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Livres choisis

Recueil Alexandries

< 29/80 >

Nicole Caligaris
Eric Pessan

Il me sera difficile de venir te voir

Correspondances littéraires sur les conséquences de la politique français d’immigration

présentation de l'éditeur

Il me sera difficile de venir te voir - Correspondances littéraires sur les conséquences de la politique français d’immigration , Vents d’ailleurs, 2008, 256 p.

Parution : oct. 2008 - Éditeur : Vents d’ailleurs - Reliure : Broché - Description : 256 pages, 14 x 20,5 cm - ISBN : 978-2-911412-56-1 - Prix : 14 € - Les droits d’auteurs sont versés au Réseau éducation sans frontières

Mots clefs

PRESENTATION

Auteurs :

Jean-Baptiste Adjibi, Kangni Alem, Gustave Akakpo, Arno Bertina, François Bon, Nicole Caligaris, Patrick Chatelier, Sonia Chiambretto, Marie Cosnay, Mourad Djebel, Abdelkader Djemai, Eugène Ébodé, Christophe Fourvel, Brigitte Giraud, Mohamed Hmoudane, Driss Jaydane, Pierre Le Pillouër, Claude Mouchard, Pierre Ménard, Samira Negrouche, Nimrod, Éric Pessan, Nathalie Quintane, Raharimanana, Aristide Tarnagda, Sayouba Traoré


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On est contre, on se le dit, on se le répète.
On en parle, on s’emporte, on s’émeut, on conteste : on ne peut pas laisser faire.
On scrute l’avenir.
On se dit, alors??
On est toujours là, on veut le débat, on se le redit, on refuse de s’installer dans l’attente.
On se dit, quoi?!
On parle, on discourt, on s’indigne, on proteste.
On se dit, alors, quoi : on est écrivain, on va écrire…
… un message : «?Alors, on fait quoi???»
C’est le début des Correspondances.

Né d’une initiative lancée par deux auteurs, Nicole Caligaris et Éric Pessan, à l’automne 2007, en réaction à la politique d’immigration pratiquée en France, ce recueil présente treize correspondances littéraires entre auteurs d’horizons et d’origines divers.

Appel lancé en septembre 2007

« Décès en nombre de migrants clandestins, contrôles d’identité au faciès, ­arrestations de personnes qui n’ont pas commis d’autre délit que de résider en France sans permis de séjour, rétention administrative, embarquements de force dans les avions – fût-ce au prix de la vie des personnes –, rafles dans les rues, sur les lieux de travail et, désormais, interpellations au domicile des gens, avec la ­terrible ­conséquence de provoquer des réactions de panique et de tragiques ­accidents : chaque jour, en France, nous regardons notre pays dans le miroir que lui tend l’actualité, chaque jour, le reflet est plus difficile à contempler. Non seulement nous sommes scandalisés et terrifiés par le sort que notre gouvernement, que notre ­justice réservent aux immigrants sans visa mais nous voyons aussi, dans l’escalade de la répression menée et des violences qui l’accompagnent, une grave régression de notre république.

Écrivains français, nous avons publié des textes individuels et des textes collectifs où s’exprime notre indignation, nous avons encore confiance dans le pouvoir des mots et nous avons l’intention de continuer, de ne pas cesser d’écrire que nous ne sommes pas indifférents à ces situations, à ces décès. Nous refusons de les accepter comme des dommages inévitables et de peu d’importance : nous les considérons, au contraire, comme des violences intolérables et les effets d’une politique dont nous n’avons pas fini de déplorer l’inconséquence.

Écrivains africains, maghrébins, caraïbes, à présent que notre chef d’État s’efforce d’expliquer ses vues sur l’«?homme africain?» (Dakar, 26?juillet 2007), nous trouvons urgent d’associer votre vision à la nôtre et de faire connaître votre sentiment sur les conséquences de la politique d’immigration menée en France et en Europe.

Écrivains français et écrivains africains, maghrébins, caraïbes, nous vous proposons de participer à un dialogue autour de ces questions, avec la conviction que, de ce dialogue, naîtront un éclairage, des concepts et des idées.

Notre but est de provoquer puis de réunir et publier des correspondances ­littéraires à partir de cette question : Comment voyez-vous les conséquences de la politique de l’immigration en France?

Voici ce que nous avons imaginé :

nous nous chargeons de lister celles et ceux qui sont prêts à s’engager dans cette discussion et de mettre en contact, par courrier électronique, deux correspondants tirés au sort.

Ensuite, chaque binôme aura jusqu’à mi-janvier pour nous transmettre la ­version publiable de sa correspondance.

PREFACE


© Vents d’ailleurs/Ici&Ailleurs, 2008

HAUT DE PAGE

En 1975, les exilés du Cambodge arrivaient en France. Embauches, scolarité, logement : leur vie d’étrangers n’était certainement pas facile mais il n’a pas été question de leur interdire l’accès au territoire français, de les poursuivre, de les enfermer, de les chasser. C’était il y a trente-trois ans, trente ans après la Seconde Guerre mondiale. Les politiques restrictives en matière d’immigration débutaient, pourtant l’idée que des milliers de migrants soient réduits aux coups, aux humiliations intentionnelles, aux privations, réduits au pire de la clandestinité par la fermeture des frontières européennes, cette idée n’était pas tolérable.

Pas plus tolérable l’idée que, par milliers, des migrants puissent trouver la mort dans des voyages hautement incertains dont le refoulement serait l’issue annoncée.

En 1980, l’adoption de la loi qui fait du séjour irrégulier un motif d’expulsion est suivie d’une marche nationale. En 1986, des charters rapatriant quelques centaines d’étrangers poussent 15 000 manifestants dans les rues de Paris.

Intolérable encore l’idée que des personnes – qui n’ont commis aucun délit vis-à-vis de la loi et n’en sont même pas soupçonnées – se trouvent saisies par la police, séparées des leurs, qu’elles soient privées de liberté, déplacées, regroupées dans des centres d’enfermement, isolées sur des bateaux comme cela se pratique aux Pays-Bas, isolées dans la forêt comme cela se pratique en Pologne, isolées, y compris les enfants, quelle que soit la méthode, de la société régulière, soumises encore à des humiliations, privées de la possibilité de faire entendre leur voix, pour une durée qui pourra désormais légalement aller jusqu’à dix-huit mois selon la toute récente loi européenne.

Que la police se voie imposer par le ministère des objectifs àremplir en nombre d’interpellations, que ces objectifs poussent les forces de police à pratiquer des contrôles d’identité ciblés sur certaines nationalités dont l’État d’origine autorise avec largesse les retours contraints, que ces objectifs poussent les forces de police à pratiquer les contrôles sélectifs, selon l’aspect des passants, des contrôles répétitifs dans certains quartiers et non dans d’autres, à pratiquer des interpellations massives que d’aucuns s’obstinent à nommer « rafles », et, pour ce faire, que la police se trouve tentée de piéger la justice en abusant les magistrats afin d’obtenir les autorisations que la loi exige : il y a dix ans, nous n’envisagions pas encore sérieusement de le voir en France.

Qu’en France des étrangers se défenestrent à l’arrivée de la police, que la police se fasse accompagner par les pompiers pour prévenir l’issue tragique de ces paniques, toute cette farce épouvantable, cela non plus, nous n’aurions pas pensé le voir. Désormais c’est non seulement la réalité mais la banalité de cette première décennie du xxie siècle. La presse en donne des nouvelles régulières, le ministre français responsable de cet état de fait se félicite publiquement de la réussite de son action, de l’efficacité de son ministère, annonçant son score de personnes expulsées par la force avec une fierté dont nous aurons à rougir pour longtemps.

L’odieux est insidieux, nous le savons, il ne vient pas par catastrophe, il se glisse dans le quotidien un pas après l’autre et c’est comme ça qu’il fait adopter le pire, avec un grand hélas, comme si c’était inévitable.

Pour trop connaître cette saleté de mécanique du pied dans la porte, qui, de silences en consentements, désamorce le scandale de tout effet scandaleux, nous ne renoncerons pas à dire notre refus de cette politique qui nous est présentée comme une fatalité par ses auteurs, dont il n’est pas bien malin de dénoncer l’inefficacité lamentable ni bien sorcier de prévoir quelles conséquences à brève échéance, quelles terreurs déjà à l’oeuvre, quels redoutables chocs en retour nourrissent sa méprisante violence, pratiquée avec les pincettes de la disculpation confortable. C’est que l’Europe sous-traite, à présent, au Maroc, à la Libye, à l’Algérie, aux voisins rendus souples par quelque commerce en cours, ses camps de rétention et de rejet des migrants indésirables.

« À un certain moment, écrit Maurice Blanchot (1), face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser. Le refus est absolu, catégorique. Il ne discute pas, ni ne fait entendre ses raisons. Quoiqu’il reste silencieux et solitaire, même lorsqu’il s’affirme, comme il le faut, au grand jour. Les hommes qui refusent et qui sont liés par la force du refus, savent qu’ils ne sont pas encore ensemble. Le temps de l’affirmation commune leur a précisément été enlevé. Ce qui leur reste, c’est l’irréductible refus, l’amitié de ce Non certain, inébranlable, rigoureux, qui les rend unis et solidaires. »

C’est à cette formule, « l’amitié de ce Non certain » que tient toute la justification de ce livre.

Et c’est en littéraires que nous prononçons ici notre refus.

Nous n’avons pas la naïveté de croire que des textes changeront le monde ou exerceront la moindre influence sur les managers qui gouvernent, non, nous tenons simplement à l’existence de ce nolo, je ne veux pas.

Seulement, nous y tenons comme à la prunelle de nos yeux.

Convaincus qu’écrire c’est faire – ce qu’un texte dit est le prétexte de ce qu’il fait en tant que texte, et qui lui donne son esprit et sa consistance –, nous avons voulu rendre poreux les murs de la citadelle, les rendre, à quelque chose d’improbable, pénétrables : nous avons voulu provoquer des rencontres. En octobre dernier, nous avons envoyé un courriel à une quarantaine d’écrivains pour leur demander d’entreprendre une correspondance, nous leur proposions également de travailler dans l’urgence : chaque binôme disposait de deux mois.

Ce recueil se tient sur le seuil du « nous ». Chaque auteur n’y écrit qu’en son nom, le tout ne fait pas un collectif mais une assemblée d’écrivains de provenances, d’affinités et de sensibilités littéraires différentes, réunis par les hasards des chaînes amicales et les contraintes d’une absence de budget qui écartait d’emblée le recours aux traductions. Il s’agissait de s’écrire, entre correspondants, pour la plupart inconnus l’un à l’autre, tirés au sort dans deux listes établies, comme à la douane, selon l’émetteur du passeport : celle des écrivains de nationalité française et celle des écrivains d’une autre nationalité. Position, de l’aveu de tous, difficile.

Ces échanges ont coûté un travail plus épineux que prévu.

Cependant nos difficultés ne font pas notre communauté. Si, pour certains d’entre nous, ces deux catégories représentent la condition stimulante d’un dialogue des points de vue, elles restent pour d’autres la reproduction de l’enfermement et des rôles stéréotypés, qui rendent plus difficile encore le travail d’écriture. Nous sommes entrés, avec ces textes, à l’intérieur de notre embarras vis-à-vis de ces questions ; nous avons, pour certains d’entre nous, écrit non pas malgré mais avec nos scrupules : depuis le doute, depuis notre sentiment d’impuissance politique et nos questions sur la portée de la littérature.

L’ensemble n’a pas été travaillé dans la perspective de livrer un objet abouti, lissé, homogène, autrement dit : fini. Ce recueil n’est pas fini et c’est dans cet état que nous souhaitons le donner à lire, comme le journal à plusieurs voix d’un temps qui commence.

Nicole Caligaris & Éric Pessan

(1) Dans "Le refus", pour la revue {14 Juillet}, n° 2, 25 octobre 1958, revue créée à l’initiative de Dionys Mascolo et Jean Schuster, contre le retour autoritaire du général De Gaulle au pouvoir, à la suite de l’insurrection des généraux d’Alger, le 13 mai 1958.

Correspondance de Samira Negrouche & Nicole Caligaris

(reproduit ici avec l’aimable autorisation des auteurs et de l’éditeur)
© Vents d’ailleurs/Ici&Ailleurs, 2008

HAUT DE PAGE

Samira Negrouche
Poète, écrivain francophone née à Alger, Samira Negrouche est l’auteure de plusieurs recueils de poésie dont L’opéra cosmique (2003), Iridienne (2005) ou Cabinet secret (2007). Elle est également traductrice de poésie arabe et médecin. Son prochain livre Le dernier diabolo sera publié début 2009 aux Éditions Chèvre feuille étoilé.

Nicole Caligaris
Née en 1959, en France, vit à Paris. Derniers titres parus : L’Os du doute (Verticales, 2006), Medium is mess (Inventaire/Invention, 2007), Okosténie (Verticales, 2008), Les Hommes signes (Abstème & Bobance, 2008), site personnel : pointn.free.fr.



De : samira_negrouche
Objet : RE : Fwd : un contact
Date : 7 novembre 2007 00:54:17 GMT+01:00
À : caligaris

Chère Nicole Caligaris,
Bien que je me sois un peu intéressée aux questions de l’immigration en France, je ne pense pas en être informée de façon assez juste ni même avoir le recul nécessaire à la réflexion.
Voyez-vous, je vis dans un pays où la grande injustice vous entoure à chaque coin de rue, les gens essayent de s’en sortir à tout prix; à la limite, la pire insulte est celle qu’ils subissent chez eux, ils sont capables d’accepter l’inacceptable ailleurs dans l’espoir d’une hypothétique dignité future.
Alors ! la politique de l’immigration en France, au Canada ou ailleurs… le problème est avant tout chez nous.
[…]



De : caligaris
Objet : Rép : RE : Fwd : un contact
Date : 7 novembre 2007 20:05:20 GMT+01:00
À : samira_negrouche

Bonsoir,
Je regrette beaucoup que vous ne puissiez pas participer à ces échanges, je trouve dans votre réponse bien des remarques qui suscitent mon intérêt :
la pire
insulte est celle qu’ils subissent chez eux, ils sont
capables d’accepter l’inacceptable ailleurs dans
l’espoir d’une hypothétique dignité future.
Vous placez l’exil en rapport avec l’humiliation subie, aspect complètement occulté ici par le mobile économique, et je vous assure que ce terme de « dignité » que vous employez fait son effet aux oreilles de la Française que je suis, baignée dans un vocabulaire politique et journalistique d’une tout autre teneur*. C’est exactement ce que nous espérons de ces correspondances : que le lexique des uns vienne questionner celui des autres.

* Par exemple, je lis aujourd’hui dans deux toutes petites brèves que, pendant que les parlementaires européens s’apprêtent à voter une loi allongeant la durée légale de rétention d’un étranger sans titre de séjour jusqu’à dix-huit mois (!), un responsable du gouvernement roumain envisage d’acheter à l’Égypte une parcelle de désert pour y « mettre, dit-il en direct à la télévision, tous ceux qui nuisent à notre image » (= les Roms).



De : samira_negrouche
Objet : Rép : RE : Fwd : un contact
Date : 8 novembre 2007 20:58:42 GMT+01:00
À : caligaris

Bonsoir Nicole,
À vous lire, j’aurais honte de ne pas reconsidérer la question, je sens qu’il faut aller au-delà de mes « raisons ».
Je tenterai de correspondre avec l’auteur de votre choix dès le début du mois de décembre si cela vous convient.
[…]
Les Roumains veulent donc être plus royalistes que le roi en donnant des gages d’inflexibilité envers les races inférieures ! Classique.
Vous seriez étonnée de voir de quelle façon sont traités les Noirs africains et plus récemment les Asiatiques en Algérie… une pure ignominie, la misère et le manque de considération appellent à cette haine.

----- Original Message -----
From : Nicole Caligaris
To : samira_negrouche
Sent : Tuesday, December 04, 2007 1:29 AM
Subject : correspondance

Chère Samira,

C’est le jour de la visite de notre président au vôtre : grands fifrelins médiatiques, chez nous, pour accompagner l’éminent cortège des patrons en costard. Je vois dans ce cortège du business l’hallucinante concordance des illusions : d’un côté la farce puante du « lobby juif » est lancée aux médias pour signifier la compromission du chef de l’État français avec les milieux d’affaires, symétriquement, pour sa première visite dans un pays qui partage avec la France une histoire proche et douloureuse, le chef de l’État français se fait accompagner d’hommes d’affaires. Stupéfiante naïveté de ces dirigeants qui imaginent pouvoir jouer sur une table rase.

Le mépris des hommes se double d’une foi dans la représentation. Il ne s’agit pas de parler, aucune vertu n’est prêtée au texte, aucune pensée n’est attribuée à la construction d’un propos, il s’agit de montrer. Prendre la parole est une action suffisamment représentative pour la dispenser de tout contenu. Voilà comment Nicolas Sarkozy a tenu à Dakar un discours d’une bêtise confondante et voilà comment les étrangers sans titre de séjour sont pensés en objectifs chiffrés donnés par le ministère aux préfets : les expulsés sont eux-mêmes le message, c’est le nombre des échecs qui doit dissuader leurs successeurs.


Les conséquences sont immédiates sur l’idée que l’on se fait des libertés dans un État républicain comme le nôtre.

Voici ce que m’écrit Sonia Chiambretto, l’une des auteurs de notre recueil de correspondances :

Jeudi alors que j’étais sur le quai pour prendre le train Paris-Tours, j’ai été témoin d’une rafle dans le train à quai et pas une petite rafle ! J’y pense sans cesse depuis.

Ces saloperies de contrôles massifs pratiqués au faciès sont devenus quotidiens à Paris. Des associations réagissent comme elles peuvent mais ça ne change pas grand-chose au fait que des personnes sont arrêtées par la police pour n’avoir pas le bon papier dans leur portefeuille et pour cette raison seulement. Et que des bébés soient laissés dans la nature après la saisie des parents n’inquiète en rien les forces de l’ordre. La majorité des citoyens français ne se scandalise pas très activement de ce qui devrait, qui aurait depuis longtemps dû faire bondir.

L’État français rend la vie de milliers de gens impossible en les maintenant dans une clandestinité qui les place à la merci des pires trafiquants de boulot, de logement, plus largement, qui les place à la merci des profiteurs occasionnels de cette survie en marge : médecins, avocats qui font payer des fortunes un service. Et tout ça passe, la conscience sauve, dans la complexité du dispositif qui tantôt accepte tantôt rejette les dossiers, avec la conviction sous-jacente qu’immigrer en France est une faute quand on n’en a pas obtenu la permission.

Et je reviens à Saint-John Perse, qui souffle sur la bibliothèque un sacré courant d’air : « S’en aller, s’en aller, parole de vivant ! » (Vents)
Je suis frappée de ce que tu me dis de l’Algérie. Je vois que les horizons y échouent à s’ouvrir, que les espoirs s’y réduisent, je vois un pays très sombre, dans ce que tu en dis, et je vois aussi, dans ton énergie, ta façon d’en parler frontalement, une force de caractère qui est une leçon.

Je me demande ce qui fait rester quelqu’un, ce qui le fait partir. J’ai le sentiment que ce n’est pas seulement une décision personnelle, que c’est une forme de décision collective, qui s’inscrit dans un mouvement plus large que le moment d’une vie, dans une histoire. Parallèlement, j’ai le sentiment que les éléments rationnels, comme la nécessité économique, ne comptent pas exclusivement dans la décision de partir. Je vois cette décision comme une nécessité d’un ordre supérieur, que le petit raisonnement, que le petit rationnement politique ne pourra pas venir entraver.

Les gens capables de traverser l’enfer dans l’espoir de trouver un horizon à eux quelque part, il me semble que l’enjeu de leur voyage est le nôtre aussi, nous, sédentaires. Que des gens aient le culot de vouloir échapper aux conditions assignées par la vie à leur existence me rend personnellement possible un peu plus, élargit mon espace symbolique. Il me semble que les sédentaires se ¬trouvent vivifiés du voyage des migrants. De leur fringale de réussir ici. De l’intensité perplexe de leur regard. Et aussi de leurs forces conflictuelles. Ces mouvements d’hommes font partie des lois de la planète, ils doivent être pensés dans ces termes, comme des lois aussi inéluctables que celles qui déterminent les climats et, sur ce point, notre pensée politique régresse. Ceux qui partent faire leur vie ailleurs que là où ils sont nés, pour un moment ou pour de bon, sont le lien vif entre des centres que tout porte à l’ignorance les uns des autres, aux superficielles, aux schématiques images.

Et je reviens à Saint-John Perse, pour deux lignes énigmatiques du « Poème à l’étrangère », (Exil) écrit aux États-Unis, en 1942, pendant l’occupation de la France par l’Allemagne nazie.

Or voici bien, à votre porte, laissés pour compte à l’Étrangère,
ces deux rails, ces deux rails — d’où venus ? — qui n’ont pas dit leur dernier mot.

J’aime cette musique à trois temps, cette musique d’avant Steve Reich, répétitive, chemin de fer, galop. Je trouve juste l’idée du compte, l’idée biblique du compte à rendre pour chaque talent déposé dans une paume protectrice ou supposée telle. Je vois ce compte comme celui de l’avenir.

Une autre loi que rien ne semble pouvoir changer, c’est celle qui fait naître le pire de la bêtise. Le pire est déjà en mer, dans les ¬barques qui se retournent et qui, pour quelques milliers de morts, ne changent rien à la politique de fermeture des frontières, comme si les deux phénomènes n’avaient aucune espèce de relation. Nous sommes dans la bêtise jusqu’au cou, et nous nous enfonçons, les gens maintenant se jettent par la fenêtre à l’approche des képis, cela ne change strictement rien à la politique des expulsions menée par objectifs, comme si ces deux phénomènes étaient sans aucune espèce de rapport.

ces deux rails – d’où venus ? – Je trouve extraordinaire la question de la provenance irrésolue, jamais résolue parce que transformée, parce que oubliée dans le voyage, et c’est toute la vitalité du migrant que de métamorphoser, de son propre chef, son origine, que d’en faire un espace flottant, que de s’en rendre, d’une certaine manière, l’auteur.

qui n’ont pas dit leur dernier mot.

Par-dessus tout, je trouve toute la force du franchissement des entraves dans ce dernier mot laissé à demain.

Peut-être pas exactement à demain mais à bientôt : j’ai hâte de connaître ton point de vue, de voir la tournure que tu vas donner à tout ça, sens-toi bien libre de partir là où est ton intérêt et d’ignorer le reste.

Amitiés
Nicole



From : Nicole Caligaris
To : samira_negrouche
Sent : Tuesday, December 11, 2007 12:07 PM
Subject : pensée

Salut chère Samira,
Avant de prendre mon avion, j’entends la nouvelle de cet effroyable attentat à Alger. Je suis effondrée de ce retour à la terreur ouverte.
Je pense bien à toi, j’espère que tu n’as pas eu le malheur d’être touchée, ni tes proches il doit y avoir une terrible angoisse chez vous.
Toute mon amitié
Nicole



From : samira_negrouche
Objet : Rép : pensée
Date : 11 décembre 2007 12:12:15 GMT+01:00
À : caligaris

Bonjour Nicole,
Effectivement, c’est beaucoup d’angoisse, on essaye de se joindre les uns les autres, les lignes de portables sont brouillées, on attend et on se dit que les victimes seront malheureusement vite oubliées.
[…]
Bon voyage et à très bientôt.
S



De : caligaris
Objet :
Date : 19 décembre 2007 15:15:21 GMT+01:00
À : samira_negrouche

Bonjour chère Samira,
Me voici de retour à Paris d’où je ne bouge plus.
Comment vas-tu ?
Je remarque que la presse française ne parle plus du tout des attentats d’Alger, quelques analyses à chaud mais depuis, plus rien.
D’après ton dernier courrier, c’est peut-être bien le même silence chez vous. Je me demande quelle est l’atmosphère à Alger.
[…]
À bientôt pour notre correspondance.
Je t’embrasse
Nicole



De : samira_negrouche
Objet : Rép : des nouvelles
Date : 25 décembre 2007 12:47:28 GMT+01:00
À : caligaris

Ma chère Nicole,
Je suis désolée de t’avoir inquiétée, j’ai dû effectivement me déplacer pour des obligations familiales de dernière minute mais ce n’est pas tout ; en fait, beaucoup trop d’événements sont survenus en peu de temps. Après le choc et les insomnies, il a fallu digérer tout ça et se réveiller à nouveau au bruit de la rue.
[…]
L’atmosphère à Alger tente de revenir à la normalité, ce qui n’est pas du tout gagné, contrairement aux attentats du 11 avril où les Algérois ont tenté d’oublier dès le lendemain et de sortir dans les rues ; cette fois, et sans jeux de mots, ils sont vraiment ¬terrorisés.
[…] Je ne serais pas étonnée qu’ils décident de rester chez eux tous les 11 de tous les mois à venir.
Le matin de l’Aïd, j’ai quitté Alger très tôt, avant qu’ils ne ¬sortent des mosquées, je ne voulais pas voir le sang couler dans les rues et rigoles de la ville, je trouve cela désastreux, à la campagne le rituel semblait bien plus naturel. En ville, un groupe d’artistes a essayé de faire appel pour que les gens allument des bougies à la pensée des morts du 11 décembre, à l’échelle d’une ville, ce n’était pas bien visible, mais nous l’avons fait.
[…]
Je t’embrasse
Samira





Le 25 déc. 07, à 12:39, samira negrouche a écrit :


Nicole,
Ils n’ont pas dit leur dernier mot, ceux qui dans la misère s’enchevêtrent et dans l’ignorance totale et méprisante de leurs dirigeants, ils n’ont pas dit leur dernier mot car l’horizon est plus fort que tout, l’être humain est un migrant perpétuel qui sait chercher l’herbe où elle se trouve, et la terre à défricher.
Sommes-nous condamnés à être d’un Sud qui ne donne aucun sens à nos vies ni à nos morts ?
Dans mon livre d’histoire de mes huit ou neuf ans, il y a cette fameuse photo de plusieurs hommes alignés, visages tournés vers un rideau de commerce baissé, bras croisés derrière le dos, manipulés énergiquement par des uniformes aux voix criantes, c’était pendant la guerre de libération, probablement pendant la fameuse grève de 1956 ; c’est à Paris, lors d’une magnifique soirée d’octobre 2006 que je revis cette même scène, ces mêmes silhouettes, dans le 11e, je chantais sur le trottoir d’en face au sortir d’un restaurant camerounais. Puis, le court-circuit, mon livre d’histoire à Paris, la ville des poètes contre la vie des hommes, contre mon Sud ?
Non, les livres d’histoire ne disent pas tout, mais la mémoire a une certaine capacité à venir de loin et à s’incruster dans le regard de nos aïeux puis de nos parents puis des nôtres sans que vraiment ne jaillissent les mots.
Ces regards-là, les mêmes que les miens, ceux de l’injustice et de la mer barbelée, ceux-là sont bien plus lourds que toutes les excuses des manigances politiques et des costumes de l’arrogance.
Je me pose encore la question de savoir si nous serons un jour indemnes des passions qui nous lient à ton pays, à ta ¬langue. ¬Comment parler du départ, du voyage et de l’immigration comme si je parlais d’une autre terre que la France, de ces visages qui ¬malgré leur violente absence sont jumelés à nos visages et aux empreintes de notre terre ?
Vois-tu, je crois que la situation est plus grave que tout simplement une masse humaine qui se déplace dans l’espace d’une autre masse humaine, l’équilibre des migrations a été largement bouleversé, c’est la nature qui reprend son droit puisque les puissances mondiales ont décidé d’ignorer leurs pollutions multiples. Pauvre citadelle Europe qui se protège de l’envahisseur !
En cela, je pense que tu as raison de dire que partir devient comme une décision collective, une sorte de synergie, de désir d’aller au-delà de l’injustice établie et de bousculer la sonnette d’alarme. L’homme va peut-être au-delà de l’instinct de survie en agissant ainsi, son parcours est de l’ordre du testament.
L’exemple en est ce jeune homme de dix-neuf ans, croisé sur la nationale ouest qui relie Alger à Oran. Je ralentis puis m’arrête au niveau de son étal d’artisanat car, dès qu’il m’a aperçue, il s’est mis à rire, à chanter et à jouer du bendir. Après quelques idées échangées, il me raconte son travail puis les forêts brûlées, la corruption de l’artisanat des routes, le prix du café et de l’huile, son rêve de faire du théâtre alors qu’il n’a jamais mis les pieds dans un théâtre. Il dit qu’il a des économies pour payer un passeur, il dit qu’il a 95 % de chances de mourir et, sur les 5 % restants, 95 % de chances de se faire attraper et expulser, et que malgré tout il préfère la mort de la brise marine à celle de l’enfer cuisant de son quotidien et de sa poussière asphyxiante. Il dit qu’il n’ira pas en France, que la France ne nous aime pas, il dit qu’il ira en Italie ou en Espagne et qu’il marchera dans des forêts vivantes.
Ces êtres ne cherchent pas le pain, je crois qu’ils feraient la révolution si elle était à refaire, ils ne cherchent pas tout ¬simplement à fréquenter les supermarchés et à acquérir du pouvoir d’achat, je pense qu’ils cherchent à oublier les injustices multiples qui n’en finissent pas de s’étaler dans le temps, je pense qu’ils cherchent de la dignité, ils veulent donner un sens à leur vie ou à leur mort, ils veulent être libres et anonymes dans leurs rêves.
Mes frères de toute l’Afrique ne viennent pas voler le pain de la bouche de l’Europe, ils viennent sauver ce qui reste de digne à sauver dans leur liberté d’exister et vous donneront le pain qui vous manque.
Combien de poètes ont rêvé de cette Méditerranée, terre d’accueil et de voyage, bassin qui du centre du monde s’étend jusqu’aux terres qui l’entourent, nous sommes les enfants dont cette mer a fabriqué les gènes. Nous sommes le même patrimoine de senteurs qui dépassent les passeports et les visas. Non, la Méditerranée ne sera pas le deuxième et le troisième rempart barbelé et électrifié à la face des libertés d’être et d’aller dans le vent, nos corps iront combler le bassin du dessèchement humanitaire, nous nous poserons les uns sur les autres et ferons la digue du regroupement génétique.
Par cela, je dis qu’il est dangereux de fermer la porte à tous ces testaments, de penser qu’on peut encore, à l’heure de l’Internet et des brassages culturels et communautaires en pays d’Occident, qu’on peut continuer à faire du commerce dans les pays de la faim, de la corruption, des dictatures et des pires injustices sans que cela ne creuse encore plus les déséquilibres et les sentiments de revanche. Le monde est un spectacle ouvert aux plus modestes des spectateurs et toutes les réactions sont à supposer.
Tu parles de ce sang, de cette énergie neuve qu’apportent ceux venus de l’ailleurs, de ce désir plus répandu de sédentarité que de voyage ; nous serions donc tous appelés à poser nos valises et à construire des villes. N’est-ce pas le désir de chaque peuple ? N’est-ce pas la persécution qui déplace les peuples ?
Quand je suis à un contrôle de police à l’aéroport d’Alger ou d’une ville française, je ne sais presque jamais qui va sortir un passeport algérien et qui va sortir un passeport français, rien parmi les signes visibles : le visage, la tenue ou la langue parlée ne permet de le deviner et quel que soit ce qu’on pense de cela, je me dis que cette réalité s’impose d’elle-même et ne fait qu’accentuer la violence des contrôles fondés sur une notion décalée de l’identité nationale de la France.
N’est-ce pas cette même violence par laquelle un immigrant ou un jeune étudiant algérien, qui se frottait il y a quelques dizaines d’années à la culture de Hugo puis de Sartre, se retrouve aujourd’hui recroquevillé entre le sentiment rapporté ou ressenti de racisme et celui défensif de retour aux sources de la culture orientalo-religieuse à la sauce banlieue francophone !
J’aimerais tant que revienne le souffle d’Albert Camus croisant Kateb Yacine à la rue de Tanger entre un plat de sardines grillées et un pétard bio, j’aimerais tant qu’avant que les chars n’entrent dans la demeure du soleil et de la mer, ils sachent que nous cheminons pieds nus sur les pavés de nos rois berbères et ceux souillés par les bulldozers et les plans de façades immobilières du tourisme à outrance. La maison de Camus et de nous autres regarde dans le vent et dans sa solitude d’indigène qui ravale ses larmes aux sons des bombes fabriquées par les mains qui se lavent les mains et les autres qui les regardent de biais et ne reconnaissent à la terre que les containers qui vont et viennent dans la nuit.
J’attends de t’entendre.
Amitiés
Samira



----- Original Message -----
From : Nicole Caligaris
To : samira negrouche
Sent : Saturday, December 29, 2007 5:49 PM
Subject : Re : correspondance

Samira,
Je sais qu’il faut toujours écouter le tambour.
Le joueur de bendir voit juste : la France ne vous aime pas.
La salle Algérie de la préfecture de police de Paris se trouve 36, rue des Morillons, 2e étage, un ticket te souhaite la bienvenue.
« Bienvenue à la Préfecture de Police, salle Algérie.
Vous serez appelé par le n°111. »
L’État français a placé sur son seuil un monstre avec un petit trou à l’arrière du crâne, par lequel on lui a sifflé le cerveau, des épaules d’une envergure de 15 cm, une gueule qui s’ouvre pour brailler et, au lieu de se fermer, qui claque. Derrière son comptoir de formica dont le plateau m’arrive exactement sous le pif, j’ai vu ce type regarder mes amis comme je voudrais pouvoir n’autoriser personne à porter les yeux sur quiconque. Mes amis, venus tenter une énième demande d’autorisation de séjour à l’État français. J’ai entendu ce type et toute la France qui n’entend pas bien a dû entendre ce type dire, tous les jours, 111 fois par jour, à mes amis : « Vous ne voulez pas comprendre : on ne veut pas de vous. »
Mes amis, depuis cinq ans dans la cave, la peau sans couleur. Des moisissures dans les poumons, mes amis. Il ne reste de mes amis que leurs quatre mains qui bossent quand personne ne regarde, qui tiennent comme elles peuvent ensemble, qui tâchent de tenir, qui tâchent de tenir leurs deux mômes nés à Paris au-dessus de la surface des égouts. Avec une seule idée en tête : ne pas retourner en Algérie.
Et c’est à André Hardellet que je pense : Horizon, piège toujours tendu sur un paysage simple.
Le piège, c’est que je croyais me trouver sur la question de l’espace, des mouvements géographiques des hommes et que ta lettre me fait comprendre que nous sommes sur la verticale du temps, que nous n’avons jamais quitté la question de l’histoire. Tu me fais comprendre que le lien n’est pas établi entre deux centres, entre deux peuples, par l’exil et les circulations des migrants, mais que ce lien existe d’abord sur la verticale de l’histoire, que le départ, que la destination choisie est une réponse à ce lien, un consentement ou une rupture.
La France est un pays de 15 cm d’envergure qui a fait passer son histoire par le tout petit trou pratiqué à l’arrière de son crâne. Le piège, c’est que le yo-yo de notre imaginaire patine sur la verticale du temps. La France reste le pays de la ligne Maginot : une vision de retard. Je la verrais bien portée en emblème sur le blanc du drapeau, cette ligne de fortifications construite à frais considérables sur le front de 14-18, dix ans après 14-18, avec son slogan qui n’a pas pris d’âge : « On ne passe pas. » Dommage que les conséquences du fiasco de 40, comme les conséquences de la forteresse immatérielle que nous avons l’illusion de monter aujourd’hui, nous fassent passer le rire de travers. C’est à cause de ce sens de la marche arrière que l’État français n’a de cesse de faire revenir mes amis sur leurs pas, de les faire rentrer dans leur passé où ils ne voient que de la cendre. L’État français ne veut pas comprendre ce que dit Julien Gracq du paquebot à l’appareillage : On sentait, on voyait tout d’un coup qu’il y avait, derrière cet ébranlement presque millimétrique, une extraordinaire pression. Qu’il y ait ou pas une arrivée, cette pression rend le départ irréversible.
Je suis des yeux le regard du joueur de bendir : le voyage mène au-delà de l’horizontale promesse d’une terre où vivre. Ta lettre parle du sens de cette vie rêvée sans quoi l’existence est un impossible. Tu en parles en utilisant l’adjectif « anonyme » et, oui, je le vois ce rêve. Décider de partir, c’est placer son patronyme sur le tapis de la chance, vouloir le perdre ici, vouloir le gagner là-bas. Et c’est dans ce pari que je vois non seulement Albert Camus et Kateb Yacine en train, splendide idée, de se passer le joint, mais aussi ce désir, cet immense désir de tenter la liberté dont tu parles, dont le joueur de bendir calcule, sur ses livres de chair, les pourcentages de la martingale. Je vois le courage de cet homme qui compte ses chances de se faire attraper par la mer, comme l’enjeu même du départ : être capable de se supprimer.
Et de rejaillir… peut-être… les yeux piquants, en secouant ses cheveux, en s’ébrouant tout entier, au ciel, aspirant une longue goulée, aspirant, immensément, intensément, l’air.
Le piège, c’est qu’il nous manque un mythe. Et ça n’est plus l’horizontale, même plus la verticale, ça, c’est la transcendantale et elle nous fait défaut. Je suis frappée que tu évoques le désir de sédentarité. Je réalise que nous avons mille rêveries de départ, que nous avons Rimbaud, que nous avons, avec Julien Gracq, ce rêve d’appareillage, de voyages très incertains, de départs tellement départs qu’aucune arrivée ne pourra jamais les démentir. Mais tu évoques un rêve de bâtisseur que nous n’avons pas. Le rêve de s’installer quelque part, de faire fructifier une terre, non pas une terre héritée mais une terre d’élection, j’ai beau chercher, nous ne l’avons pas. Nous en avons emprunté le modèle aux westerns américains, nous rêvons la conquête du Grand Ouest, nous ne rêvons pas ce que nos arrière-grands-pères ont dû rêver, que nous ne pouvons plus intimement comprendre, que nous réprouvons, au contraire. Et voilà que ce même Sud qui a dû être l’espérance de nos arrière-grands-pères et dont nous n’avons pas transformé le rêve, dont le patrimoine immatériel s’est perdu avec le patrimoine matériel, voilà que ce même Sud est devenu le point cardinal de votre assignation à résidence, dont tu fais une condamnation à l’absurdité.
Le piège, c’est que notre configuration mentale de Français est d’une étroitesse telle que nous ne concevons notre histoire que reportée sur l’horizon bleu de la ligne des Vosges, incapables de corréler un temps à différents espaces, incapables de penser les origines de notre présent hors le petit Hexagone où nous avons les pieds. Par étroitesse d’esprit sans doute, peut-être aussi par contrecoup du traumatisme de 1940, les Français ont tant voulu protéger leur cohésion de peuple qu’ils l’ont fait dans un saccage et au sacrifice du vôtre. Et notre mémoire, à présent, monte et descend, lestée du poids de ses crimes enveloppés de coton, sur cette ligne fortifiée que nous avons un mal de chien à faire sauter. C’est ainsi que la date du 8 mai 1945 devrait porter un double visage, dans nos commémorations, celui des gamines dansant entre les bras des soldats américains sur Saint-Germain-des-Prés et celui des gens de Sétif dont précisément il me manque, j’ai beau chercher, l’image symbolique. J’ai cette image en tête de camions transportant des corps en sang, et que personne ne semble voir : je l’ai prise à Leonora Carrington en train de basculer dans une folie délirante, alors qu’elle était en fuite vers l’Espagne, en mai 1940. C’est dans En bas : J’étais coincée en moi-même par des forces étrangères à ma volonté consciente, écrit-elle.
Notre mémoire s’étiole entre ses repères étroits qui sont devenus des murailles pour vous tenir à l’écart, vous, nos prochains sur la verticale de notre histoire partagée, que nous nous représentons si lointains sur l’horizontale fléchée vers le nord de l’espace économique. Ta lettre me dit que nous sommes un manque à votre espace quand vous êtes un manque à notre temps.
« Violente absence », dis-tu. Je ne suis pas près d’oublier ton énigmatique formule.
Ta lettre me parle du désir et c’est le substantif que nul ne prononce ici. Surtout pas les responsables politiques. Il ne viendrait à l’idée de personne de dire que les immigrants viennent parce qu’ils en ont l’intense désir. Je regarde, à travers ton récit, non plus le regard du joueur de bendir mais ce qu’il a dans les yeux, et je vois l’hospitalité comme l’impossible accueil de ce si grand désir. Notre civilisation tient à la délicatesse de cette position. En nous faisant les juges et pas les hôtes du désir de l’autre, nous avons choisi la bêtise. C’est réglé.
Tu dis que ce désir de respirer de toute son amplitude pulmonaire est un désir de justice, je le redis avec toi.
Et que la bêtise des États européens est en relation directe avec sa symétrique, la bêtise des intégrismes religieux qui montent de leur côté les murs immatériels d’une autre citadelle.
J’aurais voulu partir, chère Samira, si curieux que ça puisse paraître, vers l’horizon plus lumineux de la fiction, je n’ai pas pu. Nous sommes à quelques jours des attentats qui ont bouleversé et tué à Alger. Je t’écris du café de l’Industrie aux murs couverts d’objets et de photos de quelque époque coloniale. J’ai renoncé au petit noir pour un demi à ton amitié.
Nicole



Le 14 janv. 08, à 17:18, samira negrouche a écrit :

Nicole,
À l’image du mot cave, je ne peux que sursauter. Dans la rue Omar-Amimour, dans l’axe du Sacré Cœur d’Alger, sur la route du marché, la cave où l’on assassina Jean Sénac, coupable d’être algérien, poète, non musulman, libre et homosexuel. C’était l’Algérie de la ferveur nationaliste, de l’uniformité morale, bien avant celle de l’extrémisme claustrophile d’aujourd’hui.
Ainsi, vivre dans l’ombre ne suffit pas, il faut tout simplement disparaître… ou se taire, s’encastrer dans l’habit noir passe-partout. Autant te dire qu’on choisit la cave de l’ailleurs et les pièges de ¬l’horizon, avec la foi profonde dans un horizon temporel plus juste.
Tu as bien raison, nous avons fabriqué des kilomètres et des années de remparts les uns contre les autres mais avant tout contre nous-mêmes. Sommes-nous condamnés à répéter l’histoire, se lever en communauté seule détentrice de la vérité sacrée ?
Ma terre m’inquiète, je sais le mal qui vient de l’enfermement de soi par soi, le déni de l’histoire humaine, des regards partagés. Le crime m’accompagne dans les immeubles qui s’effritent, les rues qui se ravinent, les femmes-fantômes, les interdits devenus légion et les illuminations vérités absolues.
La situation est plus dure que je ne pourrai te la décrire, je préfère taire ce qui est devenu inextricable et insoluble. Je pense à tous ces autres lieux, ces autres espaces où tout va mal, où nous sommes tous des kamikazes en puissance ; non pas au nom de la religion mais au nom d’une justice devenue illusoire et d’une douleur devenue insupportable.
À suivre le mouvement du bendir, je porte en moi ce regard mi-rieur mi-absent de celui qui rêve d’arriver à la salle d’attente de la préfecture de Paris ou de Rome, il attendra s’il le faut le ticket 1111 tandis que je creuse mon ulcère tous les 11 du mois, juste un peu plus que les autres jours du mois, de me dire que ce garçon du 11 peut être le même que mon musicien fugueur qui serait émerveillé de savoir ce qu’est une fugue de Bach.
Dans le tracé de ta verticale du temps, je ne veux rien savoir de qui a frappé le premier, je me dis que l’urgence environnementale s’accompagne de l’urgence d’équilibre humanitaire, même de déséquilibre communautaire. La verticale du temps doit redonner sa chance et son droit à tout individu.
L’intraculturalité, de même que la consanguinité, est génératrice de malformations irréversibles et parfois létales (assassines).
Je me laisse basculer quelques semaines en arrière, je suis dans les rues de Prague et je suis heureuse d’être loin du patronyme, j’ai finalement un visage anonyme qui trouve sa place dans le métro de l’Europe sans porter à suspicion, j’ai l’illusion de l’anonymat et peux enfin user mes semelles en toute liberté, à chaque heure du jour ou de la nuit, je peux regarder Mozart dans les yeux et lui dire mon arrivée tardive à son langage, ma course folle pour rattraper un patrimoine confisqué par l’histoire, la petite et la grande, mon incapacité à lire avec précision et retenue la généalogie d’une maison qui se décompose en enterrant soigneusement ce qu’il en reste.
Combien de temps et de voyages a-t-il fallu pour désapprendre la maladresse du corps, comprendre qu’il y a une part de choix culturel dans l’« excellence morale » ? Il n’y a pas de choix libre au conditionnement spiritueux et moralisateur.
Fuir de soi et de sa langue comme unique sens à sa route. Nous avons affaire à une crise de tendresse et d’esthétique, le temps rattrape ceux qui ont été parqués à l’ombre du temps et se réveillent et meurent sans avoir connu autre chose que la poussière et l’incendie du soleil. Qu’on leur donne des théâtres de Beckett et l’opéra de Lyon, le cinéma japonais et les compositeurs de Londres. Qu’on leur donne leur esthétique et leur langue dans la langue commune de l’art libre et chiant et provocateur et bon et beau.
Dis-leur qu’il y a erreur sur l’accusation, nous n’avons pas besoin de civilisation, notre civilisation a été mangée par le temps de certains, longtemps chevillés à notre continuité et à notre construction ; nous n’avons pas besoin de civilisation mais de justice, d’un ordre juste des choses. Que l’on comprenne que nul n’a le droit de vivre aux dépens d’un autre semblable qu’on suppose, pour son confort, indigne des mêmes privilèges, des mêmes esthétiques, des mêmes préoccupations. L’utopie nécessaire à la survie.
Le bendir ne veut que se frotter à l’ailleurs, humer une autre poussière, mélanger sa sueur hirsute à une sueur plus douce qui lui donne le goût d’insuffler son énergie dans les moteurs à réaction de sa civilisation personnelle, enfouie sous des tonnes de formatages.
Voici que je tombe sur un article concernant l’élargissement de l’espace Schengen aux pays de l’Est et cette phrase assassine du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, affirmant que « la circulation des personnes constitue l’un des principaux droits de l’homme ». Alors que, pour le chancelier autrichien, Alfred Gusenbauer, cet élargissement crée avant tout « une zone plus large de paix, de sécurité et de stabilité ».
Je suis heureuse pour mes amis de Prague, longtemps relégués au rang de détritus de la vieille grande Union soviétique.
Qu’en est-il de nos droits humains, sommes-nous des sous-hommes et des sous-femmes à éloigner en toute urgence de la belle humanité ? Sommes-nous indignes de la zone de paix, de stabilité et de sécurité ?
Je ne connais que trop bien la chanson de l’état d’urgence au nom duquel tous droits sont mis en suspens, vais-je mourir sans avoir le droit simple de partir et de revenir sur un coup de tête ?
La vérité est que l’interdit est à lui seul un appel à la rébellion, au voyage ; il devient par lui-même un interdit de revenir, cela se termine par la grande question de fierté.
Diras-tu que je m’éloigne de l’immigration ? Pourtant, tout commence à mon avis dans l’idée possible du départ, de l’échappatoire, de la survie. Le désir, encore lui, ne doit pas être réprimé, dévié de sa trajectoire, il ne doit exploser qu’en transfert de désir et non en violation du désir.
Je ne peux que revenir au voyage, un passage à Malte en septembre, ce pays que je retrouve à l’image des visages algériens, de cette langue arabo-italo-anglaise que je comprends sans trop d’efforts puisqu’elle s’apparente à la mienne. Une poète du prénom de Maria me dit : « Sais-tu ? Malte est le seul pays chrétien où, pour dire Dieu, on dit Allah comme les musulmans. » Je revois ce pays que j’ai connu avant l’Europe, il a pris un visage plus libre, plus audacieux. Le Allah des Maltais est bienvenu en Europe tandis que celui des Turcs en est exclu… Pourtant ce million de Turcs dans les rues d’Istanbul, ces larmes pour le patrimoine laïc et les valeurs universelles.
De quel crime parle-t-on qui ne soit semblable aux crimes tout aussi atroces commis par de grands pays à des moments de désespoir historique et de détresse populaire ? Quel crime autre que celui qui pousse au crime ?
La Turquie, cette charnière d’espoir entre deux mondes qui se livrent la bataille de la surdi-mutité. Rejeter la Turquie, c’est non seulement rejeter les enfants légitimes de l’Europe (les musulmans issus ou non de l’immigration) mais surtout rejeter un symbole fort pour l’histoire de l’humanité, rejeter les mains tendues dans l’ombre de bien d’autres mains. C’est rejeter une chance unique de lever le voile des égoïsmes politiques et d’ouvrir une voie express à l’émancipation des peuples.
Le mépris devrait être banni à un tel niveau de responsabilité.
La France que je connais est capable d’une envergure élastique, elle est la terre d’autant de Nicole qui n’auront de cesse de réinjecter dans certains cerveaux les bouts de raison que la peur, la ¬panique et la manipulation politique leur ont confisquée.
Nous avons besoin de votre courage et de votre clairvoyance. De même que notre monnaie, notre dinar révolutionnaire, est indexée au dollar ou à l’euro, notre vie et nos droits humains vous sont indexés, notre liberté, notre soif d’esthétique nouvelle vous sont indexés.
Soyez vigilants pour nous tous, ne revenez pas sur la démocratie et la laïcité, ne revenez pas sur les droits des femmes et n’acceptez en cela aucune exception culturelle, ne laissez pas la déraison commerciale créer un autre indigénat au nom des cultures et des traditions.
Mes amitiés depuis la demeure du soleil.
Samira




----- Original Message -----
From : Nicole Caligaris
To : samira negrouche
Sent : Wednesday, January 16, 2008 1:37 AM
Subject : Re : correspondance /

Ah oui ! chère Samira, que le solaire Jean Sénac transformé en étoile par son destin, à qui il a dit « oui », soit notre vœu lumineux. Nous avons habité ensemble un moment sa « cave-vigie », cette langue que des patrons comme lui ont eu la vigueur de nourrir au prix de leur peau, où nous nous sommes efforcées de tenir le quart, les yeux portés sur les oscillations sans fin des hommes qui font le déséquilibre de leur monde, et c’est son équilibre exact, qu’on le veuille ou non ; nous nous sommes efforcées de ne pas déserter ce logis quel que soit son aspect, de lui confier le peu que nous détenons de puissance et même d’y faire de la musique, lançant et rattrapant le bendir, cet espoir.
Je termine ce courrier au milieu de la nuit, peut-être que tu le liras au matin.
Je t’embrasse.
Nicole



----- Original Message -----
From : samira negrouche
To : Nicole Caligaris
Sent : Wednesday, January 16, 2008 7:38 PM
Subject : Re : correspondance / Fin

Chère Nicole,
Cette nuit, pendant que je t’écris, je m’efforce d’attraper au vol ce bout de souffle qui permet la percussion, le doum et le tac terriens, je m’efforce de ne pas trahir la parole, de ne pas oublier que nous avons chacune nos caves qui nous hantent la conscience et les entrailles. La mienne est humide et incertaine, elle ne connaît pas le chemin de sa destinée, elle n’a plus d’espoir face au cercle infernal de la violence associée aux mensonges des uns aux rejets des autres. Te parler est une épreuve mais aussi une évidence de notre verticalité du verbe, le tien manquait à ma destinée d’être. Je me dis que lorsqu’il n’y a plus d’espoir, il est temps que ¬quelque chose se produise, de l’ordre de la survie ou de l’acte final, quelque chose qui rendrait grâce à ceux qui ont cru, jusqu’à l’entêtement ou à la folie, enfin arriver à ce jour où Sénac et le visage multiple de mon pays auront une petite place au soleil.
En attendant de te revoir,
je t’embrasse.
Samira