citation
Marc Bernardot,
Hélène Thomas,
"Notes sur l’hybridité ",
REVUE Asylon(s),
N°13, Novembre 2014-Septembre 2016
ISBN : 979-10-95908-17-3 9791095908173, Trans-concepts : lexique théorique du contemporain ,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1327.html
résumé
Le champ sémantique de l’hybridité (hybride, hybridation, hybridisation, hybridiseur) est devenu incontournable depuis les années 1990 dans les langages savants et populaires. Nous cherchons dans ce texte à dessiner les usages de la notion d’hybridation en sciences de la vie comme en sciences sociales et à cerner les intérêts et les limites de son utilisation dans la théorie critique. Des principes biologiques à la sémiologie, en passant par les sciences humaines et sociales contemporaines, nous évoquons dans un premier temps les multiples significations du terme et de ses dérivés saturés de sens, dénoncés par certains ou mobilisés par d’autres. Nous testons dans un second temps la notion d’hybridation dans son acception anthropologique d’indigénisation en nous focalisant sur les cas de mutations et de transformations politiques, économiques et culturelles dans la postmodernité auxquels elle est appliquée, tant concernant les dispositifs de gouvernementalité mixtes, articulant institutions étatiques et entreprises marchandes que pour les groupes subalternes mobiles qui combinent dans leurs déplacements l’utilisation de voies commerciales anciennes et des autoroutes numériques.
Mots clefs
L’hybridation est le nom donné à un processus clé de la vie biologique. Il consiste en la transmission de patrimoine génétique entre des individus d’espèces différentes. L’hybridation est non seulement un mécanisme central mais aussi une technique décisive à l’échelle humaine, au moins depuis la révolution néolithique, associée à la capacité à sélectionner des espèces végétales ou animales et à les domestiquer. C’est plus largement un processus cognitif et technologique, à l’œuvre dans les mutations des cultures et des civilisations depuis bien avant la Renaissance occidentale et plus que jamais actif dans l’actuelle globalisation, dont l’un des moteurs est justement la révolution génomique. Elle va de pair avec (et participe à) l’accélération de la circulation des marchandises, comme avec l’accroissement des connexions en réseaux et des échanges de biens ou d’informations entre communautés d’experts (peer to peer), et enfin avec la multiplication d’acteurs non-humains. L’hybridation a ainsi été envisagée comme l’une des caractéristiques centrale et emblématique de la globalisation (Hannertz 1996, Pieterse 1995, Kraidy 2005, Canclini 1995, 2000, 2009), en lien avec les révolutions simultanées de l’informatisation des techniques bancaires et actuarielles et de l’économie financière (pool to pool) d’une part et avec les mutations des cultures et des identités et avec le développement des mobilités et des migrations d’autre part. L’hybridation est devenue une notion nodale dans plusieurs courants de pensées contemporains des plus stimulants en sciences humaines, telles les postcolonial studies. Elle s’est aussi affirmée dans les science studies avec la figure du cyborg, hybride d’organisme et de machine qui caractériserait la post-humanité. L’hybridation a enfin accédé au statut de mot clé des civilisations contemporaines, car les penseurs du global et de ses ethnoscapes voient des hybrides partout. Ce qui était post- est devenu trans-. Des superhéros et des constructions sémiotiques aux territoires et aux transports urbains, en passant par les modèles stratégiques et managériaux, les objets électroniques, les formes d’enseignement et de divertissement, et même les structures politiques, tous sont hybrides. L’on pourrait presque avancer, à la manière de Zygmunt Bauman (2005), que tout s’est hybridé dans le liquide amniotique de la mondialisation.
A l’occasion d’une journée d’étude sur l’hybridation des réseaux itinérants organisée à l’université du Havre en novembre 2013, Arnaud Le Marchand a proposé d’appliquer cette notion à la question de l’appropriation des pratiques numériques par des groupes marginaux, parce qu’à la fois minoritaires et itinérants. Il résumait ainsi la question dans l’appel à communication : comment les « nomades » utilisent-ils ces technologies « nomades », généralisées, miniaturisées et (évidemment) hybridées ? Les thèmes et les groupes sociaux abordés durant cette journée d’étude ne sont pas tous réductibles à l’idée de nomadisme au sens strict. Cependant tous les groupes mobiles, tels les marins et les bateliers, les travailleurs migrants et déplacés, les diasporas s’affrontent aux questions pratiques de la réticularité des échanges (poor to poor). Leurs formes de communication et de déplacement, à la fois virtuelles et réelles, et tant collectives qu’individuelles sont hybrides (Waldinger 2011, Portes 1999, Tarrius 2002).
Pour répondre aux questions générées par le concept d’hybridité il nous a semblé nécessaire de chausser les bottes de sept lieux de la théorie. Certes la globalisation pose de nombreux problèmes, épistémologiques et méthodologiques, que nous n’aborderons pas ici : les conditions de production du discours sociologique dans « un monde inégal » (Patel 2010), les phénomènes interliés de spécialisation des champs scientifiques, de transdisciplinarité et de traduction conceptuelle ou linguistique (Ivekovic 2009, Sakai & Salomon 2007) ou encore la nécessité d’adapter les outils d’études classiques des sciences sociales à des nouveaux objets/sujets sociaux numériques (Wiewiorka 2013, Valluy 2013). Le fait d’utiliser une notion comme l’hybridation dans une réflexion de sciences humaines et sociales n’est pas sans poser problème. Edward Saïd (2000) et Hélène Thomas (2008, 2010, 2012) ont montré que ces notions typiquement voyageuses, « nomades » même, telle celle d’hybridité, perdent parfois en chemin leur sens initial, gagnent en sens littéral voire font « image » jusqu’à « empoisonner » le message : elles sont le Pharmakon des langues. Ce genre de termes dont l’usage se généralise sur une courte période, passant et proliférant indifféremment des sciences de la vie aux sciences humaines, d’une discipline scientifique à l’autre, de la langue des poètes à celle des experts, du langage des marchands aux parlers populaires, deviennent des tropes envahissant tous les discours. Les aller-retours et les boucles des sciences de la nature aux sciences sociales, forcément métaphoriques, impliquent des manipulations et des translations qui occultent une partie des sens initiaux sans pour autant les faire disparaître. Elles donnent à ces notions l’efficace de la magie, la vivacité du conte et la puissance du simulacre leur conférant finalement l’énergie propre au déplacement de la pensée pour l’écrire à la manière d’un Paul Ricœur ou d’un Gilles Deleuze. Cependant cette tendance prononcée aux accès de fièvre sémiotique constitue aussi leur « talon d’Achille », en raison de la mise en abyme et en écho chiral perpétuel de leur sens initial [1]. Ainsi va de l’hybride qui s’hybride à son tour, portant toujours plus loin le sens dans un mouvement méta de méta, sans parvenir pour autant à s’éloigner suffisamment du fracas de la guerre idéologique totale dont il est à la fois l’objet, le déclencheur, le vecteur et l’arme fatale.
L’emploi métaphorique du terme d’hybridité est donc complexe et risqué car il déborde toujours de son champ sémantique initial compliquant terriblement la tâche du lecteur, planté dans « le bois de la langue » selon l’expression d’Henri Meschonnic (2008). Le terme est saturé de sens et sa généralisation dans la période récente achève de rendre son usage délicat. Malgré ces difficultés, et le fait que les travaux sur la notion sont très nombreux, nous pensons pouvoir utilement contribuer au débat par une approche hybride et à quatre mains tentant de lier des usages disciplinaires habituellement séparés. Étant nous-mêmes des itinérants, nous nous plaçons pour cet article sous la protection d’un saint patron en la personne de Charles Perrault et de deux de ses personnages bien connus, le Chat Botté et le Petit Poucet. Les deux sont des voyageurs émérites et des hybrides comme seuls peuvent l’être les figures des fables, des contes et légendes. Un troisième personnage les relie, ce sont les bottes, celles du Chat et celles de l’Ogre dérobées par le Petit Poucet, hybrides elles aussi. Dotées de pouvoirs surhumains et capables de s’adapter aux pieds qui les portent, elles nous renvoient à Hermès et à Persée et à leurs chevilles ailées. Elles confèrent la vitesse nécessaire pour couvrir sans fatigue de longues distances et la précision indispensable dans l’orientation du voyageur. Munis de ces chausses prodigieuses, qui dotent les deux créatures aux mille tours d’un système de positionnement global et local avant l’heure, nous nous sommes transportés au pays de l’hybridité pour découvrir et redécouvrir quelques fragments de ce territoire considérable, où l’hybridation constitue soit un item central soit une occurrence significative.
Nous cherchons ici à cartographier les usages réticulés de la notion et à discerner son intérêt et ses limites. Des principes biologiques à ceux de la sémiologie, des sciences de la vie aux sciences humaines et sociales contemporaines, nous évoquons dans un premier temps les multiples significations du terme et de ses dérivés saturés de sens. L’idée, le processus comme la technique sont objets de détestation pour certains tandis que d’autres les portent au pinacle en faisant l’analyseur central du monde contemporain. Nous testons dans un second temps la notion d’hybridation au sens d’indigénisation. Nous nous focalisons sur les cas de mutations et de transformations politiques, économiques et culturelles de la postmodernité dont elle rend compte et décrivons ses formes concernant tant les institutions qui articulent des dispositifs étatiques et des procédures marchandes que des groupes subalternes mobiles qui combinent réseaux anciens et pratiques numériques.
L’hybridité s’avère être un mot clé pour la pensée scientifique, dans la mesure où il désigne tant un processus de reproduction/fécondation interspécifique du vivant qu’une forme de conception des identités sociales ou culturelles. Les usages du terme incorporent des significations variées et parfois contradictoires qui sont potentiellement actives dans différents champs scientifiques.
Commençons par la signification biologique de l’hybridation qui est caractérisée par deux phénomènes : l’introgression et l’hétérosis. Pour qu’il y ait hybridation il faut premièrement une introgression, c’est-à-dire une fusion dans une nouvelle espèce des particularités héréditaires de deux espèces différentes (à savoir l’expression d’une information génétique composite et la transfusion des potentialités de chaque génome). Celles-ci doivent être relativement proches car une homologie suffisante est nécessaire entre les structures chromosomiques pour que l’introgression soit possible. Ce premier processus est déterminant dans la diversification des espèces. Le point est intéressant car il permet de comprendre l’évolution récente, voire le retournement de la signification et de la connotation de l’hybridation : alors qu’elle a longtemps été comprise comme une fécondation ne suivant pas les lois naturelles et que, jusqu’il y a peu, elle était envisagée comme exceptionnelle à l’état naturel, l’hybridation est dorénavant comprise comme l’un des moteurs de l’évolution. En effet, si l’on considère que les individus hybrides sont hétérozygotes, lorsqu’ils possèdent au moins un caractère unique, issu d’un croisement, alors, en pratique, tous les individus sont des hybrides (Auffray & Jacquard 1998). Lorsqu’elle est réalisée de manière artificielle l’hybridation est une opération de croisement, orientée dans le but d’exploiter des qualités spécifiques d’individus distincts ou de variétés différentes. Les partenaires sont sélectionnés en raison de ces caractères et de leur aptitude à se combiner. Ainsi, et c’est le deuxième point clé de l’hybridation, l’objectif poursuivi quand on hybride deux espèces, qu’on appelle l’hétérosis, est de donner une vigueur exceptionnelle à l’hybride, c’est-à-dire une résistance, une croissance et une productivité accrues.
Un peu d’étymologie maintenant pour repérer les sens de ce terme technique. Hybrida (ou ibrida) veut dire en latin « sang mêlé » avec parfois le sens de « bâtard ». Le terme est employé par Pline pour désigner le croisement d’une truie et d’un sanglier mais aussi un enfant de parents de « divers pays ou de diverses conditions ». Au-delà on pourrait dire que la pensée magique et religieuse hybride les hommes, les dieux et les animaux. Il y a là un premier sens littéral de croisement naturel ou artificiel de deux individus (plantes ou animaux) d’espèces différentes dont les plus connus sont la mandarine et le mulet (la mouche drosophile se prêtant particulièrement aux expérimentations). Les équivalents sont ici « croisement » ou « métis ». Certaines étymologies rapprochent hardiment hybrida de hubris [excès, démesure], lui donnant une acception plus marquée de dérèglement criminel, de fusion violente voire obtenue par le viol.
L’hybridation est étudiée notamment par Lamarck (1809) qui en tire comme principale conséquence que les limites entre les espèces ne sont pas aussi solides qu’imaginées auparavant. Elle est en revanche mise pour partie de côté par Darwin (1859, [2013]) et le darwinisme social plus particulièrement comme contradictoire avec l’idée de pureté. Les politiques nazies et les politiques eugénistes en Europe et ailleurs se sont notamment focalisées sur les risques de l’hybridation perçue comme un empoisonnement d’une race pure. On trouve donc aussi un second sens péjoratif de « mélange » ou de « monstre », un « assemblage » de pièces différentes dont le produit n’appartient à aucune catégorie. La dimension raciale est également affirmée avec l’idée que l’hybride (individu ou espèce), a fortiori lorsqu’il s’agit d’un être humain, serait « dégénéré » par rapport à la pureté de la forme supposée originelle.
Ces significations restent en partie présentes dans l’utilisation du terme en linguistique, où il désigne des mots composés d’éléments empruntés à des langues différentes, ce qui implique une déformation phonétique partielle de tout ou partie du mot résultant. Au sens figuré, qualifier d’hybride un nom ou une forme revient à suggérer qu’il n’appartient à aucun style (artistique, littéraire, architectural, linguistique, etc.) ; la connotation est donc négative, qui renvoie à l’idée d’un type ou d’un genre hétéroclite, composite, disparate, bâtard, voire issu d’une contamination ou d’un contresens. En un mot, l’hybride est bizarre, bigarré et extravagant. Il garde cependant la force ou au moins l’originalité poétique de l’hapax (un néologisme qui ne serait employé qu’une seule fois), c’est-à-dire d’un résultat unique, imprévu et sans équivalent. Cette unicité renvoie à l’idée de stérilité (due à l’absence de méiose –mode spécifique de répartition des chromosomes) présente dans la définition biologique, concernant certains hybrides animaux (par exemple le mulet ou bardot) ou végétaux (l’hybride blé x seigle).
L’hybridation est étroitement associée à la mobilité et à la démultiplication facilitée par les réseaux numériques (Urry 2005) et même à l’instabilité et à l’hétérogénéité, notions qui peuvent être indifféremment considérées comme positives ou négatives. Par extension, les formes queer (Butler 2005), post- et trans- (Lamy 2013) sont des hybridations, capables d’auto-engendrement et des poësis au caractère Camp (Sontag 1964), c’est-à-dire à la fois spectaculaires et turbulentes, esthétiques et provocatrices. La création postmoderne tant des œuvres que des objets repose en effet sur le mélange par l’imitation, la duplication, le plagiat, le collage, le remix, le sampling, l’assemblage et le plurilinguisme. Elle opère de manière rhizomique, développant sans cesse vaines répliques du marketing cannibale et trouvailles improbables de la sérendipité.
La notion d’hybridation a ainsi été transportée et transposée dans les univers culturels, économiques et politiques, avec toute une série d’équivalents. Elle est d’abord mobilisée en linguistique et en sémantique comme en analyse littéraire (Bakhtine 1978) par exemples des littératures francophones (Moura, 1999) et au-delà dans la pensée critique, en tant que processus même de création des langues. La notion d’hybridation se voit associée à d’autres termes comme l’intertextualité (Kristeva 1968, Genette 1982, Haiying 2008) le dialogisme, la traduction, l’itérabilité (Derrida 1982, 2004). Ces termes sont synonymes d’un processus d’appareillage de deux ou plus de formes linguistiques ou narratives fusionnant en une nouvelle dont les caractéristiques sont distinctes de la seule somme des parties. Il y a ici une dimension dialectique dans l’hybridation à la fois dans le sens hégélien de dépassement d’une contradiction et dans le double sens marxiste de méthode et de processus.
De manière plus large l’hybridation est mise en correspondance avec des processus anthropologiques, démographiques, culturels et politiques liés au colonialisme et à l’impérialisme. Elle s’emploie comme équivalent ou en association avec les notions anthropologiques ou issues des cultural studies de métissage et de miscégénation. Elle est vue comme une conséquence du multiculturalisme qui implique l’interappropriation, le syncrétisme, l’acculturation, le brassage et les entrecroisements (Bastide 1960). Plus largement elle est reliée à celles de branchements (Anselme 1996) et d’assemblages (Ong & Collier 2005, Sassen 2006, 2010) de métissage (Gruzinski 1990) et de globalisation (Geertz 1986). Nous ne détaillons pas ici ces multiples significations et équivalents possibles de l’hybridation en tant que processus anthropologique central pour comprendre les contacts entre civilisations et cultures. Nous mettons plutôt l’accent sur les craintes et le trouble suscités par « l’hybridation coloniale » tant chez les savants que chez les profanes en raison des contacts entre colons et colonisés plus étroits outre-mer qu’en métropole. Elle a été présentée parfois comme une rencontre à la fois violente, transgressive et constitutive des peuples et des identités collectives comme par exemple au Mexique (Paz 1983) entre Cortez et Malinche, ou au Brésil entre les maîtres et les esclaves (Freyre 1974). Les travaux de Ashis Nandy (1989) ou de Ann L. Stoler (1995, 2002) ont également mis au jour les fondements d’un ordre racial-sexuel colonial tentant de prévenir l’hybridation, en organisant et en encadrant les contacts et les émotions des colons et des indigènes pourtant sciemment érotisés dans le même temps. Selon les mêmes schémas paradoxaux de répulsions désirantes, l’hybridation génétique à l’œuvre dans les petites communautés isolées iliennes ou volontairement rétractées et recluses (utopies-pirates, « maroon communities » -Républiques des Marrons-, tribus « tri-raciales » nord-américaines) constituent pour les pensées eugénistes, sociobiologistes et racistes tout à la fois une source d’angoisse, de détestation, d’expérimentation et de fascination intenses.
En dépit de cette polysémie, de cette ambivalence des sentiments et ces marquages de sens très forts, l’hybridation est devenue une notion centrale dans la pensée de la créolisation, du culturalisme et des postcolonial studies (Prabhu 2012). Nikos Papastergiadis (2000) dans sa synthèse sur les mobilités migratoires propose même de considérer que la mobilisation persistante de cette notion discréditée par les idéologies extrêmes du racisme scientifique, de l’eugénisme et du colonialisme démontre a contrario sa capacité de retournement et de redéfinition subversive des discours dominants voire de décolonisation (Boulbina 2013). C’est le cas dans le processus de création, d’invention et de différenciation de sa déclinaison comme créolisation chez des auteurs comme Patrick Chamoiseau (1997) et Edouard Glissant (1995). La « résistance par la narration », décisive dans leur projet politique et culturel pour formuler une identité indépendante, repose en effet sur l’idée que l’hybridation est une tactique sémantique de réappropriation des termes dominants par redéfinition de leurs significations (Bojsen 2002). Présente chez Stuart Hall (2007) et chez Gayatri Spivak (2009), c’est surtout avec Homi Bhabha (2007) que la notion d’hybridity devient déterminante. Elle désigne alors une opération d’appropriation-réarticulation, par mimétisme (mimicry) du discours colonial et impérial occidental par les dominés permettant sa subversion. Il propose de considérer l’hybridation comme le retour des connaissances refoulées par la représentation coloniale, comme une manière de subvertir la colonialité du pouvoir, de la culture et de la science (Quijano 2007, Mignolo 2000, De Sousa Santos 2011, Dorlin & Mbembe 2007), d’en saper les bases autoritaires, et de complexifier les énoncés simplificateurs ou binaires. Cela permet aux subalternes d’y être présents y compris lorsqu’ils sont absents des discours et de devenir signifiants par leur absence. Et lorsqu’ils sont pourchassés, stigmatisés, insultés, ils sont alors capables de retourner l’insulte, de performer le stigmate et l’injure les constituant comme minoritaires (Butler 2004 et 2005) et ainsi de subvertir les catégories employées par ceux qui les harcèlent et harassent. L’hybridation est en ce sens le processus clé qui permet l’émergence d’un Tiers-espace où peut se dérouler l’identification, l’énonciation et le dépassement de la différence et la subversion de la domination (Bhabha & Rutherford 2006, Cuillerai 2010).
La notion d’hybridation se retrouve aussi dans le courant post-humanisme. L’un des usages stimulants de la notion est proposé par Bruno Latour (1991), qui ne s’intéresse pas seulement au processus d’hybridation mais aussi à son résultat : les entités caractérisées par leur hybridité. Les « réseaux » numériques, les normes capitalistes dupliquées et les systèmes algorithmiques ne sont plus qu’en partie « humains », ce sont des hybrides. L’adjectif qui connotait des qualités ou des défauts sans les dénoter se substantive faisant des hybrides des acteurs à part entière, des collectifs, bref une entité agissante. Selon lui le monde post-moderne est peuplé d’acteurs non-humains, hybrides « proliférants », issus des sphères politiques ou économiques. Ce sont des hommes et des réseaux, des situations étranges inclassables dont l’hybridité est constitutive, notamment parce que ces nouvelles créatures obligent à casser les distinctions classiques entre la nature et la culture, entre l’humain et le non humain, la nature et la technique, le vivant et le mécanique comme entre le savant et le politique. Il prévient, dans une veine post-humaine, qu’en s’interdisant de penser les hybrides on en favorise la prolifération sans la maîtriser et en contrôler les fonctions dans une expérimentation prométhéenne (Lecourt, 1998).
Donna Haraway (2007, 2009) dessine une perspective comparable : elle propose une définition ontologique de l’hybridité autour de la figure du cyborg notamment, un être au croisement de l’homme et de la machine. Elle prolonge par ailleurs la réflexion avec l’idée de « co-développement des espèces » (2010). L’hybridation ne débouche pas uniquement sur une humanité « augmentée » mais sur une diversification des entités. Non seulement la frontière avec l’animalité s’amincit elle aussi très rapidement, mais surtout les êtres « humains » sont susceptibles d’être réparés, stimulés, améliorés, sélectionnés et dupliqués par l’implantation de greffes, voire de prothèses assurant des fonctions vitales (Andrieu 2007), ou par l’usage de substances psychotropes de synthèse, de techniques de conditionnement et d’entrainement et par la mise en place d’environnements spatio-domotiques « intelligents ».
La notion d’hybridation est utilisée par Zygmunt Bauman avec une connotation négative comme participant à la fluidification et à la « liquéfaction » des sociétés globalisées, à la dissolution des liens sociaux concrets (1999). Elle constitue même un outil marketing émergent permettant de créer de nouveaux produits et de nouvelles attentes de consommateurs qui, tout en se percevant comme occidentaux acculturent et accommodent les attributs culturels prêtés aux migrants pour se les approprier (Bernardot 2012). De même que l’ethnicité, l’hybridité devient parfois un nouvel argument de vente, postexotique et postsocialiste, de produits et de terroirs mondialisés permettant de segmenter les marchés et les prix. L’hybridité serait aussi la pierre angulaire des théories mixophiles, c’est-à-dire favorables à une globalisation anti-essentialiste et anti-raciste. Les usages élargis que les cultural et subaltern studies font de cette notion plastique sont fortement critiqués en raison des connotations ambivalentes de la métaphore, coincée entre pureté et impureté (Chivallon 2002, Young 1995) : en user contribue à racialiser les groupes et les cultures auxquelles elle est appliquée en associant des caractéristiques supposées essentielles des entités d’origine dans l’hybride, produit à partir d’elles. Cette dimension émancipatrice voire rédemptrice de l’hybridité mise en avant par les courants qui promeuvent une conception pro-mixité de l’anthropologie sociale et politique ne serait que le reflet et une forme de légitimation intellectuelle des pratiques d’élites économiques et politiques, transnationales et mobiles, qui procèdent à la valorisation concrète de biens hybrides et de leurs propres modes de vie (Bauman 1999, Taguieff 2009). L’opposition dans le champ académique a été schématisée par Michael Hardt et Toni Negri (2001) de la façon suivante : d’un côté se trouveraient les post-modernistes favorables à l’hybridité, à la promotion des différences et à la mobilité et, de l’autre, les fondamentalistes, lui préférant la pureté, exaltant l’identité et amateurs de la stase, ces deux pôles pouvant indifféremment être valorisés et hiérarchisés par le marché global.
Nous testons maintenant la notion d’hybridation en nous focalisant dans un premier temps sur les transformations des réseaux étatiques et capitalistiques qu’elle permet d’appréhender. Dans un deuxième temps nous éprouverons sa pertinence dans l’étude des modes d’indigénisation des groupes subalternes, qui articulent dans leurs pratiques de la mobilité des formes anciennes de circulation et d’entraide en réseaux physiques avec de nouveaux usages des réseaux numériques. Par indigénisation nous entendons alors l’appropriation par les groupes subalternes et notamment décolonisés, des formes d’hybrides (au sens de Latour comme des post-cultural studies) proposées par les marchés et les institutions politiques globales.
La notion d’hybridation a été utilisée pour rendre compte des processus de transformation institutionnelle tant dans les structures capitalistiques qu’étatiques. Pour la théorie de la régulation, par exemple chez Robert Boyer (2003), les changements de modèles économiques qu’ils soient contemporains et synchroniques ou sur la très longue durée et diachroniques ressortissent de deux processus principaux, l’endométabolisme et l’hybridation. Le premier consiste en la transformation d’un mode de développement sous l’impact de sa propre dynamique ; le second décrit les modalités d’implantation d’une institution dans un autre espace. Selon l’économiste ce sont les deux modèles de moteurs du changement institutionnel et, à ce titre, ils correspondent potentiellement à la globalisation. On retrouve les mêmes axes dans les stratégies de fusion-acquisition entre entreprises, ou lors des démarches d’entrée sur de nouveaux marchés. L’hybridation est un cas d’école comme ceux du transfert intégral et du laboratoire. Il en va de même dans l’analyse des politiques publiques en France qui mobilise la notion d’hybridation institutionnelle à propos du tournant néolibéral des Etats du Welfare (Jobert 1994) et du processus d’européanisation de l’action publique (Muller 1997). Ce courant d’analyse trouve des points de convergence avec les travaux sur le transcodage et les réseaux. Le nouveau management public utilise lui-aussi la notion pour décrire les méthodes de transformation des fonctions publiques (Pettigrew 1997).
Nous proposons donc d’envisager l’hybridation comme une indigénisation pour tester les transformations des politiques contemporaines dans le monde postcolonial. L’hypothèse est celle d’une double indigénisation globale à l’œuvre ces dernières décennies, l’une par le haut (top-down) et l’autre par le bas (bottom-up). La notion de postmodernisme telle que définie par Frederick Jameson (2007) est quelquefois lue de la même manière (Anderson, 2010, Sandoval 2000) avec d’une part un postmodernisme politique, réactionnaire et néocolonial mais multiculturel, et d’autre part un postmodernisme multiculturel mais de résistance. L’indigénisation par le haut pourrait être résumée par le fait qu’un certain nombre de techniques coloniales de conquête et d’exploitation des territoires et des populations ont circulé à plusieurs reprises entre les centres et les périphéries coloniales avec les personnels, les cadres cognitifs et les dispositifs institutionnels en réseaux afférents (Ward 2008, Bigo 2007, Grégory 2004, Cohen 2012). Il s’agit d’une hybridation forcée, violente et coercitive, qui se repère aussi dans un certain nombre de formes de confusion et d’indétermination entre les régimes autoritaires et démocratiques, comme entre les espaces, les biens et les catégories publiques et privées, les affaires internes et externes, ou encore entre les techniques souveraines et marchandes, bref entre l’Etat de droit et de police.
En détaillant grossièrement ce processus on peut distinguer trois formes d’hybridation touchant les structures de domination économiques, culturelles et souveraines des sociétés. L’évolution de la souveraineté étatique est d’abord marquée par son passé de colonisation interne et impériale et par la circulation des schémas élaborés et des processus d’administration appliqués aux indigènes puis aux migrants décoloniaux vers les ex-métropoles. L’usage des technologies coloniales a été sophistiqué et systématisé dans le millefeuille des zones de production comme dans l’archipel carcéral de l’Empire, ces techniques ont été adaptées et employées dans les métropoles durant la colonisation puis y ont perduré une fois les empires défaits (Stoler 2009). L’une des manifestations les plus originales de ce processus d’hybridation politique et administrative se donne à voir de nos jours dans le développement à l’échelle globale de réseaux de surveillance continentaux connectés entre eux pour la gestion des mobilisations et des migrations. Des acteurs policiers, militaires, du privé et du public, humanitaires et mafieux y interviennent de manière enchevêtrée dans un continuum facilitant les échanges. On y décèle d’anciens maillages concentrationnaires et de nouvelles dispositions rétentionnaires (Bernardot 2008a). Les hybridations sont fréquemment observables dans les formes administratives et policières des anciennes métropoles au travers de l’étude des cultures du maintien de l’ordre colonial ; elles ont été réimportées durant et surtout après les colonisations en particulier dans les secteurs des politiques carcérales, migratoires, du logement social, du travail social et de l’urbanisme (Bernardot 2008b). Depuis les débuts de la projection coloniale occidentale outre-mer, de nombreuses séquences de circulation des savoir-faire entre les secteurs et les acteurs des métropoles et ceux des colonies se sont déroulées, avec plusieurs boucles rétroactives. On n’en citera que trois exemples. Il s’agit premièrement de l’élaboration dans les espaces de contention et de travail formant un continuum, allant des colonies pénitentiaires aux bagnes et aux camps en passant par les quarantaines et les plantations, de la circulation tant des modèles de la surveillance à la fois panoptique et rapprochée, que des instruments et parfois des agents du contrôle. Deuxièmement, concernant la gouvernementalité biopolitique, la pratique du transfert des techniques de gestion de la sexualité, de la psychologie des individus, de leur santé, du tourisme, en même temps que la codification des droits et obligations différenciés des citoyens et des indigènes a été appliquée tant aux colons et aux indigènes des périphéries qu’aux citoyens et indésirables métropolitains (Bashford 2006). Troisièmement, les stratégies contre-subversives, les tactiques contre-insurrectionnelles, la fusion police/armée/humanitaire éprouvés par les Empires ont été réutilisées ensuite, une fois les décolonisations achevées, dans la gestion des crises et des conflits ultérieurs (Ellison, G. & O’Reilly 2008, McMaster 2004, Zorkin 2008). Cependant la séquence postcoloniale contemporaine comporte une particularité inédite dans l’histoire des relations internationales. En effet elle ne correspond plus à une phase de renforcement et d’extension des pouvoirs et des fonctions des structures stato-nationales, ni même de consolidation des outils sanitaires et biopolitiques élaborés précédemment. Les hybridations institutionnelles actuelles s’inscrivent dans un cycle long de remise en cause de la souveraineté stato-nationale par de nombreux acteurs non étatiques. Cela peut être illustré sommairement par la privatisation des fonctions régaliennes soit par transfert à des acteurs privés soit par l’adoption des modèles entrepreneuriaux des multinationales par les institutions publiques dans l’action publique, y compris pour les domaines régaliens fondateurs que sont la guerre, le renseignement, le maintien de l’ordre ou l’incarcération.
Ensuite l’hybridation par le haut dans le contexte postcolonial conduit au brouillage des frontières entre le politique et l’économique. Des agences commerciales ou bancaires impériales ou des segments des institutions militaires ont progressivement élargi leur champ d’action. D’ailleurs de nombreux acteurs économiques majeurs des grands pays occidentaux sont héritiers tant du patrimoine immobilier ou financier que des techniques de gestion des salariés des sociétés qui exploitaient les ressources coloniales, et ce dans différents secteurs d’activité. En France plusieurs groupes de premier plan de la construction, des transports, du négoce international ou de la banque ont construit leur puissance financière durant l’ère coloniale grâce à leurs établissements et chantiers des colonies. La séquence contemporaine correspond à une diversification des activités de ces groupes qui parviennent soit à concurrencer les Etats soit à mener une stratégie globale de recolonisation interne des Etats-Nations. Dans cette phase-ci la transfusion de compétences et d’actifs souverains aux entreprises peut être considérée comme la matérialisation d’un stade d’hybridation élevé de l’Etat et du Marché capitalistes et post-impériaux. Ces transformations sont repérées par divers auteurs qui les étudient dans leurs expressions licites ou illicites (Astorga & Shirk 2010, Tilly 1985, Hibou 1999, Bayart et al 1997), dans la plupart des secteurs mais tout particulièrement dans ceux de la sécurité et de la guerre où de nombreuses institutions et organismes sont considérés comme hors de contrôle étatique ou supra-étatique.
Enfin la troisième forme d’hybridation par le haut consiste en une combinaison culturelle post-moderne et de la globalisation qui s’active sous la forme d’une manipulation-esthétisation des signes de la différence, de l’altérité ou des subalternes, dans une séquence qui procède successivement par captation, sélection et valorisation (Bernardot 2012). L’investissement des plus grands groupes de communication et des grandes compagnies d’assurance ou industrielles dans la production culturelle de l’information, de l’entertainment et plus largement de la culture en fournit l’un des signes les plus manifestes. La production d’hybrides (modèles et biens) est dorénavant une tactique de conquête du capitalisme cognitif, avide de diversité à marchandiser, capable d’absorber les altérités créatrices pour les transformer en plus-values (Negri & Hardt 2001) tout en colonisant l’ensemble des activités humaines par la normalisation (Power 1997). La recolonisation est ici à l’œuvre dans la sphère artistique qui non seulement limite les possibilités alternatives de transgression par la création mais surtout permet à ce système capitaliste hybridé de tirer profit des courants et des mouvements mêmes qui le remettent en cause. Nous courrons le risque au final d’être les cobayes d’une hybridation forcée et de masse jusqu’au domestic robocop de Kerichi Matsuda (Kyrou 2001, Hocquet 2010), qui peut se comprendre, en écho à Jule Falquet (2010) et Cynthia Enloe (2000), comme un(e) hybride de femme de réconfort et d’homme en armes, fusionnés en une seule entité, fractalisée et singulière à la fois, diffraction d’une infinité de degrés de citoyenneté et de distances à la norme du signifiant maître : « le glocal », le think different de la norme numérique qui le vaut bien ; dans une société globale, les hybrides sont les images perçues à travers ce kaléidoscope de castes/classes/genres/âges temporaires et variables composées par les algorithmes des organismes de prêt et des assureurs. Seule une méthodologie hybride serait alors en mesure de briser le carcan pour accompagner les autres formes autochtones de l’émancipation culturelle et politique des opprimés.
On peut entendre l’indigénisation par le bas non comme un processus de soumission ou de dévalorisation mais au contraire, avec Arjun Appadurai (2005), comme une modalité d’appropriation des modèles culturels et institutionnels des puissances coloniales par les sujets indigènes de leurs empires. L’anthropologue a utilisé comme exemple le jeu de cricket dans l’empire britannique devenu l’emblème du surpassement de la nation colonisatrice par les peuples colonisés. Ainsi la notion d’indigénisation a principalement été construite pour décrire des inculturations, des phases de captation de religion, de langue ou de structure politique par des groupes humains. Le principe fonctionne aussi pour les savoir-faire médicaux ou des sciences sociales. Les monnaies, les investissements et même les élites sont susceptibles d’être indigénisées. L’indigénisation est parfois envisagée comme un modèle de développement visant l’autosuffisance comme dans le cas-étalon du Japon. C’est surtout les cas boliviens et zapatistes et plus largement sud-américains (Linéra 2008, Sanchez & Moullier-Boutang 2008) qui sont les plus saillants en matière d’indigénisation politique en tant qu’expression et tactique de mobilisations et de résistance. Selon M. Sahlins (1995) l’idée d’indigénisation de la modernité rend compte de la capacité des sociétés traditionnelles ou colonisées à assimiler les produits de la société de consommation et à les intégrer par hybridation, voire sous la forme d’une tropicalisation et même d’une anthropophagie (Viveiros de Castro 2009), permettant l’incorporation, l’absorption-transformation, des qualités de l’autre, radical et colonial (de Andrade 1928, Rolnik 2011, de Andrade & Rolnik 2011, Tible 2010). Cette perspective semble pouvoir être étendue pour désigner une hybridation proprement politique que l’ensemble des sociétés contemporaines connaîtraient dans un devenir-Brésil du monde, dans sa brésilianisation (Cocco 2009).
Dans les différentes interventions de la journée d’étude sur les hybridations des réseaux itinérants, nous avons repéré les traces et les signes d’un processus massif et global, structurel, qui feraient de nombreux salariés et indépendants et plus largement des individus, des itinérants, des intérimaires, voire des itinéraires composés par des systèmes de positionnement globaux : les territoires et les réseaux se reconstruisent, se digitalisent, se superposent et se croisent suivant, on l’a dit, un processus de captation, mais aussi d’archipellisation. La croissance ininterrompue des nouvelles mobilités (Elliot & Urry 2010), celle des migrations transnationales, l’essor des tourismes de masse ou des formes de travail mobile, amplifiées par les technologies numériques (Lefebvre 2012, Le Marchand 2011, Allemand et al. 2004), vont de pair avec une respatialisation du capital (Harvey 2008, 2011). Tous ces changements de même que l’accélération des vitesses de déplacement et l’extension des distances parcourues (Virilio 1993), génèrent des formes d’hybridations impératives mais aussi alternatives. La cartographie elle-même est modifiée, les trajets, les intervalles comme les proximités sont transformés. Les effets d’immédiateté et de simultanéité des présences et des activités de ces changements concomitants ne sont pas que spatiaux et ne se réduisent pas à l’ubiquité des personnes sur des territoires mais sont aussi temporels et concernent tant les groupes humains que les individus et les entités hybrides (réseaux financiers, d’assurance, de communication). Cette double dimension, déjà signalée par Homi Bhabha et par Bruno Latour comme déterminante pour appréhender les modalités incertaines d’effectuation de l’hybridation (Drichel 2008), et des modernités plus largement, avaient été pointées par nombreux auteurs, proposant de nouvelles thèses sur les concepts d’histoire et de traduction tel un Walter Benjamin. Certaines notions, que l’on ne mobilise pas ici, permettraient peut-être de l’appréhender, telle la pliure de Gilles Deleuze, le clivage du moi et la répudiation du Réel de Sigmund Freud ou la forclusion du Nom-du-Père ou la symbolisation du Réel de Jacques Lacan, et enfin la production d’espace transitionnel de Donald Winnicott, où l’illusion permet de faire coexister la réalité psychique fantasmatique et la réalité extérieure sous une forme fictionnelle.
Les nouvelles capacités d’échanges et de circulation, de mobilité et de déplacement, tracent de nouvelles routes, comme par exemple celles dessinées par les liaisons satellites qui structurent les communications électroniques ou encore la géolocalisation. Il en va de même pour les nouveaux réseaux de mise en contact entre demande et offre de main d’œuvre très ou peu qualifiée ou pour la cartographie des réseaux câblés.
Toutes ces nouvelles circulations reprennent aussi des routes très anciennes. C’est ce que montre entre autres Alain Tarrius (2002) dans ses travaux sur les fourmis et les colporteurs des marchés contemporains entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie, qui utilisent des itinéraires déjà empruntés par les commerçants de l’ambre de l’Antiquité qui partaient d’Egypte pour rejoindre la Baltique et se procurer la précieuse matière en passant par les Balkans, puis celles des Syri, des commerçants juifs, lombards et des negociatores chrétiens. L’on repère des routes mythiques encore en activité comme les routes de la soie et les routes transsahariennes (Brachet 2009). Elles réamorcent des frontières et des fantômes pré-modernes, rémanences des cultures populaires, elles réinitialisent des mémoires collectives traumatiques et des réseaux économiques impériaux. On retrouve aussi dans ces formes de déplacement et d’organisation des matrices décrites par Jacques Le Goff (1956), Guy Fourquin (1969) ou Serge Latouche (1971) dans leur histoire du commerce, des banquiers et des marchands au Moyen Age (foires de Champagne et de Flandres ou des villes de la Hanse, avec des techniques bancaires, une logistique de transport par navires cargo ou par caravane) : les formes de sécurisation des contacts, des stocks, des avances d’argent ou de paiement à délais sont donc anciennes. De même les techniques scripturales témoignent du développement de forts liens entre écriture et commerce depuis les Phéniciens (Vernant 1990) jusqu’à la lettre de créance de la Renaissance en passant par la mise au point de l’Italique au XIIe siècle à Venise. L’institution du compagnonnage est aussi partie prenante de cette évolution d’un mode de circulation réticulé, central dans la tradition artisanale et technique, dont les routes s’enchevêtrent dans les réseaux d’aujourd’hui.
Parmi les meilleurs exemples de lieux de production de l’hybridation et en tant que véhicules de la modernité, on peut citer les itinéraires et les navires du commerce triangulaire qui ont fonctionné comme des creusets, des laboratoires d’hybridation linguistique et politique pour la culture noire (Gilroy 2003). On peut penser que les immenses camps de travailleurs migrants, dans les systèmes du hukou chinois (Santana 2011) ou de la kafala moyen-orientale (Brustlé 2013) de même que les maquiladoras centre et sud-américaines et les ateliers textiles indiens ou éthiopiens de la globalisation constituent autant de nouveaux espaces-clés pour de nouvelles hybridations politiques et culturelles de la postmodernité (Papadopoulos & al, 2008). Dans les circonstances d’incertitude qu’ils rencontrent, les migrants parviennent à mobiliser des savoir-faire pratiques et politiques hybrides (Agier 2013).
Au-delà de la figure du colporteur-artiste-scribe transfrontalier dont les pratiques et les circulations hybrident le passé et le présent, le licite et l’illicite, le local et le global, de multiples groupes comme les migrants, les marins et les artistes, les étudiants et les gypsy scholars, les mains d’œuvre des chantiers, des bases vies et des plateformes... connaissent des formes d’itinérance et ont développé des usages originaux du numérique, à la fois pour gérer leurs vies professionnelles et leurs existences sociales, qui sont de plus en plus intriquées.
L’usage du numérique provoque une hybridation à la fois technique, méthodologique et discursive qui modifie les frontières et les identités individuelles. Il concrétise les réseaux diasporiques et itinérants, facilite les mobilisations et les interactions par exemple chez les marins dans la marine marchande mondialisée. Il favorise la constitution de passages digitaux à distance comme le montrent les liens numériques entretenus par des descendants de migrants avec le pays de leurs parents, qui leur permettent de recomposer leur identité à travers l’usage des réseaux sociaux hors des institutions de socialisation classiques. Les réseaux fonctionnent aussi avec les cybermatrimonialités. En plus de la capacité à jouer dans les interstices des institutions du franchissement des frontières, forme d’hybridation caractéristique de la méthode du bordering par le bas (Mezzadra & Neilson 2013), les catégories mobiles bien que subalternes peuvent interagir dans plusieurs espaces-temps. Cette indigénisation du dispositif de contrôle des frontières est à mettre en lien avec la transformation des lieux clés historiques des migrations transnationales, ports, quartiers de centralité immigrée, quartiers périphériques, continuum d’habitats non ordinaires, zones frontières, qui redonnent des capacités de connexion entre réseaux de liens faibles.
Les bénéfices de la mobilité pour les subalternes par rapport à la fixation spatiale et à la sédentarisation sont principalement tirés d’une habileté renouvelée à s’invisibiliser dans le mouvement et par l’hybridation des identités, où le commerçant devient indifféremment touriste, pèlerin, étudiant, membre de la famille, etc... La mobilité du négoce transnational nécessite une culture professionnelle spécifique, faite de savoir-faire ancestraux du voyage et du commerce et d’acclimatation à des systèmes administratifs et des acteurs multiples, marquée par une flexibilité et une adaptabilité accrues. Comme la plupart des subalternes, des populations les plus démunies aux migrants de la globalisation, il leur faut être capable d’hybrider leurs habitus et leurs hexis corporelles à vitesse accélérée. Ils doivent recourir aux réseaux numériques comme gérer des interfaces directes et des retraits autarciques temporaires ou des modes de connexion alternées, et mettre momentanément la société à distance (Duprez & Vidal 2013).
Les groupes itinérants démontrent des capacités à s’hybrider à partir des marges des sociétés traversées, tout en restant en lien étroit avec les zones de départ. Un des domaines d’expression de l’indigénisation peut être ainsi compris comme une capacité à combiner des ressources rares. C’est le cas dans les formes de commerce et d’activités économiques où s’articulent les pratiques du colportage, de la transhumance et du voyage longue distance, de l’économie de bazar ou portuaire, et les techniques de réseaux (par exemple de bateliers ou de forains). Les formes très anciennes d’échange, évoquées plus haut, prennent pour cadre de nouvelles routes migratoires dont certaines étapes sont désormais numérisées pour des opérations nécessitant des prises d’ordre et des authentifications à distance (Péraldi 2002, Tarrius & Missaoui 2006). Les chaînes commerciales des réseaux marchands transfrontaliers, poor to poor, hybrident différents marchés des économies urbaines (officiels de grande distribution ou de discount comme parallèles), des populations ethniquement diversifiées, tantôt nomades tantôt sédentaires, des jeunes des quartiers enclavés ou des transmigrants, et les compétences d’agriculteurs, d’ouvriers, d’artisans, d’ingénieurs et de marchands sont combinées et selon les étapes des voyages l’une ou l’autre est mobilisée (Péraldi 1999, Tarrius, Missaoui, Qacha 2013). L’espace lui-même est devenu mobile (Retaillé 2009) et donc hybride.
C’est aussi le cas pour les stratégies et les économies de survie qui nécessitent des compétences linguistiques et logistiques, de bricolage, de récupération, un arte povera, une maîtrise des codes de la mode et des arts de faire, des structures de solidarité et de clientèle, de cultures de koudmen et de dépannage (Certeau, Giard, Mayol, 1994). C’est encore le cas dans les techniques de choix des étapes du voyage, de construction de l’habitat mobile ou alternatif. La capacité à s’abriter, à se nourrir et à s’orienter dans le déplacement, en particulier à maîtriser des techniques de construction et de réparation des moyens de locomotion, est décisive que ce soit pour les fourmis diasporiques de la mondialisation, pour les Rroms ou pour les sous-prolétaires (Bruneteaux et Terrolle 2010, Bernardot, Le Marchand, Santana et al. 2014).
Cette indigénisation peut apparaître comme une stratégie de subversion lente et de reconquête, dans ou vers ce qu’on a appelé avec H. Bhabha un tiers espace, une capacité des populations subalternes et en particulier transmigrantes à retourner les hiérarchies et transformer les sociétés de l’intérieur et à obtenir des marges pour l’émancipation, l’autonomisation, ou un accès à des degrés de citoyennetés flexibles et multisituées. Ces compétences sont désormais également digitales.
L’hybridation a enfin été mobilisée pour décrire les modes d’introduction du numérique dans la culture. C’est ce qui différencie cette révolution technologique des autres grandes innovations et notamment de l’imprimerie en ce qu’il ne s’agit pas seulement d’une transition. En effet le numérique présente la particularité de pouvoir englober tous les systèmes d’écriture et de traces et de s’incarner dans des objets miniaturisés combinant plusieurs technologies (Merzeau 2002). Il y a deux approches de l’hybridation numérique. L’une pointe les modalités nouvelles de combinaison de techniques pour la production artistique (Couchot 1997, voir aussi Harris 2003) et, par extension, culturelle, qui génère inéluctablement une crise du régime de la preuve de l’image et du signe disqualifié par le nouveau système d’information. L’autre définit ainsi la configuration active et en expansion produite par des serveurs, des systèmes d’exploitation, des applications, des bases de données et des documents (Baltz 2005). Ces organismes hybrides croissent en raison notamment de la diffusion de standards et de l’interopérabilité entre les éléments.
L’économie du réseau Internet est, elle aussi, décrite comme hybride (Lessing 2008, Gómez-Peña 1996) car, à côté des économies commerciales structurées sur les échanges monétaires et des économies sociales fondées sur le partage, une économie d’un troisième type, hybridée, est apparue, qui associe le travail bénévole et le travail salarié des membres des communautés virtuelles. L’exemple le plus connue est Linux. Cette économie baptisée Opensource a créé un écosystème mixant activités marchandes et non marchandes, où la diffusion gratuite de logiciels favorise la croissance de la vente de services payants (Broca 2013). De plus, depuis les débuts d’Internet, cette forme d’organisation autour du logiciel libre a renforcé progressivement son caractère de support du mouvement social et de relai de réseaux d’activisme à l’influence grandissante. La défense de ses principes fondateurs notamment en termes d’accessibilité aux codes sources s’est étendue à celle de la culture libre en se préoccupant des conditions de transmission des savoirs et des œuvres.
L’hybridation militante, avec les altermondialistes par exemple, a permis l’émergence d’une lutte pour la protection des communs informationnels. Les figures du hacker et du lanceur d’alerte, fondues avec celle de l’ingénieur-citoyen, du militant-entrepreneur et du journaliste-lecteur, sont devenues à la fois les symboles modernes des nouvelles formes de luttes émancipatrices et antihiérarchiques et des parties intégrantes de l’économie capitaliste de la connaissance (Moullier Boutang 2007, Xiang 2006). Manuel Castells (2012) propose aussi d’analyser les mouvements sociaux contemporains (Printemps arabes, islandais, espagnol, etc.) comme produisant un espace hybride entre les réseaux sociaux numériques et les espaces urbains occupés. En lien avec la question de l’indigénisation évoquée plus haut, nous devons aussi mentionner les utilisations des technologies de l’information par les peuples « autochtones » (Glowczewski 2013). Étudiée notamment dans le cas des cyber-activismes (Landzelius 2003), cette hybridation techno-politique a permis de donner une résonance internationale aux questions spécifiques qu’ils rencontrent comme les relations communautaires et pan-communautaires, les campagnes de promotion ou de réconciliation, les mouvements de libération et de résistance, sans pour autant régler les interrogations sur les compatibilités culturelles entre systèmes de pensée. Dans les deux cas la possibilité de revendiquer des nouveaux droits hybrides se fait jour, comme par exemple la demande d’associer l’obtention d’un revenu minimum de subsistance et l’accès inaliénable aux réseaux. C’est enfin la perspective de l’autohybridation (self hybridation) qui se pose, qu’elle soit dessinée par les artistes transformistes et hybrides comme Edouardo Kac ou Orlan (Gozlan 2012, Climent 2012) ou au-delà tracée par les capacités d’invention et de réticulation identitaires multiples qu’offrent les outils numériques via les réseaux sociaux. La question se pose de savoir s’il est possible d’envisager des hidden transcript (Scott 2008) numériques. Les subalternes peuvent-ils développer une métis digitale autrement que par la déconnexion radicale et une mise à distance de la société (Vidal et Deprez 2014) face aux outils de détection et de calcul déployés par les économies de surveillance et de marchandisation des données ? La notion de Contre-Net, et plus largement l’existence mystérieuse du Darknet, laissent penser qu’un tel continent digital et rhizomique resterait incolonisable.
L’explosion de l’usage du champ sémantique de l’hybridité depuis la fin des années 1990 dans le vocabulaire global et particulièrement dans celui des sciences humaines et sociales (voir notamment le graphique de l’emploi du terme hybridity dans l’application ngram viewer de Google Books [https://books.google.com/ngrams/gra...]) pose question. Est-il encore possible de s’entendre sur un sens commun du terme ? Son usage banalisé permet-il de rendre compte d’un processus observable ou bien ne risque-t-il pas de seulement faire image et d’être utilisé comme un "commutateur" quasi magique esquivant les contraintes de la démonstration ? La question se pose plus largement pour plusieurs termes clés du vocabulaire postmoderne (liquidité ou mobilité par exemple) à qui la dimension métaphorique de leur emploi offre à la fois les possibilités de dissémination et les dangers de la contamination.
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Titre : Notes sur l’hybridité
Résumé : Le champ sémantique de l’hybridité (hybride, hybridation, hybridisation, hybridiseur) est devenu incontournable depuis les années 2000 dans les langages savants et populaires. Nous cherchons dans ce texte à dessiner les usages de la notion d’hybridation en sciences de la vie comme en sciences sociales et à cerner les intérêts et les limites de son utilisation dans la théorie critique. Des principes biologiques à la sémiologie, en passant par les sciences humaines et sociales contemporaines, nous évoquons dans un premier temps les multiples significations du terme et de ses dérivés saturés de sens, dénoncés par certains ou mobilisés par d’autres. Nous testons dans un second temps la notion d’hybridation dans son acception anthropologique d’indigénisation en nous focalisant sur les cas de mutations et de transformations politiques, économiques et culturelles dans la postmodernité auxquels elle est appliquée, tant concernant les dispositifs de gouvernementalité mixtes, articulant institutions étatiques et entreprises marchandes que pour les groupes subalternes mobiles qui combinent dans leurs déplacement l’utilisation de voies commerciales anciennes et des autoroutes numériques.
Mots-clés (auteur) : Hybridité, indigénisation, postmodernité, création, mobilités, migrations, capitalisme cognitif, États, subalternes, réseaux, numérique, métissage, créolité, itinérance.
Title : Notes on hybridity
Abstract : The semantic field of hybridity (hybrid, hybridization, hybridization, hybridiseur) has become indispensable since the 2000s in scholarly and popular languages. We seek in this paper to draw the uses of the concept of hybridization as life sciences and social sciences to identify the interests and limitations of its use in critical theory. From biological principles to semiotics and the contemporary humanities and social sciences, we discuss firstly the multiple meanings of the term and its meaning saturated derivatives, denounced by some or raised by others. We test a second time the concept of hybridization in its anthropological sense of indigenization by focusing on the case of mutations and political, economic and cultural transformations in postmodernity which it is applied, both on devices mixed governmentality articulating state institutions and commercial enterprises for mobile subordinate groups that combine their movement using ancient trade routes and digital highways.
Keywords (author) : Hybridity, indigenization, postmodernity, creation, mobility, migration, cognitive capitalism, states, subalterns, networks, digital mixing, pidgin, homelessness.
NOTES
[1] Sur la question de la traduction et de la circulation des notions scientifiques voir Bachelard (1993), Goody (2010), Bal (2002), Williams (1976), Genette (1968). Sur les usages politiques de la langue voir Klemperer (1996), Hazan (2003), Hirschman (1991).