Introduction
La question des réfugiés constitue une problématique importante
de la recherche actuelle en sciences sociales, s’intéressant aux questions de
frontières, de gestion de l’urgence, d’une définition de l’identité « à la
marge » etc. Le choix d’étudier un camp palestinien en Syrie propose un
décentrement de l’approche, avec la question de la préservation de l’identité
dans un cadre intégrateur : arrivés il y a plus de 50 ans en Syrie, les
réfugiés palestiniens se trouvent plongés dans un cadre qui ne diffère de leur
lieu d’origine ni par la langue ni par la culture. Comment peut-on « être
palestinien » dans ce contexte ?
Les réfugiés palestiniens de Syrie sont quasiment tous
originaires du nord de
Les réfugiés palestiniens ont connu des conditions de vie très
difficiles aux premières années de l’exil, en particulier lors des hivers
rigoureux qui coûtèrent la vie à de nombreuses personnes. Mais les secours se
sont organisés rapidement : l’aide aux réfugiés a été prise en charge d’une
part par le gouvernement syrien, qui a mis en place une administration
gouvernementale ad hoc, le PARI (Palestinian Arab Refugees Institution) ,
devenue par la suite GAPAR (Government Administration
for Palestinian Arab Refugees), et d’autre part par une agence onusienne,
l’UNRWA ( United Nations Relief and
Work Agency for Palestine Refugees in the Middle East), elle aussi créée ad hoc car l’OIR (
Organisation Internationale pour les Réfugiés) était débordée. L’UNRWA joue un
rôle particulier d’agence « pour les Palestiniens », et sert en
quelque sorte de garantie à leur reconnaissance internationale en tant que
réfugiés. L’UNRWA avait pour mandat de fournir les secours d’urgence
(alimentation et abri), puis de développer des services de santé et d’éducation
qui se sont maintenus jusqu’à nos jours et font de l’UNRWA une administration
quasi-gouvernementale, même si son fonctionnement est strictement encadré,
d’une part par les règles onusiennes et d’autre par part les prérogatives du
gouvernement syrien. Outre les services d’éducation et de santé, l’UNRWA est en
charge d’une partie des infrastructures du camp (en coopération avec le
gouvernement syrien) et c’est dans ce cadre qu’ elle
est amenée à mettre en place des projets d’aménagement urbain dans le camp,
comme le Plan de réhabilitation de Neirab, programme
auquel j’ai participé lors de mon séjour à l’UNRWA.
Le camp et l’UNRWA apparaissent comme deux lieux privilégiés pour étudier les
processus de construction d’une identité différenciée chez les Palestiniens ;
la réhabilitation du camp par l’UNRWA, un moment critique révélateur de toutes
les tensions de la situation de réfugié. C’est donc en
observant la mise en place du projet de réhabilitation du camp de Neirab que j’ai appréhendé les positionnements des réfugiés
du camp, les renégociations de statut et de rôle.
L’espace du camp
Le camp tout d’abord n’est pas un espace de confinement univoque.
Situé en périphérie d’Alep, la seconde ville de Syrie, pôle industriel et
commercial, il abrite environ 16 000 personnes, près de 20 000 si l’on inclut
les habitations de Palestiniens hors des limites officielles du camp. Le camp
se trouve en bout de piste de l’aéroport, relié au centre ville par des
« microbus », mode de transport en commun le plus courant et le moins
cher. Il est délimité par un mur, qui avait autrefois des fonctions
d’enferment, certes, mais désormais sert essentiellement à borner les limites
du camp par rapport aux terres agricoles avoisinantes. Une grande arche aux
couleurs de
Il n’y a aucune obligation pour les Palestiniens de résider dans
le camp : ceux qui en ont les moyens financiers vont habiter en
ville ; ce qui distingue le camp est un statut foncier particulier :
la terre, réquisitionnée, appartient au GAPAR, et elle est mise gratuitement à
disposition des Palestiniens pour qu’ils construisent leur maison, dont ils ont
alors la propriété (régime de propriété du bâti : les Palestiniens n’ont
en théorie pas droit à la propriété du sol ; en pratique cela fait l’objet
de négociations et accommodements quotidiens). La contrainte qui pèse sur les
Palestiniens et les maintient dans le camp est donc une contrainte d’ordre
économique et non une contrainte spécifiquement politique. Ceux qui ont un
petit pactole peuvent acheter les terres qui jouxtent les délimitations
officielles du camp et construire leur propre maison sur une parcelle plus
vaste.
L’habitat [2] est très dense sur la surface du camp
proprement dit, composé de maisons de béton de un, deux ou trois étages,
serrées les unes contre les autres, séparées par des ruelles étroites ;
dans cette zone, les logements sont insalubres et c’est pour cette raison que
l’UNRWA a envisagé un programme de réhabilitation de l’habitat. L’activité de
commerce y est intense, les petites boutiques sont nombreuses et la rue
centrale du camp est occupée par un marché de légumes frais et de pacotille d’importation
chinoise.
Il est toujours fait allusion au camp comme un lieu spécifique,
bien distinct de la ville et de ses différents quartiers, lieu palestinien,
« territoire » des réfugiés palestiniens. Cette représentation est
peut-être cependant davantage présente chez les étrangers (c’est la pré-notion qui structure le regard du visiteur) et les
institutions (l’UNRWA en particulier). De fait, même si beaucoup font allusion
au camp comme un milieu particulier où, parce qu’on est Palestinien, on se sent
bien, alors qu’ailleurs on n’est pas vraiment chez soi, on ne « respire
pas », il est très difficile d’établir les frontières de ce milieu si
spécifique.
Il faut noter tout d’abord que la spécificité du camp s’est
largement atténuée depuis sa création. A l’origine les réfugiés se sont
regroupés par lieu d’origine, « il y avait tout le village dans un bloc de
baraques » m’indiquait l’un de mes informateurs. Cependant l’organisation
du camp en « quartiers » correspondant aux villages d’origine des
habitants n’a plus cours à Neirab :
(N) .. maintenant, ça s’est
mélangé
(Y) ah oui, les gens bougent beaucoup dans le camp, ils changent de maison..
(N) oui, et peu importe le quartier, on s’installe où il y a de la place.
Y) mais il n’y a pas des quartiers qui sont restés marqués par le village
d’origine ? il me semble avoir entendu certains
noms…
(N) oui, « Tayarni » par exemple.. ce sont des gens qui ont
conservé l’identité d’après l’origine du village, Tyra… [3]
La préservation de l’identité dans la topographie est ici
stigmatisée comme le fait d’un groupe très endogame et soupçonné d’être
dégénéré… L’appropriation du territoire ne se fait donc pas selon une
répartition mimétique, recréant artificiellement le « milieu » perdu
avec l’exil, mais à travers une rhétorique nationaliste générale : large
usage des noms des villes de Palestine sur les enseignes des magasins, comme
toponymes (places, mosquées) – et ce ne sont pas les noms des villes de Galilée
qui sont inscrits, mais les noms les plus symboliques : ceux de Jérusalem(
Al-Qods), de Bethléem (aussi bien pour les falafel, les épiceries, les pharmacies.. ), et plus
récemment de Jénine.
Le camp est construit comme un espace propre : avec ses
affiches palestiniennes et slogans à la gloire des héros de la lutte nationale,
les portraits de Yasser Arafat, etc. La spécificité du camp est proclamée par
tous, et un certain discours officiel parmi les réfugiés voudrait en faire une
« enclave palestinienne » en territoire syrien. Or les limites du
camp sont difficiles à établir, de même que son statut. Je posais ainsi la
question à l’un de mes informateurs, intellectuel qui a grandi dans le camp et
qui désormais habite Alep.
(Y) le camp, c’est une ville ou un village ?
(AH) ni une ville ni un village.. si
tu lis Bab el-Chams [roman d’Elias Khoury] tu verras c’est très beau, il décrit les camps
palestiniens, et les conditions d’habitation : ce n’est ni une maison ni
une étable, entre les deux..
(Y) oui, mais dans le camp il y a des maisons normales, pas seulement les
baraques…
(AH) c’est vrai, la situation s’est améliorée.. on peut dire que le camp c’est un quartier populaire de la
ville qui a un caractère particulier..
(Y) et en quoi il se distingue du village de Neirab ?
(AH) ah ce n’est pas la même chose ! dans le
camp, ce n’est pas la même population..
(Y) pourtant c’étaient aussi des gens de la campagne, les réfugiés
palestiniens…
(AH) non c’était un mélange de citadins, de ruraux, de bédouins même… le
village, c’est une société de la campagne, c’est tout. Ils étaient vraiment
plus conservateurs. Avant dans le camp les femmes n’étaient pas voilées.. dans les années 70, la majorité
des femmes ne portait pas le voile.. au point que les
gens pensaient que nous étions tous des chrétiens ! Maintenant le camp est
encore plus conservateur que les environs ! oui
il y a eu rapprochement, pas forcément pour le mieux…
Ce discours présente des éléments récurrents dans les
représentations des Palestiniens, ou leur manière de les exprimer : le
souci de se distinguer des Syriens ( « ce n’est
pas la même chose ! » ; à un autre moment, le même interlocuteur
m’explique combien, en 1948,
Or c’est cet équilibre fragile que le projet de réhabilitation de
l’UNRWA vient remettre en question, en posant d’autres facteurs explicatifs à
la misère présente, et en proposant d’autres solutions que « le
retour ».
Le plan de réhabilitation de l’UNRWA
Partant du constat de la dégradation dramatique des conditions
d’habitation dans le camp de Neirab, et des mauvaises
conditions socio-économiques générales des Palestiniens des camps, le programme
de l’UNRWA est à la fois un plan d’aménagement urbain et un projet de
développement social.
Le programme visait en premier lieu à réhabiliter l’habitat, et de réduire la
densité de population dans le camp. Or compte-tenu
des faibles possibilités d’extension du camp de Neirab,
il n’était pas possible pour l’UNRWA de réaménager le camp en étendant sa
superficie. Il a donc été décidé de construire de nouveaux logements dans le
deuxième camp de la région d’Alep, ’Ain el-Tell,
sorte de village perché sur une colline. Envisagé dans une perspective
théorique de développement durable basé sur la participation de la communauté,
ce projet s’efforce de susciter la mobilisation des personnes concernées.
mobiliser : le déroulement de
l’enquête
Tout d’abord, il s’agit de faire prendre conscience des problèmes
réels en réalisant une étude socio-économique sur les conditions de vie du
camp, sous la forme d’une enquête dans un échantillon important des foyers du
camp, et en faisant passer les questionnaires par des volontaires issus du camp
lui-même. Cette enquête a eu lieu dans le camp de ’Ain el-Tell,
comme test, en avril 2005, puis dans le camp de Neirab
en septembre-octobre 2005. L’enquête était composée
d’un questionnaire destiné aux foyers, afin de recueillir des données
statistiques (niveau d’études, situation financière et sanitaire, participation
sociale etc.), et de « focus group
discussions » visant à recueillir des données
« qualitatives » ; ces groupes constituaient des lieux d’échange
entre les habitants du camp et servaient souvent à exprimer des doléances
vis-à-vis de l’UNRWA. Les gens étaient très contents
de pouvoir s’exprimer librement, et si la parole était limitée par une certaine
auto-censure due aux pressions politiques propres au
contexte syrien, il n’en reste pas moins que le champ des préoccupations
exprimées était très vaste. Les groupes de discussion politique sont nombreux
au camp, mais tolérés à condition qu’ils ne parlent que de revendications
politiques générales regardant
En second lieu, la participation des habitants est sollicitée à
travers la création de comités consultatifs, qui devraient être à terme appelés
à prendre des décisions sur les différentes propositions concernant le projet
de réhabilitation. Un problème se posait au niveau de ces comités, cooptés par
la cellule locale du Parti, et jugés non représentatifs par la population. De
plus, les volontaires qui avaient participé à l’enquête avaient une plus grande
légitimité. Les comités consultatifs établis dans le camp de Neirab et dans le camp de ’Ain el-Tell
connaissaient d’emblée d’importantes limites ; cependant l’UNRWA s’est
efforcée de les utiliser dans sa stratégie pour faire participer la population et
susciter un consensus autour du projet.
les réactions aux résultats de
l’enquête.
Même si ce sont les réfugiés eux-mêmes qui ont participé à la
réalisation de l’enquête, et que la synthèse des résultats leur a été expliquée
comme parfaitement scientifique et « neutre » (on entre des chiffres
dans un ordinateur), les conclusions n’ont pas été acceptées par les
gens ; il est toujours désagréable de se voir objectiver, surtout par des
étrangers à qui on veut donner une bonne image de soi. Aussi les réunions de
présentation des résultats de l’enquête furent-elles particulièrement
mouvementées ; les contestations émanaient non seulement des habitants
lambda du camp, mais aussi des employés de l’UNRWA.
Les données les plus sensibles concernaient le taux d’abandon scolaire et l’âge
du mariage des filles : la bonne réputation des Palestiniens en terme de
niveau d’éducation semble avoir été construite comme un attribut essentiel de
leur identité, de sorte que dénoncer une négligence vis-à-vis de l’éducation,
qu’il s’agisse des garçons ou des filles, est un véritable scandale. L’enjeu
politique de l’image apparaît dès lors au moins aussi important que celui de
l’aide potentiellement apportée par les donateurs.
Des stratégies pour construire la confiance.
Face à ces résistances, l’UNRWA est amenée à adopter une
stratégie qui légitime les structures communautaires en place, de manière à
prendre en charge, dans le projet, les revendications d’une « identité
spécifique palestinienne ».
Dans le cadre de son projet de développement
social, l’UNRWA s’intéresse particulièrement aux structures traditionnelles
d’épargne et d’entraide. C’est ainsi que l’UNRWA est amenée par exemple à
proposer un soutien (encore mal défini : formation, aide financière) aux
caisses de famille. Ces caisses sont des sortes de mutuelles d’assurance ;
les services proposés sont principalement l’organisation des funérailles, une
aide financière en cas de maladie, parfois aussi en cas de mariage ou de
naissance. Dans certains cas ces caisses servent de coopératives d’achat.
Elles sont fondée à l’origine sur la famille « élargie », ou sur une
association entre quelques familles, reproduisant ainsi la hamouleh
palestinienne, c’est-à-dire la structure d’un village composé de trois ou
quatre grandes familles .Ce terme, qui renvoie à une réalité très spécifique
des villages palestiniens d’avant 1948, n’a jamais été employé lors des
entretiens ; et pourtant il était bien question d’une association entre
des familles (lien de sang), fondée sur une même origine géographique (lien du
sol). Si la caisse peut être élargie à toutes les familles originaires du même
village en Palestine, elle ne peut pas être élargie à une famille portant le
même nom mais originaire d’un autre village (elle est considérée alors comme une
autre famille). Cette condition est d’autant plus intéressante que les caisses
de familles, sont des structures assez récentes : la plus ancienne date de
la fin des années 70, et la plupart ont été créées dans la années 1990.
Il s’agit bien, semble-t-il, d’une véritable stratégie pour organiser la
solidarité sur une base qui combine le lien du sang et le lien du sol. Ces
structures ne couvrent pas toute la population du camp, et elles sont plus ou
moins présente selon leur puissance financière - certaines caisses de famille
sont des structures vides qui ne sont activées que pour l’organisation des
funérailles. Cependant cette solidarité non seulement de la parentèle mais
aussi du village d’origine devant la mort d’un de ses membre,
célèbre une continuité. Ces caisses sont un élément particulièrement
intéressant pour comprendre les stratégies (plus ou moins conscientes) de
« création continue de l’identité ». La fonction de ces caisses de
familles, outre l’aspect financier, semble bien de recréer continuellement le
sentiment d’une identité commune.
C’est ainsi que N. [4]
m’expliquait le contexte de la création de la caisse de Hottayn
il y a quelques années : l’idée était de s’aider réciproquement et de
maintenir les liens entre les gens originaires de Hottin.
N. souligne ainsi que « tous les membres de la caisse sont obligés
d’assister au mariage si une personne membre de la caisse se marie ». Il
s’agit clairement de recréer continuellement le sentiment d’appartenance à une
origine commune, contre l’effet uniformisateur du camp. C’est une certaine
représentation de l’identité officielle qui va créer des pratiques afin de
donner une effectivité aux représentations, de les incarner et de les
confirmer.
Conclusion.
L’enjeu de la préservation de l’identité et de la spécificité
palestinienne est particulièrement présent dans les discussions autour du
projet de réhabilitation de l’UNRWA, et il est assumé par l’UNRWA lui-même ;
il s’agit tout autant de construire des maisons que de construire la confiance.
Dans un contexte où l’identité des bénéficiaires se trouve menacée par le
projet lui-même, la procédure de mise en œuvre du projet va occuper une place
toute particulière ; c’est au cours de cette procédure (réunions diverses,
projets participatifs..) que vont se produire des interactions visant, de la
part des habitants du camp, à affirmer leur spécificité (non pas comme
simplement « pauvres » à aider mais comme réfugiés), et de la
part de l’UNRWA, à se présenter comme une institution garante des spécificités
et « traditions » palestiniennes. Il sera important d’analyser, par
la suite, les positionnements des différents acteurs par rapport à ce projet,
pour voir dans quelle mesure il interviendrait sur les configurations sociales
du camp.
Yasmine BOUAGGA
29.05.2006
NOTES :
[2] Sur l’habitat dans le camp, voir Yasmine Bouagga « “Camps
d’hier, maisons de demain“ : La réhabilitation d’un camp de
réfugiés » in Chantiers Politiques, n°4, 2006 (à paraître).
[3] Un autre jour, on me raconte des blagues sur
les Tayarni : ils ont la réputation d’être très
beaux, la peau et les yeux clairs ; mais à force de vouloir rester entre
eux, de toujours se marier entre eux, ils ont tous des têtes bizarres, louchent
etc. On le reconnaît tout de suite, le tayarni !
D’ailleurs ils les ont tous envoyés à Ein El Tel. Tu
sais pourquoi ? Parce que le Tayarni, quand il
rentre de son boulot à Alep, il croit qu’il va à Neirab
et comme il ne voit pas clair il se retrouve à Ein El
Tel !
[4] (21/02/06)