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Recueil Alexandries

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Fabienne Le Houérou

Migrants forcés éthiopiens et érythréens en Égypte et au Soudan

Passagers d’un monde à l’autre

présentation de l'éditeur

Fabienne Le Houérou, Migrants forcés éthiopiens et érythréens en Égypte et au Soudan. Passagers d’un monde à l’autre , Paris, l’Harmattan, 2004, 201 pages

ISBN : 2-7475-7307-9 • novembre 2004 • 17,5 Euros Site : Editeur

Mots clefs

Présentation de l’éditeur :

Les migrants forcés, des hommes et des femmes qui quittent leur pays non par goût du voyage, mais sous la contrainte. Leurs motifs de départ - politiques, climatiques ou économiques - demeurent intrinsèquement mêlés et conduisent les populations d’une des zones géographiques les plus pauvres du monde, la corne de l’Afrique, sur les routes de l’exode.

L’auteur retrouve les traces de ces passagers éthiopiens et érythréens en transit en Egypte et au Soudan, de 1967 à nos jours, en questionnant l"espace, et plus particulièrement les territoires urbains construits par ces migrants. Paradoxalement leur passage, au départ furtif, peut se prolonger dans la durée. Cet enracinement dans la précarité façonne le rapport des migrants aux temps historiques.

L’auteur explore la notion "de perte d’histoire" et tente une exégèse originale des conséquences d’un long exil sur les phénomènes de dispersion de la mémoire.

Note de lectures :

Note de lecture de Philippe Rygiel pour la revue "Les actes de l’histoire des migrations", mars 2005 ; consultation en ligne à cette adresse : http://barthes.ens.fr/clio/revues/A...

Sommaire :

Introduction

Chapitre I : Sources, méthodologie, terrains

Chapitre II : Le départ du milieu et le milieu du départ

Chapitre III : Migrants et réfugiés abyssins au Caire

Chapitre IV : Les réfugiés urbains à Khartoum

Chapitre V : Exil et perte d’histoire

Chapitre VI : Les camps de réfugiés dans la région de Kassala-Gédaref et la mémoire

Conclusion

Bibliographie

Annexes

Extrait :

Exil et perte d’histoire :
Le cas des réfugiés éthiopiens et érythréens au Caire et à Khartoum

(article correspondant au chapitre V du livre, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Cet article explore la relation entre l’exil et la perte d’histoire en se fondant sur une longue enquête menée au Caire et à Khartoum auprès de réfugiés éthiopiens et érythréens.[1]Peut-être par qu’il s’agit de groupes particulièrement vulnérables nous avons constaté, au sein des populations exilées, des phénomènes impressionnants d’amnésie et de perte d’histoire. L’histoire des peuples semblent aller de soi or il existe des milliers d’hommes et de femmes qui, parce qu’ils sont hors de leur pays d’origine, établissent une coupure volontaire ou au contraire involontaire avec leur Histoire nationale.

Par perte d’histoire (comme effacement) il est question d’ un effondrement des repères chronologiques sur lesquels se fonde l’histoire de la nation (par exemple le début d’une dynastie), d’une part, et d’autre part, à une perte de sa propre histoire (personnelle)- grande et petite histoires s’entremêlant de manière inextricable.

Comment apprécier cet anéantissement, le mesurer ? En quoi l’exil bouleverse le sentiment que l’on a du temps qui passe (au sens de Bachelard) et interfère-t-il sur les représentations que l’on a du temps qui s’écoule.

Les questionnaires utilisés pour répondre à ces différentes questions, dans un chantier soudano-égyptien, nous ont ramené au cœur d’une vieille querelle théorique opposant la force des cadres sociaux de la mémoire (Halbwachs) à celle d’une mémoire individuelle pure (Bergson). Dialectique mettant dos à dos le philosophe Bergson et son contradicteur, le sociologue, Halbwachs. Réactualiser cette opposition c’était mettre l’accent sur des processus fondamentaux tentant d’expliquer les pertes d’histoire liée à un groupe d’exclus important numériquement (on dénombre 900 000 réfugiés au soudan) mais délaissé comme personnes historiques ou tout simplement comme objet d’étude ou objet d’histoire. Tant il est admis que les réfugiés sont des gens qui n’ont plus d’ Histoire. Leur statut juridique ayant en quelque sorte écarté les autres composantes de leurs identités. Ces réfugiés, privés d’Histoire nous ont semblé intéressants parce qu’effectivement en raison même de leur exil forcé ils nous posaient des questions universelles sur la nature de notre mémoire.

Que reste-t-il aux réfugiés lorsqu’ils ils ont tout oublié ?

L’importance de cette relation à l’histoire et aux oublis consécutifs à une perte d’histoire a été appréciée, paradoxalement au cours d’une expérience de recherche empirique. Une observation directe révélait le lien de cause à effet entre les traumatismes des réfugiés et les processus d’effacement des repères chronologiques. Déliquescence des représentations de l’Histoire nationale mais également des histoires personnelles.

Toutes les descriptions consignées au cours de ce travail de terrain donnaient les signes de l’étranglement de l’histoire par la mémoire. [2] La logique empirique nous a donc conduit d’une expérience concrète de terrain vers une réflexion sur des notions débattues dans les Sciences Humaines depuis plus de soixante ans.

Durkheim n’avait-il pas été le précurseur de la thèse concernant le caractère éminemment social du temps ? Le temps réel est celui du groupe. Il dicte les tempos, obéit à toutes une série de facteurs humains, il est donc social.

Dans son très stimulant livre, « The anthropology of time », Alfred Gell[3], rend hommage au sociologue français, en insistant sur le soulagement que cette « socialisation » du temps a provoqué car il permettait désormais une approche inspirée par des « myriades de temps socialement distincts ».

La nouveauté est apportée ici par la réactualisation d’une interrogation qui est née à l’intérieur d’une expérience concrète. Le programme de rapatriement des Ethiopiens du Soudan, en 2001, a été le contexte d’ émergence de cette singulière hypothèse[4] . Force nous avait été de constater que l’obstacle principal pour les réfugiés pour la ré-installation dans le pays d’origine était lié à un certain effacement de l’histoire ou perte d’histoire. Bref c’ était cette relation ébranlée à l’histoire (ébranlée par le choc du départ) qui bloquait le projet de retour au pays d’origine.

Les différents entretiens , tant avec les réfugiés urbains que ruraux, témoignaient d’une forme de blocage ou de crispation à l’égard de ce que les Grecs anciens appelaient « l’écoulement du temps ». Tout concourait à monter que le temps, justement, se fixait et se rigidifiait dans un goulot formant un étranglement.

La fluidité du temps qui passe , métaphorisé dans l’image de l’eau qui coule, cédait la place à des représentations opaques et rigides. Pour reprendre une formule de l’historien Henri Rousso (1997), c’était le temps qui justement ne passait plus pour ces réfugiés.

A Khartoum, des réfugiés éthiopiens déclaraient en toute bona fide que la situation politique n’avait pas changé en 1991. Or, il est question, à cette date, d’un important renversement de régime : en effet le lieutenant-colonel Manguestu Hayle Maryam, dictateur de l’Ethiopie, était alors remplacé par un leadership tigréen issu des rangs de l’opposition au régime (originaire du Tigré, au nord du pays)

« Rien n’a changé on est toujours dans la dictature ;[5] je ne crois pas à tout ce que l’on dit sur l’ouverture démocratique dans mon pays. »

Abraham avait tout perdu à l’époque de Manguestu (1975-1991), une partie de sa famille avait été assasinée. Il avait assisté à des scènes extrêmement pénibles. Il était impossible pour lui de se représenter son pays autrement que par la dernière « image/souvenir » de son univers familial brisé.

Lorsque on lui rappelait des événements annoncés à la radio, la chute de Manguestu, le départ du dictateur, l’avènement d’un nouveau gouvernement, Abraham répétait « cela ne changera, jamais ! ». La fréquence de ces réactions de blocage et les refus répétés de prendre en compte le changement historique (dans le pays d’origine) amenèrent vers des questionnements relatifs à cette altération de la relation au temps. Tout se passait comme si les intéressés étaient déconnectés de l’ici maintenant et qu’ils restaient fixés dans la mémoire douloureuse des événements ayant provoqué leurs départs forcés. Cette mémoire douloureuse se transformant en mémoire oublieuse.

Les groupes les plus fragiles ne sont pas seuls susceptibles de présenter des signes d’oublis (ou pertes) d’histoire. Il y a des situations où l’environnement favorise une fabrication mythique de l’histoire. Plus particulièrement les camps de réfugiés, univers clos, qui permettent toutes les « ré-inventions » des traditions (Hobsbawn,1983). Nous tenterons, dans un premier temps, de dénouer les faisceaux de motifs qui font de la situation des Ethiopiens et Erythréens (abyssins) en exil, un paradigme pour l’étude des relations entre les diasporas et leurs histoires. Ensuite, la description de la répartition de cette communauté dans deux situations urbaines (Le Caire et Khartoum), nous permettra, dans un second temps, de nous interroger sur l’existence de contextes qui renforcent ou affaiblissent les relations des migrants à l’Histoire.

Il s’agit donc ici d’une tentative de contextualisation du phénomène de la mémoire (historique) en tentant de le saisir dans une problématique spatiale.

I L’histoire des Abyssins, les Abyssins et l’histoire

L’histoire des Ethiopiens présente des caractéristiques très originales en Afrique. L’Ethiopie et l’Erythrée forment, sur le continent africain, un monde à part avec une mer rouge qui les relie au monde arabe et un fleuve africain (par ses sources) le Nil Bleu, qui, du Soudan, les amène jusqu’en Egypte.

Ces deux pays de la corne de l’Afrique ont toujours apparu aux voyageurs comme « une entité distincte », une forteresse montagnarde perchée sur des hauts plateaux christianisés au IV ème siècle ap. JC. Les Ethiopiens ou Habasaha (abyssins) sont héritiers de ce qu’il est convenu d’appeler une ancienne civilisation. Ils possèdent une écriture depuis les temps axumites. Les plus anciennes inscriptions datent du roi Ezana, convertit au christianisme vers 330 ap. JC. Cette écriture des abyssins a fasciné de nombreuses générations d’archéologues et d’épigraphistes qui ont concentré leurs efforts de connaissance sur le nord de l’Ethiopie. Ces travaux sont beaucoup moins importants pour les peuples du sud. Cette vieille civilisation axumite a mieux fasciné le monde scientifique que les groupes nilotiques ou hamitiques. Les Amhara (du Choa au centre du pays) se sont imposés au 13 ème siècle comme les « fabricants » d’une certaine vision de l’Histoire. L’Histoire des hauts plateaux pourrait se réduire au récit d’une longue rivalité politique entre deux grands groupes chrétiens dominants ayant été, tour à tour, à la tête de l’empire d’Ethiopie : les Tigréen et les Amhara. Deux populations dont les empereurs respectifs ont construit le mythe politique de la grande Ethiopie. Les chroniques royales, la gloire des rois, justification des princes, est la base même de cette historiographie. Ici, comme ailleurs, l’histoire est un discours de justification du Prince.[6]Une mise en scène du passé effectuée par les cadres du groupe ethnique dominant. Les origines grecques de notre manière de concevoir l’histoire, nous rappelle que c’est Thucidyde « qui en prenant l’intrigue d’une guerre comme échantillon pour étudier les mécanismes de la politique, a donné involontairement l’impression que l’histoire était le récit des événements arrivés à une nation ».[7]

Cette histoire éthiopienne s’est écrite grâce aux chroniques royales et cette imprégnation chrétienne présente des analogies avec notre manière très linéaire de concevoir l’histoire. Contrairement aux représentations du passé chez d’autres groupes comme les Nuer (cycliques) , les Ethiopiens possèdent un sens linéaire de l’histoire. Lorsque nous faisons mention des Ethiopiens, il est question des grands groupes sémitiques du nord, car ces derniers possèdent ce « sentiment du temps » largement inspiré par leur religion copte.

Jacques Le Goff, en évoquant le Moyen-âge, parlait de « christianisation de la mémoire et de la mnémotechnie, répartition de la mémoire collective entre une mémoire liturgique tournant en rond et une mémoire laïque à faible pénétration chronologique, développement de la mémoire des saints »[8]

En Chine, le caractère cyclique du temps est d’inspiration bouddhiste et le déterminisme du karma façonne les représentations de la durée. La conception du temps dans les pays arabes est directement en relation avec l’hégire. Les fêtes religieuses sont, en quelque sorte, des étalons mesures qui marquent les temporalités. Au Soudan le découpage se faisait après ou avant Ramadan , plus encore que des fêtes religieuses, ces moments, sont des repères temporels, des marqueurs de temps. L’étude s’est donc limitée sur ces deux groupes sémitiques chrétiens (les Amhara et les Tigréen). Précisons que ces groupes sont très largement représentés au sein de l’ensemble de cette diaspora tant au Caire qu’au Soudan. Ils possèdent, par ailleurs, une perception particulière du temps. Le découpage des périodes historiques en règnes (empereurs) et l’importance des batailles militaires des rois demeurent proches de cet héritage gréco-romain que nous avons de concevoir les temps historiques.

I-1 Mesurer cette perte

Comment mesurer ce phénomène de perte d’histoire ? Quelles questions poser pour valider cette hypothèse ?

Nous-nous sommes basés sur l’histoire nationale éthiopienne et érythréenne pour tenter de comprendre ce phénomène. L’histoire telle qu’elle est enseignée dans les manuels d’histoire, à l’école ou à l’université en utilisant comme mesure la notion de la date clé. Une date incarnant un événement historique connu de tous, même des illettrés. Cette mesure n’est pas censée estimer les savoirs savants mais s’adresse plutôt aux connaissances populaires en matière d’histoire. En se rapportant au goût prononcé des abyssins pour les événements guerriers, nous avons choisi comme dates clés des batailles importantes dans l’histoire officielle du pays.

Des batailles fondamentales possédant ce qu’il est convenu d’appeler un vrai « capital symbolique » pour différents groupes ethniques. Ont été sélectionnés, également, plusieurs figures de héros nationaux, tant cette catégorie a inspiré des « biographies de guerriers » et constitue un genre littéraire très apprécié en Ethiopie. Des empereurs comme Téwodros et Yohanès sont régulièrement sujets de récits épiques. La gloire des rois, les livres sacrés des Ethiopiens sont des ouvrages d’histoire et leur sentiment de la durée n’est pas éloigné du nôtre.

La gloire des rois[9] était, rappelons-le, un livre de légitimation politique de la dynastie Salomonide et faisait des rois des descendants de Salomon. Les repères historiques et chronologiques demeurent ces empereurs dont les règnes successifs constituent des périodes. Aussi ont-ils contribué à construire les moments historiques des deux ethnies du nord : les Amhara et les Tigréen.

Les batailles, à bien des titres, sont de véritables marqueurs historiques. Ce sont les victoires du Prince qui tissent cette histoire. Une des victoires les plus importantes est celle de la bataille d’Adwa.

I-2 Une date clé : la bataille Adwa

Une date s’est imposée comme étant la mieux connue des populations éthiopiennes car il s’agit d’un événement historique majeur de l’histoire de l’Ethiopie contemporaine.

Au cours de cette bataille, en mars 1896, l’empereur Ménélik a refoulé les envahisseurs italiens. C’était la première fois qu’une armée africaine battait une armée européenne. L’anniversaire de cette bataille est fêtée, tous les ans, depuis 1896, en Ethiopie, sans discontinuité politique. En effet Haylé Sellasié, le lieutenant Manguestu et aujourd’hui Meles Zenawi ont organisé des manifestations populaires massives pour commémorer Adwa.

Cette victoire présente toute les caractéristiques et toutes les fonctions qui font d’une date un lieu de mémoire. Car Adwa est le nom d’une bataille mais également le nom de la capitale de la province du Tigré. La victoire militaire incarne un moment de consensus national au-dessus des régionalismes. A Adwa, les Amhara et les Tigréen, traditionnellement rivaux, se battaient côte à côte contre l’envahisseur italien.

L’événement a la valeur d’un mythe national en raison de sa dimension unitaire et pluriethnique. La date s’est progressivement, au cours du XX ème siècle, imposée comme la référence historique majeure de l’histoire contemporaine.

Les artistes éthiopiens font de cette bataille de splendides fresques et Adwa demeure un sujet iconographique traditionnel de la peinture éthiopienne. Le nombre d’œuvres littéraires que ce moment historique a inspiré, lui confère un statut particulier dans l’histoire des arts du pays.

L’Ethiopie rentre dans le vingtième siècle à Adwa de façon victorieuse contre un colonisateur humilié et chassé. Cette date « culte » pour les Ethiopiens ne signifie pas grand chose pour les Erythréens. A Adwa, ces derniers se battaient du côté des Italiens. La peinture populaire éthiopienne représente d’ailleurs les ascaris érythréens encadrés par des officiers italiens. Entre les deux nations cette bataille est aussi une frontière.[10]

A l’instar du 14 juillet, en France, cette bataille est un événement que le pouvoir politique éthiopien a toujours actualisé (fêté sans discontinuité depuis plusieurs décennies). L’anniversaire n’est jamais tombé dans l’oubli en raison de ce culte national. Adwa est le symbole d’une Ethiopie puissante et pluriethnique.

Cette bataille a joué en quelque sorte un rôle « d’étalon mesure » dans le questionnaire de recherche distribué aux abyssins au Soudan et en Egypte. Il s’agissait d’en faire un indicateur du degré de connaissance d’un sujet avec l’histoire de son pays.

A Khartoum, une dissertation collective a été organisée au Suk El Deim (marché au centre du quartier de Deim où se retrouvent les Ethiopiens réfugiés dans la capitale soudanaise) sur la bataille d’Adwa.

Que connaissez-vous de la bataille d’Adwa ?

Un anthropologue a utilisé cette méthode en Afrique (John Beattie), en 1965, sur des questions relatives à la culture. Il était intéressant d’observer que beaucoup de témoins prenaient cette enquête au sérieux alors que des professionnels de l’aide humanitaire trouvaient cette démarche « inutile, un luxe d’universitaire » notamment parce qu’il s’agissait d’ une communauté pauvre et marginale.

Ce n’est cependant pas parce que les gens sont pauvres qu’ils n’ont pas d’histoire, et que cette histoire- du fait de la « misère » des hommes- serait, par effet de conséquence, plus pauvre qu’une autre. Aussi l’enthousiasme des enquêtés a-t-il permis de poursuivre cette quête de sens.

Les personnels humanitaires estimaient que les premiers besoins des réfugiés n’étaient pas de connaître « la relation qu’ils entretenaient avec leur histoire » mais plutôt de se « nourrir ». Réduisant, une de fois de plus, toute approche des migrations forcées à une question d’urgence alimentaire.

Les enquêtés ont exprimé, de leur côté, qu’en s’intéressant à leur histoire on les replaçait dans un contexte de dignité. Ils ajoutaient, par ailleurs, que comptabiliser une aide qui pouvait être coupée du jour au lendemain, n’était pas forcément plus utile que de s’interroger sur leur relation à l’histoire.

I-3 Les catégories vulnérables

Née à l’intérieur d’un mouvement (rapatrier les Ethiopiens) cette hypothèse de perte d’histoire a été vérifiée à l’occasion de deux enquêtes différentes dans deux milieux distincts. Les réfugiés ruraux de la région de Gédaréf et les réfugiés urbains aussi bien au Caire qu’à Khartoum.

Lors d’une expérience d’aide juridique, pour le programme organisé à l’Université Américaine du Caire, un demandeur d’asile présentait un cas intéressant de lien avec l’Histoire de son pays, mais aussi avec sa propre histoire. Il a raconté son histoire –pourtant dramatique-comme si celle-ci était extérieure à lui . Absent de sa propre histoire, il se racontait de manière très confuse et dénuée de toute émotion. Cette manière de se soustraire émotionnellement de la narration enlevait –en apparence- une certaine crédibilité à son récit. Gudrun Kroner a également évoqué cette absence du sujet lorsque l’expérience est trop éprouvante à raconter, plus particulièrement lorsque le demandeur d’asile a été victime d’actes particulièrement graves (tortures).[11]

Accréditant la thèse, que quel que soit le lieu où l’on se trouve (le Caire, Khartoum, Gédaréf), c’est la nature du choc qui provoque (ou pas) cette absence au monde qui implique une déconnexion à sa propre histoire.

Le réfugié cité ci-dessus , absent de son propre récit, ne parvenait plus à trouver la cause de son départ, ni à retrouver le fil de son histoire.

Les apparences ne plaidaient pas en faveur de la véracité de ses allégations. Au delà de cette apparence, après trois heures d’entretien, nous avons pu établir qu’il était membre d’un groupe très proche de l’ancien régime et qu’il possédait les preuves de cette proximité politique. Le choc psychologique qu’il avait reçu (suite aux mauvais traitements) avait perturbé la mise en ordre des idées du requérant. Il était plongé dans une confusion ne lui permettant plus de raconter son histoire de manière rationnelle. Dans bien des situations, les sujets ayant été soumis à des violences inouïes, présentent des cas d’amnésies partielles que Bergson caractérise comme une « pathologie de mémoire ». Il a été remarqué, sur le terrain cairote, notamment chez les déserteurs particulièrement soumis à des humiliations inhumaines, que leur

« mémoire et leur attention perdent contact avec la réalité .(…) Ils éprouvent un sentiment d’étrangeté où comme ils disent de « non-réalité » , comme si les choses perçues, perdaient pour eux, de leur relief et de leur solidité. »[12]

Sans prise en charge par des institutions spécialisées (médecins et psychologues) ces personnes peuvent difficilement se défendre devant les fonctionnaires du Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR). Ces derniers exigent des demandeurs d’asile des récits clairs et cohérents. Les différents terrains nous permettent de considérer la trop grande souffrance comme un élément perturbant la mémoire et la relation du sujet avec l’Histoire et sa propre histoire. Les réfugiés sous l’effet d’un choc ne sont cependant pas les seuls à présenter des signes d’altération du sens de l’histoire et d’amnésie partielle.

1- la torture provoque des pathologies de mémoire au sens de Bergson

2- Un milieu urbain favorisant la concentration ethnique (à Khartoum) permet le maintien des cadres de la mémoire

3- -Un milieu urbain provoquant un émiettement ethnique (Le Caire) isole l’individu et le rend plus vulnérable face au processus de perte de mémoire.

4- Un camp de réfugiés, hors du monde, favorise la création de nouveaux mythes et permet toutes les ré-inventions de l’histoire.

I-4 L’enquête de terrain et les résultats obtenus

Lorsque l’on se lance dans une enquête il y a toujours des attentes intellectuelles (l’espoir de validation d’une hypothèse). Nous escomptions, à tort, que le contexte soudanais était susceptible de provoquer des oublis de l’histoire, au sein de la diaspora éthio-érythréenne, en raison de l’isolement international dont le pays était victime ces dernières années. Cette coupure entre le Soudan et le reste de la communauté internationale apparaissait, de ce fait, plus propice à un processus de perte de repères historiques. En revanche, une grand ville comme Le Caire, orgueilleuse de son statut culturel de « capitale du Monde Arabe », se présentait comme plus favorable aux contacts entre la diaspora éthiopienne et le pays d’origine. Carrefour entre l’Afrique et le Moyen Orient, le Caire est une vraie fenêtre. Géographiquement la ville se penche au nord vers l’Europe et au sud plonge vers l’Afrique. Elle fait donc pont entre deux mondes. Khartoum, au contraire, est plus profondément africaine et plus difficile à atteindre. Les réseaux des transports, dans les deux villes, n’ont pas de densité comparable. Bref, la mégapole cairote donnait toutes les apparences d’un milieu propice à une certaine ouverture culturelle susceptible de favoriser la vitalité d’une mémoire historique.

La bataille d’Adwa (1896) avait été construite comme un événement modèle ou un « idéal-type » du point de vue de l’histoire éthiopienne. Un modèle de date-type susceptible de donner des indications sur la relation entre l’exil et l’histoire.

En effet, en Ethiopie, nul n’ignore Adwa. Il s’agissait alors de comprendre si, après un long exil au Soudan, les Ethiopiens étaient encore aptes à effectuer un effort de mémoire et se rappeler cette date clef.

A Karthoum, 52 interviewés (sur 161) n’ont jamais entendu parler de cette bataille et ont répondu « Adwa est une ville du nord de l’Ethiopie ». Dans la capitale soudanaise, 94 personnes connaissaient la bataille et possédaient de l’événement un souvenir flou mais réel. Seule une dizaine de personnes faisait montre d’ un savoir historique précis sur la bataille.

Rappelons aussi qu’un grand nombre des personnes entendues provenaient du nord de l’Ethiopie et étaient originaires de la ville d ‘Adwa. Capitale de la province du Tigré.

Au Caire, contrairement à Khartoum, plus de la majorité ignore cette date, la bataille et son symbolisme. Dans la capitale égyptienne, sur 131 personnes interviewées, 40 possèdent un savoir historique de la bataille d’Adwa alors que 91 la méconnaissent complètement. La grande majorité a déclaré « j’ai su », « j’ai oublié », « je le savais avant ».

Devons nous en conclure que l’on perd moins son histoire (mémoire ?) à Khartoum qu’au Caire lorsque l’on est éthiopien ? Ce serait là des conclusions bien expéditives sur un questionnement complexe. En revanche, ces observations sur l’importance de la perte d’histoire dans une capitale comme Le Caire, nous renvoient à des interrogations sur les approches spatiales des migrations et sur la relation entre un territoire (ou un lieu) permettant de tisser ou de dé-tisser, de conserver ou de disperser, la mémoire d’une diaspora.

II Le sens de l’histoire

II-1 Deux villes, deux exils

Le temps en exil varie considérablement dans les deux configurations urbaines. Contrairement à ce qu’il est ordinaire de lire sur la relation au temps d’exil et à la perte de mémoire l’ enquête tend à prouver que cette durée d’exil n’est pas un facteur déterminant dans le processus de perte d’histoire.

Sur l’ensemble de la population interrogée (qu’il ne faut pas confondre avec la population « mère » sur laquelle nous n’avons aucune comptabilité fiable) les exils longs à Khartoum ne sont pas exceptionnels. En revanche dans la capitale égyptienne les exils qui dépassent plus de dix ans de séjours sont exceptionnels.

Au Caire, sur 131 réfugiés, 99 ont entre 20 et 40 ans. Seuls 22 migrants forcés ont plus de quarante ans. Ce qui signifie que le profil social du réfugié urbain éthio-érythréen demeure celui d’un jeune célibataire masculin. Cette conclusion, assez peu surprenante, confirme celles de Cooper Dereck[13] et tend à nous prouver la permanence d’un exode de jeunes hommes dans la capitale égyptienne. Les hommes demeurent majoritaires, ils sont 88 alors que nous avons 43 femmes. Pourtant la communauté est parfaitement informée de la nature du marché du travail et des difficultés rencontrés par les hommes a trouver un emploi stable.

Les motifs de la présence au Caire de ces jeunes hommes sont des motifs politiques. Il s’agit souvent de déserteurs de l’armée, souvent opposés à la guerre fratricide entre l’Ethiopie et l’Erythrée et en état de choc.

Nous retrouvons la même proportion de déserteurs, à Khartoum : de jeunes hommes appartenant à la même tranche d’âge. Une catégorie de migrants qui souhaitent reconstruire leur vie dans les grands pays d’immigration et oublier les horreurs, qu’ils ont parfois subis, au sein des armées. Oublier le pays, mais aussi la patrie et son histoire, car cela ne fait plus partie du projet futur.

Le souvenir du pays est souvent assimilé aux humiliations et à la violence de la guerre. Ils sont donc souvent malades de leur passé physiquement et moralement.[14]

II-2 La durée dans l’espace

La durée d’exil est plus longue à Khartoum qu’au Caire. L’exil, dans la capitale soudanaise, ne s’apparente pas à un court transit mais à une installation, qui, même précaire, s’inscrit dans la durée. La mentalité de transit observée est en contradiction avec la réalité de l’installation dans la ville et à la relative stabilité des résidences des abyssins. A Khartoum, les réfugiés déménagent moins souvent qu’au Caire. Les parcours résidentiels sont très différents dans les deux configurations urbaines. L’enquête a mis en lumière l’extrême mobilité de la communauté éthiopienne au Caire. De nombreux jeunes gens changent plus de trois fois d’appartements par an. Ce nomadisme forcé s’explique par la précarité de la situation juridique de ces migrants forcés qui sont toujours à la merci d’une arrestation. L’occupation de l’espace par les migrants est plus stable dans la capitale soudanaise en raison de l’importance de cette diaspora abyssine au Soudan (au moins 50 000 personnes à Khartoum) qui se concentre dans des quartiers entiers (Deim, Sahafa, Hadj Youssef, Djeref). Force nous a été de constater que cette concentration favorise en partie une forme de stabilité dans les parcours résidentiels. Par ailleurs le nombre des abyssins au Caire demeure infime (quelques 10 000 personnes) ; ces derniers sont noyés au sein de la population égyptienne et dispersés aux quatre coins de la mégapole.

En conséquence, l’acclimatation des Ethiopiens et Erythréens est mieux réussie à Khartoum qu’au Caire. Cette intégration sociale et économique est assez spectaculaire au Suk El Deim (Khartoum) notamment dans les espaces de jeu et dans les multiples collaborations professionnelles. Soudanais et Abyssins travaillent côte à côte au marché de Deim. Cette assimilation se concrétise aussi par des mariages mixtes (encore minoritaires). Le mariage nord- soudanais demeure largement, endogame.

Les questionnaires, mais aussi les entretiens libres et l’observation directe, nous permettent de considérer que le niveau d’intégration est nettement supérieur au Soudan qu’au Caire. Plus cette adaptation à la société hôte est authentique moins les cas de perte d’histoire ont été observés. Certains éléments de cette diaspora, au Soudan depuis plus de trente ans, possèdent encore des repères flous concernant les empereurs, les dynasties et les dates clefs de leur histoire nationale.

Un éthiopien, originaire d’Adwa, évoque Manteouab, comme épouse de Ménélik, qu’il confond avec la reine Taitou. Chauffeur dans une entreprise soudanaise, à Khartoum, depuis trente ans, il porte une Gallabeyya blanche et des babouches soudanaises. Les noms des rois restent encore connus mais ce sont les époques qui deviennent de plus en plus vagues.

En conclusion un exil long n’implique pas systématiquement l’effondrement d’une certaine conscience historique et nous avons observé que l’environnement était déterminant dans les processus de perte (ou de vitalisation) d’histoire. La morphologie urbaine, la présence à Khartoum de vieux Deims, regroupant depuis le début du siècle la diaspora éthiopienne permet d’avoir dans l’espace une vraie inscription de la mémoire. A contrario la mégapole anonyme en proposant un habitat éclaté provoque l’émiettement d’une communauté privée d’interactions. Isolés, dans des appartements, les Ethiopiens au Caire sont plus susceptibles de se laisser aller à un repli sur soi qui se transforme parfois en repli de mémoire. En quoi la ville transforme la mémoire ? L’urbain peut, dans ce cas comme dans d’autres situations (Marseille et les Comoriens), favoriser la trace du passé ou l’effacer.[15]

Ce sens de l’histoire varie selon les groupes sociaux , l’appartenance ethnique mais aussi en fonction du genre. On peut parler de représentation de l’histoire distincte selon le genre. Les anglo-saxons appellent ce clivage « la gender sensitivity ». Si une approche par le genre ne se justifie pas pour tous les objets d’études, force nous a été de considérer que ces « gender studies » étaient particulièrement pertinentes sur le terrain de l’exil. Les questionnaires ont eu le mérite de souligner des sensibilités extrêmement contrastées selon que l’on soit femme ou homme.

II-3 L’ histoire du point de vue du genre

L’enquête menée au Caire a prouvé, dans les dix quartiers où ont été menées les investigations, que les hommes éthiopiens sont, pour la plupart, sans emploi au Caire.

A Khartoum, les hommes travaillent dans différents secteurs. Toute une rue à Khartoum 3, communément appelé la « chicken street », emploie dans la restauration une main d’œuvre abyssine. Les Ethiopiens travaillent dans le secteur automobile (les Erythréens surtout) : pièces de rechange, camionneurs, chauffeurs et propriétaires de rickshaws. Ils sont également commerçants, gardiens de villas et occupent de nombreuses fonctions dans les manufactures. L’éventail des emplois est beaucoup plus varié et Khartoum offre plus de possibilités que le Caire. Dans la capitale égyptienne, la société est globalement suspecte à l’égard des habasha (abyssins) et les hommes éthiopiens se font difficilement embaucher. Cela n’est pas vrai pour l’élément féminin qui est beaucoup plus chanceux en la matière. En effet, les femmes éthiopiennes sont très appréciées pour leur qualités de « femmes au foyer » et de ménagères. L’élite sociale cairote emploie les éthiopiennes comme « baby sitters » ou « nounous », cuisinières et autres occupations domestiques. Ces dernières rémunérées –pour la plupart- en dollars appartiennent à de vrais réseaux organisés (par des agents qui s’occupent des voyages et avancent le prix du billet d’avion). Cette inégalité du genre face à l’emploi est donc beaucoup plus forte au Caire qu’à Khartoum. L’exil au Soudan provoque des ré-ajustements sociaux néanmoins ces adaptations ne s’apparentent pas à des bouleversements. Au Caire il est question d’une véritable révolution de genre : la totalité des hommes entendus, pour ce chantier de recherche, déclare être sans emploi. A Khartoum, seule la moitié de la population masculine se déclare au chômage.

Les conséquences sociales de cette absence d’opportunités professionnelles sont importantes et influencent aussi la relation masculine au temps et à l’histoire.

Les hommes vivent douloureusement le sentiment de perte de leur position privilégiée de « bread winners ». Une position dominante qui semblait aller de soi avant l’exil.

L’exil remet donc tout en question. Aussi l’élément masculin se représente le passé comme un idéal ou un paradis perdu. Les hommes (au Caire), contrairement aux femmes, ont une nette tendance à se réfugier dans une nostalgie du passé et à sans cesse comparer leur statut actuel à celui qu’ils possédaient hier. Ils se perçoivent ainsi, eux-mêmes, comme des passagers en transit vivant dans des espoirs de re-conquêtes des positions dominantes. L’aspect transitoire de ce passage est un paradoxe déjà évoqué mais il est indispensable d’insister sur cette singularité de la situation de migrance au Soudan.

Malgré des temps d’exils longs , même si le transit dure trente ou quarante ans, le sentiment de la durée finit par échapper.

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Les hommes au Caire se représentent leur position comme « un mauvais passage à passer ». Aucun témoin n’ayant réellement accepté l’idée « qu’il regarderait la télévision toute sa vie pendant que sa compagne gagnerait le pain quotidien ».

Au Soudan, la position masculine demeure plus traditionnelle et, de ce fait, plus facile à tenir. Sur les 161 personnes entendues, aucune ne se plaignait de dépression. En Egypte, pratiquement tous les questionnés évoquent les états dépressifs.

A Khartoum, répétons-le, la richesse de la vie sociale ne permet pas aux réfugiés de se sentir isolés. Une concentration ethnique dans certains quartiers circonscrits permet aux migrants de tisser des liens forts ravivés à toutes les occasions par des cérémonies, festivités ou rituels du dimanche. Les voisins se rendent continuellement visites pour une cérémonie du café prise en commun. Les manières de vivre, de manger, de boire, de prier à l’éthiopienne sont très présentes et les traditions étranglent l’histoire. Le groupe maintient la mémoire culturelle.

L’isolement social au Caire fragilise la cohésion de la diaspora, celle-ci apparaît comme moins soudée, moins cohérente que dans le contexte soudanais. Elle ne semble pas parvenir à préserver, dans la culture du pays hôte, en l’occurrence l’Egypte, ses manières de faire et de penser le monde.

Dans la capitale égyptienne, les femmes employées dans les secteurs de la domesticité parviennent à des salaires tout à fait intéressants. Elles réussissent à épargner en vue de créer un commerce où une activité professionnelle au pays (l’achat d’un mini-bus est souvent un objectif déclaré). Elles se tournent vers des projets et investissent le temps au futur. Cette manière de se propulser vers l’avenir n’implique cependant pas une certaine conscience historique. Sur les questions relatives à la bataille d’Adwa, les femmes à Khartoum , comme au Caire, ont déclaré qu’elles se « moquaient de cette bataille ». Il s’agit d’ un événement sans intérêt pour elles. Le sens de l’histoire est ressenti comme une extravagance inutile et surtout masculine. « L’histoire est un truc d’homme que les hommes discutent entre eux ».[16]

L’histoire est une activité de « parole » liée à l’univers masculin. : « Ces batailles sont des paroles que l’on trouve dans la bouche des hommes ».

Dans les zones les plus défavorisées (ou l’eau est difficile d’accès), les femmes réfugiées estiment que seul compte le temps passé à faire des efforts quotidiens, ici et maintenant.

Le temps d’aller chercher de l’eau. Le temps de préparer le pain, plus particulièrement, la crêpe d’ingera éthiopienne. L’effort de mémoire (au sens de Paul Ricoeur) étant un effort inutile pour la survie. Aussi l’activité de « se souvenir » est-elle jugée inefficace pour améliorer le présent.

Se rappeler du passé glorieux (Adwa) ou des plaines verdoyantes de l’Abyssinie des hauts plateaux, est une activité mentale susceptible de débiliter le sujet, de l’affaiblir inutilement.

Cette fuite des images mentales (se rapportant au passé) commence parfois par un début de déstructuration du langage. Des oublis de mots spécifiques de la langue natale (amharique ou tigrinya). Force nous a été d’ observer, chez les chefs de familles féminines mono-parentales ( les vendeuses de thé), un appauvrissement notoire du vocabulaire de la langue maternelle. Une petite vendeuse de thé, entendue à Sahafa, s’exprimait dans un jargon (mi-amharique, mi-arabe) et faisait des emprunts lexicaux constants à l’arabe soudanais. Elle fonctionnait dans une langue basique et approximative et parlait aussi peu que possible (comme c’est souvent le cas pour les gens des hauts plateaux dont on dit « qu’ils sont taciturnes »). Aux questions relatives à ses origines régionales elle répondait :

« J’ai oublié, c’est trop loin ; »[17]

L’album des images/souvenirs, pour reprendre la terminologie de Bergson,[18]était définitivement refermé. Le présent était pour cette vendeuse de thé, veuve et chef de famille, le seul et unique pôle d’intérêt.

Elle se présentait comme une page blanche, sans passé et sans futur, dans un éternel présent, concentrée volontairement à ne pas sortir de « l’ici , maintenant ».

Ces femmes seules et étrangères sont considérées comme des débauchées par la morale gouvernementale. Le gouverneur de Khartoum, en particulier, a fustigé en 2001, les vendeuses, en promulguant un décret interdisant le négoce de thé dans les rues. Pour ces femmes isolées se débarrasser du passé est une manière de se protéger. Elles se coupaient volontairement des rythmes extérieurs et elles présentaient des signes de coupure avec la réalité, ou, pour reprendre l’expression de Bergson, « d’extraction du réel ». Elles ne disaient écouter ni la radio, ni la télévision et se désintéressaient de tout ce qui n’était pas le prix du sucre et du thé. Marginalisées à l’extrême, au bas de la chaîne des métiers marginaux de la ville, elles ont décidé (pour la dizaine de femmes personnellement interviewées) de se couper de l’histoire de leur pays, du pays lui-même et de leur passé.

Ces femmes « tea sellers » ne forment certes pas la majorité des questionnées et toutes ne présentent pas globalement les caractéristiques observées.[19]Les 99 hommes entendus entre 20 et 40 ans (l’écrasante majorité) ont une vie active et sont au contraire « assoiffés d’informations » concernant la situation politique dans leur pays d’origine. Les hommes sont continuellement en train d’écouter la radio (BBC). Entendu longuement en entretien, un cuisinier érythréen à Khartoum, travaillait avec les écouteurs de sa radio modèle réduit, qu’il plaçait dans la poche de sa chemise. Il pouvait ainsi « écouter la radio toute la journée ».

Les migrants forcés, employés comme gardiens de villas, dans le quartier résidentiel d’Amarat, à Khartoum, manifestent également cette « faim d’informations » et ont des attitudes exactement opposées aux catégories de femmes citées ci-dessus. Ils se trouvent dans une tension constante de connaissance et dans une quête continuelle de sens.

Cette catégorie a montré, dans les questionnaires, un sens aigu du temps qui passe ; un sens de l ‘événement qui marque. Il s’agit des adultes actifs de la communauté qu’Ahmed Karadawi identifie « d’opportunistes » [20]dans la classification proposée pour les réfugiés urbains. La vitalité de leur mémoire et leur capacité à bâtir des projets futurs (une ré-installation ailleurs) leur permet de se souvenir du passé et de se projeter dans l’avenir. Pour ces derniers, Adwa comme événement historique ne fait pas mystère.

Les cas de perte de mémoire et d’histoire ont été rencontrés auprès d’éléments particulièrement traumatisés au moment de leur départ (déserteurs) . Ces derniers vivent les interactions avec la société hôte dans un effroi constant. La prégnance et l’incidence de cet effroi a été constaté dans les deux terrains. Aussi pourrions nous considérer que ce sont les traumatismes liés à l’exil (les motifs de l’exode) qui entraînent une pathologie de mémoire (Bergson, 1939). La proportion de migrants forcés manifestant ces symptômes est loin d’être marginale. Des groupes entiers de réfugiés subissent cet effacement de mémoire et d’histoire.

« Ici encore, d’ailleurs la pathologie de la mémoire nous fournirait des renseignements instructifs. Dans l’amnésie rétrograde les souvenirs qui disparaissaient de la conscience sont vraisemblablement conservés sur les plans extrêmes de la mémoire, et le sujet ne pourra les y retrouver sans un effort exceptionnel, comme celui qu’il accomplit dans l’état de l’hypnotisme (…) Tels choc brusque, telle émotion violente, sera l’événement décisif auquel ils s’attacheront : et si cet événement , en raison de son caractère soudain, se détache du reste de notre histoire, ils le suivront dans l’oubli »[21]

En conclusion nous devrions insister sur l’importance de la concentration et du regroupement résidentiel dans le maintien des repères historiques. Nous avons vu qu’à Khartoum les Ethiopiens arrivent à former une vie collective et à tisser des sociabilités riches alors qu’au Caire le dispersement qu’impose la mégapole provoque, en partie, une forme d’isolement social. Est-ce encore que les travaux d’Halbwachs sur la mémoire collective sont plus pertinents que ceux de Bergson sur la mémoire individuelle pure ?

Cet aveu concernant l’oubli de la bataille d’Adwa au Caire dément le stéréotype selon lequel les réfugiés qui sont installés en ville, de manière autonome, sont plus « présents au monde » et plus dynamiques que ceux qui sont dans les camps dont on prétend qu’ils seraient plus « apathiques ».

chez les réfugiés éthiopiens, « l’apathie » n’est pas le propre des camps. De nombreuses formes de dépressions peuvent guetter les réfugiés urbains. Ces dépressions chroniques ont une influence considérable sur la mémoire, l’effort de mémoire et la relation avec son histoire.

Au Caire, sur 131 demandeurs d’asile entendus, 103 déclarent qu’ils sont en dépression. Ce chiffre nous donne la mesure de cet espace « anxiogène » qu’ils occupent dans une ville où ils sont illégaux. Le questionnaire met en évidence le constat suivant : des réfugiés urbains possédant le niveau de baccalauréat perdent, eux-aussi, le sens de l’histoire notamment lorsque le temps passé en exil est long et devient un « temps inoccupé », un « temps vide », un temps qui se vide de sens.

Cette relation à l’histoire associée à l’appartenance au groupe social chez les abyssins tend à accréditer la thèse d’Halbwachs lorsqu’il démontre que les cadres de notre mémoire sont sociaux. Ce chantier de recherche ne dément cependant pas les observations de pathologie de mémoire de Bergson pour les catégories les plus vulnérables. Une trop grande souffrance écrase la mémoire. Ces conclusions nous montrent cependant qu’il existe autant de relations à l’histoire que de groupes sociaux et que l’inscription de ces groupes dans l’espace est fondamentale. Environnements urbains ou ruraux facilitent ou non la conservation ou la dispersion de la mémoire. Le contexte spatial du migrant est ainsi une entrée particulièrement féconde dans l’exploration des multiples relations des diasporas à l’égard de leur mémoire et de leur histoire.


Notes :

[1] Travail mené dans le cadre du CEDEJ en 2001,2002, pour un programme de recherche sur les migrations forcés au Soudan et en Egypte.

[2] Opposition évoquée par Philippe Joutard , lors d’une conférence à la (MMSH) Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, d’Aix-en Provence, pour le pôle image et son à l’occasion du séminaire organisé par Marilyn Crivello et Fabienne Le Houérou sur « L’historien, le film et la mémoire » en novembre 2000.

[3] Alfred Gell, The Anthropology of Time, Cultural Constructions of Temporal Maps and Images, Oxford, Berg Publishers, 1992, 341p.

[4] Originale parce qu’elle n’avait jamais été posée et qu’au départ elle laissait les professionnels de l’aide humanitaire assez perplexes. Ces derniers ne concevaient pas qu’un problème de représentation de l’histoire puisse avoir des effets concrets.

[5] Entretien à Khartoum le 26 février 2001.

[6] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, 357p.cit. p.14 .

[7] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, essai d’épistémologie, Paris, Le seuil, 1971, 385 p. cit.103

[8] Jacques Legoff, L’histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1986, 409 p. cit.p.131.

[9] Le Kabra Nagast est un récit de la rencontre de la reine de Saba et du roi Salomon et de la naissance de leur fils Ménélik, ancêtre des souverains éthiopiens. Ce mythe fondateur est une référence légitimant toute une dynastie jusqu’à la chute de l’empereur Hayla Sellassié en 1974.

[10] Fabienne Le Houérou, Ethiopie-Erythrée : frères ennemis de la corne de l’Afrique, Paris, L’Harmattan/Nouvelles d’Addis, 2000, 120p.

[11] Voir aussi le témoignage du docteur Ilham Ibrahim, au cours du colloque organisé au CEDEJ par F. Le Houérou, « Migrants et réfugiés dans la ville » le 15 mai 2001.

Cf entretien avec le docteur Abdallah Mansour ,au Caire, en octobre 2001

[12] Henri Bergson, Matière et mémoire, op, cit . p.195. Citant les travaux de Ball en 1890.

[13] Dereck Cooper, Urban refugees : Ethiopians and Eritreans, Cairo Papers in Social Science, AUC, vol.15, n°2, 1992, 59p.

[14] Une agence onusienne chargée de la santé avait estimé que les armées abyssines d’Ethiopie et d’Erythrée avaient été largement contaminées par le virus HIV.

[15] Observations qui recoupent le travail effectué à Marseille auprès de la communauté comorienne. Se référer à l’article de l’auteur : « Du transit à l’installation les Comoriens de Marseille » à paraître dans Les manifestations de l’urbain, sous la direction de Jean Luc Arnaud et Jean Charles De Paule.

[16] Entretien avec Almaz à Khartoum, Suk El Deim, le 24 février 2002.

[17] Entretien à Khartoum le 20 février 2001

[18] Henri Bergson, Matière et mémoire,op,cit,p.86.

[19] En effet il ne faudrait pas tirer de grandes généralisations à partir de ces exemples concrets de réfugiées éthiopiennes particulièrement vulnérables.

[20]Cf Ahmed Karadawi, Refugee Policy in Sudan 1967-1984, New-York, Berghan,1999, 262p.

[21] Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 6e édition, 1999, 280p. cit.p.191.