compte dès le départ plus d’une centaine d’ebooks [21]. D’autres se servent de l’Internet pour mettre en ligne catalogues ou événements pour rendre visible la production africaine [22]. Si quelques grands éditeurs du continent à l’image de l’humaniste Walter Bgoya de Dar-es-Salaam essaient de concilier marketing numérique et défense des cultures, ils jouent un rôle majeur dans la défense du patrimoine de leur pays [23]. Et avec la multiplication des smartphones, là encore des initiatives se font jour à l’image de ces deux Africains de l’Est qui fournissent une version numérique de contes africains visibles sur écrans mais aussi en version simplement audio ou SMS pour ceux qui n’ont pas les téléphones portables de dernière génération [24]. Le montant demandé est huit fois moins élevé pour l’Afrique que pour les autres connexions dans le monde.
Finalement, on pourrait penser que l’oubli et le déni des langues et des cultures sur l’Internet vont être compensés par une prise de conscience, encouragée par les autorités et par les élites, qui s’appuieront sur les capacités décuplées de l’Internet pour mettre à profit cette révolution du « vertigineux Big Data » [25]. Les possibilités semblent infinies et prometteuses. La créativité doublée de compétences technologiques peut laisser entrevoir un sursaut, à condition d’être convaincu de l’intérêt de la démarche. Il faudrait qu’elle soit rapide pour enrayer la disparition de très nombreuses langues et, avec elles, de cultures irremplaçables. On peut espérer l’aide -d’organisations spécialisées pour qu’un changement radical s’instaure.
BALIMA (Serge Théophile) et MATHIEN (Michel) (dir.), Médias de la diversité culturelle en Afrique. Entre traditions et mondialisation (dir.), Larcier-Bruylant, Bruxelles, 2012.
BART (François) et LENOBLE-BART (Annie) (dir.), Afrique des réseaux et mondialisation, Karthala-MSHA, 2003.
LENOBLE-BART (Annie) et MATHIEN (Michel) (codir.), Les médias de la diversité culturelle dans les pays latins d’Europe, Bruylant, Bruxelles, 2011.
MATHIEN (Michel) (dir.), L’expression de la diversité culturelle. Un enjeu mondial, Larcier-Bruylant, Bruxelles, 2013.
MATHIEN (Michel), « Diversité culturelle, minorités et médias. Réalités et perspectives », in Revue française des sciences de l’information et de la communication, http://rfsic. Revues.org/310, 2/2013. Dossier Communication et diversité culturelle.
MATHIEN (Michel), « L’actualité du NOMIC ou la récurrence d’un débat international discret », in Annuaire français de relations internationales, vol. XII, Bruylant, La Documentation française, Bruxelles, Paris, juin 2011, pp. 967-987
PERRIAULT (Jacques), La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion, 1989.
RIGONI (Isabelle), SAITTA (Eugénie) (eds.), Mediating cultural diversity in a globalised public space, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012.
RIGONI (Isabelle), Médias, ethnomarketing et segmentation de l’espace public, Tic&société, Vol. 6, n°1, Second semestre 2012.
RIGONI (Isabelle) (éd.), Migrants, minorités ethniques et l’Internet. Usages et représentations, Migrations Société, 22(132), novembre-décembre 2010.
SERAFINOVA (Danusa) et MATHIEN (Michel), L’expression médiatique de la diversité culturelle en Europe centrale et orientale, Larcier-Bruylant, Bruxelles, 2013.
TUDESQ (André-Jean), « Occidentalisation des médias et fossé culturel », Afrique contemporaine, n°185, 1er trimestre 1998, p. 63-73.
NOTES
[1] Quatre volumes répertoriés dans notre bibliographie ont été publiés à la suite des rencontres de Bordeaux, Ouagadougou, Bratislava et Strasbourg.
[2] Cf. analyse du CREDOC. Jacques Perriault est revenu sur cette fracture, la jugeant fondamentale.
[3] Cf. Casula C. (2011), « L’enracinement social des inégalités numériques : la difficile intégration des femmes italiennes à la société de l’information », tic&société [en ligne] 5(1), mis en ligne le 5 octobre 2011, http://ticetsociete.revues.org/987
[4] Lenoble-Bart (Annie), Femmes et toile en Afrique de l’Est, in Bart (François) et Lenoble-Bart (Annie) (dir.), Afrique des réseaux et mondialisation, Karthala-MSHA, 2003, pp. 177-188.
[5] Sud-Ouest du 31 mars 2013.
[6] Cf. la « mondialisation » et les « langues en danger » : un atlas de l’Unesco les répertorie : http://www.unesco.org/new/fr/cultur...
[7] Ong (Aihwa), Flexible citizenship. The cultural logics of transnationality, Durham & London, Duke University Press, 1999, p. 63.
[8] Ibidem, p. 11.
[9] Lenoble-Bart (Annie) Fracture numérique et solidarité numérique dans la cyberpresse en Afrique, Netsuds, L’Harmattan, août 2003, pp. 76-87.
[10] Cf. le gros programme européen dirigé par Isabelle Rigoni, Minority media, qui a recensé 3500 médias de minorités ethniques (issues de l’immigration ou de minorités linguistiques – basque ou corse en France, sarde en Italie, roms…) dans huit pays européens, MIGRINTER-CNRS, Poitiers. I. Rigoni a aussi mené des recherches sur le thème des médias des minorités ethniques en Grande-Bretagne et en Allemagne cf. http://irigoni.blogspot.fr/
[11] Panos-PANA, Dakar, 1997.
[12] Cf. Tudesq (André-Jean), « Occidentalisation des médias et fossé culturel », Afrique contemporaine, dès 1998. Au-delà de l’Afrique étudiée dans cet article, on peut se référer à ce même sentiment en Europe centrale et orientale, cf. Serafinova (Danusa) et Mathien (Michel), L’expression médiatique de la diversité culturelle en Europe centrale et orientale, cité en bibliographie. Les travaux du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de -l’Europe ont défendu les cultures locales qui font contre poids à la centralisation, en prenant le parti, par exemple, des télévisions locales.
[13] Zrikem (Othmane), L’Internet mobile est africain. La mutation d’un continent, Le Monde, 1er novembre 2013. Pourcentages repris dans de La Porte (Xavier), L’Afrique, nouvel Eldorado numérique : à quel prix, Rue 89-France Culture, 3 décembre 2013, en ligne sur : http://rue89.nouvelobs.com/2013/12/... consulté le 10 janvier 2014.
[14] Statistiques recueillies dans l’article d’Akumu (Washington), Old to new economy : A pacesetter in technology, The EastAfrican, 14 décembre 2013.
[15] Mendo Ze (Gervais) et Onguéné Essono (Louis Martin), (Éd.sc.), Yaoundé, Clé, 2013. Voir aussi Ngalasso Mwatha (Musanji), « Le français et les langues partenaires. Convivialité et compétitivité », Presses Universitaires de Bordeaux (PUB), 2013.
[16] http://www.africultures.com/php/ind... consulté le 2 janvier 2014 qui relaie un reportage de RFI à Porto Novo : www.rfi.fr/emission/201...r..... Ailleurs des ONG tentent de nombreuses expériences cf. Angola : Internet vole au secours des langues nationales : http://www.slateafrique.com/432347/..., 20 janvier 2014, consulté le 23 janvier 2014.
[17] in Mutations technologiques et accès à l’information au Burkina Faso : vers une presse en langues burkinabè en ligne, Science et Technique, Institut des Sciences des Sociétés (INSS), Ouagadougou, sous presse.
[18] « Téléphone portable avec ANDROID, un système d’exploitation libre et une technologie Wifi embarqués », ibidem.
[19] Cf. la thèse de Roger Heremans publiée : L’Éducation dans les missions des Pères Blancs en Afrique centrale (1879-1914), Bruxelles/Louvain-La-Neuve, Nauwelaerts, 1983.
[20] Au temps des débuts d’Internet, nous avions rencontré un véritable pionnier, Onesmo Ngowi, citoyen du monde (ayant vécu en Grèce, aux États-Unis, au Danemark), qui s’est installé au pied du Kilimandjaro pour que ses concitoyens tanzaniens investissent la toile cf. Lenoble-Bart (Annie) et Tudesq (André-Jean), Internet en Afrique subsaharienne entre rêve et réalité, Dossier Regards sur l’Afrique, Historiens & Géographes n°379-IRD, été 2002, p. 217.
[21] www.idboox.com/ebook/in...e-..., 28 novembre 2013, consulté le 15 janvier 2014.
[22] Afrilivres ou African Books Collective par exemple cités par Raphaël Thierry, Rendre visible l’invisible. Que lisez-vous en ce moment ?, Africultures, 28 août 2013, http://www.africultures.com/php/ind..., consulté le 16 janvier 2014.
[23] Bgoya (Walter), Jay (M.), “Publishing in Africa from Independence to the Present Day”, Research in African Literatures, vol. 14, n° 2, summer 2013.
[24] Un Kenyan et un Ougandais lancent une application multiplateforme avec des e-livres illustrés de contes africains, http://www.africultures.com/php/ind..., consulté le 16 janvier 2014. Il est vrai que le projet est porté par une société… américaine !
[25] Titre du Monde, 26 décembre 2012.