Sur la radicalisation politique
présentation de l'éditeur
Paris : La Dispute (coll. Pratiques politiques), 2006, 352 pages. En librairie le 11 mai 2006 352 p., 25,00 € - ISBN : 2-84303-122-2 - Code Sodis : 973448.3 - La Dispute, 109, rue Orfila, 75020 Paris, tél. 01 43 61 99 84, fax 01 43 61 95 75, la.dispute@wanadoo.fr Diffusion-distributition : CDE-Sodis |
Mots clefs
Terrorisme, guérillas, milices armées, montée des intégrismes et
des nationalismes, retour des extrêmes droites, émeutes, violences
urbaines : on pourrait allonger la liste de phénomènes manifestant une
radicalisation de la lutte sociale et politique qui, en occupant très largement
les unes des quotidiens et les débats politiques, créent une impression de
démocraties assiégées et agressées par des extrémismes. Pour expliquer les
raisons du surgissement de ces nouvelles menaces, les commentaires privilégient
les causes exceptionnelles, extérieures au fonctionnement démocratique :
fanatisme, repli communautariste, choc des civilisations, explosion des
délinquances, crispation raciste, etc. Les sciences sociales ont des arguments
à opposer à de telles représentations qui tracent une frontière claire et
étanche entre le « normal » de la modération démocratique et le
« pathologique » de la radicalité. Les contributions rassemblées ici,
issues de travaux d’historiens, de juristes, de sociologues et de politistes,
montrent que la radicalité n’est pas la cause, mais bien une des issues
possibles de processus de radicalisation dont la dynamique s’inscrit dans le
jeu politique ordinaire, dans des basculements invisibles dont les conséquences
se dessinent après coup. Si ce ne sont pas toujours les révolutionnaires qui
font les révolutions, il reste à comprendre comment les jeux de surenchère, de
compromis, de concurrences et d’alliances qui caractérisent la vie démocratique
ordinaire peuvent produire des radicalités qui en minent les fondements.
Sommaire
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par Annie Collovald, Brigitte Gaïti
Le projet de ce livre est issu pour partie d’une table ronde de
l’Association française de science politique qui s’est déroulée à l’Université
de Lille en septembre 2002. Cette table ronde réunissait des historiens, des
sociologues, des juristes et des politistes intéressés par la question de la
radicalisation politique. Le thème était d’actualité ; il l’est toujours
quatre ans plus tard.
« Fanatisme », « choc des civilisations »,
« montée irrésistible du racisme » et de « l’autoritarisme
populaire » : autant de constats alarmistes devant ce qui semble
aujourd’hui menacer les normes, les idéaux et les principes de toute
démocratie. Le recours à la violence physique (entrée dans la lutte armée,
terrorisme, prise d’otages) et plus largement le refus des arrangements et des
compromis qui soutenaient les règles d’une politique pacifiée mettraient
directement à l’épreuve l’ordre démocratique établi ; ces phénomènes
trouveraient leur localisation politique dans toutes les formes d’extrémisme
(extrême droite, extrême gauche, islamisme, nationalisme, indépendantisme) et
leur localisation sociale dans des groupes renvoyés aux lisières du monde
démocratique ; les jeunes immigrés des banlieues ou les musulmans des pays
arabes, les chômeurs ou les sans papiers d’aujourd’hui remplaçant en quelque
sorte les ouvriers ou les paysans d’hier.
On voudrait ici prendre le contre-pied de telles explications du
radicalisme ; en effet, en lui assignant une essence et en en faisant un
fléau extérieur à une communauté politique attachée aux valeurs démocratiques,
elles dressent une frontière immanente entre le normal et le pathologique et ne
font que retrouver leurs propres jugements moraux dans les conclusions qu’elles
avancent. Si elles ont pour elles la force de l’évidence et des présupposés
largement acceptés, ces explications ne sont plausibles qu’en apparence. Elles
ne résistent pas en effet à un examen attentif des conditions concrètes du jeu
politique que s’attachent à restituer nombre de travaux en sociologie, en
sociologie politique et en histoire montrant que pour comprendre la radicalité
politique, il faut s’intéresser aux processus de radicalisation dont il n’est
qu’une des issues possibles ; faire entrer dans l’analyse les luttes de
définitions et de stigmatisations intellectuelles et politiques dont le
phénomène est l’objet – celles qui ont lieu sur le moment, celles qui ont lieu
après coup ; repérer les variations des interprétations et les
fluctuations des représentations sur ce qu’il est autorisé de faire ou d’être,
envisageable de dire ou ne pas dire ; prendre au sérieux l’événement et ce
qui se produit du fait même de son accomplissement.
Trois angles d’analyse des processus de radicalisation ont été
privilégiés : l’activité d’étiquetage et les usages du terme ; les
« carrières de radicalisation » appréhendées notamment au travers du
suivi de trajectoires individuelles ; les temporalités du processus qui
ouvrent sur les moments d’accomplissement et sur les phénomènes de ruptures
collectives
Les usages du terme :
l’étiquetage radical
Que contient en propre l’étiquette radicale appliquée à certains
régimes, à certains groupes ou à certains individus ? On sait depuis les
travaux d’Howard Becker tout l’intérêt qu’il y a à examiner le travail
d’étiquetage et ses effets de construction d’une réalité qu’il entend
qualifier. L’un des principaux effets, ici, est certainement d’élaborer une
frontière entre le « normal » de la démocratie et le
« pathologique » du radicalisme revendiqué. Sur ce terrain où le
lexique de la dramatisation est prégnant et mobilisateur, le travail des
sciences sociales consiste sans doute à prendre pour premier objet d’analyse
ces mots employés par les différents acteurs et les interprètes du monde
politique, sous peine de faire passer au titre de la réflexion ce qui doit
justement y être soumis.
Les articles rassemblés dans ce livre montrent que bien souvent
la radicalisation est pensée dans les régimes démocratiques comme une menace
provenant de l’extérieur, liée à un phénomène de crise, de rupture, souvent
associée à l’irruption de groupes porteurs de convictions idéologiques et de
répertoires d’actions extrémistes. Bref, la radicalisation correspondrait à une
sortie nette, datable, des cadres routiniers de la politique sous l’effet de la
mobilisation d’acteurs ordinairement maintenus hors du jeu politique. Quelques
contributions s’interrogent ainsi sur la formation et le déploiement de ces
lieux communs explicatifs de même que sur le choix de leurs « cibles » :
par exemple, le renvoi des chômeurs à l’irrationalité, à l’agressivité ou
encore à la malléabilité politiques, et le lien opéré entre chômage de masse et
la déstructuration de l’ordre politique démocratique sont disséqués par
Emmanuel Pierru. L’étiquette fonctionne comme
stigmate et devient le vecteur de jugements, de fantasmes sociaux ou politique
que l’analyse doit expliciter sous peine de confondre ce qui n’est qu’une
étiquette avec le contenu de ce qu’elle prétend décrire. C’est aussi le projet
de Daniel Gaxie que de montrer au-delà des
étiquetages sur l’électorat d’extrême-droite, la
diversité et les points communs de ce qu’il préfère appeler un conglomérat d’ultra-droite bien loin de rassembler les seuls membres des
classes populaires, tout en suivant au plus près les processus qui ont pu
conduire à l’expression de ce type de votes.
L’activité d’étiquetage n’est en un sens jamais terminée :
elle se poursuit dans un travail d’interprétation continu du passé, dans la
mise en relation d’un phénomène avec d’autres, dans les luttes savantes pour
dire le sens de l’histoire, dans l’avènement de nouveaux événements qui
organisent la relecture de ce qui s’est produit, qui dévalue certaines
hypothèses en en valorisant d’autres. L’étiquetage pose bien ici la question de
l’écriture de l’histoire ; c’est la question qu’affronte Claude Gautier en
suivant la manière dont David Hume a répondu à ce piège qui guette l’historien
lorsqu’il entend rendre compte de périodes marquées par une radicalisation
politique forte comme c’est le cas pour
Après ce « détour » par la mise en récit des processus,
il s’agira de proposer des analyses alternatives de la radicalisation, plus
attentives au fonctionnement routinier du jeu politique démocratique, plus
sensibles aux petits glissements qu’aux grandes ruptures, plus vigilantes sur
les temporalités complexes des bouleversements et de leurs interprétations et,
en revanche, moins préoccupées du décorticage des idéologies proclamées ou des
intentions affichées.
Les cheminements des
processus de radicalisation
Un des premiers résultats des travaux publiés ici tient à ce que
cette externalité souvent attribuée à la « menace » radicale ne
constitue en aucun cas une caractéristique permanente des processus de
radicalisation. Bien plus, ceux-ci gagnent à être compris à la lumière du
fonctionnement ordinaire des institutions propres aux régimes
démocratiques : ils peuvent s’inscrire dans des jeux politiques
d’alliance, dans des calculs, des exclusions, des prises de position, des
interactions dont la signification et le produit sont toujours susceptibles
d’échapper à leurs auteurs. Les ruptures les plus radicales peuvent s’accomplir
graduellement et ce, dans des configurations pourtant dominées à l’origine par
des individus caractérisés par la modération de leurs convictions et de leurs
pratiques. C’est ce que montrait Timothy Tackett en retrouvant les trajectoires et les prises de
positions de beaucoup des membres des Etats généraux, progressivement
transformés par les expériences qu’ils vivent à partir de mai 1789. Ainsi,
s’agit-il de travailler au plus près du cheminement du processus de
radicalisation des situations, des règles du jeu, des groupes et des hommes.
Un second résultat des enquêtes publiées dans ce volume rappelle
l’impossibilité dans l’étude des processus de radicalisation de séparer
totalement « radicaux » et « modérés » au départ de
l’action. Ceux qui apparaissent à une phase tardive des processus de
radicalisation comme situés dans des camps irréconciliables, ont pu néanmoins
développer des positions plus nuancées, plus réversibles à des phases
précédentes. Pourtant la modération devient peu à peu une position intenable,
ou si elle est toujours tentée, une position inaudible, voire incompréhensible
ou suspecte. Les études de trajectoires individuelles ou collectives proposées
dans cet ouvrage tentent de restituer la complexité des positions, des calculs,
des rapprochements, des prises de positions que le processus de radicalisation
tend progressivement à simplifier. Elles visent à rappeler que les ruptures les
plus spectaculaires sont vécues « au fil des jours » par les acteurs
et qu’elles se comprennent dans les interactions engagées dans le déroulement
de l’action. En ce sens, les évolutions observables ne sont en aucun
réductibles à des stratégies maîtrisées, à des reniements personnels, à des
conversions intimes ou à des dispositions au fanatisme ou à la violence :
elles s’apparentent davantage à des ajustements, à des
« continuations » de soi dans des configurations qui transforment le
sens des choix, des engagements, des routines et des pratiques sociales
antérieurs. En donnent la mesure les contributions de Jean-Yves Dormagen sur la participation « objective » d’un
technocrate aux politiques de plus en plus autoritaires du régime mussolinien,
de Nicolas Guilhot sur le long et tortueux chemin
vers la radicalisation conservatrice de trotskistes américains devenus les
apôtres et les animateurs idéologiques d’une administration Reagan
contre-révolutionnaire ou de Romain Bertrand sur un militant islamiste
indonésien pris dans les transformations de l’espace des radicalités politiques
et religieuses qui ont suivi les politiques de répression de l’islamisme dans
les années 1980 ou encore l’échec de la stratégie électoraliste engagée dans
l’Indonésie des années 1990.
La radicalisation qui affecte certaines trajectoires
individuelles ne peut donc s’expliquer à partir des intentions ou même des
dispositions d’un individu : elle engage les autres, concurrents,
auxiliaires ou alliés, interprètes et juges, contemporains ou non. Elle est un
produit collectif et nous renvoie à l’analyse des interdépendances qui la
constituent. On voit ainsi mieux apparaître l’erreur de méthode qui
consisterait à fixer une sorte d’« essence » de la radicalité,
assignable à certains groupes ou phénomènes, alors même qu’un des enjeux de la
réflexion consiste justement à comprendre comment se transforment les manières
de penser, de faire, de se regrouper qui font la radicalisation en même temps
qu’à suivre comment se modifient les cadres d’interprétation et de
signification accolées à ces pratiques ou à ces représentations. Autrement dit,
il s’agit de rendre compte et d’articuler ces différentes temporalités :
celle de la radicalisation en train de se faire, incertaine, chaotique,
composite ; celle de la radicalisation rationalisée, homogénéisée,
idéologisée et mise en récits par les acteurs du processus, par les
journalistes, les intellectuels, les juges et les historiens. C’est là
seulement qu’il devient important d’interroger les ruptures.
Le basculement des
configurations
Le choix de méthode que nous avons fait de ne pas sortir des
cadres ordinaires des sciences sociales du politique et tenir l’hypothèse de la
non-extériorité à la démocratie des phénomènes de
radicalisation ne doit pas empêcher de travailler les moments de basculement
des configurations et ceux de l’entrée dans de nouveaux régimes d’action. C’est
ce que montre Michel Offerlé en analysant la
co-production au tournant du XXe siècle, par les acteurs républicains et les
animateurs d’un mouvement social en gestation, d’un périmètre démocratique qui
bouleverse les manières d’exprimer des revendications, qui dévalue durablement
des groupes, des qualités et des manières de faire (les injures, la rixe,…) au
profit de la discussion policée structurée autour de principes idéologiques.
Jean-Louis Briquet observe autrement encore cette redéfinition du périmètre des
possibles et des pensables démocratiques. Il restitue les contours de la
radicalisation morale qui s’est opérée en Italie dans les années 1990 et a
instauré un clivage entre anciens et nouveaux hommes politiques au point
d’autoriser la venue d’entrepreneurs jouant de leur virginité politique (plus
apparente que réelle d’ailleurs) contre une classe politique anciennement aux
affaires et perdue dans des procès judiciaires pour mieux occulter le virage
autoritaire des politiques qu’ils entendent promouvoir. Frédéric Zalewski, quant à lui, montre les recompositions qui
s’accomplissent au cours des années 1990 lors de la transition démocratique
polonaise ; il suit le processus de radicalisation de la compétition qui
s’opère sous l’effet de concurrences pour la représentation politique des
paysans et notamment la mobilisation des groupements conservateurs brandissant
la menace d’un retour au communisme. Enfin Dominique Cardon et Fabien Grandjeon nous propose une analyse de la radicalisation de
la critique publique à l’égard de la « globalisation néo-libérale »
au travers du désenclavement des espaces d’expression et de contre-expertise
militantes que sont le web ou les médias alternatifs.
Au bout du compte, le processus de radicalisation politique en
ressort beaucoup plus complexe et paradoxal, plus familier et plus incertain
que ce qu’il est généralement avancé dans les explications dominant les
commentaires politiques. Dans l’affaire, la question des causes des dynamiques,
recherchées dans ce qui les précèdent, a été bousculée et déplacée, sous
l’effet de la prise en compte des phénomènes de reconstruction ex post des
origines et des fondateurs ; l’hypothèse de l’extériorité de la menace
radicale a été battue en brèche par celle de la structuration du processus dans
le fonctionnement ordinaire du jeu politique ; la vision des ruptures
radicales a été amendée par une attention nouvelles au déploiement du présent
et aux petits désajustements des routines sociales et politiques ; le
poids des idéologies et des convictions a été déplacé des phases initiales du
processus où il est peu efficace aux phases de « continuation » des
engagements et d’interprétation de ce qui s’est déjà produit ; où il
structure davantage les activités, les identités et les manières de penser les
problèmes et les solutions. C’est d’une certaine façon une banalisation des
schèmes explicatifs des sciences sociales du politique qui est requise dans la
restitution de ces phénomènes extraordinaires que sont les dynamiques de
radicalisation. Et c’est là sans doute une des tâches des sciences sociales que
donner à voir et à comprendre sous un autre jour les problèmes que connaissent
les sociétés contemporaines.