Sommaire
A qui profitent les violences urbaines ?
Un étrange rapport à la langue
Stigmatisation de la figure de l’étranger
De la langue à l’asservissement
La langue en promesse : chemins de traverse
Conclusion
Les mécanismes les plus archaïques du clivage social semblent être actuellement remis en œuvre notamment par la langue. C’est pourquoi il importe de décrypter la progression d’un phénomène repéré de longue date, mais qui s’accentue dans des formes inédites. La réinvention des classes dangereuses, (« underclass ») la stigmatisation de la figure de l’étranger, jusqu’à la récente transformation de certaines formes d’hospitalité en délit, s’accompagnent dans divers champs d’une volonté de domination par la langue dont nous proposons ici quelques illustrations.
A qui profitent les violences urbaines ?
Si la diabolisation des jeunes dits de banlieue [1] (ce dernier terme à lui seul faisant cliché) n’est pas nouvelle, elle se trouve fortement amplifiée dans un monde de plus en plus gouverné par l’image. Il est assez facile, en braquant les projecteurs sur des comportements violents extrêmement visibles, et en s’abstenant de toute reprise et de tout travail d’analyse, de réelle réflexion sur les causes multiples de cette violence, de convaincre les foules du caractère dangereux des auteurs de ces actes [2]. La désignation de coupables passe comme on le sait par le ciblage de profils-types (délit de faciès, look particulier, langage de la cité) en un mot par la stigmatisation d’enfants d’immigrés qu’on présuppose pour certains [3] violents, irrécupérables et qu’on oppose au reste de la jeunesse. Le passage en boucle de ces événements par les médias renforce un sentiment d’insécurité déjà partagé par le plus grand nombre. Il est plus difficile de se livrer à un décryptage des violences moins visibles, voire invisibles [4] qui contribuent à fabriquer et entretenir celles que l’on dénonce de façon plus consensuelle, mais qui ne sont souvent que la partie émergée de l’iceberg. Car à l’évidence, la violence est un phénomène complexe qui ne saurait se réduire à ce qui en est quotidiennement montré.
Ainsi les émeutes très spectaculaires de l’automne 2005 filmées et retransmises par toutes les chaînes de télévision donnaient-elles l’impression depuis l’étranger que la France traversait une grave guerre civile. On observe aussi que les termes utilisés par des acteurs politiques de divers bords pour désigner les auteurs de ces débordements (« sauvageons », « voyous », puis « racaille ») ou leur provenance renvoyant souvent à un quadrillage (« la France d’en bas », les « quartiers ») ne manquent pas d’entretenir un climat de franche hostilité. Ces façons de parler induisent l’idée qu’il existe des territoires de la violence. L’insistance du discours sécuritaire à gauche comme à droite donne à penser que la violence ne serait pas au coeur de l’humain, mais qu’elle serait incarnée par la figure d’un autre foncièrement mauvais, mécanisme projectif souvent repéré mais qui perdure et nous épargne tout effort de penser plus loin. On évite par exemple de penser la question de l’exil si bien soulevée par Fethi Benslama : « les pères sont présentés comme un obstacle pour leurs enfants, à être dans l’ici du lieu d’exil. Les institutions et leurs tenant-lieux, « les appareils de propagande » du pays d’accueil, contribuent à nourrir cette représentation, par la suspicion de violence qu’alimente le moindre fait divers, par l’illusion sociologique qui compose d’eux des figures de pères archaïques. Le père devient l’objet d’un jugement qui disqualifie ses identifications inconscientes en tant que fils ; ce qui livre dès lors les enfants à leur toute-puissance » [5].
Un certain travail de déconstruction de cette façon très particulière de fabriquer l’information donne une tout autre interprétation des mêmes événements. Nous pensons bien sûr au travail de Daniel Schneidermann et son équipe (arrêt sur images) qui n’a plus droit de cité sur les chaînes publiques actuellement. Est-il besoin de préciser qu’il n’est pas de bon ton de nos jours de s’arrêter sur les images, mais qu’il est politiquement plus correct de les laisser défiler en avalant le prêt à penser, sorte de plat cuisiné ou de fast-food télévisuel généralisé ?
Lieux de tous les fantasmes, ces territoires faits de blocs de béton, impressionnants de verticalité, assemblages bizarres de tours, barres ou autres ruptures de formes, semblent pourtant conçus pour dissuader d’emblée toute rêverie ou toute pensée. Ils précipitent dans l’errance ceux qui s’y aventurent, sans en avoir forcément les codes d’accès. On ne vient d’ailleurs pas par hasard se perdre dans ces impasses, dans ces ruelles. Cette nécessité du repérage montre que ce qu’on appelle communément et souvent avec une certaine frilosité la cité obéit à des lois et fonctionne comme une langue à laquelle il vaut mieux être initié. Il va sans dire qu’on y montre plus volontiers les voitures en feu que les lieux de création comme les diverses scènes du slam d’où émerge une parole vivante qui n’attire pas les journalistes. Ces derniers ne se précipitent pas non plus quand les étudiants ou les enseignants-chercheurs d’une université de seconde, voire de troisième zone souhaitent parler avec eux des enjeux d’une loi. Ils déclarent alors que « ça ne (les) intéresse pas », pour accourir dès que quelque chose se passe dont il sera possible de faire ses choux gras.
Certes, cette spirale répressive est à l’œuvre depuis longtemps. Parmi d’autres travaux, les analyses de Loïc Wacquant ont illustré dès les années 90 le vent punitif américain soufflant déjà depuis quelque temps sur l’Europe [6]. Le chercheur a mené une étude comparative des quartiers de relégation sociale (la Courneuve et le ghetto de Chicago) et montre comment on a voulu plaquer sur une société différente un modèle qui a fait la preuve de son échec aux Etats-Unis. L’actuelle régression des libertés en témoigne. La répression spectaculaire des violences : la création des BAC (brigades anti-criminalité sur le modèle américain), la stigmatisation des parents démissionnaires, l’adoption par certaines municipalités de méthodes comme la tolérance zéro, le couvre-feu, les arrêtés anti-mendicité, constituent autant de mesures que Loïc Wacquant analyse en termes de « pénalisation de la misère ». Ainsi montre-t-il comment à l’Etat social s’est substitué l’Etat pénal. On pourrait en citer mille exemples actuels : l’encadrement militaire des jeunes délinquants, l’hyperprésence policière dans les trains, la confrontation entre policiers et jeunes sans tiers possible, depuis que l’on a remplacé la police de proximité (suspectée à juste titre de faire de la prévention ou du travail social) par la proximité de la police, et enfin les récentes modifications du code pénal.Toute tentative de prendre la mesure du mal-être est dans ce contexte aussitôt associée à une vague recherche d’« excuses sociologiques », tandis qu’on charge les pouvoirs publics de restaurer une autorité parentale supposée défaillante. Laurent Bonelli montre comment ce nouveau paternalisme autoritaire est le symptôme sinon du déni, du moins de la difficulté de penser les conditions nouvelles d’existence des classes populaires : « Il est en effet bien plus facile de croire que les milieux populaires demandent plus de fermeté envers les « délinquants », les « familles monoparentales » ou les « immigrés » que de penser les compétitions dans lesquelles ils sont engagés quotidiennement. Ce sont pourtant ces concurrences – sur le marché de l’emploi non qualifié, celui du logement social, des prestations familiales – dans un contexte de précarisation généralisée, qui permettent de comprendre des tensions qui seront verbalisées sous des formes racistes ou sécuritaires » [7]. C’est parfois une véritable poudrière.
La volonté d’éradiquer les violences est donc au mieux naïve et illusoire, quand il ne s’agit pas plus simplement de les désigner, les stigmatiser, voire les amplifier en entretenant des haines et des feux que l’on se fera fort d’éteindre à grand bruit. Ce procédé équivaut à peu près à celui qui prétend terroriser les terroristes…
Un étrange rapport à la langue
Qu’est-ce qui fait langue ? qu’est-ce qui fait communauté ?
Giorgio Agamben nous rappelle que nous ne savons précisément ni ce qu’est une langue ni ce qu’est un peuple. Pourtant, notre culture politique est « fondée sur la mise en relation de ces deux notions » [8].
Il montre que si nous tenons pour allant de soi le factum loquendi (le fait que les hommes parlent et s’entendent entre eux) et le factum pluralitatis (le fait que les hommes forment une communauté), la notion d’identité culturelle est en réalité un pur artifice. Cette question va donc bien au-delà du seul enjeu linguistique. Derrière cet imaginaire politique se cache la possibilité de la domination, de l’oppression d’un groupe par un autre, mais aussi la puissance subversive de la langue pour sortir de la servitude. Ainsi Alice-Becker Ho sait-elle faire parler les mots pour montrer comment ils sont témoins de l’histoire : l’argot des classes tenues pour dangereuses, des « affranchis », vient d’un jargon spécifique, « part maudite qui naît des défaites, des servitudes, des affranchissements, des fuites, des déplacements et des mélanges des populations. (…) Ces classes ne se sont affranchies d’un monde qui était en devenir que pour défendre et maintenir à leur manière les valeurs et les pratiques d’un autre monde qui était lui en voie de disparition » [9].
Comment mieux dire qu’on ne possède pas sa langue et qu’elle est le lieu d’une déchirure ? comme Gershom Scholem le confiait à Franz Rosenzweig en 1926 : « Nous vivons dans notre langue comme des aveugles qui marchent au bord d’un abîme. Cette langue est chargée de catastrophes. Un jour elle se révoltera contre ceux qui la parlent. » Un mal intérieur serait hébergé au coeur même de la langue.
Or, parce qu’elle est le lieu possible des crispations, des replis et autres dérives, l’identité est au même titre que la langue une notion obscure. Comme le suggère François Laplantine, [10] elle est, sinon à proscrire, du moins à ne manier qu’avec une grande prudence : il oppose la logique identitaire à la pensée du dehors chère à Blanchot, qui seule permet de penser l’altérité. La récente création d’un ministère de l’immigration et de l’identité nationale semble donner raison aux soupçons de cet anthropologue.
Vassilis Alexakis de son côté s’interroge : « Quelle est-elle donc, cette identité menacée par l’immigration ? le ministre chargé de veiller sur elle pourrait-il nous en donner la définition ? (…) Dans un pays où le tiers de la population est issu de l’immigration, faire obstacle à l’arrivée de nouveaux étrangers est une façon de mettre en péril plutôt que de sauvegarder l’identité française. (…)
Le gouvernement exige aujourd’hui que les candidats à l’immigration connaissent le français. C’est une façon comme une autre de les tenir à distance, car chacun sait que la meilleure façon et la plus rapide d’apprendre la langue est de venir en France.
Ce n’est pas la première fois qu’on fait endosser à la langue française un rôle très peu digne d’elle. Pendant longtemps, le ministère de l’éducation nationale s’est servi du français pour asphyxier les langues régionales. Cette politique, qui a laissé un peu partout des ressentiments durables, a nui au français lui-même. Les langues gagnent à se parler, elles ont toutes des choses à dire et des choses à apprendre. Elles sont toutes habitées par une foule de mots étrangers. Le silence de l’une ne profite guère aux autres. (…)
Le rapport des jeunes des banlieues avec la France serait bien meilleur si l’éducation nationale leur donnait la possibilité de s’initier, parallèlement au français, à la langue de leurs parents, [11] si elle témoignait à leur culture d’origine la considération qu’elle mérite. On ne peut pas aimer un pays qui vous oblige à renoncer à une partie de vous-même. » [12]
S’agirait-il, pour « vaincre la malédiction de Babel », confusion linguistique souvent perçue comme punition divine, d’imposer le monolinguisme ? La réforme du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) a prévu dès 2005 comme critère de régularisation le fait de renoncer à sa langue maternelle : les candidats sont appelés à « ne plus parler la langue de leur pays d’origine » pour parler la langue du pays dit « d’accueil … » : cela n’a pas échappé au Groupe d’Information et de Soutien des Immigrés : « L’accès à la nationalité du conjoint de Français est devenu de plus en plus difficile en allongeant les délais et en introduisant les critères subjectifs de communauté de vie affective ou de connaissance suffisante de la langue française. La circulaire du 24 février 2005 ajoute la conduite et le loyalisme ». [13]
Les linguistes, en cela en accord avec bien des analystes, nous ont pourtant enseigné qu’on maîtrise mieux le français si on a pu prendre plaisir à parler sa langue d’origine. [14] Ainsi pour de nombreux chercheurs et cliniciens l’intégration réussie [15] – mais il faudrait bien sûr interroger ce fantasme d’assimiler l’autre jusqu’à gommer en lui toute altérité – passe-t-elle par le respect du multiculturalisme, non par l’éradication de la langue maternelle ni par l’amnésie de la culture et de l’histoire. D’ailleurs, comme l’indique de façon subtile René Major, « faut-il demander à l’étranger chez soi de parler notre langue pour pouvoir l’accueillir alors qu’il demande l’hospitalité dans une langue qui n’est déjà pas la sienne ? » [16]
Il apparaît clairement que cette identité devenue l’objet de la nostalgie et dont Amin Maalouf a repéré les possibles dérives destructrices [17], est essentiellement forgée et assise sur le rejet de l’autre quand elle est sous-tendue par le fantasme d’une humanité sans étranger, par l’obsession du « pur », du « propre ». C’est alors la figure de l’autre en soi qui est la véritable cible. Freud n’a cessé de mettre en évidence cette étrangeté constitutive de notre psychisme qu’il a su peindre sous le motif de l’inquiétante étrangeté ou démasquer derrière les figures de la pulsion de cruauté et de la haine de soi. Cette altérité biologique et symbolique tapie au cœur du même, l’autre scène en nous, voilà ce dont nous ne voulons jamais rien savoir. Si l’autre, c’est l’inconscient, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une époque qui voit s’accentuer les replis identitaires et les élans xénophobes sous les formes les plus décomplexées fasse la chasse aux étrangers tout en voulant en finir avec la psychanalyse. La pensée positiviste va de concert avec le refus de la part d’ombre, avec la méconnaissance de la cruauté à l’œuvre au coeur de l’humain. Cet impensé ne peut que faire retour sous des formes toujours plus terrifiantes. Le mot d’esprit de Freud quand il s’est trouvé contraint à l’exil en Angleterre en 1938 : « je suis un refoulé » conserve là toute son actualité. La psychanalyse, pour autant qu’elle refuse encore de se laisser mettre au pas (elle n’en prend pas toujours le chemin) a gardé sa portée subversive.
Julia Kristeva a vu le caractère révolutionnaire de cette percée freudienne qui a révélé une pensée de l’Autre : se savoir étranger à soi même. Cette question posée par les anciens est reprise à sa façon par Montaigne dont le moi voyage et travaille à reconnaître la barbarie en soi, revisitée par Diderot notamment par la bouche du Neveu de Rameau. Freud, s’il s’inscrit dans la filiation romantique et humaniste, déniche l’étranger au cœur du même. Et fonde sa praxis sur cette découverte. Il s’agit entre autres de se connaître soi-même, de gagner du terrain sur l’inconscient, ce qui n’est pas sans poser la question du social et de la communauté : comment vivre ensemble ?
« Étrangement, l’étranger nous habite : il est la face cachée de notre identité, l’espace qui ruine notre demeure, le temps où s’abîment l’entente et la sympathie. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même. Symptôme qui rend précisément le « nous » problématique, peut-être impossible, l’étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence et s’achève lorsque nous nous reconnaissons tous étrangers, rebelles aux liens et aux communautés. » [18]
C’est bien la condition d’être parlant qui divise le sujet, et la rencontre de l’autre est d’abord affaire de langue. Antoine Berman a qualifié d’épreuve de l’étranger [19] cette étrangeté irréductible constitutive de la langue. Selon le mot de Deleuze, « on est toujours un étranger dans sa propre langue. » Nul ne peut en effet retrouver intacte la langue de son enfance ; il n’existe pas de langue primordiale, neutre, « pure », mais bien un plurilinguisme, une polyphonie. La fidélité, sinon à la langue maternelle, du moins à ce « plus d’une langue », voilà peut-être le fil qui permet d’accueillir ce qui dans la langue, fût-elle maternelle, nous reste étranger. L’inconscient serait cette langue étrangère qui persiste à hanter chacun de nous.
Si l’Autre est ce qui peut me permettre de penser, on comprend mieux qu’on ne puisse jamais posséder la langue qui nous traverse. Et l’on habite tant bien que mal ce lieu d’origine dont il faut parfois s’exiler et qui revient toujours nous hanter. [20] On comprend aussi que certains voudraient en effacer les plis, pour rendre homogène une langue qui par nature nous confronte toujours à la fois à l’intime et à l’étranger.
Stigmatisation de la figure de l’étranger
Il s’agit maintenant de voir comment, à partir toujours de cette question de la langue, la figure de l’étranger se trouve associée, et même confondue à celle de l’ennemi, alors que l’ennemi intérieur est nié. L’illusion de l’appartenance à un groupe homogène, où l’on se tient entre soi, a toujours mené à la constitution de territoires d’où l’on expulse les autres.
Mauss nous indique que dans le langage des eskimos l’étranger est désigné comme un ennemi. De même en Grèce le barbaros est celui qui bafouille, qui parle mal le grec… Rappelons que Socrate revendique le droit d’être traité comme un étranger, donc avec certains égards : « Eh bien, si j’étais effectivement un étranger, vous m’excuseriez assurément de parler avec l’accent et le dialecte de mon enfance » [21].
Or Kant fondait la notion d’hospitalité sur le principe de non amalgame : « hospitalité signifie donc uniquement le droit qu’a chaque étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive » [22]. Il semblerait que ce verrou ait sauté, si l’on considère l’actuelle montée du racisme, des communautarismes, la remise en cause du droit d’asile, et surtout la création d’un délit d’hébergement [23] jusqu’alors impensable. Sous couvert de maîtrise de l’immigration, rhétorique désormais classique des discours électoraux, sous prétexte donc de « lutter contre une immigration économique déguisée en exil ou en fuite devant la persécution politique, les Etats rejettent plus souvent que jamais les demandes de droit d’asile » [24].
Au nom de la sécurité intérieure, l’hypersurveillance permise par l’essor des nouvelles technologies est impressionnante : le fichage national des empreintes génétiques d’abord réservé aux délinquants sexuels est généralisé par la loi du 8 mars 2003 à l’ensemble des auteurs de tous types de délits. Un fichier national des hospitalisations sous contrainte est établi. En dépit des protestations citoyennes, un fichier « base élèves » voit actuellement le jour concentrant des informations sensibles avec notamment des données de nature ethnique sur l’ensemble des enfants scolarisés. La création du dossier médical personnel [25], le projet de carte d’identité biométrique, l’extension de la vidéosurveillance, l’interconnexion des différents services jusqu’alors tenus à la discrétion, parfois au secret professionnel, achèvent de refermer la toile. Les appels à la délation se banalisent. L’instrumentalisation politique de la science avec parfois son consentement représente une autre dérive idéologique [26]. La machine administrative, avec sa langue spécifique, constitue ce que Georges Orwell appelait la police de la pensée.
La question de l’indéracinable cruauté, de la cruauté du collectif et de la violence politique est certainement l’une des plus urgentes à penser, quand bien même elle touche à l’impensable. Il faudrait prendre acte de la liste interminable des sans dans nos sociétés - sans droits, sans domicile fixe, sans logis, sans papiers, sans terre…- et oser l’analyser comme symptôme d’une politique qui voudrait réduire au silence ceux qui ainsi définis ne semblent déjà plus tout à fait des sujets, et qui se trouvent donc parqués dans des centres de rétention.
Sur cette très urgente question citons un extrait du discours prononcé par Derrida le 22 septembre 2001 à Francfort au moment de recevoir le prix Adorno :
« Si le temps m’en était donné, j’aurais aimé faire plus qu’esquisser une reconstitution ; j’aurais exploré une logique de la pensée d’Adorno qui tente de façon quasi systématique de soustraire toutes ces faiblesses, ces vulnérabilités, ces victimes sans défense à la violence, voire à la cruauté de l’interprétation traditionnelle, c’est-à-dire à l’arraisonnement philosophique, métaphysique, idéaliste, dialectique même, et capitalistique. L’exposition de cet être-sans-défense, cette privation de pouvoir, cette vulnérable Ohnmächtigkeit, cela peut être aussi bien le rêve, la langue, l’inconscient, que l’animal, l’enfant, le Juif, l’étranger, la femme » [27].
Ne pourrions-nous pas, en effet, regarder l’animalité et la cruauté en face ? En ce qui concerne les conditions de vie des demandeurs d’asile déboutés nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à de très récents travaux de recherche et d’analyse [28].
Voilà qui pourrait rejoindre cette animalité humaine que Michel Surya propose d’appeler « humanimalité » (l’inéliminable animalité de l’homme). Il veut croire que ce travail en sous-sol sera fait un jour, « le jour où la pensée cessera de fuir ce qui lui fait honte » [29]. Autant dire que nous n’en prenons pas vraiment le chemin, à l’heure où le travail de mémoire collective est balayé et facilement taxé de « repentance ».
De la langue à l’asservissement
Et s’il devenait de plus en plus difficile de faire confiance à la langue ? Nous vivons des temps dans lesquels l’esprit, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas à la fête, puisqu’il est mis en péril par la technique et par une froide logique économique [30]. L’humour, la pensée, la psychanalyse, la poésie deviennent donc plus que jamais des actes de résistance.
Nous pourrions voir dans ce que nous avons nommé la mal-langue le symptôme de cette contamination de la langue même. Il n’est que de penser à ces termes qui viennent envahir les institutions et les lieux de nos pratiques (gouvernance, tableau de bord, comité de pilotage…) et à l’extrême opacité de la langue officielle, administrative en l’occurrence. Ainsi le ballon devient-il très sérieusement dans certains IUFM un référentiel bondissant et les parents d’élèves des géniteurs d’apprenants.
Nous nous laissons contaminer par la mal-langue si nous acceptons que nos patients soient des clients, pire des usagers, ou nos étudiants décrétés défaillants par l’ordinateur, ou encore que ce dernier soit vacciné contre les virus... car faire confiance à la langue, c’est aussi ne pas céder sur les mots. N’est-ce pas la peur d’être contaminés par une langue malade qui nous fait à tout bout de champ utiliser les guillemets comme préservatifs ? même dans les mots, on ne peut plus avoir confiance !
On pourrait prolonger cette liste à l’infini, il faudrait interroger aussi le double effet de voilement-dévoilement de certains sigles, dont les initiales masquent l’inavouable ... ou en disent trop long [31].
La prolifération de termes pseudo-techniques (techno-langue) accélère la mise au pas sous le maître-mot de l’évaluation et de l’accréditation par un guichet unique (sic) sous la houlette des experts. Il n’est plus question en divers lieux que de programme à appliquer. Nous y lisons – avec d’autres car de nombreuses voix s’élèvent – une volonté d’extermination de la langue (et de disparition programmée de ce qu’on appelait les humanités) au profit de la sacro-sainte communication [32]. La langue même est finalement l’objet de cette maîtrise technique qui la soumet à un quadrillage hyperpointu et très efficace au nom de l’ingénierie linguistique qui a produit la « techno-langue ». Le « traitement » du texte atteint sa vitesse de pointe : la linguistique à présent « outillée », armée, en a adopté le langage : annotation automatique des données langagières, étiquetages morpho-syntaxiques, traduction automatique. Le but annoncé est la normalisation, le formatage, la standardisation de l’information. Tout ceci sous de très attrayantes formules.
Pour fascinante qu’elle soit - partout on entend dire actuellement qu’il ne faut pas « être à la traîne » - cette entreprise peut aussi être lue comme une volonté d’arraisonner la langue, par le déni du défaut des langues. Or ce défaut nous l’avons vu est constitutif de la langue. Quelque chose rate dans la langue même. La langue tremble. Quelques mots de Georges-Arthur Goldschmidt illustrent parfaitement la question de ce ratage fondamental : « et si les déliés en disaient autant que les pleins ? s’il était dans la nature du langage de viser à côté de la plaque ? » [33] Il faut bien qu’elle défaille, pourrait-on dire.
Si cette défaillance tient à la pluralité, on ne s’étonnera pas que le projet soit de fabriquer une langue unique, hypernormée, sans reste. Ce qui n’empêche pas les mêmes de faire l’apologie du plurilinguisme. Nous sommes entrés depuis un certain temps dans l’ère des « porteurs de projets ». La ritournelle est désormais classique dans toutes les institutions : « Vous n’inverserez pas la vapeur, c’est déjà plié [34]. Vous êtes contre ? vous êtes archaïques ».
On serait bien avisé de prendre très au sérieux ces signes de destruction de l’esprit et de l’inventivité dont la mise à mal de la langue est le symptôme. Ne nous y trompons pas. Autant dire que la langue ne souffre pas tant parce qu’elle serait maltraitée dans les banlieues ni même par les écarts de langage d’un dirigeant, que par le verrouillage généralisé et le découragement de toute initiative via le formatage des esprits. Emile Jalley n’a cessé dans de nombreux ouvrages de tenter d’alerter les consciences quant au péril encouru notamment par les sciences humaines et dont l’émergence d’un néo-discours serait l’un des symptômes majeurs [35].
L’une des principales causes de ce pourrissement est selon lui l’actuel système de course aux publications qui tue dans l’oeuf toute créativité. Il dévoile les rouages de cette énorme entreprise de normalisation, et même de formatage mental : seuls sont reconnus, cotés en bourse, les articles courts, immédiatement « lisibles », à l’américaine, (english short papers) et évitant - on s’en doute - les plis, donc les détours de la pensée. C’est ce qu’on appelle sans l’ombre d’un sourire la revuemétrie.
A cet égard, Pierre Lelong s’inquiétait dès 1984 de l’usage extensif de l’anglais : « soutenu par la tendance des Américains à centraliser chez eux certaines valeurs d’avenir, comme la recherche scientifique, ses applications techniques, ses publications, l’anglo-américain deviendra-t-il la seule langue de culture de l’humanité ? déjà des branches entières du savoir l’ont adopté. Les nécessités pratiques, les facilités qui naissent de l’uniformité vont-elles rendre définitif un appauvrissement qui ferait en particulier des autres langues européennes des langues mortes ? » [36]. Le présent semble lui donner raison.
Sous couvert de scientificité, de neutralité, c’est bien du sujet qu’il est question de faire l’économie, au profit du règne de la technique doucement mais sûrement imposé par le néo-libéralisme. A cet égard l’université est en passe - si ce n’est déjà fait - main dans la main avec l’entreprise, de devenir un institut de formation professionnelle, et les UFR de psychologie de grandes pourvoyeuses en techniciens de la relation voire en officiers de santé mentale [37].
Cette langue au fond obscène ne prend en fait le masque de la transparence que pour mieux occulter son projet destructeur. On observe le recours de certaines sciences humaines new look à un langage pseudo-informatique, forme ramassée du discours qui claque, sorte de verbiage, de rhétorique qui fait la preuve de sa redoutable efficacité.
Les sciences sociales ont su se donner un outil de résistance à cette vulgate dominante, en réintroduisant le nom de MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) [38] dans une revue critique, interdisciplinaire, très féconde qui refuse de dissocier le travail scientifique de la passion du politique. Car il faut noter que l’importante réflexion de Mauss sur le phénomène social, son regard anthropologique, son émerveillement quant à la diversité des cultures, tout cela participait parfois d’une distance ironique propre à contrer le pur positivisme qui fait actuellement retour.
Dans les institutions de soins cette machine infernale qu’il faut bien nommer néo-positiviste est également en marche depuis un certain temps. On reconnaît là selon une belle expression de Miguel Benasayag « le réel sonnant et trébuchant dont se prévalent les gestionnaires » [39]. Jean Oury, qui se trouve être une des dernières grandes et belles figures de résistance à cette emprise de l’efficacité gestionnaire, a bien montré que le travail clinique auprès de patients dits schizophrènes par exemple est invisible, insolite par nature. Il ne saurait donc être mesuré par les arpenteurs qui hantent à présent à peu près tous les champs d’intervention au nom de l’obligation de résultats. C’est au point que dans les moins bons jours les citoyens que nous sommes peuvent se demander s’ils pourront continuer à travailler du fait des entraves technocratiques. Comme l’illustre finement Jean Oury, ce système de cloisonnement maintenant chacun dans son statut est une entreprise de destruction qui fabrique une forme de paranoïa institutionnelle [40]. La clinique de La Borde est un des rares lieux qui grâce au génie de son fondateur et à la ténacité de quelques-uns résiste encore au grand rouleau compresseur.
C’est aussi l’humour qu’on assassine, car cette langue administrative, reprise par certains scientifiques à la pointe est évidemment sourde à toutes les équivoques. La toute récente parution du « rire de résistance » à l’initiative de Jean-Michel Ribes vient ici à point nommé [41].
Une telle instrumentalisation de la langue tend à vider les mots de leur pouvoir imaginaire, de leur pouvoir d’ouvrir les yeux, de réveiller le monde. Pour maintenir les sujets dans la somnolence, pour dissuader tout effort de penser en dehors du Dysneyland culturel, il suffit de s’en prendre à la langue, de la pétrifier, de lui ôter toute force subversive. Le film documentaire de Philippe Troyon quelle classe ma classe l’illustre à merveille. Des adolescents mettent en scène le meurtre de la poésie, de la littérature antique, des arts, de la langue même dans son pouvoir de résistance à l’oppression. Mais grâce à cette aventure partagée, il peuvent se ressaisir de leur pouvoir de création et dépasser leurs difficultés.
Or, qu’arrive-t-il à la langue, pour que confisquée par un « maître », qui se l’approprie, elle puisse basculer ? pour que des mots soient détournés ? Chacun connaît l’euphémisme « plan social d’accompagnement », ou encore la personnification dans des expressions telles que « le marché souffre », « le marché a peur ». On peut aussi penser à l’invention d’expressions monstrueuses rapprochant l’inconciliable comme… la guerre humanitaire. Les spécialistes militaires iraniens ont ainsi créé des bombes intelligentes.
Peut-il se produire une terreur dans les langues, qui prendrait la forme de cet asservissement ? Le maître ne possède pas la langue naturellement, il peut à travers le « viol d’une usurpation culturelle », feindre de se l’approprier : ainsi déchaînée, la langue peut alors sembler folle à lier [42].
Comme nous l’indique Jean-Pierre Loeb, « l’arraisonnement technique (calcul, prévisibilité, évaluation, efficacité mécanique …) et la subjectivité (sans sujet assignable) qu’il requiert désole la langue dans son être. Désolation dont force est d’admettre que la langue n’est pas revenue aujourd’hui » [43].
Cette corruption de la langue pourrait-elle dans le pire des cas réduire le langage à ses seuls signifiants ? La langue pourrait alors devenir proprement affolante, entrer en déraison sous la tyrannie.
Comment alors ne pas penser à la célèbre leçon de Barthes prononcée au Collège de France le 7/01/1977 dont nous ne proposerons ici que quelques extraits ?
« Par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. (…) Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. (…)
Je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave (…) On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible. (…) Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste si je puis dire qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature. »
Ce dont Barthes rend compte ici en termes de tricherie salutaire rappelle étrangement ce que Lacan a énoncé autour de l’escroquerie ou l’imposture de la langue [44], et de la nécessité de faire avec, d’être dupe de l’inconscient. C’est dans cette possibilité de savoir y faire avec la langue que se trouve peut-être encore une promesse, ce qui suppose d’en garder le tranchant, les équivoques, d’accepter aussi de ne pas la posséder, d’en être sinon l’esclave, du moins le passeur.
C’était le rêve de Jacques Derrida : « pour dire je, je ne pourrais le faire qu’à quitter la route, à m’évader, à me fausser compagnie à moi-même, à inventer une langue assez autre pour ne plus se laisser approprier dans les normes, le corps, la loi de la langue donnée. (…) Chaque fois que j’ouvre la bouche, que je parle ou écris, je promets.(…) et cette promesse annonce l’unicité d’une langue à venir. (…) Redoutable promesse, sorte de rapport sans rapport, dans l’attente sans horizon d’une langue qui sait seulement se faire attendre » [45].
La langue en promesse : chemins de traverse
Pouvons-nous espérer rendre à la langue ce que Max Zins a nommé sa puissance de « subversion jubilatoire » [46] ? Pouvoir, après l’avoir désacralisée, s’approprier la langue de l’autre. C’est davantage une question de survie qu’un exercice de style. Ne serait-ce pas là le fantasme fondamental d’habiter la langue, la seule véritable transgression que peu s’autorisent ? Dans un tout autre contexte, Mounsi aussi en parle très bien : « Il y a des moments où il faut dire quelque chose de soi, il y a des instants graves, même dans ces lieux-là, si on trouve le bon mot : se tenir debout, et dire quelque chose à la société française, et pas uniquement dans la version sous-titrée. Il me fallait absolument m’approprier la langue du juge, quand j’étais condamné, pour me rendre visible, un besoin de ressusciter le père » [47].
La promesse est aussi dans le mouvement de libération qui consiste à traverser la langue, en accueillir la surprise – appelons cela hospitalité inconditionnelle – c’est encore la promesse d’échapper à la technique, à sa langue routinière et meurtrière qui vise toujours à l’économie, à l’homogénéité, à l’absence de fissures.
Cette langue toute en promesse supporte l’équivoque, car elle reste objet de jeux : Comment ne pas évoquer ici les mots qui claquent un peu partout sur les multiples scènes du slam ? On peut chahuter la langue, de façon jubilatoire, la tordre, non plus cette fois pour la détourner et lui donner une fonction utilitaire, mais au contraire pour en garder la fonction poétique, ludique. Il s’agit de garder la langue libre et vivante, créative et éventuellement transgressive. N’en déplaise aux polices de la langue. L’amour des mots est souvent au rendez-vous de ces performances de poésie orale, de poésie directe : le rythme, souvent très rapide, est donné par la prouesse de l’élocution. La gestuelle est très importante et le corps en jeu dans la langue même. La prévalence du son sur le mot contribue à une déconstruction de la langue. Les mots sont brisés, martelés, triturés, avant d’être reconstruits de façon parfois très heureuse. Par les pulsations, le souffle se fait entendre. Cette torsion de la langue, quand elle est mise au service non des pulsions de mort, mais de vie, peut être perçue comme une forme de résistance parfois assez joyeuse à divers modes d’oppression. Il peut s’agir dans les tentatives les plus abouties de libérer la langue des carcans qui l’enserrent. Dans ces espaces de liberté, de créativité, moins médiatiques certes que les quartiers en feu, la poésie est en marche sous la forme d’un marathon de mots. D’une autre manière, Serge Pey, poète de l’oralité, auteur notamment de l’Evangile du serpent, L’enfant-archéologue et La langue des chiens entre en transe le plus souvent pour écrire et proférer, scander ses poèmes, qui laissent entendre quelque chose de la possession et de la dépossession. Avec lui, dans cet hommage à la langue, la langue arrachée comme il aime à dire [48], la poésie tape du pied. C’est un acte rituel, et la poésie, pour lui mise à nu de la vie par le langage, ne saurait être séparée du corps.
Comment renverser la menace qui est au coeur de la langue, en faire une chance ? C’est parce que l’oeuvre peut faire face au pire, parce que certains tentent d’élever le corps et la langue comme barrage contre l’asservissement, qu’il faut prendre au sérieux l’expérience des poètes. Certaines pages sont littéralement arrachées à l’angoisse. Mallarmé disait ne pas connaître « d’autre bombe qu’un livre » et l’on sait aussi que la psychanalyse a en elle de quoi remuer les enfers.
Depuis quelques années nous essayons d’analyser cette fonction politique de la langue, sa force subversive [49]. La littérature et l’espace clinique, la psychanalyse en particulier, pourraient bien être les derniers lieux d’hospitalité en temps d’oppression. Pour résister, pour retrouver les capacités de révolte souvent enfouies, encore faut-il subvertir en soi l’inconscient. Il s’agit d’abord d’entendre sa propre parole, pour pouvoir sortir de ses symptômes assassins, et de la jouissance de la servitude volontaire. Alors peut-être pourrons-nous dans un deuxième temps espérer opposer aux structures aliénantes l’énergie et l’inventivité d’un collectif. Encore faut-il ne pas céder sur le désir d’être là pour mettre en place ou sauvegarder des lieux non encore complètement soumis aux lois du tout- économique, où l’on puisse encore, hors formatage et hors logiciel, inventer sa pratique, au lieu d’appliquer la procédure ou de suivre les instructions venues d’en haut. Il est des temps où la soumission est particulièrement monstrueuse.
Nous avons cherché à repérer les nouveaux visages de la pulsion de mort à travers quelques formes de violence d’allure inédite exercées souvent en toute inconscience et au nom du bien.
Si nous assistons actuellement à une hypermédiatisation de la violence – beaucoup d’images passent en boucle sans aucune tentative d’analyse – elle se fait en même temps dans un silence mortifère et dans une réduction impressionnante de l’esprit critique.
Certes d’autres formes de censure, plus pernicieuses que celles d’hier, sont à l’œuvre. Mais l’auto-censure, alliée à la peur du Maître, reste d’une redoutable efficacité pour maintenir en place les verrous institutionnels. D’autant que penser l’événement exige une distance que seuls l’humour, la réflexion, le long travail de déconstruction – toutes choses qui ne sont jamais acquises et sont si peu dans l’air du temps – pourraient nous prêter.
Juin 2008
BOURGAIN Anne
UTRPP 3413 Université de PARIS 13
Mots-clés
Langue, communauté, hospitalité, pulsion de cruauté, asservissement