présentation de l'éditeur
Identités nationales d’Etat , Numéro hors série du Journal des anthropologues, février 2008. Paru le : février 2008 - Éditeur : Association Française des Anthropologues, Paris - Reliure : Broché - Description : 241 pages - - Prix : 12 € A lire sur TERRA : le sommaire, l’introduction et un article en texte intégral |
Mots clefs
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A lire sur TERRA, l’article introductif de Laurent BAZIN, Robert GIBB, Monique SELIM "Nationalisation et étatisation des identités dans le monde contemporain
", pp. 7 à 37. et larticle de Jacques LEMIÈRE, "De la continuité entre deux prescriptions : de l’intégration à l’identité nationale.", pp. 185 à 201.
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
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SOMMAIRE :
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Nationalisation et étatisation des identités dans le monde contemporain
L. BAZIN, R. GIBB, M. SELIM |
Communiqué à propos de l’instauration d’un ministère « de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement »
AFA
État et identité nationale, un rapport ambigu. À propos des naturalisés
F. MASURE
La liberté religieuse au miroir de l’unité nationale égyptienne : le cas des procès des chrétiens convertis à l’islam et revenus au christianisme
H. LEGEAY
Des « minorités visibles » aux néostéréotypes : les enjeux des régimes de monstration télévisuelle des différences ethnoraciales
É. MACÉ
La mise en spectacle de l’identité nationale. Une analyse des politiques culturelles au Burkina Faso
S. ANDRIEU
Logiques et enjeux de la mise en carte policière des nationaux
P. PIAZZA
Les temples à « Mère Inde » : créer le mythe de la nation
M. CLAVEYROLAS
Une tendance larvée, depuis 20 ans, à une certaine « ethnicisation » de l’identité nationale
É. RIBERT
Les mères mapuche : une périphérie incontournable de l’imaginaire national chilien
A. LAVANCHY
Histoires de vie harkies, ou l’institutionnalisation d’une identité d’État
G. FABBIANO
De la continuité entre deux prescriptions : de l’intégration à l’identité nationale
J. LEMIÈRE |
Une politique transnationale de l’« identité nationale » : l’invention de la catégorie des « femmes coréennes mariées à des étrangers »
K. KIM
Carnet photographique. À Srebrenica : l’identification et l’inhumation des morts victimes de l’épuration ethnique. Regards d’une artiste plasticienne
M. PONCHELET
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Nationalisation et étatisation des identités dans le monde contemporain
Laurent BAZIN (CNRS-CLERSÉ) - Robert GIBB (Univ. Glasgow) - Monique SELIM (IRD)
Un piège idéologique
En France en mai 2007, la création d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codé¬veloppement a suscité de nombreuses réactions. L’apparition du terme d’« identité nationale » dans l’intitulé d’un ministère est une offensive inédite dans l’histoire française, et constitue un piège idéologique dont tout laisse penser qu’il sera difficile de sortir.
Dans sa conférence de presse du 8 novembre 2007 [1], le ministre tentait de définir le contenu de l’« identité nationale ». L’entreprise semble particulièrement ardue puisqu’il s’est cru dans l’obligation d’opérer d’abord trois dénégations avant de souligner sans plus de précision qu’il s’agissait d’un bien singulier me¬nacé dont il faudrait assurer la pérennité : ce n’est pas « une notion défensive » […] « il n’y a pas là la moindre agressivité envers qui¬conque » […] la « nation » ne doit pas être « amnésique » […] « la France doit pouvoir […] préserver son identité ». Dans les propos même de ses promoteurs, l’« identité nationale » apparaît comme une notion creuse, ce qui en constitue probablement la force : placée sur le devant de la scène elle a suscité débats et controverses qui sont d’eux-mêmes venus l’alimenter ; étatisée et institutionnalisée, elle deviendra un problème permanent, un trou béant que l’administration chargée de la promouvoir s’efforcera selon toute vraisemblance de combler.
Avant même que l’on puisse évaluer les intentions des gou¬vernants qui s’en sont saisis, ceux qui s’opposaient à l’usage du terme et son institutionnalisation se divisaient sur les raisons de le contester. Pour la plupart, ceux qui s’insurgent soulignent le rap¬prochement des deux termes « identité nationale » et « immigration », faisant remarquer à juste titre que le gouvernement suggère ainsi insidieusement que l’immigration constituerait une menace contre l’« identité nationale » [2]. Mais, au delà du rejet que suscite l’emprunt de cette thématique à l’extrême droite, est-ce que mettre en avant l’idée d’« identité nationale » serait intrinsèquement négatif ? Serait-ce une notion positive, comme certains l’affirment à gauche, mais qui serait dévoyée par son instrumentalisation politique ? Est-ce son accapa¬rement par un ministère qui serait dangereux, inacceptable ? Mais en vertu de quoi ? Les scientifiques pourraient-ils gloser sur l’« identité nationale » mais décréter illégitime que les hommes politiques fassent de même ?
D’aucuns estiment que l’usage que le gouvernement fait de cette notion est excluant mais que la notion est en soi positive lorsqu’elle est inclusive, par exemple en vertu des principes universels sur lesquels la République française serait fondée. Pourtant Nicolas Sarkozy lui-même a-t-il jamais dit autre chose ? [3] Ne s’agirait-il pas, selon lui, d’assurer que les immigrants connaissent et respectent les « valeurs de la république », et d’en favoriser ainsi l’intégration ?
Si le piège idéologique est si efficace, c’est que l’usage du terme « identité nationale » peut apparaître inoffensif par sa bana¬lité même : loin d’être l’expression agressive de la xénophobie, comme des slogans de la « préférence nationale » ou réclamant « la France aux Français », il vient signifier une revendication similaire sous un terme en apparence neutre, ou même considéré positif pour qui se laisse prendre à l’illusion que l’idée d’« identité nationale » exprime l’unité de la nation, ce qui la constitue, son essence. Le même phénomène exactement pouvait être observé par exemple en 1994-95 en Côte-d’Ivoire lorsque le mot « ivoirité » fut lancé dans le débat public : il devint immédiatement un point de cristallisation des débats dont il fut impossible de se défaire et qui, dans ce contexte particulier, a agi comme un puissant catalyseur des conflits qui ont conduit au déclenchement de la guerre. En Côte-d’Ivoire comme en France la mise en scène de la notion d’« identité natio¬nale » et son inscription dans les institutions introduisent un boule¬versement dans l’ordre du politique qui n’est pas immédiatement perceptible. Pour certains, y compris des historiens, l’« identité nationale » semble avoir toujours existé et serait au minimum intrinsèquement liée à la constitution des États-nations. Mais d’autres historiens, à l’instar de Gérard Noiriel, montrent très bien comment le thème apparaît dans les discours de la droite et de l’extrême droite à des moments particuliers de l’histoire de la France, dans des périodes de crise où une soi-disant montée de la xénophobie, du racisme et de l’antisémitisme permet opportuné¬ment de reléguer au second plan les conflits sociaux (Noiriel, 2007a).
Ainsi, si l’indignation est assez largement partagée, il est néanmoins ardu d’entreprendre de récuser l’usage qui est fait du terme « identité nationale » car des divisions profondes apparaissent lorsque l’on essaie d’expliciter pourquoi l’on s’y oppose. La raison de cette polyphonie tient d’une part à l’imprécision de l’expression elle-même mais aussi à l’absence d’analyse claire du phénomène que constitue l’introduction en France aujourd’hui d’une telle notion.
Un phénomène mondial
Tout d’abord de telles politiques de renationalisation de l’identité ne sont nullement circonscrites à la France. Elles ne sont pas davantage limitées à l’Europe, même si c’est souvent en son nom que les dirigeants français se complaisent à justifier leurs orientations politiques lorsqu’elles sont contestées, en l’occurrence lorsqu’il est question de banaliser une xénophobie inscrite dans les discours et dans les lois. Au contraire, elles ont tendance à se généraliser avec la globalisation. Ce constat conduit à élargir la perspective pour engager une analyse à l’échelle mondiale : c’est en effet un peu partout dans le monde qu’à partir des années 1990 la notion d’« identité nationale » devient un support fréquent de la légitimité politique, ou de tentative de redonner au pouvoir politique une justification lorsque celle-ci s’étiole.
Certaines trajectoires nationales en sont plus spectaculaires ou plus emblématiques et permettent, en les comparant entre elles et avec la situation française, de révéler les processus politiques et idéologiques globaux qui sont à l’œuvre. C’est donc dans une perspective de comparaison de configurations locales et nationales spécifiques, à l’intérieur d’un cadre mondial, que cette édition hors série du Journal des anthropologues présente des exemples dans des pays divers. Pour chacun d’eux des aspects particuliers mais significatifs du champ de la nationalisation de l’identité sont pointés. Au total ces analyses recomposent le tableau d’un monde où la logique de l’« identité nationale » s’immisce dans tous les aspects de la vie sociale, redéfinissant de concert avec les lois du marché les normes auxquelles les individus et les groupes sociaux sont supposés se conformer.
Les nouvelles rhétoriques de l’« identité nationale » et de l’autochtonie ont pris un peu partout dans le monde la place laissée vide par la destruction des anciens systèmes idéologiques qui donnaient une prépondérance aux rapports de classe, aux situations économiques et à la nécessité de politiques de redistribution correctives d’inégalités. Ces éléments fournissaient des modèles de citoyenneté divers mais qui avaient en commun de donner à l’État un rôle central dans la transformation de la société, sa « modernisation » ou son « développement ». L’État incluait alors bien souvent les citoyens dans ce projet, de gré ou de force, et les rapports des citoyens à l’État étaient ainsi définis sur la base de leur participation à cette édification plutôt que sur celle de l’origine. Il s’agissait de « réformer » la société, alors qu’aujourd’hui c’est l’État qui est l’objet des « réformes » : se destituant lui-même (ou étant décrédibilisé par le biais des organisations internationales) après que la vague libérale des années 1980 eut balayé toutes les idéologies antérieures de modernisation des sociétés, l’État contemporain ne peut guère trouver d’autres fondements à son existence, ou d’autres manières de masquer son renoncement à réguler les conflits sociaux, qu’en se prétendant l’émanation d’occupants « légitimes » de son territoire, que l’extérieur menacerait. Cette menace étrangère prend alors, selon les contextes, des visages différents. Tandis que l’État ne cesse d’invoquer son retrait nécessaire ou imposé par des contraintes financières extérieures, et que partout les inégalités économiques s’accroissent et que la misère frappe des pans entiers de la société, l’« identité nationale » apparaît aux gouvernants comme un cache-misère idéal. Il faut enfin rappeler que la reformulation de la légitimité politique selon des principes identitaires est un processus qui trouve aussi un ancrage dans le jeu des relations internationales ainsi que le politologue Bertrand Badie le soulignait en 1995 en parlant d’« ethnicisation du monde ». Il argumentait notamment son propos en montrant comment le mode de règlement des conflits (comme en ex-Yougoslavie) privilégiait ce recentrage ethniciste des États (Badie, 1995).
Les brusques conversions idéologiques dans l’ex-URSS ou l’ex-Europe de l’Est sont particulièrement significatives des nou¬veaux ordonnancements normatifs bâtis sur les idéologies de l’« identité nationale ». L’éclatement de la Yougoslavie, de l’URSS, de la Tchécoslovaquie, ne repose pas sur un « réveil » des nationa¬lismes et des antagonismes identitaires dans des pays où des « identités nationales » auraient été auparavant gelées, voire brimées par les régimes communistes, comme le veut l’interprétation courante. Naturellement, ces « nations » se sont constituées bien avant l’avènement des régimes socialistes (ou durant la période stalinienne en ce qui concerne par exemple l’Asie centrale ex-soviétique [4] – cf. Roy, 1997), et sont le produit d’une histoire et d’une dynamique propres qui ont parfois donné lieu à des antagonismes meurtriers, comme en ex-Yougoslavie par exemple. Il est cependant simpliste de considérer que des « identités nationales » déjà là attendaient le dégel : elles ont été revendiquées, produites, instituées avec l’effondrement du socialisme comme la base de légitimité des États postsocialistes. Ce que manifestent très clairement ces situations de partition postcommunistes, c’est que dans les années 1990 l’« identité nationale » tend à devenir le fondement de l’État en remplacement des systèmes idéologiques en vigueur auparavant. En cette fin de XXe siècle, l’« épuration ethnique » qui a déchiré l’ex-Yougoslavie peut être considérée comme l’expression poussée à son paroxysme de la logique de l’« identité nationale » : la division de la société selon un principe de séparation des « nationalités » (selon le terme en vigueur en ex Yougoslavie), avec déplacements en masse des populations, massacres à grande échelle, viols systématiques, destructions, pillages et spoliations (Nahoum-Grappe, 2003). Le carnet photographique de Marie Ponchelet que nous publions dans ce numéro en constitue un document humble mais poignant et particu¬lièrement chargé de significations : l’identification des morts du massacre de Srebrenica et leur inhumation marque comme une seconde étape de l’avènement traumatique des « identités nationales » en ex Yougoslavie.
Il est remarquable de constater que même dans les pays qui demeurent gouvernés par des États-partis communistes (Chine, Vietnam) et qui ont mis en œuvre des mécanismes de marché capi¬talistes, l’« identité nationale » constitue aujourd’hui une nouvelle ressource idéologique pour assurer une cohésion sociétale [5]. En effet, celle-ci vole en éclat avec le passage brutal d’une égalité supposée et revendiquée à des inégalités criantes et des modes de surexploitation de la population au travail. Ainsi, dans les années 1990, le gouvernement vietnamien a revalorisé un ensemble de croyances, de pratiques et de rites religieux autrefois interdits : il a redécouvert et rétabli des monuments anciens détruits ou abandon¬nés lorsqu’ils étaient jugés comme des « restes féodaux » et s’adonne à une nouvelle politique de patrimonialisation subtilement confondue avec la fierté nécessaire d’une « identité nationale » qui aurait été dissimulée et négligée auparavant en raison d’un interna¬tionalisme imposé. L’évocation du Vietnam permet de souligner le contraste de la période actuelle avec celle des décolonisations au milieu du XXe siècle. Les mouvements d’émancipation et d’indépendance nationale n’ont généralement pas donné lieu à l’émergence d’identitarismes mais plutôt à des projets nationalistes de construction d’une société nouvelle à travers l’édification d’un État national, et cela y compris lorsque l’indépendance a donné lieu à des guerres de libération aussi longues et tragiques qu’au Vietnam.
Un même constat s’impose pour l’Inde, par exemple, où l’hindouisme est progressivement devenu une force politique en prétendant être une incarnation symbolique de la nation. Les anta¬gonismes avec la population musulmane nombreuse (la seconde au monde par son importance, après l’Indonésie) se sont cristallisés dans des mobilisations mortifères récurrentes et spectaculaires dans les années 1990. Cette configuration macropolitique renvoie bien sûr à l’histoire tragique de la partition entre l’Inde et le Pakistan. Néanmoins, comme le montre fort bien dans ce numéro Mathieu Claveyrolas à partir de l’étude des temples à la « Mère Inde », le nationalisme contemporain, basé sur l’invention d’une « identité hindoue » (hindutva) est très différent du nationalisme des années 1940-1950. Les mouvements politiques hindouistes opèrent une double transformation qui crée une configuration nouvelle. D’une part, ils postulent l’unité de la religion hindoue dont ils font le creu¬set d’une « identité nationale », effaçant fictivement – en inventant une supposée altérité avec les musulmans – les différences de caste, de langue, de région etc. dans ce pays immense marqué par une formidable hétérogénéité et, comme partout, par des inégalités croissantes. En second lieu, ils refoulent les musulmans dans la catégorie d’étrangers en les représentant comme des envahisseurs venus de l’extérieur. Il est tout à fait remarquable, comme le for¬mule très bien Thomas Eriksen (2001), que la réalité « nationale » est, à la suite de ce travail de reformulation idéologique des identités, reconstruite dans le prisme d’un antagonisme entre des communautés qui seraient légitimes car autochtones (les hindous) et celles qui sont placées en position d’intrus venus d’ailleurs (les musulmans). En Inde comme d’ailleurs en ex Yougoslavie, les musulmans ne sont pas spécialement venus de l’extérieur, mais sont souvent descendants de fractions de la population locale converties à l’islam au cours des siècles précédents. La situation tragique de la Bosnie est donc, de ce point de vue, analogue puisque les discours nationalistes serbes qui ont dominé la guerre et qui visaient leur éviction du territoire, si ce n’est leur anéantissement, réinterpré¬taient l’histoire en considérant les musulmans comme une population qui aurait jadis accompagné les envahisseurs ottomans et dont l’altérité religieuse (en elle même peu significative dans un pays très sécularisé) est réinterprétée comme une altérité culturelle, et même comme une extériorité radicale (Eriksen, idem).
Le cas de l’Égypte traité ici sous un aspect particulier apparaît représentatif de nombreux pays majoritairement musulmans qui ont évolué vers une islamisation de la société, des institutions, de l’État [6]. C’est ici la place des coptes chrétiens et des bahaïs, et la reconnaissance de leur citoyenneté pour les actes d’état civil les plus ordinaires, qui devient plus problématique à mesure que la charia est imposée comme une norme juridique et politique. Ainsi que l’analyse en détail l’article d’Hélène Legeay, la (re)conversion de musulmans au christianisme heurte de plein fouet l’édification juridique d’une identité qui doit impérativement inscrire l’islam dans sa définition nationale.
Face aux avancées des idéologies identitaires depuis la fin des années 1980, le couple d’opposition autochtonie/allochtonie est devenu un prisme commun d’agencement du politique dans des contextes sociaux, politiques et économiques les plus hétérogènes. Les exemples les plus manifestes sont bien entendu en Amérique latine, où la réhabilitation de l’« indianité » progresse peu à peu, notamment depuis la commémoration du 500e anniversaire de la « découverte » de l’Amérique en 1992. Cette réhabilitation s’appuie notamment sur un contexte favorable du point de vue d’organisations internationales : l’élaboration progressive d’une charte des peuples autochtones [7] sous les arcanes de l’ONU ; mais aussi de plus en plus la diffusion des notions de diversité culturelle et de patrimoine immatériel (intangible heritage) dont la préserva¬tion est l’une des nouvelles tâches importantes que s’assigne l’UNESCO.
En Amérique latine la réhabilitation de l’« indianité », si elle n’est pas exempte de contradictions, et si elle ne conduit pas nécessairement à une amélioration réelle du sort des « indigènes » supposés [8], a cependant comme terrain privilégié d’expression une reformulation des représentations de l’« identité nationale » par chacun des États : alors que l’État-nation était auparavant conçu comme extérieur à la figure de l’« Indien » il l’intègre désormais bien souvent, soit par la thématique du métissage, soit même en postulant une continuité entre l’antériorité des peuples présents avant la conquête espagnole et l’indépendance conquise contre la métropole au XIXe siècle, comme le montre ici Anne Lavanchy dans son article sur le Chili. L’État fait ainsi basculer son centre de gravité, d’une position où il figurait comme le produit de l’émancipation des populations créoles descendantes de l’invasion espagnole et puis des migrations européennes, à une position où il peut revendiquer un caractère autochtone, ou du moins se présenter comme le protecteur des autochtones. Ces mutations symboliques et idéologiques ne sauraient être considérées comme le produit d’une élaboration au niveau international, ni d’une manipulation par les gouvernants et hommes politiques. Les mouvements « indigènes » existent de longue date et ont mené notamment depuis la fin des années 1970 des luttes politiques acharnées, pour obtenir reconnais¬sance et partage du pouvoir et des ressources. Il n’en est pas moins remarquable que vers la fin des années 1980, la guerre froide s’achevant, et avec elle les dictatures militaires, les libéralisations brutales que le continent a connues ont précipité l’effondrement des identités forgées dans la puissance du mouvement ouvrier, fût-il écrasé par la répression. Ces changements très rapides sont porteurs de multiples contradictions qu’ils inscrivent dans les rapports so¬ciaux et politiques au quotidien.
Une autre illustration emblématique de ces dynamiques sud américaines de reformulation du rapport de l’État à l’autochtonie est l’élection en Bolivie en 2005 d’Evo Morales. Elle montre l’importance acquise par les revendications « indigènes » de dignité, d’égalité, de partage du pouvoir et de démantèlement des mécanismes qui assuraient leur exclusion, dans un pays qui se trouve cependant, dans le même mouvement, menacé de partition. C’est cependant moins l’autochtonie que l’exclusion passée qui fonde la légitimité de l’accès au pouvoir du « président indien » qui s’affirme comme une figure de proue de la nouvelle gauche anti impérialiste du continent sud-américain. On remarquera au passage que cette nouvelle image de la contestation – parvenue au pouvoir – contraste fortement avec celle du Che, mort dans la guérilla de ce même pays trente ans auparavant : c’est le mouvement ouvrier bolivien qui était alors considéré comme un fer de lance des luttes d’émancipation dans toute l’Amérique latine.
Si les recompositions politiques qui se fixent aujourd’hui au¬tour de notions d’« identité nationale » construites à partir du subs¬trat de l’autochtonie sont très visibles en Amérique latine, elles sont également opérantes sur l’ensemble du continent africain, ainsi que l’ont très bien analysé J.-F. Bayart, P. Geschiere et F. Nyamnjoh (2001). L’un des exemples emblématiques de ces dynamiques d’autochtonisation de l’État (Bazin, Selim, 2001) en Afrique est la soudaine apparition de l’idée d’« ivoirité » en Côte d’Ivoire à la fin de l’année 1994. La situation est spectaculaire car elle opère une inversion complète de la position symbolique qu’occupait l’État depuis 1960, illustrant ainsi un effet notable de l’épuisement des politiques de développement et de la mise en place des plans d’ajustement structurel dans les années 1980, qui ont érodé la légi¬timité des élites et aiguisé la perception d’une nouvelle forme de dépendance de l’État vis à vis de tutelles extérieures. Une cons¬cience et des revendications autochtones existaient auparavant, émanant notamment de populations dans les zones d’économie de plantation, devenues numériquement très minoritaires face à l’installation massive de planteurs originaires de toutes les régions du pays ainsi que des États voisins. Mais ce qui se produit au milieu des années 1990 à travers une manipulation de la constitution, c’est l’invention de la catégorie d’« identité nationale » ivoirienne (ivoirité) comme le fondement même de l’État, et ses effets d’amplification des conflits, en cascade, stimulés par les enjeux électoraux : remise en cause généralisée des origines, rejet des « étrangers », volonté de différencier les nationaux « vrais » des « étrangers », déstabilisation de l’« authenticité » du rattachement de certains groupes ethniques à l’ensemble national, etc. Or préci¬sément en Côte-d’Ivoire, qui est un pays de très forte immigration, en dépit de politiques d’ivoirisation mises en place depuis les an¬nées 1970 et qui réservaient théoriquement les emplois aux natio¬naux par exemple, la nationalité était demeurée jusqu’alors une catégorie peu opérante dans les activités quotidiennes comme dans la vie politique [9].
Dans les contextes africains, les processus de mise en place d’idéologies de l’« identité nationale », que l’on peut observer comme ailleurs dans le monde, ont pour effet de renforcer l’attention accordée aux appartenances ethniques. Dans le cas conflictuel de la Côte-d’Ivoire qui vient d’être évoqué, non seule¬ment celles-ci ont été mobilisées de manière plus ou moins ouverte par les différents camps politiques pour tenter de rassembler des supporteurs et de les radicaliser mais, plus encore, l’authenticité de l’appartenance ethnique et villageoise de chacun est devenue le moyen le plus direct de prouver sa légitimité à se réclamer de la nationalité ivoirienne sans l’avoir usurpée. Enfin, l’importance démesurée acquise par l’origine du fait des enjeux politiques ampli¬fie un phénomène que l’on constate partout ailleurs dans le monde, et que la contribution de Sarah Andrieu à ce numéro souligne justement pour le pays voisin de la Côte-d’Ivoire, le Burkina Faso : dans les normes élaborées et véhiculées par l’État, dans les repré¬sentations et dans les pratiques sociales, la « modernité » n’est plus opposée comme elle l’était auparavant à l’« authenticité » de la « tradition » renvoyant chacun à des origines ethniques. Au contraire, le déclin des idéologies modernisatrices induit que la « modernité » prétend désormais se nourrir de la « tradition », avec d’autant plus de force que cette dernière constitue un réservoir inépuisable de valeur marchande (les produits « traditionnels » de toute sorte, l’industrie touristique, etc.) et que, dûment enregistrée comme « patrimoine immatériel », elle devient – comme la biodi¬versité – une fraction d’un bien commun à toute l’humanité. Les circonvolutions politiques et idéologiques au Burkina Faso, très bien retracées à travers la danse par Sarah Andrieu, en fournissent un exemple très parlant. La révolution de Thomas Sankara, dans les années 1980, jetaient les derniers feux d’une vision finalement banale qui refoulaient les traditions, comme les appartenances eth¬niques, dans une arriération qu’il fallait éradiquer ; une décennie plus tard, les pas de danse sont devenus des preuves de l’existence d’« identités ethniques » singulières qui doivent au contraire être préservées et intégrées en tant que telles dans un ensemble national harmonieux. On retrouve ici une situation très analogue à ce qu’Anne Lavanchy décrit pour les Mapuche du Chili.
L’idée que les traditions nationales sont le support d’une modernité agressive, compétitive dans le marché mondial, caracté¬rise toute l’Asie orientale et accompagne donc – au contraire de la plupart des autres contextes nationaux qui ont été évoqués jusqu’à présent, marqués par des difficultés économiques plus ou moins aiguës – un essor économique soutenu. Ce phénomène s’est traduit notamment par l’adoption dans nombre d’État d’un discours centré sur les « valeurs asiatiques », et qui a connu des formes d’expression variables d’un État à l’autre. L’article de Kyung-mi Kim en fournit une étude particulière à partir de la Corée du Sud, montrant comment, après la « crise asiatique » de 1997, l’État a accentué ses orientations identitaristes : (re)construire la puissance de la nation dans la mondialisation est traduit au plan idéologique par la nécessité de renforcer la cohésion et l’unicité de l’« identité nationale ». L’appel à la mobilisation de la diaspora compte alors moins pour les retombées (économiques) réelles qu’elles pourraient apporter que comme une traduction de la volonté d’expansion éco¬nomique et une métaphore de la globalisation elle-même, considérée comme une concurrence d’« identités nationales » projetées hors de leur territoire.
Que l’« identité nationale » soit une marchandise politique (Selim, 2006) largement utilisée dans le monde entier à des fins d’apaisement des conflits sociaux que suscite la globalisation du capitalisme ne doit pas voiler une autre facette des processus de légitimation identitaire : l’autochtonie comme étendard de nouvelles luttes supposées « anticapitalistes ». On est là face à une sorte d’injonction paradoxale dont l’identité se dévoile le creuset ; en effet d’un côté la revendication nationale d’autochtonie est le levier de processus sociaux particulièrement allophobes ; de l’autre l’autochtonie serait le fondement d’oppositions à la domination étatique de peuples minoritaires, historiquement écrasés. Les an¬thropologues jouent comme acteurs dans cette arène de controverses, se partageant entre une empathie spontanée pour des groupes ethnoculturels qui seraient oubliés de l’histoire, et une volonté de vigilance épistémique qui les conduit à considérer que des notions comme celles d’identité et d’autochtonie portent en elles-mêmes des risques de dérive politique.
La mise en scène politique de la notion d’« autochtonie » ou d’« identité nationale » va souvent de pair avec la stigmatisation − et la répression − des étrangers, celles-ci constituant l’autre face (plus ou moins visible, selon les contextes) d’un processus singulier dont l’un des enjeux sous jacents est bien évidemment le contrôle ou la distribution de ressources symboliques et/ou matérielles. En Europe, les politiques d’immigration menées depuis trente ans fournissent des exemples particulièrement parlants des effets concrets de ces logiques de stigmatisation et de criminalisation de l’étranger. La fermeture des frontières à l’immigration de main d’œuvre en 1974 a en effet été suivie par l’élaboration pro¬gressive, au niveau national puis au niveau européen (avec les procédures d’« harmonisation », de « communautarisation » et d’« externalisation » [10] des politiques en matière d’immigration et d’asile), d’un vaste dispositif de « lutte contre l’immigration clan¬destine ». Celui-ci a impliqué, d’une part, l’augmentation considé¬rable des possibilités de contrôle, d’enfermement et d’éloignement des étrangers et, d’autre part, un travail de légitimation continu reposant sur la production de figures stigmatisantes de migrants (« clandestins », « faux réfugiés »…) et de leurs enfants (« jeunes de banlieue », « délinquants »…), complétée par l’incessante dénonciation de l’islam, présenté soit dans son incompatibilité sup¬posée avec les idéaux de la république ou de la démocratie, soit à travers la menace du terrorisme islamiste. Comme le fait remarquer à juste titre D. Lochak (2007), les images négatives de l’étranger véhiculées pendant cette période, non seulement par les discours officiels sur l’immigration mais aussi, de manière plus subtile, par les textes juridiques, ont exercé une influence importante sur les représentations collectives des étrangers dans la société française en général. Toutes les catégories d’étrangers (travailleurs, étudiants, familles, réfugiés) ont fini par être prises dans ce qu’elle qualifie de « spirale répressive », caractérisée par une logique de « suspicion généralisée » à leur égard et une prolifération de mesures apportant des restrictions à leurs droits (au séjour, au regroupement familial, à l’asile, à la liberté de mouvement et de circulation…).
En France, la priorité accordée à la « maîtrise des flux migratoires » par les différents gouvernements (de gauche comme de droite) qui se sont succédé depuis au moins vingt ans a par ailleurs eu pour conséquence de phagocyter ce qui était censé constituer le deuxième volet de la politique de l’immigration : l’« intégration » des migrants présents sur le territoire national. Ces deux objectifs continuent néanmoins à être étroitement liés dans le discours des gouvernants, le contrôle de plus en plus répressif de l’immigration (extracommunautaire) étant constamment présenté comme une condition de possibilité de l’« intégration » des « immigrés » (ou des personnes ainsi désignées) déjà établis en France [11]. En réalité, le durcissement des politiques en matière d’immigration et d’asile, qui se traduit notamment par le renforcement des contrôles et de la répression (dont le recours croissant à l’enfermement des étrangers dans les « centres de rétention administrative », pour n’en donner qu’un exemple), produit des effets profondément « désintégrateurs » : précarisation de la situation socioéconomique et juridique des étrangers, multiplication des obstacles à leur installation et au regroupement familial, création d’un climat de soupçon et d’hostilité à leur égard dans la société française en général [12].
Comme le montre Jacques Lemière dans sa contribution à ce numéro, la notion d’« intégration » elle-même peut être considérée comme un rouage important de cette machine à exclure les étran¬gers qui s’est progressivement mise en place au cours des trente dernières années [13]. Son analyse s’inscrit dans le prolongement des critiques de la problématique « intégrationniste » formulées dès le début des années 1990 dans d’autres pays européens et qui mirent l’accent sur les fonctions idéologiques du concept d’« intégration » dans un contexte de restructuration de l’économie capitaliste. Pour le sociologue britannique R. Miles (1993), par exemple, l’injonction faite aux migrants et à leurs enfants (ou, plus précisément, à certaines catégories d’entre eux) de « s’intégrer » comporte une véritable mystification des rapports sociaux, en ce sens qu’elle laisse entendre que les intéressés existeraient d’une certaine manière en dehors de la société, et des institutions et rap¬ports sociaux qui la structurent. Autrement dit, la problématique « intégrationniste » renvoie continuellement les résidents étrangers et leurs enfants (ces derniers n’étant souvent pas de nationalité étrangère) à une position d’extériorité par rapport à l’État-nation, ce qui permet plus facilement par la suite d’attribuer les causes du chômage et d’autres « problèmes sociaux » à une « présence étran¬gère » signifiée comme déstabilisatrice, laissant dans l’ombre les structures sociales, économiques et politiques de la société elle-même. Le concept d’« intégration » apparaît donc dans cette optique comme un puissant opérateur idéologique : en fixant l’attention sur les soi-disant « incapacités » ou « défaillances » des migrants et de leurs enfants, il la détourne effectivement des pro¬blèmes du racisme et des discriminations, et des déterminants structurels de l’emploi et du chômage.
Ces critiques de la notion d’« intégration » nous rappellent la nécessité d’une réflexion épistémologique constante sur les catégories utilisées dans les sciences sociales afin de rendre compte des processus sociaux qui nous intéressent ici : la « production de l’étranger » (Althabe) ou – pour revenir à notre point de départ – l’institutionnalisation politique de l’idée d’« identité nationale ».
Ainsi que l’ont bien montré R. Brubaker et F. Cooper (2000), certains mots – et c’est tout spécialement le cas du terme « iden¬tité » – peuvent constituer des « catégories de pratique » élaborées par les acteurs sociaux dans la vie quotidienne sans pour autant que leur transformation en « catégories d’analyse » par les scientifiques s’avère d’une utilité ou d’une pertinence quelconques. Au terme d’un examen de l’utilisation du mot « identité » comme concept dans les sciences sociales aux USA depuis les années 1960, ils concluent qu’il est « criblé d’ambiguïté, déchiré entre des significa¬tions contradictoires et encombré de connotations réifiantes » et qu’il faut développer un « vocabulaire analytique plus différencié » (plus précis) afin de rendre compte de manière satisfaisante des processus sociaux habituellement recouverts par ce vocable. En effet, les concepts d’« identification » et de « catégorisation », par exemple, ont l’avantage de décrire des processus (observables), d’inviter à identifier les agents qui en sont à l’origine, d’éviter les connotations réifiantes du terme « identité », et surtout de ne pas laisser croire à l’existence effective de groupes sociaux constitués qui seraient pourvus d’« identités ». En déplaçant le regard de l’identité aux techniques et pratiques d’identification, on s’intéresse plutôt à la dialectique entre processus d’auto-identification et pro¬cessus d’identification externe. Ces derniers sont « des systèmes de catégorisation formalisés, codifiés et objectivés, développés par les institutions détentrices de l’autorité et du pouvoir », et notam¬ment par l’État.
Les contributions à ce numéro du Journal des anthropologues montrent justement tout l’intérêt d’un déplacement de l’objet d’analyse, de la notion creuse d’« identité nationale » aux processus de catégorisation et d’identification nationale. Chacun de ces arti¬cles indiquent bien à quel point l’État est un acteur éminent de ces processus. Les analyses portant sur la France, qui composent une moitié de ce numéro, sont particulièrement riches à cet égard et éclairent, par des rappels historiques de la nationalisation de la société française, la période contemporaine. Ces articles se com¬plètent entre eux. Ensemble, ils nous laissent voir l’étendue des contradictions qui existent entre d’une part la production par l’État français des catégories et des formes d’identification via sa législa¬tion et ses pratiques administratives, et d’autre part le modèle abstrait auquel il se réfère constamment dans sa rhétorique.
Ainsi que le rappelle François Masure, les termes même de naturalisation et de nationalité sont en décalage par rapport à un modèle officiel de citoyenneté qui ne reconnaît la nationalité qu’en tant que catégorie juridique conférant des droits politiques (sans signification ethnique ou « raciale »). L’acte même de naturalisa¬tion, qui suppose une vérification de l’« assimilation à la communauté française » des personnes concernées est une sorte de certificat de conformité à l’« identité nationale », et constitue donc un déni de la conception de la citoyenneté supposée définir le « modèle français » par excellence. Les techniques d’identification, dont la forme la plus achevée est la mise en place des cartes d’identité, repose toujours sur la volonté de discriminer et de gouverner les étrangers et, par ricochet, de fixer le groupe national, ainsi que le décrit de son côté Pierre Piazza avec beaucoup de perti¬nence et de minutie.
Dans la même période où se renforçait le refus obsessionnel par les élites politiques et intellectuelles du « communautarisme » et de l’« ethnicité », la réforme du code de la nationalité de 1993 a créé une nouvelle catégorie, sanctionnée par des statistiques, de Français par acquisition, et institué une différenciation juridique qui renforce la séparation entre les Français de naissance et par acquisition. En examinant les effets de cette loi, Évelyne Ribert souligne l’immense confusion semée parmi les personnes nées en France de parents étrangers, qui sont amenées par contrecoup à s’interroger sur leur propre « identité » et leur appartenance à la société française.
Des formes de catégorisation et de sous-catégorisation des nationaux et des étrangers, en France, ont toujours existé sous une forme paradoxale. D’un côté l’État, dans son histoire coloniale, a mis en place des différenciations de statut – telles celles d’« indigènes » ou de « français musulmans » – qui ont perduré dans les administrations et orientent encore actuellement certaines pratiques administratives ou des formes de pensée d’État. La fabrication des harkis comme catégorie quasi ethnique est une concrétisation tout à fait emblématique des formes monstrueuses que peuvent prendre des logiques et des pratiques administratives d’assignation identitaire qui demeurent imprégnées des formes de domination de l’époque coloniale. Giulia Fabbiano démonte ces mécanismes de différenciation par l’État avec une grande clarté. Dans le même temps, les gouvernants français ne reconnaissent aucune catégorisation officielle autre que celles des nationaux et des étrangers (eux-mêmes divisés entre les « communautaires » et les « autres »). Cependant, la « lutte contre les discriminations » et la construction de catégorisations ethniques et « raciales » tendent aujourd’hui à s’imposer dans la société française comme une problématique politique. Éric Macé étudie ici la manière dont ces enjeux se répercutent dans la mise en scène télévisuelle des stéréotypes, contrestéréotypes et antistéréotypes, emblématiques de cette « diversité » que la société française semble découvrir en elle même comme en écho aux slogans de la « diversité culturelle » diffusés à travers le monde par l’UNESCO. D’une manière générale, on ne peut que constater, au plan national comme au plan mondial, que l’exaltation de la « diversité » coïncide avec le durcissement des rapports de domination et d’inégalité ainsi qu’avec le refoulement de l’autre – l’immigré, l’étranger – sommé d’accepter les normes de la globalisation mais de rester dans son aire de misère.
Les sexes de l’identité
Le parcours dans le monde global que ce numéro propose permet de souligner que l’« identité nationale », loin d’être asexuée, intervient directement au cœur de la dualité sexuelle dont elle s’empare pour y positionner ses propres valeurs.
Les femmes sont généralement la proie de l’« identité nationale », dans le passé, comme au présent. Leurs facultés d’engendrement les désignent en effet pour être des gardiennes de la « pureté raciale ». En Corée du Sud, Kyung-mi Kim montre avec clarté comment les femmes mariées à des étrangers, et ayant migré dans le pays d’origine de leur époux en particulier pour échapper à la forte stigmatisation qu’elles subissaient, sont l’objet d’un travail de recatégorisation, utile à la projection sur le monde entier d’une « identité nationale » coréenne agressive que l’État souhaite promouvoir depuis la crise de 1997. Parallèlement à cette projection extérieure au territoire national, l’État coréen importe des femmes de l’étranger, pour pallier à la crise matrimoniale des paysans, mais aussi comme ouvrières dans les usines, nourrissant une vague de mariages localement désignés comme « internationaux » : les politiques publiques – apprentissage de la langue et de la culture coréennes – mises en place en direction de ces femmes étrangères, épouses et mères de Coréens, sont destinées moins à leur propre confort qu’à leur permettre de transmettre à leurs enfants l’« identité nationale ». Ainsi, comme l’explique Kyung-mi Kim, si les femmes étaient auparavant extérieures à l’« identité nationale », leur « coréanisation » engagée depuis quelques années – à l’intérieur et au-delà des frontières – vise moins leur réinclusion dans la nation que de les constituer en vecteurs de l’« identité nationale » : une notion qui est devenue elle-même un impératif de l’État désireux d’affirmer sa propre puissance dans le monde régi par la compétition.
Dans des circonstances tout autres, le parallèle est frappant avec les contradictions dans lesquelles sont prises les femmes mapuche au Chili dont parle Anne Lavanchy. L’orientation des politiques gouvernementales s’est inversée brusquement, passant d’une entreprise d’éradication des cultures indiennes à une opéra¬tion de réhabilitation. Ce sont alors les femmes qui sont tenues responsables de l’inconstance de la puissance publique, et sont accusées d’avoir failli à leur devoir de transmission identitaire. C’est donc notamment sur ces femmes que l’« identité nationale » referme le piège de l’autochtonie.
La sexuation de l’« identité nationale » – qui convoque systématiquement et partout dans les discours politiques les pulsions les plus troubles des acteurs – se traduit dans l’usage du viol comme arme de guerre, qui est d’après les observateurs en nette augmentation. Violer la femme de l’ennemi c’est en effet affirmer une « identité nationale » à la virilité triomphante : rien ne saurait l’exprimer d’une manière aussi horriblement explicite que le dessin photographié par Marie Ponchelet sur le mur d’un bâtiment ayant servi de casernement aux soldats serbes à Potočari aux environs de Srebrenica en 1993 en Bosnie ; dans cette même usine désaffectée où, lors de la chute de la ville en 1995, fut opérée la séparation entre les hommes, emmenés pour être massacrés tandis que les femmes et les enfants, après de multiples exactions dont des viols et des meurtres, étaient déportés vers la ville de Tuzla (photo n°1 du carnet photographique). Hier comme aujourd’hui, en Bosnie ou ailleurs, on ne sait que faire de ces « victimes nationales ». À l’indépendance du Bangladesh elles furent parquées dans des camps réservés aux prostituées ; dans les entreprises de « réconciliation » actuelles un peu partout dans le monde, elles gênent, obstruent le schéma de pacification ne serait-ce que par leur honte indélébile.
Les débats qui se sont développés en France autour du projet de tests ADN pour le regroupement familial des étrangers revêtent par ailleurs un grand intérêt pour l’anthropologue dans la mesure où ils portent sur les représentations de la filiation chez l’autre et le soi et, en conséquence, de l’altérité, domaines centraux pour notre discipline. Dans une première étape seule la filiation paternelle devait être confirmée pour la venue sur le territoire des enfants de l’étranger. L’étranger se trouvait donc rejeté du côté d’une filiation biologique qui, comme beaucoup l’ont souligné, ne cesse d’être démantelée et délégitimée pour la population de nationalité française, pour laquelle la reconnaissance de la parenté symbolique paternelle ou maternelle est aujourd’hui notable, se traduisant par des efforts constants de juridiction. Du fait de contestations nombreuses, ce devrait être finalement des preuves de la filiation maternelle qui – sous des conditions précises et strictes – seraient demandées à l’étranger souhaitant que ses enfants le rejoignent en France. Ce passage du père à la mère comme pivots de la consanguinité, ne fait qu’accentuer le processus de renaturalisation biologique de l’autre et sa distance d’accès à la dimension symbolique de la parenté comme production sociale, propriété réservée dans la clôture de l’autochtonie. Dans l’échelle symbolique de la différenciation des sexes, la femme est en effet – dans la plupart des sociétés – renvoyée au pôle de la nature et de la relation biologique, en prenant pour pièce à conviction ses capacités reproductives, alors que l’homme remplit la fonction du social, avec tous les doutes que cela implique sur la filiation paternelle. L’interdit à l’étranger des acquis des déconnections multiples entre parenté biologique et socio-symbolique, son refoulement vers un stade primaire et « naturel » de la parenté, constituent des pans idéologiques importants des constructions actuelles de l’altérité et, par là même, de l’« identité nationale » qui en est désormais le versant explicite et non plus seulement voilé. Ressurgissent donc des triangulations idéelles, qui semblent être des tentations régressives récurrentes : d’un côté l’étranger, la femme et la nature sont coagulés, de l’autre l’autochtone, l’homme et la nation sont érigés en modèle d’une hiérarchie qui est désormais de nouveau désignée comme civilisatrice.
Ancrages sociaux et contradictions
Pour finir on ne saurait appréhender l’émergence actuelle à travers le monde des thématiques de l’« identité nationale » sans restituer leur ancrage dans les sociétés : Quel écho les idéologies et politiques promues par l’État ou certains mouvements politiques rencontrent-elles dans les diverses composantes de la société ? En quoi se réflètent-elles dans les pratiques quotidiennes ?
Ces politiques de catégorisation, de contrôle et de domination des étrangers, ne peuvent être interprétées sans prendre en compte ce qu’elles peuvent signifier dans les différentes fractions sociales par rapport à la vision que ces dernières ont de leur position dans le contexte national et mondial. C’est ici que l’anthropologie, avec ses méthodes d’investigation et de compréhension de la réalité sociale, prend tout son intérêt. Rappelons que les premiers travaux d’ethnologie urbaine en France dans les années soixante-dix met¬taient en lumière l’acuité des enjeux symboliques qui se cristallisaient autour de la figure de l’étranger dans des cités HLM, dans une situation qui voyait l’effondrement des statuts et des iden¬tités de classe. Les enquêtes menées par G. Althabe et M. Selim [14] montraient comment, en accusant les « étrangers » d’être responsables de la dégradation de leurs conditions de vie, les autres habitants tentaient de reconstruire dans l’imaginaire leur dignité et échapper à l’infériorité sociale. Ils s’efforçaient ainsi d’éviter tout contact ou, au contraire, d’établir des relations de domination personnalisées de manière à maintenir le sentiment d’une supério¬rité de leur position sociale vis-à-vis des « étrangers ». Entre autres choses, les accusations se focalisaient sur l’éducation des enfants, pour laquelle les familles « étrangères » seraient particulièrement défaillantes, condamnant leurs enfants à tomber dans la délinquance et la vie des « bandes ». Ainsi, dans les pratiques sociales et les représentations, la « production de l’étranger » fixait sur certaines fractions l’indignité ressentie par les habitants de ces cités de ban¬lieue, et le danger de contamination qui pesait sur chacun, spécia¬lement les enfants et les adolescents.
De telles recherches ethnologiques prennent sens lorsque l’on considère le contexte socioéconomique de cette époque : durant la décennie 1970 la conjoncture s’est en effet retournée et le chômage est devenu une préoccupation. Les années d’après-guerre avaient été caractérisées par une croissance économique rapide qui apportait de nouvelles possibilités de promotion sociale pour l’ensemble des catégories sociales. Parallèlement, l’industrie importait massivement une main-d’œuvre étrangère notamment d’Europe du Sud ou d’Afrique du nord. La conjonction de ces deux dynamiques avait créé un phénomène d’« ethnicisation de la pauvreté » (Althabe) : une partie des classes populaires aspirait d’autant plus à accéder à des positions sociales plus élevées − directement ou via leurs enfants – qu’elles étaient remplacées dans les catégories ouvrières subalternes par des travailleurs immigrés.
Comme dans d’autres situations de déclin économique et de fragilisation des statuts sociaux répandues à travers le monde, le discours et les politiques de stigmatisation des étrangers et de valo¬risation de l’« identité nationale », s’articulent avec les tensions qui se font jour localement dans les espaces résidentiels ou de travail. En France, ces phénomènes observés dans les classes populaires dès le milieu des années 1970, avant même l’émergence du Front national qui leur donnera une expression rhétorique, sont à lire en regard d’une politique gouvernementale qui a fermé les frontières à l’immigration en 1974, tolérant le regroupement familial avec réti¬cence et avec une suspicion grandissante, et qui a produit un dis¬cours présentant l’immigration comme problème. Cette xénophobie d’État n’a cessé de s’intensifier et de se développer durant les trois décennies suivantes, s’articulant à la fois à la montée en puissance du Front national, qu’elle alimentait, et aux formes diverses d’un racisme ordinaire ainsi encouragé dans toutes les fractions sociales.
Ce rappel met en évidence qu’une fois jetée en pâture, la thématique de l’« identité nationale », aussi vide soit-elle dans son contenu, comme nous l’avons souligné en introduction, est amenée à être nourrie par les différents groupes sociaux qui vont lui donner des sens contextualisés en fonction de leur propre position. Désor¬mais promue norme d’État en France – comme elle l’a été depuis les années 1990 dans nombre d’autres pays, singulièrement ceux qui sont désignés comme sous-développés – l’« identité nationale » va selon toute probabilité renforcer les processus d’altérisation de tous les groupes sociaux que cette édiction de la norme rend « déviants » : les immigrants, bien sûr, dont le refoulement est devenu une priorité sans cesse renforcée par le gouvernement depuis vingt ans ; tous ceux dont on va tenter de rechercher l’origine « autre » et stigmatisée comme « communautariste » ; mais aussi tout simplement les « délinquants ». Tout se passe comme s’il y avait eu depuis les années 1970 un déplacement et une amplification du système des accusations réciproques développé parmi les habitants de cités HLM, que nous venons d’évoquer : tout un discours public s’est mis en place pour dénoncer que les « vio¬lences urbaines », les « incivilités », la « délinquance » sont le produit de l’« impossible intégration » de « jeunes Français d’origine étrangère » et de la défaillance de leurs parents immigrés. Certains chercheurs approfondissent déjà ce sillon et voient par exemple dans les « aînés des familles sahéliennes » de futurs au¬teurs de « délits » en raison du fait que « certaines valeurs véhicu¬lées dans leurs familles se heurtent à celles du système français » [15].
De telles recherches mettent en scène l’intrication entre science et politique qui se profile désormais pour proférer, en l’occurrence, une véritable dénonciation publique des familles africaines qu’on accuse d’entretenir la délinquance. Après la quasi fermeture des possibilités de regroupement familial que met en place la nouvelle loi Hortefeux, l’immigration choisie apparaît comme le couronnement de cette propagande xénophobe de l’État dans une politique assumant désormais presque ouvertement une position raciste : une circulaire de décembre 2007 autorise les préfectures à accorder des permis de travail à des étrangers pour des emplois non qualifiés dans un ensemble de secteurs, en réservant aux migrants venant des pays d’Europe orientale récemment entrés dans l’Union européenne, les branches de l’économie dans lesquelles sont actuellement employés, légalement ou non, des milliers de personnes originaires d’Afrique ou d’Asie, dont les possibilités d’obtenir ou de faire renouveler leur titre de séjour s’amenuisent donc encore [16]. Ainsi, les dispositions légales de l’« immigration choisie » (loi CESEDA de juillet 2006) réinstituent des rapports de domination où les entrepreneurs – sous le contrôle dirigiste de l’État qui leur indique les fractions du marché international du travail qui leur seront accessibles et celles qui sont inconvenantes – peuvent choisir les étrangers qu’ils mettent au service de la croissance capitaliste nationale.
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De la continuité entre deux prescriptions : de l’intégration à l’identité nationale
Jacques LEMIÈRE (Université des sciences et technologies de Lille - CLERSÉ)
Il convient de prendre en compte le caractère non hasardeux et, plus encore, stratégique, de la présence du mot « intégration » juste avant le mot « identité nationale » dans l’intitulé du nouveau « ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement » qui a été instauré au printemps 2007 en France.
La thèse ici défendue est que la catégorie d’« identité nationale » se présente avant tout dans cet intitulé – et qu’elle y tient sa possibilité même –, en tant que version tendue et extrémiste de la catégorie d’« intégration » [17], qui a été au centre d’un travail étatique, répété et continu, de construction identitaire depuis environ vingt cinq ans en France, elle même rendue possible par un usage perverti du mot « immigration ». Si elle n’est pas contestable, la rupture portée, dans cet intitulé, par « identité nationale » est en même temps totalement préparée par le large consensus dont a bénéficié et dont bénéficie encore, dans la société française, la catégorie d’« intégration ».
Il faut donc faire retour sur l’intitulé même du nouveau ministère, c’est à dire sur les quatre composantes de cet intitulé, et sur l’ordre même dans lesquelles elles apparaissent : cet ordre est d’une logique implacable, du point de vue de ses concepteurs. Et dans ce retour, on verra que ce n’est pas la seule introduction de la catégorie d’« identité nationale », avec la jonction qui est opérée entre « identité nationale » et « immigration », qui doivent susciter la réflexion et la critique : c’est le continuum même de « intégration » à « identité nationale » qu’il convient d’interroger.
Immigration
Dans l’intitulé du nouveau ministère, le terme « immigration » lui même ne constitue plus la seule désignation objective d’un domaine de compétences ministérielles : il y a déjà bien longtemps que, dans leurs usages sociaux en France, les mots « immigré » et « immigration » ont cessé de n’avoir qu’une signification démographique ou sociologique, pour produire des effets directement politiques, qui sont des effets de séparation et de proscription.
« Immigré » est désormais, et depuis trop longtemps, un mot sans relation au réel. On continue ainsi de parler de jeunes « immigrés » pour désigner des jeunes qui sont nés en France, alors qu’ils sont pour la plupart français de nationalité, et la conscience de cet écart conduit à la formule « jeunes issus de l’immigration », qui, sur le fond, ne règle rien. Le ministre de l’Intérieur cherchait ainsi, chez les jeunes émeutiers de novembre 2005, des « immigrés » à reconduire dans leur pays.
Si, aujourd’hui, par l’usage du mot « immigré », on ne désigne le plus souvent ni une nationalité (puisque sont nommés immigrés des Français), ni le fait d’être né à l’étranger et d’être venu s’établir durablement en France (puisque sont nommés avec insistance « immigrés » des personnes nées en France), c’est donc qu’on désigne par ce mot des gens qu’on va symboliquement exclure d’un groupe auquel ils appartiennent pourtant : les gens qui vivent en France. La capacité excluante du mot « immigré » procède de la charge dont s’est affectée le mot « immigration » lui même.
« Immigration ». En France, les années 1980 ont connu le développement du processus politique par lequel l’immigration a été constituée comme « problème », sous le nom de « problème de l’immigration » ou de « problème immigré » – problème qui, comme tout problème, doit recevoir une solution.
L’ensemble des partis de gouvernement ont accepté de s’inscrire dans la thématique de l’immigration telle qu’elle a été portée en France, comme thématique d’extrême droite, par le Front national : un Premier ministre socialiste pouvait alors déclarer à la télévision que Le Pen « pose les vrais problèmes », même s’il « n’y apporte pas les bonnes solutions ». C’est le maniement ainsi partagé du terme d’« immigration » qui a créé, sur cette question ainsi construite comme « problème », un continuum parlementaire, du Parti socialiste au Front national, qui a abouti, en termes électoraux, à la situation du 21 avril 2002, puis à la victoire sarkozyste à l’élection présidentielle de 2007.
Pendant ces vingt cinq années, et au premier chef du fait de la politique de l’État en matière de droit d’entrée, de droit de séjour des étrangers et de code d’obtention de la nationalité française, « immigration » est devenu (avec « immigré ») le nom consensuel qui a servi de support à des désignations séparatrices entre des gens réels (les Français/les immigrés), comme à des législations et politiques discriminatoires vis à vis d’une partie de ces gens (« les immigrés ») du fait même que ces mots « immigré » et « immigration » étaient devenus le nom d’un problème.
La catégorie d’« intégration », pratiquée sous la forme d’une injonction par l’État, conduit alors les politiques gouvernementales à tracer une ligne de séparation normative, et artificielle, entre ceux qui peuvent (ou doivent) être « intégrés » et ceux qui ne peuvent (ou ne doivent) pas l’être.
Intégration
La catégorie d’« intégration » s’est imposée sur le terrain déblayé par la construction de l’immigration comme problème. Cette catégorie, utilisée par les partis de gouvernement au moment où, de son côté, le Front national mettait en circulation la catégorie d’« identité nationale », est devenue la référence dominante pour autant que s’effaçait le dispositif classiste des représentations de la société (classes sociales), de la politique (conflits de classes, alliances de classes) et de l’État (l’État de classe).
Édifiées contre ces représentations de type classiste, les politiques dites d’« intégration » sont porteuses, par construction, de procédures d’exclusion, du fait même que intégration et exclusion font couple, et que ce couple intégration/exclusion est véritablement le solde conceptuel du passage du classisme au postclassisme [18]. Elles engagent une conception très particulière du rôle de l’État, et du lien entre norme sociale et politique publique : des discours et des pratiques de proscription véritable y sont compatibles avec les dispositifs et les discours de l’intégration par « respect des différences culturelles ».
L’usage politique et prescriptif de la catégorie d’« intégration » a alors permis, dans ce contexte postclassiste, la mise en invisibilité de l’être social des étrangers (« des gens qui travaillent et vivent ici ») au profit de la mise en visibilité de leur être culturel, religieux et allogène (« des musulmans », « des polygames » …) [19].
La catégorie d’« intégration » a ainsi été, dans les représentations, l’outil central de légitimation des législations et des pratiques administratives, chaque fois plus contraignantes, concernant le droit de séjour des étrangers, et d’autres mesures, comme l’interdiction du port du foulard islamique.
Elle a toujours été présentée par les gouvernements et les partis de gouvernement comme le versant positif et ouvert de ce dont les lois sur le droit de séjour et sur l’asile (Pasqua, Debré, Chevènement, Sarkozy...) constituaient le versant répressif et restrictif. La « politique de l’immigration » aurait deux versants, deux volets de tonalité différente, mais ils constituent en fait les deux faces de la même pièce.
D’un côté, des dérèglements sont introduits par l’État sur la question des conditions requises pour l’attribution des titres de séjour ; et sur celle de l’attribution de la nationalité française (avec des critères exorbitants d’« insertion dans la société française » qui conduisent, par exemple, au rejet de demandes de naturalisation française présentées par des femmes de plus de 30 ans, qui sont arrivées à l’âge de 6 mois en France, qui ont fréquenté l’école en France, et qui sont déjà mères de famille, leurs demandes sont rejetées sous prétexte d’exercice discontinu d’un travail salarié).
De l’autre, on voit se développer l’idée insistante, dans les politiques des partis et des gouvernements, que ces mêmes gens devraient aussi « se mettre en règle » pour vivre ici : non seulement se mettre en règle sur la question des titres de séjour, mais aussi se mettre en conformité avec des normes culturelles et sociétales. On institue donc des règles applicables à des gens désignés comme non conformes à ces normes.
On peut citer la possibilité pour les préfectures de retirer leurs cartes de séjour à des gens de très longue date installés en France, sous des prétextes comme la menace à l’ordre public (la double peine) ou la vie en état de polygamie (selon la loi Pasqua de 1993, disposition maintenue dans les lois suivantes) [20] ; ou encore les politiques menées contre l’habitat de type foyer de travailleurs étrangers : il y a quelques années, par exemple, un maire d’une grande ville de la banlieue parisienne a pu présenter comme « antirépublicaine » la prétention de vouloir vivre dans un foyer de travailleurs (c’était l’affaire du foyer de la Nouvelle France à Montreuil) et c’est toute la politique dite de réhabilitation des foyers qui s’accompagne de la destruction, dans ces foyers, de toute vie communautaire ; on peut citer enfin la législation interdisant le port du voile/foulard à l’école [21].
La catégorie d’intégration bouleverse la conception antérieure des relations entre État et société, ce qui marque une crise de l’État dans ses rapports à la société : « intégration » met en avant, à côté de l’idée d’État, une idée de la société et de sa culture, qui engendrerait par elle même des normes, isolables de gens réels qui composent cette société, ou arbitrairement prélevées sur une partie des gens qui la composent.
Avec l’idée d’« intégration », on admet que l’État pourrait demander à la société de fonctionner comme norme d’elle même, à partir d’une « communauté » artificiellement constituée, et érigée en norme pour les autres : le maire qui veut délégitimer la prétention d’ouvriers africains de sa commune de vivre dans un foyer de travailleurs (un foyer ouvrier qui leur permet le développement d’une base minimale de vie collective) va devoir finalement dénier que tous les gens qui vivent dans sa commune forment un ensemble. Car une fois posé l’ensemble constitué de tous les résidents du territoire de sa commune, il va couper en deux cet ensemble selon le critère national : poser qu’il y a dans sa commune d’un côté « les Français », censés fixer la norme aux autres, et de l’autre les Africains (« les Maliens ») ; il va disposer en face à face ces deux parties renvoyées chacune à ses caractéristiques propres, culturelles et identitaires ; et mener ainsi une opération qu’il faut bien qualifier d’opération de communautarisation (« la communauté des Français »), bien que paradoxalement elle s’abrite sous le nom de « république ».
On impose alors l’idée que l’État serait normé par la société, et non qu’il exerce sur la société des choix politiques. Ceci conduit à placer l’État sous la règle d’une population particulière (« les Français ») ou d’une norme sociale particulière (« nos valeurs », dites « républicaines »). Mais l’État, de fait, n’est plus alors « républicain », puisque la partie de la population invoquée sert à chaque fois à l’État d’alibi pour l’abandon du principe républicain « pour tous ». Est alors abandonné le grand principe démocratique, selon lequel chaque individu doit être compté pour un, quelle que soit sa nationalité, sa profession, son sexe, sa religion. Est alors mise en avant l’identité supposée d’une communauté particulière, et si cette communauté est nationale (« les Français ») une supposée « identité nationale ».
« Intégration et » Identité nationale
Avec « intégration », on est donc déjà au bord de « identité nationale », en tant que présumées façon de parler (la langue fran¬çaise comme prérequise à l’immigration), façon de se vêtir (la pros¬cription du foulard islamique), façon d’habiter (la disqualification des foyers d’ouvriers étrangers comme norme d’habitat), et comme façon d’élever ses enfants (les « contrats d’intégration » imposés aux familles étrangères)…
C’est ce qu’on peut déjà repérer dans la loi Sarkozy CESEDA de juillet 2006, et ce qui est complété et amplifié dans la loi Hortefeux d’octobre 2007. L’intégration y est « républicaine », le modèle (français) d’intégration y est « républicain », et le modèle d’intégration (« républicaine ») y est français.
Si, dans l’apparence et dans la lettre, ces textes législatifs se refusent encore à entrer dans le discours assumé de l’« identité nationale » (le mot n’y est jamais prononcé), la présomption d’extériorité au pays, et donc la négation d’intériorité au pays, que porte la prescription d’intégration, qui est centrale dans l’esprit de ces lois, montre qu’on y est déjà en train d’entrer sur le terrain de l’identité nationale.
Ainsi, l’esprit de la loi Sarkozy de 2006 est déjà homogène à la thématique de l’identité nationale française, proclamée en 2007. De ce point de vue, la création du nouveau ministère apparaît avant tout comme une mise à jour de l’appareil d’État qui est commandée par l’exigence d’application de la loi de 2006 : l’instrument politico administratif qu’est ce ministère était requis par le programme politique fixé, sur la question des étrangers en France, dans le cadre de la loi CESEDA (et depuis par son complément de la loi Hortefeux).
La loi Sarkozy de 2006 est la première de toutes les lois dites lois ou « codes sur l’entrée, le séjour et le droit d’asile » (CESEDA) à avoir été présentée à la discussion du Parlement sous le nom de « loi sur l’immigration et l’intégration ». Précédée d’une déclara¬tion du président Chirac, le 3 janvier 2006, sur le fait que « attacher la plus grande importance au renforcement de la lutte contre l’immigration clandestine […], notamment en matière de regrou¬pement familial, est essentiel pour notre modèle d’intégration », cette loi instaure le critère d’« intégration » comme condition au séjour des étrangers dans des termes homogènes à la thématique de l’identité nationale française :
[…] sous réserve que cet étranger justifie de son intégration républicaine dans la société française, appréciée au regard de son adhésion personnelle aux principes qui régissent la République française ainsi que leur respect (dans son comportement quotidien) et de sa connaissance de la langue française (article 313 1, alinéa 7).
La même loi généralise et proclame, pour les nouveaux arrivants, le caractère obligatoire des « contrats d’accueil et d’intégration », de même qu’elle renforce, pour les résidents de longue durée, les critères d’évaluation permettant de juger l’« intégration » des étrangers qui demandent une carte de résident de 10 ans et qu’elle « subordonne » le renouvellement de la carte de séjour « à l’intégration républicaine de l’étranger dans la société française » (article 313 2).
Un pouvoir accru y est donné aux maires qui, dotés de pouvoirs dans l’application des règles d’accès au regroupement familial, outre la vérification des conditions de logement et de res¬sources qui leur est attribuée de longue date, « émettent, à la de¬mande de l’autorité administrative, un avis pour l’appréciation des conditions d’intégration » (article 411 5), condition d’intégration qui ne s’applique ni aux ressortissants de l’Union européenne (qui ne sont plus nommés « étrangers ») ni à ceux des candidats à l’entrée et au séjour qui peuvent candidater au statut spécial de la carte de séjour « capacités et talents ».
La loi Hortefeux adoptée par le Parlement le 23 octobre 2007 étend le contrôle sur la pratique de la langue et sur la connaissance des « valeurs de la république » (« évaluation du degré de connaissance de la langue et des valeurs de la république ») aux candidatures au regroupement familial, de même qu’elle soumet ces candidatures à la signature d’un « contrat d’accueil et d’intégration par lequel (les candidats) s’obligent à suivre une formation sur les droits et les devoirs des parents en France, ainsi qu’à respecter l’obligation scolaire ».
Codéveloppement
Le quatrième terme de l’intitulé du ministère est un wagon supplémentaire, accroché après la victoire de Sarkozy à l’élection présidentielle, et non quand il lança le projet du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale dans le cours de sa campagne. Cet ajout participe de « l’ouverture à gauche ».
La campagne électorale présidentielle a renforcé un consen¬sus, déjà très ancien, des candidats des partis de gouvernement sur le thème croisé de la « lutte contre l’immigration clandestine » et de la « politique de codéveloppement » [22]. Mais elle fut aussi l’objet de la promotion par la candidate des Verts du transfert de la compé¬tence « immigration » à un « ministère de la Coopération solidaire, du Commerce international et des Migrations » [23]. Alors que, comme c’est le cas actuel de notre voisine l’Espagne, et comme ce fut encore le cas en France au début des années 1980, des États confient encore la question de l’immigration et du droit des étrangers au ministère en charge des affaires sociales, de la popula¬tion et du travail, il y avait là une proposition risquée d’externalisation de la question des étrangers (et notamment de la question des étrangers sans papiers).
Une telle externalisation est contradictoire avec la revendication d’intériorité à la France des sans papiers qui se mobilisent pour obtenir une carte de séjour, et de ceux qui les regardent avant tout comme des gens vivant ici et travaillant ici – et qui ne leur renvoient pas sans cesse leur identité de gens venus d’ailleurs. Elle a séduit le vainqueur de l’élection présidentielle au point d’en faire un domaine de compétence supplémentaire du nouveau ministère, qui la disputera donc au ministère des Affaires étrangères.
Permanence des usages de la catégorie d’intégration
La polyvalence des usages, ceux des sciences sociales comme ceux du discours étatique, d’une catégorie (« intégration ») portée à ce niveau de prescription politique, interroge autant que sa capacité (paradoxale mais intrinsèque) à exclure. Pourtant, « intégration » reste une catégorie qui ne suscite pas la méfiance ou l’indignation qu’appelle « identité nationale ». D’où la permanence de ses usages, et, de là, le succès qu’elle peut autoriser à sa suivante dans l’énoncé du nom du nouveau ministère.
Dans cette permanence des usages de cette catégorie d’« intégration », il y a une incontestable responsabilité des sciences sociales, qui n’ont pas toujours su et ne savent pas toujours tirer les conséquences de sa dimension politique et prescriptive. Dans la foulée des sciences sociales, il y a aussi les usages du travail social, où on n’a pas toujours su entendre et prendre en compte l’hostilité à cette catégorie, chez ceux qu’on enjoint à « s’intégrer », hostilité qui venait dire l’illégitimité de l’injonction à l’intégration parce qu’elle confond l’idée de mise en règle (mises en règle qui doivent rester mesurées et non discriminatoires) avec celle de statut spécial.
Il y a aussi la sélectivité des cibles choisies dans des mobilisations de l’opinion et des mobilisations de rue, quand elles s’en prennent à des lois ou à des projets de lois qui sont pourtant porteurs de cette prescription à l’« intégration » dite républicaine.
La mobilisation étudiante dite « anti CPE » du printemps 2006 en constitue un exemple, dès lors qu’elle n’a pas su s’emparer, pour les contester, des dispositifs d’exception mis en place, dans la partie finale de la loi dite d’égalité des chances, et qui visaient, après les émeutes de novembre 2005, des familles populaires des cités supposées, par l’État, ne pas assurer une éducation et une scolarisation normales de leurs enfants [24].
La mobilisation d’opinion d’octobre 2007, contemporaine de la discussion à l’Assemblée nationale et au Sénat de la loi Hortefeux sur le regroupement familial, en est un second exemple : en mettant en avant comme cible de la protestation deux points du projet de loi déterminés comme particulièrement scandaleux (l’usage de tests ADN pour attester de la filiation ; interdiction d’accès aux sans papiers des centres d’hébergement d’urgence), la mobilisation, une fois encore, contourne la contestation de la double exigence de « mise à la norme française » que sont, dans la loi Hortefeux, et en direction de familles populaires, le prérequis de la langue française, d’une part, et la signature des « contrats d’intégration républicaine » (mettant ces familles au risque du contrôle du juge, en cas de leur non observation) d’autre part.
Cette sélectivité des cibles reste un indicateur de la puissance du consensus qui se maintient en France autour de la catégorie d’« intégration », en même temps que de la limite des capacités de contestation effective, et profonde, de celle d’« identité nationale », qui est sa pure dérivée.
Résumé
Cette contribution se propose de rendre compte du caractère non hasardeux et, plus encore, stratégique, de la présence du mot « intégration » juste avant le mot « identité nationale » dans l’intitulé du nouveau « ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppe¬ment » qui vient d’être instauré en France.
La thèse défendue est que la catégorie d’« identité nationale » se présente avant tout – et tient sa possibilité même – dans cet intitulé, en tant que version tendue et extrémiste de la catégorie d’« intégration », qui a été au centre d’un travail étatique, répété et continu, de construction identitaire depuis environ 25 ans en France.
Si elle n’est pas contestable, la rupture portée par « identité nationale » est totalement préparée par le large consensus dont a bénéficié, dans la société française, la catégorie d’« intégration ».
L’usage politique et prescriptif de la catégorie d’« intégration » a permis, dans un contexte postclassiste, la mise en invisibilité de l’être social des étrangers (des gens qui travaillent et vivent ici) au profit de la mise en visibilité de leur être culturel, religieux et allogène (des musulmans, des polygames…). Elle a ainsi été, dans les représentations, l’outil central de légitimation des législations et des pratiques administratives, chaque fois plus contraignantes, concernant le droit de séjour des étrangers.
La polyvalence des usages, ceux des sciences sociales comme ceux du discours étatique, d’une catégorie (« intégration ») portée à ce niveau de prescription politique, interroge autant que sa capacité (paradoxale mais intrinsèque) à exclure. Pourtant, « intégration » reste une catégorie qui ne suscite pas la méfiance ou l’indignation qu’appelle « identité nationale ». D’où la permanence de ses usages, et, de là, le succès qu’elle peut autoriser à sa suivante.
Mots-clefs : intégration, identité nationale, France, étrangers, catégories, État, France, légitimation.
Summary
On the Continuity between Two Prescriptions : From « Integration » to « National Identity »
This article sets out to provide an account of the non-accidental, indeed strategic, nature of the presence of the word « integration » just before « national identity » in the title of the new « Ministry of Immigration, Integration, National Identity and Co-Development » which has recently been established in France. The thesis advanced is that the category « national identity » appears in this title – its very possibility depending upon it – above all as the concentrated and radical version of the category « integration » which has been at the heart of the repeated and continuous work of identity construction undertaken by the French State over the past 25 years. While there is no doubt that « national identity » represents a break, the way to this has been paved by the broad consensus enjoyed by the category « integration » in French society. In a post classist context, the political and prescriptive use of the category « integration » has allowed the social being of foreigners (people who work and live here) to be made invisible in favour of a making visible of their cultural, religious and foreign being (Muslims, polygamous…). It has thus been a central tool for the legitimisation of ever more restrictive legislation and administrative practices concerning foreigners’ right of residence. The multiple usages, within both the social sciences and state discourse, of a category « integration » carried to this level of political prescription raises questions as does its (paradoxical but intrinsic) capacity to exclude. However, « integration » remains a category which does not arouse the mistrust or indignation provoked by « national identity », hence its continuous use and from that the success which it can authorize its companion.
Key-words : integration, national identity, France, foreigners, categories, State, France, legitimisation.
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NOTES
[1] http://www.anaem.fr/breves_87/confe... .
[2] La justification de ce ministère est de « rationnaliser » l’administration en rassemblant sous une même tutelle les questions concernant l’immigration. Il s’agit en soi d’un coup de force sémantique. L’usage du terme immigration est en effet impropre puisque, justement, ce ministère a reçu la charge de fonctions que le terme d’immigration ne recouvre en aucune façon (comme l’attribution de visas, le droit d’asile, l’octroi de la nationalité française, la mémoire de la guerre d’Algérie ou l’énigmatique « promotion de l’identité nationale »). Dérivant directement d’une vision élaborée depuis le ministère de l’intérieur par la répression de la soi-disant immigration illégale, la mise en place de ce ministère revient, de fait, à créer une sorte de police des étrangers et de l’identité, dont le seul précédent dans l’histoire de France, ainsi que beaucoup l’ont noté, est le « commissariat général aux questions juives » instauré par l’État français de Vichy.
[3] La meilleure analyse à ce jour est sans aucun doute celle que propose Gérard Noiriel (2007b). À un niveau plus général, voir également l’interprétation de la conjoncture que propose Alain Badiou (2007).
[4] Les dictatures d’Asie centrale ex-soviétique ont toutes introduit la nécessité d’une nouvelle idéologie d’État en remplacement du communisme, devenu obsolète : c’est l’« identité nationale » qui est désignée comme nouvelle idéologie d’État. Le cas de l’Ouzbékistan est un exemple particulièrement significatif (Bazin, 2007a ; Selim, 2007 ; Bazin, Hours, Laruelle, Selim, 2006).
[5] En ce qui concerne le Vietnam, voir Selim (2003). Un excellent exemple à propos de la Chine est fourni par David (2007).
[6] Pour un tour d’horizon voir Kepel (2000).
[7] Terminologie française officielle correspondant à l’anglais indigenous, ou à l’espagnol indigeno. Pour une contribution récente à cette question, voir Glowczewski, Henry (2007)
[8] Déterminer qui est « véritablement » indien et qui ne l’est pas est une question bien évidemment indécidable, comme toute question portant sur la véracité des origines ou des appartenances identitaires. L’identité « indienne » comme toutes les identités est dépendante des catégories censitaires et des dynamiques politiques et idéologiques dont elle est un enjeu. Cf. Lavaud (2001) ; Lavaud, Lestage (2005)
[9] Pour une analyse détaillée, voir Bazin (2005, 2007b).
[10] Voir les analyses développées par le réseau Migreurop (2007).
[11] De la même façon, un large consensus politique s’est formé au Royaume-Uni à partir des années 1960 autour de l’idée que de strict immigration controls étaient la condition nécessaire à de good race relations (Solomos 2003).
[12] Voir Lochak (2007 : 33).
[13] Il convient de rappeler à cet égard le rôle important joué par des spécia¬listes en sciences sociales dans le développement et la diffusion d’une conception « nationaliste républicaine » de l’ « intégration » en France au début des années 1990. Dans un article intitulé « Les sciences sociales au service de l’identité nationale », F. Lorcerie (1994) présente une analyse détaillée des caractéristiques et de l’impact politique de cette « mobilisa¬tion » à laquelle ont participé sociologues, historiens et politologues français. Pour une analyse de la contribution de l’association antiraciste SOS-Racisme à la construction de la problématique « intégrationniste », puis à sa refomulation en lutte contre les discriminations, voir Gibb (1998, 2003).
[14] Cf. Selim (1979), Althabe (1987), Althabe, Selim (1987), Althabe et alii (1985).
[15] Propos de Hugues Lagrange, rapportés par Stéphanie Arc dans le Journal du CNRS (Arc, 2007).
[16] A l’heure où nous écrivons, deux listes de métiers ont été arrêtées : la première comprend 150 métiers, pour la plupart peu qualifiés, réservés aux ressortissants de l’Union européenne « en vertu du principe de préférence communautaire », la seconde comprend 30 métiers, nécessitant en général une formation et des diplômes de l’enseignement supérieur, ouverte aux étrangers issus de pays tiers.
[17] On a remarqué que quand, au cours de sa campagne, le 8 mars 2007, le candidat Sarkozy à l’élection présidentielle a proposé la création d’un « ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale », la partie de ses soutiens qui a semblé s’effrayer de cette perspective (comme Simone Veil) a proposé comme alternative l’idée d’un « ministère de l’Immigration et de l’Intégration ».
[18] J’utilise « postclassisme » dans le sens que lui donne Sylvain Lazarus dans ses travaux théoriques d’anthropologie de la politique (Anthropologie du nom, 1996. Paris, Le Seuil). Le postclassisme met fin au classisme non seulement comme problématique objective et subjective des classes sociales, de leurs conflits et de leurs alliances, mais aussi comme problématique de représentation de l’idée de société et de représentation de l’État. Sylvain Lazarus établit que le phénomène de détachement du nom « immigré » de son assise classiste, au seuil des années 1980, est le solde du passage de l’État classiste parlementaire à l’État parlementaire consensuel, qui ouvre, par absence de prescription politique, à une crise de l’État).
[19] Dans ce processus, une place particulière revient à l’année 1983 : cette année commence par la qualification comme « étrangère aux réalités sociales de la France » par le Premier ministre socialiste Pierre Mauroy (premier chef de gouvernement de la gauche revenue au pouvoir en 1981), et comme « grève chiite » par son ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, d’une grève qui porte sur des motifs purement sociaux et professionnels (la qualification comme P1 de leur poste d’OS) et qui est menée par des ouvriers spécialisés des ateliers de peinture de l’usine d’automobiles de Renault, à Flins, dans l’ouest parisien (des OS qui se trouvent être d’origine étrangère et de confession musulmane sunnite) ; elle connaît ensuite des élections municipales, qui sont placées sous l’effet de la mise en tension de la société civile par ces déclarations déstabilisantes venues du sommet de l’État : droite et gauche rivalisent, en mars, sur le thème du « contrôle de l’immigration sauvage », avec pour résultat le premier score important de Le Pen à une élection (10% des voix dans le XXe arrondissement de Paris, après une campagne axée sur le thème « les étrangers, dehors ! ») puis la première participation d’un élu du Front national à une municipalité (à l’élection partielle de Dreux à l’automne 1983) ; l’année se termine par l’identification, jusqu’alors inédite, dans le « plan social » des usines d’automobiles Talbot, à Poissy, en janvier 1984, de la suppression d’emplois d’ouvriers spécialisés avec une prime de retour au pays d’origine, sur fond d’attaques de ces ouvriers par une maîtrise et des régleurs qui, dans les ateliers, crient « Les Arabes à la Seine, les Arabes au four ».
[20] En déclarant hors norme, avec la loi Pasqua de 1993, le mariage coutumier polygame, jusqu’alors accepté en France (en tant que mariage non contracté en France), on ôte leur carte de résident de dix ans, contre une carte temporaire d’un an, à des ouvriers qui travaillent dans cette usine sans discontinuer depuis trente ans ou plus, comme nous l’avons établi dans une enquête menée autour de l’usine MCA de Maubeuge (où on monte les véhicules Kangoo de Renault) ; et on prive leur seconde épouse, en même temps que du droit de travailler, de la carte de résident de dix ans qui lui a été attribuée légalement à son arrivée en France, par la préfecture du Nord, avant 1993, au titre du regroupement familial. C’est une circulaire du gouvernement Jospin qui, en avril 2001, contraint les secondes épouses, mères d’enfants français et d’enfants nés en France, soit à divorcer, soit à se séparer physiquement, soit à retourner dans le pays d’origine, au moment où vient à échéance le renouvellement des cartes de résident qui leur avaient été préalablement attribuées.
[21] Ce n’est pas seulement le contenu lui même de cette législation qui est ici convoqué comme exemple, mais aussi l’esprit de cette législation (tel qu’il s’est exalté à travers la mobilisation d’opinion qui, pendant plus de six mois, a préparé son adoption) et le choix lui même de la procédure législative, quand cette question était préalablement régulée par la voie réglementaire : un tel choix politique permet une longue mobilisation de l’opinion.
[22] N. Sarkozy, avec l’immigration choisie, défend l’idée de « traités de codéveloppement et d’immigration concertée ». S. Royal parle d’une « politique d’échange et de développement », et lie l’attribution de visas de circulation, valables plusieurs années et permettant plusieurs allers et retours, « à la reconnaissance des réalités économiques », à l’état du marché du travail en France et aux « besoins économiques réels », attribution placée sous l’autorité des préfets et des autorités régionales (proposition 98 des 100 propositions). F. Bayrou veut « permettre aux Africains, par une politique active de codéveloppement, de travailler et de vivre dans leur pays » (point 18, « politique étrangère ») et « organiser avec fermeté dans le cadre européen toute la politique de lutte contre les trafics, les réseaux d’immigration et le travail au noir » (point 10, « sécurité »). On lit chez M. G. Buffet, dans son esquisse pour « un monde de paix » : « La France doit agir. Avec l’Europe elle doit promouvoir dans les instances internationales une nouvelle politique économique favorable au codéveloppement ». Et Ph. De Villiers, dont c’est la priorité n°9 (« Stopper l’immigration et assimiler les étrangers ») écrit : « Je lancerai une politique de codéveloppement avec les pays pauvres pour agir sur les causes de l’immigration » (extraits des professions de foi des candidats à l’élection présidentielle de 2007).
[23] C’est la 14e des 15 orientations du programme « Pour une France écologique et solidaire » de Dominique Voynet (43e des 50 propositions) : « Régularisation des sans papiers et transfert de la compétence "Immigration" à un ministère de la Coopération solidaire, du Commerce international et des Migrations ».
[24] Il y a une impressionnante continuité de ces dispositifs de surveillance, sous ce critère, de la « normalité » des familles des cités dans l’activité législative des dernières années (qui est une activité législative destructrice et non créatrice de droits) : loi Fillon du 23 avril 2005, loi pour l’égalité des chances du 31 mars 2006, loi Sarkozy CESEDA du 26 juillet 2006, loi de prévention de la délinquance du 5 mars 2007, loi sur l’immigration familiale votée le 23 octobre 2007.