Ethnographie des paupérisés
Éditions du Croquant, Collection TERRA
978-2-914968-77-5
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TEXTE INTÉGRAL EN ACCÈS LIBRE
Interview dans Politis 21 octobre 2010 TEXTE INTÉGRAL EN ACCÈS LIBREPrésentation de l'éditeur
Cet ouvrage explore les mondes de la pauvreté en se proposant de sortir du débat français sur l’exclusion. À partir d’analyses internationales neuves sur les différents visages de la paupérisation et de la survie des surnuméraires dans le cadre actuel de la mondialisation néo-libérale, il questionne la porosité des concepts scientifiques immergés dans la demande sociale et soumis aux catégories de l’action publique. Ce faisant, il contribue au dévoilement des formes de collusion des chercheurs avec le Pouvoir. Cependant, le parti d’embrasser différentes figures du sous-prolétariat dans le monde ne s’épuise pas à offrir un large panorama des formes d’exclusion et de survie sur les cinq continents. Outre qu’ils proposent des monographies inédites (Japon, Ukraine, Antilles, Palestine, Brésil, Pérou, USA, Ghana, France) révélant l’homogénéité de l’arrière-cour de la société néo-libérale, les auteurs ont aussi pour ambition de questionner intimement les postures des chercheurs affrontés à des violences sociales souvent extrêmes. En interrogeant leurs adaptations pour mesurer les violences que subissent les plus dominés, ce que d’aucuns appellent les « terrains difficiles », ils explorent de nouveaux outils d’analyse. En osant aussi questionner les mondes dits de la « marginalité » (« jeunes des banlieues, « prostituées, « délinquants », « toxicomanes », « SDF », « sans-papiers »…), ils mettent en évidence autant les violences internes qui les gouvernent que celles de la mondialisation.
Mots clefs
Issu des meilleures contributions (retravaillées sur plusieurs années) d’un séminaire organisé par le Laboratoire d’Anthropologie Urbaine et le Centre Européen de Sociologie et de Science politique, cet ouvrage se situe dans une logique critique et exploratoire de la pensée dominante actuelle sur les thèmes de « la pauvreté » et de « l’exclusion ». L’enjeu est de démontrer l’homogénéité des populations sous-prolétaires dans le cadre de la mondialisation. En déconstruisant les multiples désignations utilisées à l’heure actuelle (« délinquant », « SDF », « toxicomanes », « jeunes des banlieues », « sans-papier »…), on met à jour les catégories d’action publique qui envahissent et perturbent le champ scientifique. Par la force de l’approche ethnographique et de l’auto-analyse réflexive des chercheurs, sont données à voir finement les propriétés communes qui les réunissent -ségrégations territoriales, pénalisations, disqualifications, chômage et précarisations- ainsi que les multiples circulations d’une catégorie à l’autre qui les affectent dans les épreuves permanentes de la survie. Sans verser dans une apologie du misérabilisme, les auteurs parviennent à montrer, notamment à travers leur propre implication physique sur le terrain, les formes de résistance et d’adaptation que ces populations déploient. En effet, le corps du chercheur vérifie expérimentalement cette distance au monde « normé » qui appelle simultanément et variablement démissions et agressions, dissidences et confrontations. Dans le champ généralisé de ces violences matérielles et symboliques, dans lequel survivent péniblement ces acteurs, il est alors possible de rendre compte de la manière dont ils en font usage contre eux-mêmes ou leurs pairs. En montrant l’homogénéité du sous-prolétariat à travers des cas de figures qui se déploient sur les cinq continents (Japon, Ukraine, Antilles, Palestine, Brésil, Pérou, USA, Ghana, France), les auteurs ont ainsi pour ambition de dévoiler l’arrière-cour du capitalisme néo-libéral.
Directeur de l’ouvrage :
Patrick Bruneteaux est chercheur CNRS au Centre de recherches Politiques de la Sorbonne. Il a récemment publié Devenir un dieu. Le nazisme comme religion politique. Eléments pour une théorie du dédoublement, Publibook, collection « Université », Paris, 2004, La rue : des rêves à la réalité, Le Temps des Cerises, Paris, 2004.
Daniel Terrolle est maître de conférences en anthropologie à l’université Paris 8 et membre du Laboratoire d’anthropologie urbaine (LAU-IIAC/Cnrs-Ehess, UMR 8177). Après avoir codirigé avec P. Gaboriau, Ethnologie des sans-logis. étude d’une forme de domination sociale, L’Harmattan, 2003, il a publié avec P. Gaboriau SDF. Critique du prêt-à-penser, Privat, 2007 (Prix Bigot de Morogues 2008 de l’Académie des sciences morales et politiques).
Interview de P. Bruneteaux par Olivier Doubre dans Politis 21 octobre 2010, p.26 et 27 :
Compte-rendu de lecture par Igor Martinache sur LIENS-SOCIO, Le portail français des sciences sociales , 25 octobre 2010 :
Introduction Patrick Bruneteaux, Daniel Terrolle
Science sociale des paupérisés et dépendances à l’État « social » Patrick Bruneteaux, Daniel Terrolle
Les Nojukusha de Tokyo : relégation, déni de pauvreté et réponses parcellaires Mélanie Hours
Cultiver son jardin-ghetto à la Martinique Véronique Rochais
Du moukhaiam à la favela Amanda Dias
Violences étatiques et institutionnelles contre le Lumpen aux États-Unis Philippe Bourgois
Violences et rapports de domination dans le microcosme de la prostitution travestie d’adolescents et jeunes adultes dans le sud de Lima Robin Cavagnoud
Punir la dépendance toxicomaniaque des femmes pauvres ou les punir de leur pauvreté ? Magali Boumaza
L’intervention militante en faveur des pauvres : un encadrement brutal indépassable ? Bénédicte Havard Duclos
Ethnographie, objectivation et image Yann Benoist
Aux risques du terrain Sylvain Aquatias
Du choix de méthodes d’investigation dans l’extrême… à l’étude du contre-transfert Karine Boinot
Internet, un terrain d’enquête comme un autre ? Maryse Marpsat
Le chercheur, la prostituée et les autres… ou comment entrer dans la place Véronique Chesneau
La culture du « bomj » Anastasiya Ryabchuk
La FEANTSA : vers une catégorisation européenne des « SDF » ? Marie Loison-Leruste
Cet ouvrage [1] se situe dans une logique critique de la pensée dominante actuelle sur les thèmes de « la pauvreté » et de « l’exclusion ». Il explore plutôt, en suivant le principe de la coupure durkheimienne, les mondes du sous-prolétariat et du prolétariat [2] précaire en se proposant de sortir du débat français sur « l’exclusion » qui, mot écran du « petit monde parisien », empêche de saisir les effets du capitalisme dans les États économiquement avancés mais, cependant, de moins en moins sociaux. À partir d’analyses internationales neuves sur les différents visages de la paupérisation et de la survie des surnuméraires dans le cadre actuel de la mondialisation néolibérale – et aussi des États néo-coloniaux-, il offre un large panorama des formes de relégation et de survie de certains groupes sociaux sur les cinq continents (Japon, Ukraine, Antilles, Palestine, Brésil, Pérou, USA, Ghana, France). Outre qu’ils proposent des monographies inédites, les auteurs ont aussi pour ambition de révéler l’homogénéité des populations sous-prolétaires dans le cadre de configurations nationales et de cultures diversifiées (pays riches/pauvres, État colonial/colonisé, Occident/Orient, Nord/Sud, allogènes/migrants). Soutenir la comparabilité de fractions apparemment aussi différentes de la « population pauvre » suppose de déconstruire les multiples désignations utilisées à l’heure actuelle dans le débat franco-français si avare de références internationales. Dès lors, il devient possible de réunir des contributeurs qui, dans la dynamique réticulaire gagnée par l’exposition simultanée de monographies liées, découvrent chacun et globalement le fonctionnement des classes dominées au-delà des variations décelables dans les modalités de la marginalisation (« délinquant », « SDF », « toxicomane », « prostitué », « jeune des banlieues », « sans-papiers »…). En exposant le résultat de travaux inédits qui se recoupent, soit par le type de population, les états de misère et les pratiques de survie, ou encore les mécanismes sociaux qui les travaillent, les auteurs ont ainsi pour ambition de dévoiler l’arrière-cour du capitalisme actuel. À partir d’explorations ethnographiques pointillistes qui ne montrent jamais aussi bien leurs différences que lorsque les chercheurs ont préalablement construit théoriquement et empiriquement l’unité de l’objet, ces derniers distillent les points d’appui nécessaires à l’invalidation des stéréotypes véhiculés à l’encontre des « inadaptés sociaux », des « assistés » ou encore des « inemployables ». L’enjeu premier de ce livre est, au-delà bien sûr de la rupture avec le sens commun, de casser le faux travail d’objectivation qui consiste à croire qu’on en a fini avec la théorie lorsque l’on rend compte des manières dont l’État, ses segments bureaucratiques (secteur social, PMI, ASE, PJJ…) et les associations mandatées, catégorisent et prennent en charge la population la plus « dépendante » [3].
Pour autant, repenser les fractions des classes populaires n’est pas une démarche facile parce que s’y intéresser impose d’une manière où d’une autre de penser des situations extrêmes et corrélativement les souffrances qui leur sont attachées. Et il n’est jamais agréable, pour quiconque, de donner à voir ces démunis que les États démocratiques font profession de prendre en charge quand la prétention, maintes fois énoncée dans le champ politique, n’est pas purement et simplement d’éradiquer les sources de la misère la plus criante elle-même. Or, si nous avons animé un séminaire autour de la « pauvreté » – façon commode de rassembler autour d’un mot valise –, c’est dans la mesure où, au-delà de l’examen des formes inhumaines du social, l’on s’est rendu compte qu’il existe sans doute plus de manières de ne pas en parler, ou d’en parler de manière biaisée, que de façons de traiter cette « question sociale » comme d’autres objets sociaux. Ces dénis et dénégations proviennent pour une large part du refus de penser de manière relationnelle ceux que le social a défaits et qui induit que le « social » est « responsable ». On ne peut dissocier la question du « social », au sens de « pauvreté », de la manière dont cet objet – et aussi le chercheur qui s’emploie à l’étudier – est pris dans le « social », au sens de société. On sait aujourd’hui que le « social » s’est constitué dans la dénégation de la question des luttes de classe au xixe siècle (Donzelot 1984). Les élites dirigeantes, les dames patronnesses visiteuses familiales et les patrons investis dans le patronage, réunis autour de l’hygiénisme et du contrôle social (Procacci 1993 ; Bec 1998 ; Lenoir (dir) 1997 : 249-406 ; Carré : 2000), ont retourné la question des inégalités sociales et de la distribution du capital en « problèmes sociaux » provenant des dysfonctionnements des ouvriers et des chômeurs (alcoolisme, analphabétisme, violences familiales, comportements délinquants…). De ce fait, les chercheurs qui entendent exhumer cette sociohistoire du (sous-) prolétariat et, surtout, qui prétendent poursuivre cette objectivation aujourd’hui, se heurtent à un sens commun dominant puissant lié actuellement aux productions sociales de la responsabilité personnelle (psychologisation, individualisation, pénalisation, moralisation) au carrefour de l’idéologie scientifique de la fin des classes sociales et des technologies sociales de la subjectivation (pour une remarquable ethnographie aux USA : Lyon-Callo 2000) qui la confirment et qu’elle légitime. Un des effets de ce jeu croisé réside dans la dissémination des analyses technicistes par secteurs d’intervention renvoyant aux découpages ministériels réunis autour de la métacatégorie « d’exclusion » (Paugam (dir) 1996), fort bien déconstruite par Hélène Thomas (1997), ou à des analyses individualistes et psychologisantes sur les « plus souffrants » (Joubert & Louzoun 2005 ; Chauvaud 2007 ; Renault 2008).
L’enjeu de ce livre consiste justement à cheviller cette inquisition des pouvoirs sociaux à la tradition de la science sociale critique, autant en portant le regard sur les déterminants macrosociaux de la déchéance sociale qu’en approfondissant la fouille sociographique des manifestations de la domination extrême, dans le sillage des travaux de P. Bourgois, A. Farge, B. Geremek, E. Liebow, C. Petonnet, A. Sayad, D. Snow et L. Anderson, L. Wacquant, J. Wilson, pour ne citer que quelques références parmi les plus récurrentes en Europe et aux USA. En intitulant notre séminaire de recherches : « Zones frontières, dire l’impossible sur la pauvreté », nous avons eu la claire intention de penser à rebrousse-poil des conceptions dominantes, ce qui a représenté une attitude à la fois contestée [4] mais constante dans nos travaux (Bruneteaux 1999, 2004 ; Terrolle & Gaboriau 2003, 2007). Il ne s’agit donc pas du tout de prétendre révolutionner le thème mais de pérenniser une socioanthropologie critique dans un contexte peu opportun où nous sommes classés en « penseurs démodés », « dépassés », « prisonniers de la logique de dénonciation », « gauchistes cachés derrière la science sociale ». Les contributions rassemblées ici, issue d’un long travail d’échanges et de réécriture, poursuivi bien au-delà du séminaire, attesteront, nous l’espérons, du contraire.
Nous avons voulu, en créant cet espace d’échanges, procéder à un montage collectif dont l’armature d’ensemble a pour enjeu d’invalider les préconstructions actuelles et le « scientifiquement correct ». Nous avons souhaité offrir un espace et une durée significative autorisant de véritables débats, d’abord entre chercheurs, ensuite entre spécialistes et non chercheurs, préalable indispensable pour donner vie et chair à une objectivation de notre milieu et des manières de conduire collectivement la recherche en science sociale autour de la domination et des classes sociales. Pour ce faire, ce séminaire a aussi été conçu comme un lieu d’auto-analyse du milieu professionnel, de cet espace à mi-chemin entre le social et la science du social. Ce qui signifiait que l’on se prenne pour objet, le résultat de ce travail étant proposé aujourd’hui au lecteur qui découvrira plusieurs articles de fond sur la relation entre le « chercheur » et « le pauvre ». En effet, les questions globales sur les inégalités de distribution du capital traversent l’expérience ethnographique elle-même, sorte d’analyseur des violences et des ajustements qui les jalonnent. Les débats ont ainsi été l’occasion, pour chacun, de parler des souffrances endurées sur le terrain, des adaptations peaufinées, du rapport aux informateurs, des limites à l’investigation. Plus globalement, il a été question de réfléchir au cadre de la recherche, à la commande sociale mais aussi aux malaises dans l’accès au terrain (distance sociale, passage par des associations) tout comme aux négociations et, in fine, aux voies de commune humanité qui parfois, autorisent de longues relations de confiance entre enquêteur et enquêté ; la communication de P. Bourgois opérant, une fois encore, comme balise. Nous avons conscience que, loin d’être parfaits, les résultats de ces échanges en séminaire et du travail ultérieur avec les auteurs procèdent davantage d’une invitation à la socioanalyse en continu sans cesse réactivée par la problématique du rapport du chercheur à une population marginalisée mais aussi rebelle.
Trois grands thèmes traversent l’ensemble des contributions rassemblées dans cet ouvrage
Contre l’exclusion : mondialisation et homogénéité
Ce livre collectif explore les mondes paupérisés en se proposant de sortir du cadre français pour mieux le penser à nouveau. Il questionne la porosité des concepts scientifiques immergés dans la demande sociale et soumis aux catégories de l’action publique [5] en invitant à un dépassement par la recherche internationale. Ce faisant, en retour, il contribue à un meilleur dévoilement des formes locales de collusion des chercheurs avec de multiples instances de pouvoir (expertises, appels d’offres, commandes spéciales, budgets spécifiques accordés à un laboratoire, médailles, rôles institutionnels…). En déconstruisant les multiples désignations utilisées à l’heure actuelle (« délinquant », « SDF », « toxicomanes », « jeunes des banlieues », « sans-papiers »…), en mettant à jour les catégories d’action publique qui envahissent le champ scientifique, on se donne les moyens de bonifier les analyses monographiques qui se répondent les unes les autres. Avec quelques repères sur la structure et les politiques de domination, les différents cadrages localisés prennent toute leur valeur. Les auteurs offrent le panorama de figures multiples de déclassement ou de rejet traversées par des forces identiques et caractérisées par des circulations d’une position à une autre (Wacquant 2007) dans l’espace des possibles sous-prolétaires, comme l’appuient actuellement les démarches de chercheurs pourtant spécialisés sur un groupe « ethnique », P. Bourgois (sur les « Portoricains »), D. Dohan (sur les « Mexicains ») ou L. Wacquant (sur les « Afro-Américains »). Dans ce cadre élargi de la mondialisation capitaliste, de la démission des États démocratiques, et des pratiques néo-coloniales ou impérialistes, l’homogénéité des populations produites par un même système d’économie politique se dégage aussi, derrière la diversité des trajectoires de survie, des lignes de tension communes (emploi mal rémunéré, temps partiel, chômage, travail au noir qui s’ajoutent à l’exploita- tion traditionnelle et aux emplois dangereux) d’où émergent des tactiques de mobilisation comparables contre le dépérissement matériel et l’usure psychique. Par la force de l’approche ethnographique et de l’auto-analyse réflexive des chercheurs, sont données à voir finement les propriétés communes qui les réunissent tant dans les épreuves permanentes des violences administrées – ségrégations territoriales, pénalisations, disqualifications, chômage et précarisations - que dans les manières d’y faire face au jour le jour.
Des violences sociales aux violences sur le terrain : le corps du chercheur comme analyseur des relations de classe et de conflits d’instrumentalisation réciproques
La seconde idée-force qui traverse les contributions renvoie à une réflexion épistémologique classique sur les terrains ethnographiques souvent difficiles et les outils méthodologiques mobilisés pour y faire face. Certains d’entre eux, encore peu explorés, démultiplient les manières de retisser un lien scientifique avec des acteurs qui se méfient du lien dominant qui les a défaits sans qu’ils puissent s’en extraire. En liant l’approche ethnographique aux effets de ces mécanismes structuraux, il est possible de mieux appréhender les résistances des sous-prolétaires à l’égard d’un chercheur à propos duquel il est montré – par ce regard du dominé profondément déstabilisant – qu’il demeure un agent pour une part issu du monde dominant, ne serait-ce que par les retombées espérées de ses travaux dans le champ académique pour ne pas dire médiatique. Les auteurs ont aussi pour ambition de se questionner intimement en objectivant les postures qu’ils mobilisent lorsqu’ils sont eux-mêmes affrontés à des violences sociales souvent extrêmes s’exprimant à travers le corps du dominé. En interrogeant leurs adaptations pour mesurer les violences que subissent ces groupes par ailleurs réactifs, ce que d’aucuns appellent les « terrains difficiles », ils explorent de nouvelles dimensions du « faire face » mais aussi du « faire ensemble ». En ayant conscience du double écueil du légitimisme (avec sa pente misérabiliste) et du relativisme (avec son versant populiste), les auteurs parviennent à montrer, notamment à travers leur propre implication physique sur le terrain, les formes de résistance et d’adaptation que ces populations déploient contre eux et tout autour d’elles. En effet, le corps du chercheur vérifie expérimentalement cette distance au monde « normé » qui appelle simultanément et variablement démissions et agressions, dissidences et confrontations. Malmené et mis à distance ou, inversement, manipulé et pressuré dans des relations de marchandage, le chercheur du « monde ordinaire » fait l’expérience des ripostes mais aussi des expertises des sous-prolétaires [6]. Rabaissé au statut de « flic », « d’indic » ou instrumentalisé comme capital à détourner pour en extraire des ressources, le corps du chercheur éprouve directement les lois sociales à travers les tensions, les rapports de force, autrement dit, ces énergies qu’évoquait Bourdieu dans le Sens pratique ; physique sociale qui prend la forme de lignes à haute tension dans les échanges déshumanisés mais aussi réhumanisés qu’instaurent à charge et à décharge les enquêtés et les enquêteurs entre eux. L’ethnographie est aussi un sport de combat qui doit autant que faire se peut neutraliser les jeux de domination (le sociologue blanc toléré parmi les sous-prolétaires noirs ou roms par exemple) tout en parvenant à inscrire la logique de prélèvement des données au coeur d’un monde de vie en urgence où ce qui compte est avant tout le prélèvement des ressources de la survie. Quand ils s’approchent des mondes des parias sociaux, les chercheurs sont toujours fortement décalés, pouvant représenter une menace ou être à côté de la plaque, et bien rarement utiles. C’est peutêtre la raison pour laquelle un certain nombre d’entre eux préfèrent l’expertise ou les politiques publiques, le quantitativisme statistique (si présent chez les économistes souvent conseillers politiques) où la pensée à distance des pauvres incarnée dans la seule analyse simmellienne des dépendances sociales. Quand d’autres s’inscrivent dans une longue durée avec leurs « informateurs » devenus amis « à la vie à la mort », attitude qui n’a pas d’équivalent dans les autres objets de science sociale. C’est dire que tout l’ouvrage est traversé par des questions à la fois scientifiques et éthiques ou, mieux, par une problématique d’une science éthique contrebalançant les effets non éthiques de la domination sociale à l’encontre de personnes disqualifiées et humiliées. De même, le choix des méthodes d’approche de la population et de gestion de la relation d’enquête dans la durée recoupe directement l’articulation entre science et éthique.
Violences macrosociales et violences endogènes : domination, résistances et prédations
Le troisième enjeu de ce livre est, toujours dans le sillage des travaux de Philippe Bourgois (2001 ; 2009) et de L. Wacquant (1992, 2002), d’oser étudier les mondes sous-prolétaires en rendant compte des mécanismes d’intériorisation et de contestations partielles des violences sociales, lesquels libèrent des passages à l’acte complexes, depuis les « conduites à risques » jusqu’aux pratiques de prédation spécifiques qui gouvernent aussi bien les relations internes entre opprimés (par exemple l’intimate apartheid dans l’hyperghetto américain) que celles s’insinuant entre les opprimés et leurs défenseurs (notamment les militants). Questionner les mondes dits de la « marginalité », c’est mettre en avant les effets de dominations qui traversent ainsi les trajectoires sous-prolétaires bien que la complexité des marginalités réside aussi dans cette « autonomie relative » de la superstructure dispositionnelle des dominés nécessairement en résistance ; mais le plus souvent en résistances individuelles ou de microgroupes, lesquelles ouvrent la voie logique du va-tout dans un spectre qui oscille entre la fuite (routards, repli dans le sport de combat ou la religion, jeux de hasard) et les prises forcées sur les pairs (dont les femmes sont généralement les premières victimes : Bourgois 2001 ; Freedman & Valluy 2007). En analysant les propriétés spécifiques de ce travail permanent d’autonomisation au quotidien, notamment dans les multiples traductions que le corps (capital physique ou guerrier, tactiques d’invisibilisation dans l’espace public, (auto-) exploitation sexuelle) opère dans cet espace de menaces permanentes face auxquelles survivre c’est réagir, il est possible d’échapper au risque de la pornographie (étalage exotique de l’altérité) tout comme à celui de l’abstraction misérabiliste à distance des « variables » du non-pouvoir [7]. Dans le champ généralisé de ces violences matérielles et symboliques, dans lequel survivent péniblement ces acteurs, il est alors possible de rendre compte de la manière dont ils en font usage pour eux-mêmes, contre euxmêmes ou contre leurs pairs, au travers de ces éveils provoqués et ambivalents du lumpen confronté à des situations qu’il ne faut pas hésiter à qualifier d’extrêmes et par rapport auxquelles ils adoptent aussi parfois des adaptations extrêmes.
Bibliographie
Bec C., 1998, L’assistance en démocratie, Paris, Belin.
Bourdieu P., 1962, « Les sous-prolétaires algériens », Temps modernes (12) n° 199, p. 1030-1051.
Bourdieu P., 1993, La misère du monde, Paris, Seuil.
Bourdieu P., 1997, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil.
Bourgois P, 2001, En quête de respect. Le crack à New York, Paris, Seuil.
Bourgois P. & Schonberg D., 2009, Righteous Dopefiend, Berkeley & Los Angeles, University of California Press.
Bruneteaux P., 1999, Nouvelles figures du sous-prolétariat, Paris, L’Harmattan.
Bruneteaux P., 2004, La rue : rêves et réalités, Paris, Le Temps des cerises.
Carré J., 2000, Les visiteurs du pauvre. Anthologie d’enquêtes britanniques sur la pauvreté urbaine, Paris, Karthala.
Chauvaud F. (dir), 2007, Histoire de la souffrance sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Donzelot J., 1985, L’invention du social, Paris, Fayard.
Freedman J. & Valluy J. (dir.), 2007, Persécutions des femmes. Savoirs, mobilisations et protections, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant.
Gaboriau P. & Terrolle D., 2003, Ethnologie des sans-logis. Étude d’une forme de domination sociale, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales ».
Gaboriau P. & Terrolle D., 2007, SDF. Crit,ique du prêt-à-penser, Toulouse, Privat.
Joubert M. & Louzoun C., 2006, Répondre à la souffrance sociale, Paris, Erès.
Lenoir R. (dir.), 1997, « Le social en questions », Sociétés et représentations, n° 5, Paris, CREDHESS, décembre.
Lyon-Callo V., 2000, « Medicalizing homelessness : the production of selfblame and self-governing within homeless shelters ». Medical Anthropology Quarterly, 14:1-18.
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Sauvadet T., 2006, Le capital guerrier. Concurrence et solidarité entre jeunes de cité, Paris, Armand Colin, coll. « Sociétales ».
Thomas H., 1997, La production des exclus, Paris, PUF.
NOTES
[1] Issu des meilleures contributions – retravaillées sur plusieurs années – d’un séminaire organisé par le Laboratoire d’anthropologie urbaine (CNRS) et le Centre européen de sociologie et de science politique (université Paris1/CNRS). Le présent ouvrage est le fruit d’un travail qui a été mené pendant presque trois ans afin de poursuivre l’échange critique en vue d’une publication rigoureuse. Intitulé « Zones frontières, dire l’impossible sur la pauvreté ? », il avait pour double vocation d’offrir un lieu de restitution à des enquêtes de terrain et de cadre transversal d’échanges critiques interdisciplinaires sur les concepts, méthodes et théories se rapportant aux questions de « pauvreté ». Dans cet esprit à la fois scientifique et polémique, nous avons délibérément invité des sociologues organiques d’institutions publiques ou privées qui se targuent de faire travailler des « sociologues ». Au vu de la déconstruction in situ des résultats et démarches de ces experts orientés (souvent au travers de débats houleux), il est apparu clairement qu’aucun ne pouvait prétendre apparaître dans une publication scientifique.
[2] Les développements qui suivent reviennent sur l’usage de cette catégorie encore très fréquemment utilisée dans la sociologie jusqu’à la fin des années 1970. Par ailleurs, les historiens du xixe siècle recourent encore majoritairement à ce terme. (Robert et Tartakowsky 1999). Aujourd’hui, ce concept positionne les recherches critiques d’un P. Bourgois ou d’un L. Wacquant dans la lignée des travaux de P. Bourdieu. (Bourdieu 1962, 1993, 1997).
[3] Se reporter au chapitre préliminaire. Le parti de se cantonner à ce qui engage un regard intéressé de « l’État » est une manière subtile de proposer une sociologie appliquée : en renonçant au travail de coupure avec la vision qu’à « l’État » (dépendance des plus faibles versus la corruption et le pillage des fonds publics, assistanat des dominés et rarement celle des dominants), les sociologues de « l’assistanat » participent d’emblée à un ajustement fondamental avec la posture la plus fréquente au sein des élites de l’État : celle qui consiste à penser que ce sont les autres qui posent problème.
[4] Si le soupçon attaché à la production d’une liste de faits précis pouvait ne pas être pris pour un récit du malheur, il aurait été instructif de rapporter des pratiques de censures bien réelles dans le champ scientifique ou à ses marges (colloques initiés par des organismes de recherche de ministères, médias, soutenances de thèses) attestant d’un travail constant de marginalisation des approches critiques.
[5] Ce qui signifie très concrètement que l’indicateur le plus fiable permettant de repérer la science sociale organique, affiliée au sens commun dominant, consiste à retrouver ceux qui parlent sans cesse de « l’hétérogénéité » de la population sous-prolétaire. Étant entendu que l’examen de la diversité des trajectoires n’a jamais équivalu au renoncement de la pensée sociologique en termes de groupes et de fractions de groupe à l’intérieur de classes sociales. Ainsi, déclarer que les SDF sont très différents des prostitués ou des jeunes des cités ou même, parmi les SDF, soutenir encore que les anciens ouvriers sont très différents des anciens légionnaires ou des jeunes n’ayant jamais travaillé ou sortant du « quart monde », c’est d’entrée de jeu abdiquer la capacité à repérer leur groupe originel d’appartenance, les dispositions héritées qu’ils peuvent ainsi avoir en commun et les fréquentes circulations d’une étiquette à une autre, ce que les monographies rassemblées ici dévoilent clairement.
[6] Dont l’éventail des capacités de mobilisation de la force physique n’est pas une des moindres. Sur la diversité des investissements sociaux autour de la boxe dans un quartier de l’hyperghetto du South Side de Chicago (Wacquant 2002). Lire aussi T. Sauvadet pour les cités françaises (2006).
[7] Dont la caricature est représentée par les pseudo travaux des économistes de la pauvreté et leurs apories sur les seuils de pauvreté ou les indicateurs à rallonge de la pauvreté.