citation
Marc Bernardot,
"Altérité et colonialité. Cadres et vecteurs de la perception française de l’étranger ",
REVUE Asylon(s),
N°13, Novembre 2014-Septembre 2016
ISBN : 979-10-95908-17-3 9791095908173, Trans-concepts : lexique théorique du contemporain ,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1372.html
résumé
Résumé :
La société française, ses élites en particulier, s’interroge sur son identité. J’ai choisi ici de prendre le problème à l’envers et de réfléchir à son modèle de perception de l’altérité. Si la France partage des grilles de représentations avec d’autres pays il est possible de mettre en évidence des traits spécifiques dus à sa construction stato-nationale, à son ambition culturelle et impériale et à sa structure intersectionnelle. Je procéderai en quatre temps. J’aborderai le processus d’assimilation des altérités endogènes, la captation des altérités exotiques et désirables et la désignation des altérités comme menaces. Je terminerai en revenant sur la notion de colonialité appliquée au cas français et sur les perspectives de sa possible remise en cause.
Mots-clés : altérité, colonialité, capture, indigénisation, menace, désirabilité
Otherness and coloniality : frames and vectors of the French perception of alien
Abstract :
French society, its elites in particular, questioned his own identity. I have chosen here to take the problem upside down and think about its model of perception of otherness. If France sharing perceptions with other countries it is possible to highlight specific features due to its nation-state construction, its cultural and imperial ambition and its intersectional structure. I will proceed in four stages. I will discuss the process of assimilation of endogenous otherness, capturing exotic and desirable otherness and designation of otherness as threats. I conclude by returning to the concept of coloniality applied to the French case and the prospects of its possible questioned.
Keywords : otherness, coloniality, capture, indigenization, threat, desirability
Mots clefs
« Chaque vieille culture cache toujours, derrière le masque de la raison et de la civilité, une face nocturne - un énorme réservoir d’obscures pulsions qui, à l’occasion, peuvent s’avérer meurtrières. » La République et sa bête, A. Mbembe, http://fr.allafrica.com/stories/200511090068.html
Introduction au modèle français de perception de l’altérité [1]
L’identité nationale est devenue depuis quelques décennies une question centrale dans les débats politiques en France. Les attentats de ces dernières années (2012-2016) ont accru encore ce questionnement sur le « modèle français », sur son identité et son rapport au monde. J’ai choisi dans cette contribution de prendre le problème à l’envers et de réfléchir sur son modèle de perception de l’altérité. La question de l’altérité ne peut se traiter qu’en relation avec la notion d’identité. Commençons par essayer de définir rapidement l’identité ou plutôt les identités. C’est une notion ambigüe tiraillée entre « être soi », « être le même » et « être un autre ». Et pour le philosophe Emmanuel Levinas [2], c’est dans la relation à « l’autre » que se construit sa propre identité. Je vais transposer ces définitions individuelles à l’échelle collective et essayer de définir le modèle culturel français de perception de l’altérité. C’est une entreprise difficile dans la mesure où la France partage de larges parts de ses représentations avec les pays européens et ses voisins du Sud, et plus globalement avec les pays dits « avancés ». Les modèles culturels ne sont pas stables et ont connu de multiples transformations notamment avec l’accélération de la globalisation et des mobilités transnationales. Cependant je pense qu’il est possible de mettre en évidence quelques grands traits des spécificités nationales françaises en la matière. La France possède en effet des particularités en raison de son processus de construction stato-nationale depuis un millénaire environ (colonialisme intérieur, monarchie absolue, gestion de la conflictualité, modèle administratif centralisé, etc.) et de son rôle culturel et linguistique longtemps dominant en Europe. Sa culture impériale et coloniale est aussi singulière. Il en va de même pour sa structure intersectionnelle en termes de classes sociales, de genre et de « races », mais aussi la dimension de rapport à l’espace. Il est par ailleurs possible de repérer différents axes idéologiques spécifiques qui s’articulent selon les contextes, utilitarisme, humanisme raciste universaliste, autoritarisme… Les constructions des altérités sont à la fois des grilles de détection et de valorisation et l’objet de développement d’institutions spécialisées.
Je vais procéder en quatre temps. J’aborderai d’abord le processus de désignation des altérités endogènes (1.), c’est-à-dire la manière dont les élites en particulier ont structuré leurs rapports et leurs discours avec et sur les catégories sociales et culturelles qu’elles considèrent historiquement comme inférieures. Je poserai ensuite la question de la perception des altérités perçues comme exotiques et désirables (2.). En effet, dans la relation à l’étranger sur le sol national et dans le processus de projection coloniale, les élites françaises et les institutions culturelles étatiques ont valorisé certaines caractéristiques des altérités en matière esthétique, érotique et de compétences, pour les capter et les assimiler. Je traiterai aussi du rapport national à des altérités construites comme potentiellement menaçantes (3.). Je me focaliserai en particulier sur les représentations de l’étranger comme envahissant, subversif et contaminant pour la société française. Je m’interrogerai enfin sur la structure de la colonialité française et les perspectives de sa remise en cause (4).
Une altérité endogène à intégrer ou à neutraliser
Le premier type d’altérité que je souhaite évoquer est celui de l’altérité endogène, intérieure ou domestique pour le dire autrement. La problématique porte sur la possibilité de soumettre et d’intégrer la masse indistincte des populations pauvres à l’ensemble politique national. Michel Foucault a démonté [3] la structure des représentations élitaires de la formation du pays, en particulier avec la notion de « guerre des races » dont aurait émergé le « peuple français ». Elle repose sur un schéma narratif qui a traversé les siècles depuis la Renaissance et qui tend à justifier la structure aristocratique de la société et du pouvoir en France à partir des invasions franques (Les Francs prétendument descendants des Troyens ayant établi leur domination sur les populations celtes locales). Cette structure hiérarchisée de la société française s’est dupliquée à plusieurs reprises pour justifier des inégalités économiques, sociales et politiques [4].
Comme l’a montré l’historien anglais Eugen Weber [5], les discours de la bourgeoisie française sur la paysannerie au XIX eme siècle sont marqués par un grand mépris. Les paysans sont alors considérés comme une catégorie inférieure et souvent comparés à des sous-hommes et des animaux. L’essentiel des politiques jusqu’à la Troisième république (1871-1940) consistera à faire reculer voire à faire disparaître les particularités culturelles et linguistiques locales perçues comme sous évoluées. En termes de représentations contemporaines le monde rural, qui a disparu peu ou prou dans les faits, a été folklorisé et progressivement marchandisé sous le label de terroir.
Dans le même temps la constitution de la classe ouvrière à partir de la Révolution industrielle (fin XVIII eme) est envisagée comme une source de menace pour la stabilité du pays. Les ouvriers, a fortiori lorsqu’ils sont présentés comme étrangers, doivent être contrôlés et canalisés et sont parfois désignés par les forces conservatrices comme une « vile multitude » qu’il faut dresser et traiter durement pour pouvoir l’exploiter. Les modèles de développement séparés et autarciques des ouvriers, des célibataires en particulier, participent encore des cadres cognitifs des politiques publiques [6]. De nos jours, malgré leur importance quantitative, les mondes ouvriers, fragmentés, sont absents de l’essentiel des représentations politiques, culturelles et sociales, hormis sous la forme de revendications violentes et criminelles d’une part ou de mises en scène les associant à des victimes et des exclus, le plus souvent sans parole ni subjectivité [7].
A côté de ces deux catégories de subalternes mais néanmoins susceptibles d’être intégrées à la Nation française par des politiques présentées comme sociales et éducatives, d’autres sont traitées de manière différente. Il s’agit en premier lieu des parias nationaux [8] : les Juifs sont progressivement assimilés mais avec de violents soubresauts et sans que cela n’altère l’antisémitisme toujours présent. A l’inverse, les Gitans acquièrent au cours du XIX eme siècle [9] le statut de population menaçante en raison de leur mobilité « nomade » et d’une altérité raciale supposée. Il est possible d’y ajouter les vagabonds, et les pauvres plus largement, surtout lorsqu’ils se déplacent. Les appareils sanitaires, judiciaires et médicaux vont se structurer et converger pour en faire des altérités à contenir et à résorber [10].
En second lieu il faut mentionner les malades vénériens, handicapés et malades mentaux qui sont progressivement dépistés, institutionnalisés et mis à l’écart [11]. La césure entre le normal et le pathologique s’impose peu à peu vis-à-vis de ces catégories. Différentes politiques ségrégatives voire eugénistes seront appliquées à ces groupes pour éviter leur visibilité et leur reproduction.
En dernier lieu les migrants étrangers se voient appliqués des grilles d’utilité et de désirabilité en fonction de critères raciaux développés par l’anthropologie et la médecine notamment. Au bas de ces échelles de valeur, encore diffusées dans les ouvrages scolaires dans les années 1980, les indigènes et les indigents apparaissent comme une altérité irréductible qu’il faut faire disparaître ou qu’il faut renvoyer/maintenir en dehors de l’espace national.
La société française est donc présentée métaphoriquement comme un creuset dans lequel s’effectue la fusion des différents éléments qui la composent mais dont les parties inaptes, infectées ou définitivement inassimilables doivent être isolées et dissociées. Les mélanges doivent être évités. Cette représentation s’applique aussi aux territoires colonisés. Les sujets exploitables doivent être assimilés. Les éléments présentés comme nuisibles et inassimilables doivent être cantonnés et détruits par l’internement, l’eugénisme, la déportation voire l’extermination.
Une altérité exotique et désirable
Toute inférieure qu’elle soit par rapport à la grandeur indépassable de la France, l’altérité peut néanmoins être désirable, notamment lorsqu’elle est exotique, cette valorisation restant toujours réversible. A partir du XVII eme siècle se développe toute une littérature qui propose des représentations attractives des altérités lointaines. Il ne s’agit pas seulement d’importer des talents étrangers comme le fait l’autorité royale pour les artistes, les artisans et les ingénieurs depuis François 1er pour contribuer au développement national. Ceux-ci concrétisent l’altérité de la « petite différence » d’avec les voisins européens avec lesquels la France est en concurrence. Il faut donner une justification et une matérialité à la projection exploratoire et coloniale qui commence à la même période.
On peut distinguer trois types de relations symboliques aux altérités racialisées que représentent des civilisations ou des peuplades lointaines [12]. Il y a les civilisations prestigieuses et lointaines comme la Chine, le Japon et les mondes asiatiques en général. Les voyageurs et les écrivains y décèlent l’ancienneté, le raffinement et la sophistication mais aussi des ressources et des éléments de faiblesse qui justifient la volonté de domination occidentale. Le prestige n’empêche pas néanmoins le mépris racial et le refus de la présence physique sur le sol national de peur du « péril jaune ». Il y a les « civilisations disparues » au premier rang desquelles l’Egypte des Pharaons. Avec l’expédition napoléonienne et la Pierre de Rosette de Champollion, l’enthousiasme atteint son paroxysme comme si la grandeur passée de l’Egypte ancienne tendait un miroir grandiose à la civilisation française. Les explorateurs et les conquérants ne manquent pas d’occasion de piller les signes de ces cultures anciennes tout en réduisant les pays réels à des chainons du commerce mondial. Aujourd’hui encore les musées nationaux exhibent ces trophées malgré les demandes de restitution récurrentes. On retrouve d’ailleurs cette relation à une altérité, d’ailleurs plus divertissante qu’édifiante, dans les rapports aux cultures indigènes de peuples considérés comme indiscutablement « inférieurs » notamment en Afrique et en Amérique. L’importation des arts primitifs et notamment de l’art nègre tout comme la longue tradition des spectacles de présentation de « spécimens » indigènes vont être pratiquées dès le XVI eme siècle et jusqu’aux « zoos humains » de l’exposition universelle de Paris en 1931 [13]. Il en est allé de même pour les « anormaux » présentés dans les cirques. L’anthropologie conserve en partie la mémoire de monstration de la différence dans les travaux des chercheurs qui mettaient en scène le décalage entre le « Nous » et le « Eux » tout en occultant la destruction des seconds [14]. Cette capture sémiologique et culturelle des signes valorisables des cultures va de pair avec une scotomisation de la place des cultures exogènes dans la marche du monde. La marchandisation culturelle contemporaine a systématisé et industrialisé cette technique de capture et de retournement des signes [15].
Il est une forme d’altérité exotique qui occupe une place centrale dans l’imaginaire occidental de la différence, celle de la féminité. Les femmes constituent en effet un vecteur déterminant de la structuration du désir de l’autre et de sa capture. Tout comme les femmes « inférieures » en Occident (les prostituées, les Bohémiennes et les Juives notamment), la femme « indigène » va être l’objet d’un processus d’érotisation dans la littérature et l’art à partir de récits de voyages notamment puis de la photographie et du cinéma. Ces schémas narratifs peuvent presque indifféremment concerner les Vahinés polynésiennes, les Geishas japonaises, les Odalisques mauresques, les Squaws indiennes... De manière schématique, lorsque ces femmes sont nues il faut les habiller pour les rendre désirables et lorsqu’elles sont vêtues il faut pouvoir les dévêtir [16]. Mais il ne s’agit pas que de représentations. Il faut aussi contrôler les pratiques, en particulier dans les relations entre les colons et les femmes indigènes des plantations esclavagistes, des quartiers réservés et des habitations coloniales [17]. Certes la belle indigène peut et doit apporter réconfort sexuel et psychique à l’homme européen mais elle ne doit pas le ramollir, lui transmettre des maladies vénériennes, et provoquer la dégénérescence de la race y compris du caractère [18]. A partir du XVII eme siècle le mariage est interdit entre « Blancs » et « indigènes » dans les colonies françaises tout comme le code noir encadre strictement les relations entre propriétaires et esclaves [19], en laissant cependant la possibilité aux premiers de renouveler la force de travail servile en se reproduisant avec les secondes. Inversement la crainte est maximale en ce qui concerne les relations entre les femmes « blanches » et les indigènes [20]. En métropole les contacts entre les travailleurs forcés indigènes et les femmes « blanches » seront ralentis par des dispositifs de ségrégation spatiale. On retrouve dans la société française contemporaine des éléments de continuité avec cette histoire coloniale dans plusieurs domaines : l’industrie du sexe, du Care mais aussi le traitement différencié des descendantes des migrations postcoloniales par rapport à la laïcité notamment et surtout la construction des jeunes hommes issus des migrations maghrébines et africaines comme des menaces potentielles, notamment sexuelles [21].
Une altérité invasive et menaçante
Enfin les étrangers sont présentés comme une menace pour la société et l’Etat. Il s’agit de trois types de craintes à la fois anciennes et réamorcées dans le cadre globalisé de la post-modernité dominée par la notion de risque et une nouvelle culture de la peur : l’invasion, la subversion et la contamination [22]. Elles sont distinctes mais partagent des points communs : elles mettent potentiellement en cause la survie d’unités politiques et ethniques et elles sont construites comme agissant de manière invisible. Toutes trois sont devenues des grilles de lecture des migrations et des altérités depuis un siècle lorsque les mobilités collectives ont pris une dimension centrale dans les politiques intérieures et internationales. On peut ici se servir de la notion de contretype proposée par G. Mosse sans oublier les figures de l’étranger comme fardeau des politiques sociales, celles du criminel et du terroriste [23].
Le schéma narratif associant les migrations et les invasions s’est structuré à partir du XIX eme siècle comme un miroir inversé des colonisations et du déclin démographique (Le Bras 1994) [24]. Il s’est construit à partir du cadre de perception historique des grandes invasions antiques et médiévales (sarrazines, mongoles, hongroises etc.) largement surévaluées dans le contexte du nationalisme guerrier français. Au XX eme siècle il a pris la forme, moins militaire que démographique, d’un mouvement migratoire de populations des Suds supplantant brutalement la population française « autochtone ». Cela a d’abord été un motif de la littérature d’extrême droite, puis des partis conservateurs avant de devenir un thème central du débat médiatique actuel en France qu’il soit conjugué sous la forme du multiculturalisme, des migrations, de l’asile ou de l’islamisme.
Le risque de subversion s’apparente à une invasion lente, indétectable. Là encore la matrice de perception actuelle est héritée de celle du XIX eme siècle qui portait sur les sociétés secrètes et les groupes anarchistes mais avec une structure essentiellement antisémite. La présence indétectable, mais agissante, d’étrangers au corps social d’origine est présentée dans ces récits comme une menace sourde pour les mœurs, la culture, la langue, la virilité… : en un mot pour « l’identité nationale ». Elle s’incarne de nos jours dans les figures ethniques et religieuses de double-nationaux dont l’allégeance à la nation est sujette à caution [25]. Plus encore que la littérature ce sont surtout désormais les médias d’actualité et les productions cinématographiques et télévisuelles qui alimentent ce fantasme [26]. Ces supports culturels contribuent à instaurer des grilles de détection des altérités, supposées cachées et subversives, produites et diffusées par des acteurs économiques monopolistiques qui, dans le même temps, commercialisent des outils répressifs et utilisent de la main d’œuvre illégalisée.
Enfin la dernière menace liée intrinsèquement aux altérités est celle de la contamination. Une fois de plus l’association entre épidémie et présence étrangère est ancienne. On la retrouve dans les romans, les journaux et les feuilletons populaires associées aux exilés et aux migrants, notamment indigènes, au XX eme siècle. De nos jours, « l’étranger » est régulièrement invoqué dans les nouvelles problématiques sanitaires. Avec les épidémies de Sida ou d’Ebola, ces peurs sont régulièrement réactivées. Chaque crise apparait comme une opportunité de développer des dispositifs de contrôle dont les grilles de lecture associent les questions de mobilité, de criminalité, de violence politique et d’épidémie et fusionnent l’altérité et la dangerosité [27].
La structure de la colonialité française
Plusieurs auteurs [28] ont nommé colonialité la « matrice coloniale du pouvoir » à l’œuvre de l’Occident vers le reste du monde depuis le XV eme siècle qui s’établit à partir de l’exploitation et de l’extorsion des forces et des ressources, de la domination patriarcale et raciale et de l’hégémonie culturelle sur les subjectivités. Nous proposons ici pour finir de distinguer plusieurs types de colonialité qui caractérisent la construction de la nation française et peuvent être considérées comme les vecteurs de l’altérisation.
Une première colonialité se décèle évidemment dans le processus millénaire d’extension du pouvoir et du territoire à partir de l’ile de France des Capétiens. Cette colonialité procède par les conquêtes et les alliances qui, peu à peu, intègrent de nouveaux espaces au domaine royal [29]. Cette agrandissement continu sur plusieurs siècles, mais non strictement linéaire, se prolonge au-delà de la fin de l’Ancien régime. Il fonctionne à la fois par la force et par la construction d’une hégémonie linguistique et culturelle. Il est caractérisé par la centralisation et l’absolutisme, plus marqué que dans la plupart des pays européens voisins de la France. Cette colonialité est toujours à l’œuvre notamment pour contrer les revendications irrédentistes éventuelles d’un certain nombre de régions périphériques mais aussi pour assoir encore et toujours les dominations élitaires blanches en matière de classes, de genre et de « race » dont les principales lignes de force innervent toujours la société française et pas seulement dans les territoires d’outre-mer [30]. Elle se repère encore dans les glottophobies et les programmes éducatifs, la spécialisation et la hiérarchisation des territoires, dans la structure et la domination extractiviste des réseaux et dans le fonctionnement des dispositifs bureaucratiques y compris dans la phase récente d’européanisation et de mondialisation marchande.
La deuxième colonialité est celle qui consiste plus directement dans la projection coloniale que ce soit dans la première phase de la colonisation moderne, ou dans la seconde à partir du XIX eme siècle [31]. L’Etat colonisateur expulse des populations indésirables [32] (Stoler 2009), exporte des techniciens [33] et bénéficie dès l’origine des retours d’expérience pour la construction étatique métropolitaine elle-même, en plus des évidents bénéfices économiques et stratégiques de ces extensions territoriales. Car cette colonialité étatique se double d’une autre, plus entrepreneuriale, qui, de la Traite aux exploitations des ressources et des populations colonisées, va permettre une accumulation de capital qui se détecte encore de nos jours dans les structures financières des banques et des sociétés industrielles nationales les plus puissantes. Nous proposons l’idée que ces entreprises, hybridant des traditions étatiques et privatives, sont lancées dans une recolonisation qui se caractérise par un nouveau mouvement d’enclosure à la fois globale et locale, matérielle et digitale, des biens communs [34]. Les migrations coloniales et post-coloniales tracent aussi certains des axes principaux de ces rétroactions.
La troisième colonialité se présente comme celle du rapatriement des personnels administratifs et du contingent et des cadres cognitifs coloniaux pendant et à l’issue des décolonisations asiatiques, méditerranéennes et africaines. Les expéditions militaires répétées depuis lors jusqu’à nos jours réalimentent régulièrement ce moteur réimportant la colonialité. La France, notamment par l’exportation de ses savoir-faire administratifs et sécuritaires, continue à diffuser les grilles de lecture coloniales dans la période post-coloniale tout en les appliquant systématiquement dans les stratégies d’arraisonnement des ressources, de maintien de l’ordre, de contrôle urbain et des mobilités en métropole. Elle est d’autant plus structurante dans la société française actuelle que les populations, les personnels et les institutions rapatriés ont été impliqués dans la plupart des secteurs clés, tels que la sécurité, l’aménagement urbain et du territoire notamment [35]. Ces rapatriements successifs ont contribué à créer une mélancolonialité qui agit dorénavant comme une grille de lecture et d’action décisive bien qu’aphasique [36]. Il faut ajouter à cet aspect matriciel les effets de rétroactions dus à la globalisation de certaines techniques coloniales françaises diffusées et adoptées à l’échelle internationale et réadaptées en France en fonction des contingences et des échanges transnationaux au plan économique et sécuritaire en particulier [37]. S’actualisent ainsi, dans un « présent colonial » permanent [38], les matrices de la colonialité.
Altérités, colonialités et émancipations
La situation sociale et politique française actuelle peut sembler plus claire en ce qu’elle parait opposer un Etat et des élites désormais explicitement racistes, inégalitaires et criminelles et une société multiculturelle et diverse. Mais si l’intégration des classes dominées, l’exotisation du (post-) colonisé et la construction du migrant comme monstre sont des catégories qui sont liées, leur structuration et leurs mécanismes de connexion ou de renforcement ont évolué avec la modernité tardive. La question de l’altérité et de la colonialité dans le modèle culturel français reste extrêmement complexe car elle combine au moins trois éléments : des structures classiques de perception des menaces entretenues par les institutions réactivant et actualisant les matrices sémiotiques et les dispositifs de détection et de capture [39] ; la captation, par les industries culturelles, d’Entertainment et de communication, des signes et des ressources indifféremment dévalorisés ou valorisables de l’exotique, du nomadisme et de la mobilité, de l’hybridité ou du multiculturalisme ; la capacité des individus et des groupes à résister à ces injonctions et ces coercitions et à se réapproprier les signes culturels identitaires et/ou de la diversité en indigénant ou en altérisant la postmodernité capitaliste et autoritaire [40]. Sur ce dernier point quelques pistes sont à explorer pour tenter de renverser les rapports de forces asymétriques à l’œuvre dans les conflits contemporains. La désobéissance épistémique [41] et une nouvelle épistémologie décoloniale [42] seront sans doute nécessaires pour déconstruire les instruments des pouvoirs post-coloniaux hégémoniques et permettre la convergence entre les luttes contre les oppressions raciales et genrées et les combats écologiques et anti-capitalistes. De nouvelles stratégies des oppressés combinant les traditions de subversions subalternes [43] d’une part et des techniques contemporaines dématérialisées, par exemple des réseaux sociaux numériques [44] d’autre part, seront peut-être à même de fournir les armes pour soutenir un mouvement global et local de liquidation des institutions de production de l’altérité et de la colonialité.
NOTES
[1] Ce texte a fait l’objet de plusieurs présentations sous des formes différentes au Samsung Economic Research Institute de Séoul avec l’université INHA d’Incheon (Corée du Sud) le 7 mai 2015, au colloque « Luttes coloniales et décoloniales dans la France d’hier et d’aujourd’hui » à l’université du Havre (France) le 15 novembre 2015 (https://www.youtube.com/watch?v=1vI...) et à la 10 eme Escuela Chile-Francia avec la chaire Michel Foucault, à l’université du Chili (Santiago du Chili), le 4 mai 2016. La version espagnole sera publiée dans les actes en 2017 avec l’aide amicale de la professeure Maria-Emilia Tijoux. Je remercie les organisateurs de ces présentations et les relecteurs de la revue Asylon(s).Digitales.
[2] Levinas E., 1974, Autrement qu’être, ou, Au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff.
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[7] Thomas H., 2010, Les vulnérables, Bellecombe-en-Bauges, Editions du Croquant. http://reseau-terra.eu/article933.html
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[9] Filhol E., 2005, « La Bohémienne dans les dictionnaires français (XVIIIe-XIXe siècle) : discours, histoire et pratiques socio-culturelles », Recueil Alexandries, TERRA HN éditions, http://reseau-terra.eu/article1051.html
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