Une histoire sociale de l’« insécurité »
présentation de l'éditeur
Laurent Bonelli La France a peur. Une histoire sociale de l’« insécurité » , Paris, La Découverte, février 2008. Paru le : février 2008 - Éditeur : La Découverte, Paris - Collection : Cahiers libres - Reliure : Broché - Description : 420 pages - Dimensions : 155 x 240 mm - ISBN : 978-2-7071-5084-4 - Prix : 25 € A lire sur TERRA : la présentation, le sommaire et l’introduction en texte intégral |
Mots clefs
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la présentation, le sommaire et l’introduction publiée avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur : A lire sur TERRA
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L’AUTEUR
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Laurent Bonelli est Docteur et Maître de Conférences en science politique. Il est membre du groupe d’analyse politique de l’université de Paris X – Nanterre et du comité de rédaction de la revue Cultures & Conflits. Il a notamment dirigé (avec Gilles Sainati), La Machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires, Paris, L’Esprit frappeur, 2004 (2ed revue et augmentée). Ses travaux portent sur les nouvelles formes d’encadrement des classes populaires et des minorités, et en particulier sur l’action des forces de police. Plus d’informations sur http://www.gap-nanterre.org/article...
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PRESENTATION
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A l’heure où la sécurité est érigée en « première des libertés », l’époque où la violence et la délinquance étaient considérées comme le résultat de « ratés » de la socialisation et de comportements dont on ne doutait pas que le développement économique et social du pays finirait par les discipliner, semble lointaine et révolue. En moins d’une trentaine d’années, les idéaux de rééducation (des mineurs notamment), de réhabilitation et de réinsertion des délinquants qui prévalaient ont laissé place, dans l’ensemble des partis gouvernementaux, de droite comme de gauche, à des discours punitifs. Entre le milieu des années 1970 et le début des années 2000 « l’insécurité » se formule comme enjeu politique de première importance et devient le prisme au travers duquel un nombre croissant d’élites politiques, mais aussi médiatiques, administratives, voire académiques pensent les comportements d’une fraction des jeunesses populaires, comme plus largement la vie quotidienne des banlieues ouvrières en déclin.
C’est ce « ça va de soi » (ou cette doxa) sécuritaire qui est questionné dans cet ouvrage. Non pas que la violence ou la délinquance soient dépourvues de réalité ou qu’il ne soit pas légitime de s’en préoccuper, mais parce que la reformulation en ces termes de ce qui pouvait relever à d’autres périodes de la question sociale, ne va justement pas de soi.
Sous l’effet des dynamiques propres aux champs politique, médiatique et académique, les indisciplines de ceux que l’on représente le plus souvent sous les traits du « jeune d’origine étrangère, sans emploi, en échec scolaire et/ou délinquant », sont désencastrées des contextes locaux dans lesquels elles s’inscrivaient, pour devenir des catégories générales d’appréhension
L’analyse des conditions de possibilité et d’émergence de cette doxa, des éléments qui la constituent et de la circulation entre des univers aux intérêts et aux logiques spécifiques dans et par laquelle elle se fabrique est nécessaire pour éclairer les dynamiques actuelles. Ceci est d’autant plus important qu’il ne s’agit pas seulement d’une idéologie : sur ce terrain, les discours se sont transformés en mécanismes agissants. Ils ont des effets pratiques, tant sur ceux qui ont à subir cette nouvelle configuration disciplinaire que sur ceux qui sont les agents, directs ou indirects de sa mise en œuvre. Alors que la France connaît des taux d’incarcération historiques, qu’une fraction non négligeable des jeunesses populaires s’enracine dans une forme d’économie de subsistance et que nombre de professionnels de l’encadrement (éducateurs, travailleurs sociaux, animateurs, « médiateurs », etc.) mais aussi de policiers ou de magistrats, semblent découragés par l’ampleur de la tâche qu’on leur assigne, il apparaît urgent de réfléchir politiquement sur les processus à l’œuvre et leurs contradictions.
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SOMMAIRE
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I / Les transformations des quartiers et des milieux « populaires » dans la France des années 1980
1. Les « grands ensembles » et leur histoire
La construction des « grands ensembles »
Proximité spatiale, distance sociale ?
2. Disciplines et indisciplines des jeunesses populaires
La « généralisation » scolaire et ses effets
Les évolutions du travail non qualifié
Ces « jeunes dont on parle »
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II / Une généalogie des discours politiques de sécurité
3. Des Minguettes à Vaulx-en-Velin : vers une approche globale de la question urbaine ?
La (re)découverte des désordres urbains
Un réseau de « modernisateurs » de l’État
4. De la question urbaine à la lutte contre « l’insécurité »
Le discrédit symbolique des politiques de la Ville
Aggiornamento idéologique au parti socialiste
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III / Comment « l’insécurité » est-elle devenue un objet et un enjeu du débat politique ?
5. De la gestion locale de la sécurité à la gestion de la sécurité locale
Des usages locaux de la sécurité
Codification et standardisation des pratiques locales
Les « consultants » en sécurité urbaine
6. La sécurité comme investissement politique
L’abstention et la montée du vote Front national
Le « nouveau jeu politique »
La sécurité comme bien politique
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IV / La reformulation médiatique de la sécurité
7. « L’insécurité » télévisée
Que sont les magazines télévisés consacrés à « l’insécurité » ?
Qui sont les invités sur les plateaux de télévision ?
Les reportages
8. Un cas d’école : « Vous avez demandé la police »
Présentation
La sélection des invités
Hiérarchisation, problématisation et consécration
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V / Production, avènement et usages d’une science de l’État
9. Police et délinquance, des recherches sous contrainte
Un espace savant faiblement autonome
Lieux « neutres » et lieux communs. L’Institut des hautes études sur la sécurité intérieure
10. L’élaboration et la diffusion d’une doctrine : les CLS
La construction d’une doctrine
Techniques et instruments de diffusion d’une doctrine
Des savoirs « intermédiaires » et neutralisés
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VI / Qu’est-ce qu’une « politique locale de sécurité » ?
11. Une confluence de perspectives et de préoccupations hétérogènes
Des « quartiers sensibles » à géométrie variable
La lutte contre la « violence » et les « incivilités »
12. Quand la sécurité redéfinit les équilibres locaux
Des CLS traversés par des réformes d’institution
Enrôlement et invention au niveau local
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VII / Réorganisation et revalorisation du travail policier
13. L’autonomie policière à l’épreuve des réformes
Réformes de la police et « modernisation » du service public
Les contradictions de la « reconquête policière » des quartiers
14. Les Renseignements généraux à la découverte des quartiers : histoire et implications d’une conversion
Police « politique » et police de la politique
Les RG et les « violences urbaines »
Luttes policières et revalorisation institutionnelle
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Épilogue
Remerciements
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INTRODUCTION
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« La France a peur. Je crois qu’on peut le dire aussi nettement. La France connaît la panique depuis qu’hier soir, une vingtaine de minutes après la fin de ce journal, on lui ait appris cette horreur : un enfant est mort. Un doux enfant au regard profond, assassiné, étranglé ou étouffé, on ne sait pas encore, l’autopsie ne l’a pas encore complètement révélé, par le monstre qui l’avait enlevé pour de l’argent. » C’est ainsi que le journaliste Roger Gicquel ouvrait son journal télévisé de 20 heures sur TF1, le 18 février 1976.
« La France a peur », la formule connut une certaine postérité, peut-être parce qu’elle traduisait à l’époque une inflexion dans la manière dont une partie des élites politiques percevait la « violence » et la « délinquance ». Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au moins, celles-ci étaient plutôt envisagées comme le résultat de « ratés » de socialisation et de comportements dont on ne doutait pas que le développement économique et social du pays finirait par les discipliner. Des idéaux de rééducation (des mineurs notamment), de réhabilitation et de réinsertion des délinquants prévalaient ; les ministres de l’Intérieur successifs étaient alors surtout inquiets des menaces de subversion de l’ordre politique [1] et le gouvernement de gauche élu en 1981 s’empressait d’abolir la peine de mort et les cours de justice spéciales.
On mesure le chemin parcouru en l’espace de trente ans, au terme duquel l’« insécurité » est devenue un sujet inévitable du débat politique, électoral et médiatique. Depuis le milieu des années 1990, les discours inquiets ou alarmistes, les dossiers spéciaux et les reportages spectaculaires se multiplient, reléguant au second plan des pans entiers de l’actualité sociale et politique du pays. Sociologues, politistes, psychologues, urbanistes, « experts » et essayistes de la sécurité sont mobilisés pour « expliquer » le phénomène, alors que les différents partis politiques, de gauche comme de droite, invoquent la « demande de sécurité » de leurs électeurs pour réclamer, le plus souvent, une action plus énergique de la police et de la justice. Les forums d’élus locaux sur la question se succèdent et la lutte contre l’« insécurité » est devenue l’une des principales priorités des différents gouvernements, qui y consacrent des moyens importants, tant matériels que législatifs.
La « sécurité » a ainsi débordé le champ des institutions spécialisées qui en avaient la charge, pour devenir un enjeu politique de première importance. Elle a apparemment effacé les clivages partisans et le Premier ministre socialiste Lionel Jospin l’érigeait même en « première des libertés » au colloque de Villepinte, en octobre 1997.
Ce processus, marqué notamment par l’investissement de nouveaux acteurs, la reformulation des termes du débat et le développement de nouveaux dispositifs publics, méritait d’être étudié [2]. Et ce à plus forte raison qu’il est limité dans le temps, comme semble en attester la campagne pour les élections présidentielles de 2007. Contrairement à celle de 2002 et aux prévisions de nombreux commentateurs politiques, la « sécurité » resta en effet quasiment absente des débats. Nicolas Sarkozy souhaitait-il éviter de s’enfermer dans un rôle de ministre de l’Intérieur ? Son activisme tantmédiatique que législatif sur ce terrain empêchait-il son adversaire Ségolène Royal d’en faire un axe central de sa campagne ? Les émeutes de 2005 restaientelles trop présentes dans les esprits ? Toutes ces raisons conjoncturelles sont sans doute justes, mais ne doivent pas occulter une dimension plus profonde : si l’on évoqua très peu la sécurité, elle n’en constitua pas moins la trame de fond de la compétition électorale. Les discours des principaux candidats sur des sujets aussi variés que le chômage des jeunes, l’illettrisme, l’absentéisme scolaire, la maltraitance, l’urbanisme ou la santé mentale ramenaient invariablement à la délinquance et à l’« insécurité ». En ce sens, la campagne fut un bon révélateur du fait que, pour un nombre croissant d’élites politiques, mais aussi médiatiques, administratives, voire académiques, les comportements d’une fraction des jeunesses populaires, comme plus largement la vie quotidienne des banlieues ouvrières en déclin, relèvent d’abord de la thématique de la sécurité.
C’est précisément la généalogie de ce « ça va de soi » (ou cette doxa) sécuritaire que propose cet ouvrage. Non pas que la violence ou la délinquance soient dépourvues de réalité ou qu’il ne soit pas légitime de s’en préoccuper, mais parce que la reformulation en ces termes de ce qui pouvait relever à d’autres périodes de la question sociale ne va justement pas de soi.
En tout cas, le succès de cette représentation commune n’est pas une conséquence mécanique et inévitable d’une « flambée » de la petite délinquance, invoquée régulièrement pour la justifier, et attestée publiquement par l’augmentation de la courbe des crimes et délits enregistrés.Outre le fait que cette flambée reste sujette à caution [3], la « délinquance » comme la « violence » ne constituent pas des catégories immuables et naturelles. Elles résultent au contraire de processus sociaux de définition.
« Angélisme ! » s’écrieront quelques doxosophes de l’« insécurité », « ces savants apparents des apparences [4] », dont les intérêts matériels et/ou intellectuels sont intimement liés au maintien et à la reproduction de l’ordre des choses. Certainement pas. Comme l’écrivait Ian Hacking au sujet de la maltraitance infantile : « C’est un mal réel qui existait avant que l’on élabore le concept. Il n’en est pas moins construit. On ne doit remettre en question ni sa réalité, ni sa construction 3. » Ce qui implique sur notre terrain qu’il existe des formes de violences contre les personnes (ou contre les biens) qui ont des effets concrets, mais que leur signification ne peut être séparée, y compris pour ceux qui en sont victimes, des cadres construits dans lesquels elles trouvent un sens.
« Angélisme ! » s’écrieront quelques doxosophes de l’« insécurité », « ces savants apparents des apparences 2 », dont les intérêts matériels et/ou intellectuels sont intimement liés au maintien et à la reproduction de l’ordre des choses. Certainement pas. Comme l’écrivait Ian Hacking au sujet de la maltraitance infantile : « C’est un mal réel qui existait avant que l’on élabore le concept. Il n’en est pas moins construit. On ne doit remettre en question ni sa réalité, ni sa construction [5]. » Ce qui implique sur notre terrain qu’il existe des formes de violences contre les personnes (ou contre les biens) qui ont des effets concrets, mais que leur signification ne peut être séparée, y compris pour ceux qui en sont victimes, des cadres construits dans lesquels elles trouvent un sens.
La « déviance » est d’abord locale. Elle est le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme [6]. Chaque groupe social définit en effet ses propres normes tant en fonction de son histoire et de ses manières d’être que des relations toujours fluctuantes existant en son sein entre ceux qui produisent des normes et ceux qui les enfreignent. Mais, dans les sociétés complexes, ces normes localisées rencontrent fréquemment celles de groupes concurrents, qui reposent sur d’autres fondements. Et, dans cette confrontation, les ressources pertinentes pour faire prévaloir ses propres normes sont inégalement réparties. Un pas est ainsi franchi lorsque le travail d’entrepreneurs de normes peut s’appuyer sur la force codificatrice de l’État et débouche sur l’instauration d’une nouvelle loi ou d’un nouvel arsenal législatif et réglementaire, de même que sur la création d’un appareil coercitif pour les faire appliquer. De locale, une norme tend alors, selon ses producteurs, et parfois en fait, à devenir générale et contraignante pour tous, même si des aménagements restent parfois possibles [7].
Mais cette première séquence de caractérisation, de codification et de coercition d’une « déviance » ne suffit pas pour la constituer en « problème social ». Nombre de lois et de règlements sont violés quotidiennement dans de fortes proportions sans susciter de mobilisations particulières. La délinquance automobile, pourtant bien plus meurtrière que les homicides, est ainsi restée longtemps ignorée tant par les gouvernements que par les agences coercitives. Il en est de même pour la fraude fiscale, pourtant bien plus coûteuse que la délinquance acquisitive, ou encore pour les fraudes à la législation sur le travail et aux cotisations sociales, qui occupent à peine quelques centaines d’inspecteurs du travail, en regard des 267 000 policiers et gendarmes que compte le pays.
Pour comprendre le changement d’échelle qui s’opère lorsque certaines formes de déviances accèdent au statut de « problème social », il faut revenir sur le travail de groupes capables de produire des nouvelles catégories de perception du monde social. Ce qui revient à dire qu’aux changements objectifs, sans lesquels le problème n’accéderait pas à l’existence, s’ajoute un travail spécifique d’énonciation et de formulations publiques, c’est-à-dire une entreprise de mobilisation d’acteurs maniant des catégories universalisantes (hommes politiques, journalistes, universitaires) qu’il faut chaque fois questionner et mettre à jour, déplacer et remettre à jour.
Si l’on veut étudier comment l’« insécurité » est devenue une catégorie de compréhension, d’appréhension et parfois d’analyse du monde social, il faut donc en faire la généalogie. Ceci ne veut pas forcément dire en rechercher l’origine, mais plutôt les moments et les lieux particuliers dans lesquels cette manière particulière d’appréhender certains faits, certains comportements et certains groupes sociaux se constitue, se solidifie et s’impose dans des univers différenciés. « Nul n’est responsable d’une émergence, nul ne peut s’en faire gloire ; elle se produit toujours dans l’interstice [8] », rappelle Michel Foucault. L’« insécurité » n’est donc pas une intention ou la dernière manifestation du talon de fer sous lequel les dominants écraseraient les dominés, mais le résultat non pensé, non voulu et non coordonné de dynamiques et de préoccupations hétérogènes visant à restaurer des formes localisées de disciplines.
En effet, entre le début des années 1970 et celui des années 2000, qui bornent cette recherche, les évolutions des modes de production et de gestion de la main-d’oeuvre (où nombre d’individus ne participent plus au travail salarié que de manière intermittente et apparaissent comme des surnuméraires dans le circuit des échanges productifs [9]), celles de l’école (avec les conséquences de la généralisation scolaire) et celles des lieux de vie (sous l’effet des logiques de peuplement) ont redéfini les contrôles formels ou informels qui pouvaient exister dans chacun de ces univers.
Si l’ouvrier indiscipliné ou le pauvre ont longtemps été des figures types des perturbateurs de l’ordre social [10], c’est aujourd’hui cette fraction de la jeunesse sans affectation sociale, souvent représentée sous les traits du « jeune d’origine étrangère, sans emploi, en échec scolaire et/ou délinquant », qui focalise l’attention. Il ne s’agit plus tant d’assurer sa discipline au travail que de se prémunir contre les désordres qu’elle peut engendrer dans l’espace public (et dont les violences collectives constituent le paroxysme), dans les écoles, dans les structures socioculturelles, etc. Derrière la lutte contre l’« insécurité » se rassemblent ainsi des tentatives éclatées pour redéfinir son encadrement et dans lesquelles les institutions d’État et les collectivités territoriales occupent désormais une position centrale.
La ligne d’exposition de ce travail suit celle de la recherche, en partant des aspects les plus accessibles, les plus familiers des objets, pour passer aux agents, c’est-à-dire en se déplaçant de la manière dont les premiers se donnent à voir à l’observateur extérieur, aux interactions et aux interdépendances qui les produisent. Ce déplacement, qui structure les parties, se rejoue au sein de chacune d’elles en mode mineur.
Les deux premières parties s’attachent ainsi à décrire les transformations des quartiers et des milieux populaires et les discours politiques qui les accompagnent. La première rend compte de processus généraux qui touchent au logement, à l’emploi, à la scolarité des milieux populaires, en pointant quelques spécificités propres aux terrains d’enquête ; et les relie aux modifications des modes de discipline antérieurs. La deuxième partie porte quant à elle sur les évolutions des discours politiques associés à ces transformations, sur leurs inflexions, leurs reformulations. À partir de certains rapports, colloques, discours, elle trace une généalogie de ce que ses promoteurs comme ses adversaires nomment la « conversion de la gauche à la sécurité ».
Les trois parties suivantes montrent comment les indisciplines juvéniles sont ressaisies au travers des logiques spécifiques propres aux champs politique, médiatique et académique, et comment les relations entre ces différents univers débouchent sur la formalisation de l’« insécurité » comme catégorie unifiée et unifiante. En effet, si tous les groupes sociaux formulent leurs propres systèmes de classification, de vision et de division du monde, ils ont une inégale capacité à universaliser leur point de vue. La constitution de la sécurité comme problème public est ainsi intimement liée à l’action de certains agents maniant des biens symboliques pour faire exister cette question dans les compétitions dans lesquelles ils étaient engagés, parce qu’ils pouvaient l’y constituer comme ressource politique (partie III), médiatique (partie IV) ou académique (partie V).
Les dernières parties constituent enfin deux éclairages sur la manière dont l’« insécurité » façonne et est façonnée par les logiques propres de ceux qui sont en prise directe avec les indisciplines de certaines fractions des jeunesses populaires. En effet, celles-ci ne disparaissent pas sous les effets des discours de fermeté contre l’« insécurité », des rapports sur le rôle des « incivilités », ou des émissions de télévision consacrées à la police. Il faut donc revenir aux terrains d’enquête pour voir comment s’élaborent, dans la concurrence, de nouveaux modes d’encadrement de ces indisciplines. L’ensemble des luttes qu’autorise la constitution de l’« insécurité » comme catégorie d’entendement et d’analyse modifient en effet certaines pratiques, favorisent certains modes d’action et valorisent certains agents. Mais ces hiérarchies sont en permanence remises en jeu tant au niveau local qu’institutionnel. C’est ce qui sera étudié au travers de la mise en place des contrats locaux de sécurité (partie VI) et des recompositions policières (partie VII).
Quelques réflexions sur l’enquête
Cette recherche trouve son origine dans un travail comme chargé d’étude dans les missions d’assistance aux villes, assurées par le département Ingénierie et conseil de l’Institut des hautes études sur la sécurité intérieure (IHESI), dépendant du ministère de l’Intérieur, pour les aider à élaborer le « diagnostic » préalable à la signature d’un contrat local de sécurité (CLS). Après avoir suivi de près le colloque de Villepinte et ses suites, nous étions à la recherche d’un point d’entrée systématique pour étudier des enchaînements qui nous désarçonnaient. Après quelques tâtonnements, nous avons été mis en contact avec les responsables de ce département qui proposèrent d’abord un statut d’observateur de ces missions, puis d’en faire partie, pour conduire les travaux de « diagnostic » de Créteil (Val-de-Marne), puis de Toulouse (Haute-Garonne). Entre juillet 1998 et juillet 1999, plusieurs dizaines d’entretiens ont pu être menés avec des agents locaux engagés dans les secteurs de la prévention et de la sécurité : élus, agents des collectivités territoriales, travailleurs sociaux, magistrats, policiers, éducateurs spécialisés, bailleurs sociaux, transporteurs publics, associations de quartier, etc. Dans ce cadre, 115 personnes (68 à Créteil et 47 à Toulouse) ont été interrogées sur ce qui se dit dans le langage indigène l’« évaluation de la situation locale », tant au niveau des désordres juvéniles que pour ce qui concernait les coopérations institutionnelles ou associatives.
La plupart de ces entretiens ont donné lieu à une retranscription systématique, immédiate et complète, sur la base de notes. Leur enregistrement était généralement impossible. La démarche de « diagnostic », qui s’inscrivait dans une logique institutionnelle d’intervention extérieure d’un organisme dépendant du ministère de l’Intérieur sur un terrain local, cadrait mal avec les représentations socialement admises de l’enregistrement (journalisme et recherche). C’est d’autant plus vrai que le label « ministère de l’Intérieur » produit facilement chez les enquêtés de la méfiance, voire de la défiance (parmi les travailleurs sociaux, dans les associations) ; une crainte de l’inspection centrale chez d’autres (policiers) ; ou une impression d’intrusion inadmissible, dans la justice notamment. Nous avons tenté de gérer ces sentiments en revendiquant une identité universitaire et surtout nous avons choisi, chaque fois que c’était possible – pendant les diagnostics, et dans les mois, voire les années qui les ont suivis –, de revoir plusieurs fois certains intervenants clés, dans un cadre moins formel. La routinisation de ces rencontres permettait d’essayer d’instaurer une forme de relation plus familière, à défaut de dire confiante. Certains enregistrements ont été réalisés à cette occasion.
À côté de ces entretiens, nous avons pu assister à une trentaine de réunions sur les différents sites : comités de pilotage des CLS, groupes techniques du Conseil communal de prévention de la délinquance (CCPD), Assises de la Ville, réunions de quartier, réunions « d’appartement », etc. Les propos, les prises de position des différents participants, de même que la nature de leurs interactions : familiarité, distance, etc., ont été consignés aussi objectivement que cela semblait possible.
Ce travail sur les deux terrains d’enquête a été complété par l’observation de la vie du département Ingénierie et conseil et plus généralement de l’IHESI, mobilisé activement à cette période pour la mise en forme théorique et pratique des contrats locaux de sécurité. Des réunions de département aux réunions interministérielles sur les CLS, de l’élaboration d’un Guide pratique aux ateliers déconcentrés, nous avons pleinement participé au processus de formulation d’une doctrine publique et aux entreprises pédagogiques pour la diffuser.
Il a semblé nécessaire par la suite de revenir sur la position occupée à cette période : c’est-à-dire de se livrer à quelque chose comme un retour sur expérience, des années après celle-ci. Cette position était en effet ambiguë, puisque nous étions à la fois acteur et observateur des processus que nous entendions décrire. Comment être à la fois sujet et objet, celui qui agit et celui qui se regarde agir [11] ? Cette observation participante était pourtant nécessaire, puisqu’elle constituait un apprentissage pratique de l’objet, qui n’existe d’abord que dans et par ce que les gens en disent. Mais, en même temps, elle enrôlait du côté de ceux qui veulent agir sur la « sécurité », c’està- dire de ceux qui contribuent à construire le « problème » que nous voulions étudier de façon aussi distanciée que possible. La participation aux missions CLS contraignait en effet à « jouer le jeu », notamment en devenant un bon répétiteur de que nous nommions ironiquement dans notre carnet de terrain le catéchisme du CLS. Dans lemême temps, cette contrainte était telle qu’elle nous a amené à nous « défendre », c’est-à-dire à affirmer notre point d’honneur intellectuel en faisant d’autres choses, comme La Machine à punir, un livre d’intervention plus politique sur les questions de sécurité, qui participa à son tour à la construction du débat [12].
Le présent ouvrage est un retour sur l’intériorisation de ces dynamiques politiques, administratives et intellectuelles – intériorisation partielle, puisqu’elle a suscité des formes de réaction – et la restitution du travail qui a été fait pour faire exister le problème de l’« insécurité », dans un certain nombre d’univers sociaux traversés dans l’enquête.
Cette tâche aurait toutefois été impossible sans la tenue d’un carnet de terrain quotidien, dans lequel ont été rigoureusement rapportés activités, rencontres, conversations, impressions ou commentaires, tant sur l’expérience vécue que sur des sujets plus ponctuels. Cette activité de recension compulsive d’éléments apparemment sans grand intérêt sur le moment permet de revenir postérieurement sur certains aspects de l’expérience engagée et explique le caractère précis, parfois très, trop intime, de certaines informations.
Les notes prises en ce sens constituent d’abord une source d’information sur l’histoire en train de se faire d’un dispositif, les CLS en l’espèce. Elles permettent de mettre au jour les hésitations, les hasards ou les autres options qui n’apparaissent pas dans les entretiens rétrospectifs, car elles n’ont pas été retenues, car la dynamique a pris un autre cap. Elles recensent également les « petites histoires », les anecdotes qui – bien plus que les discours canonisés – disent l’essentiel [13] et confèrent une connaissance pratique du milieu, utile pour l’analyse. Ensuite, la simple remise en perspective des sujets de conversation, des thèmes d’intérêt et de leurs évolutions constitue en soi un marqueur de la dynamique en cours. Plus encore les déplacements opérés pendant l’enquête (du niveau très local aux réunions interministérielles) permettent de saisir les mouvements d’aller et retour, les intérêts contradictoires qui s’expriment d’un lieu à l’autre.
Le retour sur les logiques d’action d’agents intervenant à des niveaux très différents et poursuivant des objectifs parfaitement hétérogènes a largement contribué à redéfinir le questionnement. Il ne s’agissait plus de décrire la formalisation puis l’application d’un dispositif de politique publique, comme nous le pensions au départ. Certes, les CLS avaient des spécificités par rapport aux dispositifs précédents, mais ces spécificités ne semblaient nulle part décisives, à part peut-être chez ceux qui tiraient une légitimité de leur mise en forme. Au contraire, ils semblaient s’insérer dans des échanges très routinisés, au niveau local, quant aux questions à résoudre et à la manière de les résoudre.
Le principal sujet de préoccupation portait sur les indisciplines des jeunes sans affectation (scolaire ou professionnelle), l’évaluation des préjudices qui en résultaient et sur les manières de les encadrer. Cette observation conduisit à reformuler la problématique, en prenant au sérieux ces préoccupations et en essayant d’en comprendre les ressorts. Nous avons donc été amené à reconstituer les échanges locaux sur ce terrain, en dégageant les types de conflictualités qui s’y déployaient (entre groupes sociaux, entre institutions) et les actions qui étaient mises en oeuvre pour y faire face.
Mais cette observation ne permettait pas de comprendre comment ces problèmes circonscrits (et sous contrôle local) pouvaient susciter la mobilisation politique, intellectuelle et administrative dont nous avions été témoin avec la mise en place des CLS. Longtemps, nous eûmes d’ailleurs de grandes difficultés à articuler ces deux volets de l’enquête.
Ce n’est qu’alors que nous nous sommes intéressé au travail de standardisation, de codification et d’universalisation auquel se sont livrés durant cette période certains élus locaux et certains « experts » en sécurité. À la faveur d’un contexte politique particulier, marqué notamment par la désaffection électorale des milieux populaires et la montée du Front national, ils engagent un travail d’entreprenariat politique et administratif qui fait exister le sujet qui les fait exister.
Il a fallu dès lors déplacer le point de vue, pour étudier quand, comment et pourquoi les indisciplines locales étaient transformées conformément aux logiques propres des champs politique, médiatique et académique, jusqu’à faire advenir un objet et un enjeu de débat, sous le label d’« insécurité ». Il existait d’autres travaux sur ces univers sociaux. Nous avons donc choisi de nous appuyer sur ces derniers (sociologie desmédias, des partis politiques, de la science) et de les enrichir d’observations propres, d’éclairages précis sur certains points qui semblaient importants. Ce fut notamment l’occasion de réaliser une quinzaine d’entretiens supplémentaires, pour la plupart enregistrés.
Enfin, dès lors que l’« insécurité » devenait un problème d’État, nous pûmes nous intéresser à la manière dont elle affectait les institutions coercitives et notamment la police [14]. L’institution connaît en effet des velléités politiques de réforme de ses missions, qui sont ressaisies tant dans les luttes internes à l’institution que dans les relations qu’elle entretient avec d’autres univers sociaux. Ces réformes redéfinissent de la sorte les hiérarchies entre services, autorisent des « coups » bureaucratiques visant à réévaluer des positions et sont inlassablement retraduites pour être mises en conformité avec les normes policières. L’étude de ces processus permit ainsi d’expliquer certaines observations faites sur les terrains d’enquête et d’appréhender en retour comment certaines analyses policières contribuaient à structurer et à saturer le débat public sur l’« insécurité ».
Ce parcours de la recherche permet de saisir à la fois comment l’« insécurité » est appropriée dans les logiques spécifiques de plusieurs univers sociaux et comment, sous l’effet des interdépendances entre ces différents univers, elle se redéfinit en permanence. Pour le dire en d’autres termes, l’analyse prévient contre la réification de notions comme l’« insécurité » ou les « politiques publiques de sécurité », qui sont devenues des fétiches du débat politique, médiatique et même académique, en invitant au contraire à penser les processus, jamais complètement contrôlés ni voulus, par lesquels se construit un « problème social ». En invitant à penser les processus dans lesquels se façonnent des perceptions et des représentations du monde social qui pourraient effectivement laisser penser, au début du XXIe siècle, que « la France a peur ».
NOTES
[1] Voir par exemple R.MARCELLIN, L’Importune Vérité – Dix ans après Mai 68, un ministre de l’Intérieur parle, Plon, Paris, 1978.
[2] Iln’est de surcroît pas spécifique à la France et s’observe, selon des chronologies, des modalités et sans doute pour des raisons différentes dans d’autres États occidentaux : États-Unis, Grande-Bretagne, Belgique, Espagne, Italie, etc. Voir notamment D. GARLAND, The Culture of Control. Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford University Press, Oxford, 2001 et Y. CARTUYVELS et Ph. MARY (dir.), L’État face à l’insécurité. Dérives politiques des années 90, Labor, Bruxelles, 1999.
[3] L.MUCCHIELLI, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, Paris, 2001, pp. 55 et suiv.
[4] P.BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 2003 [1997], p. 89.
[5] IanHACKING, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, La Découverte, Paris, 2001, p. 171.
[6] H.S.BECKER, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Métailié, Paris, 1985, pp. 32-33.
[7] La plupart des délits qui composent la statistique ne sont pas des actes qui traduisent sans ambiguïté une intention et une nature criminelles mais des comportements dont l’intention n’est pas toujours certaine pour l’observateur extérieur. Les agences coercitives se livrent donc à un codage social, qui se traduit par des différences de traitement des individus, selon leur propre évaluation des situations. Voir A. V. CICOUREL, The Social Organization of Juvenile Justice, Transaction Publishers, Londres, 1995 et J.-C. CHAMBOREDON, « La délinquance juvénile, essai de construction d’objet », Revue française de sociologie, XII(3), 1971, pp. 335-377.
[8] M.FOUCAULT, « Nietzsche, la généalogie et l’histoire », in Dits et Écrits I, Gallimard, Paris, 2001, p. 1012.
[9] R.CASTEL, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995, pp. 412 et suiv.
[10] Voir notamment P. RABINOW, Une France si moderne. Naissance du social 1800-1950, Buchet & Chastel, Paris, 2006 [1989] et G. PROCACCI, Gouverner la misère, Seuil, Paris, 1993.
[11] Onseréférera notamment à B. LACROIX, « Objectivisme et construction de l’objet dans l’instrumentalisation sociologique des entretiens », Critiques sociales, nº 8-9, 1996, pp. 55-85 et à P. BOURDIEU, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 150, 2003, pp. 43-57.
[12] L.BONELLI et G. SAINATI (dir.), La Machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires, L’Esprit frappeur, Paris, 2001, réédition revue et augmentée 2004.
[13] P.BOURDIEU et M.MAMMERI, « Du bon usage de l’ethnologie », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 150, 2003, pp. 9-18.
[14] Il aurait également été intéressant d’étudier la gendarmerie nationale, qui du fait de son implantation essentiellement rurale était marginalisée dans ce mouvement. Néanmoins, nos terrains étant en zone police, nous manquions d’informations permettant de rendre compte du travail quotidien des gendarmes.