Les Algériens exilés en France et au Canada depuis les années 1990
présentation de l'éditeur
Myriam HACHIMI ALAOUI, Les chemins de l’exil - Les Algériens exilés en France et au Canada depuis les années 1990 . Paris, L’Harmattan, 2007. Paru le : mars 2007 - Éditeur : L’Harmattan, Paris - Reliure : Broché - Description : 202 pages - ISBN : 978-2-296-02718-3, 202 pages - Prix : 19 € A lire sur TERRA : le résumé, la table des matières, le chapitre 1 en texte intégral |
Mots clefs
L’auteur : Myriam Hachimi Alaoui, sociologue, est chercheure associée à l’Équipe de Recherches sur les Inégalités sociales (ERIS), Centre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS, ENS, Université de Caen). Chargée d’enseignement à l’Université de Lille 3, ses travaux de recherche portent sur les épreuves sociales, les relations interethniques et la discrimination. Son site : WEB |
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A lire sur TERRA, le chapitre 1 : "Le départ, signe d’impuissance".
Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
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PRESENTATION :
Durant les années 1990, la guerre civile qui déchira l’Algérie a contraint de nombreux Algériens à l’exil. Les intellectuels, les universitaires, les fonctionnaires et, plus généralement, les élites francophones et sécularisées furent les premières victimes des crimes perpétrés par les groupes islamistes radicaux. Mais l’embrasement de la violence a rendu l’ensemble de la population algérienne prisonnière de la terreur. Menacés ou ne supportant plus cette situation dramatique, bon nombre d’Algériens – à tout le moins ceux qui le pouvaient – ont pris les chemins de l’exil. La France et le Canada ont constitué leurs deux principales destinations.
C’est au destin social de ces exilés que s’intéresse cet ouvrage, depuis leur enfance en Algérie jusqu’à la décision du départ, ainsi qu’aux aléas de leurs itinéraires en France et au Canada. À travers la trame de leurs trajectoires qui demeurent, encore aujourd’hui, peu étudiées, c’est toute une partie de l’histoire de l’Algérie indépendante qui transparaît. Mais, surtout, ce livre s’attache à comprendre ce que constitue l’expérience même de l’exil, qui oscille entre deux pôles : l’anéantissement et la révélation de soi.
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TABLE DES MATIERES :
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PRÉFACE de Dominique Schnapper
INTRODUCTION
Les exilés algériens
L’exil comme épreuve
Le « quatrième âge » de l’immigration algérienne
Rencontres
Deux terres d’asile
Le pluralisme fondateur de la société canadienne
La France : « Nous et les autres »
La politique du multiculturalisme
De l’intégration à la discrimination
Choisir ses immigrants
Ils ne repartiront pas
Les expériences vécues de l’exil
CHAPITRE 1. LE DÉPART, SIGNE D’IMPUISSANCE
La participation à l’histoire algérienne
L’ethos du militant
L’engagement intellectuel
De la vie bouleversée à l’exil
Les mises en question
Les difficultés au quotidien
CHAPITRE 2. TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES
Les obstacles à l’intégration professionnelle
Des parcours chaotiques
Des parcours précaires
CHAPITRE 3. L’HUMILIATION ET L’INDIFFÉRENCE
Une relation humiliante
Le soupçon
La condition sociale de
La confrontation à l’indifférence
L’exclusivité d’une identité « pure laine »
Les différences invisibles
CHAPITRE 4. LE RAPPORT À SOI DÉVALUÉ
La baisse de l’estime de soi
Le déclassement social
L’« exil conjugal »
Les maux de l’exil
Des corps en souffrance
Le temps altéré
CHAPITRE 5. LE DÉPART COMME PROJET
Les projets
L’aisance matérielle
L’avenir des enfants
Les ruptures
Les ruptures professionnelles
La marginalisation
Les espoirs déçus
CHAPITRE 6. LA « GRANDEUR » ET LA « PERFORMANCE »
L’épreuve surqualifiante
La grandeur consacrée de l’élite
Stabilité de l’emploi et maîtrise de l’épreuve
La logique de la compétition
La « carrière » de l’immigrant
Une intégration performante
CHAPITRE 7. « PROXIMITÉ » ET « COURTOISIE »
La familiarité française
Les logiques de distinction
De la proximité à la fusion
L’hospitalité canadienne
Un mythe efficace
Des relations courtoises
CHAPITRE 8. LE RAPPORT À SOI PRÉSERVÉ
La découverte de soi
La famille restructurée
La ressource du statut de militant
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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chapitre 1 : Le départ, signe d’impuissance
© Editions L’Harmattan, 2007 - Myriam HACHIMI ALAOUI, Les chemins de l’exil ; pp. 49 à 66.
Le sens de l’exil ne peut se comprendre qu’à partir d’une réflexion sur le départ. Tenter de comprendre ce que revêt la signification du départ permet à la fois de dévoiler les rapports que les exilés entretiennent avec l’Algérie et de comprendre les modalités par lesquelles se tisse la relation avec la société d’installation. Pour les Algériens proches de l’expérience de l’exil subi, l’exil s’impose de l’extérieur, comme un bouleversement des temps sociaux de leur vie. Nombre d’entre eux jouissaient d’une situation sociale confortable et reconnue dans la société algérienne. Ils se considéraient comme des acteurs à part entière de la marche du pays. Jamais ils n’avaient envisagé de partir. Ils vivent désormais avec le sentiment douloureux que leur destin leur a échappé. Pour eux, le départ signifie leur impuissance.
Les exilés ont participé à des actions militantes au cours de leur jeunesse. C’est dans le milieu estudiantin, traversé par les idées marxisantes des années soixante-dix, qu’ils se sont engagés dans le militantisme. Ces années sont marquées par l’effervescence de la mise en place du régime algérien : discussion sur la Charte nationale et édification du nouvel État les inscrivent dans la dynamique de la construction de l’Algérie indépendante. Nombre d’entre eux se définissent comme des « militants », tandis que d’autres préfèrent la définition d’« intellectuels » et que plusieurs, enfin, se réclament de l’ « élite » nationale. Quelles que soient ces identifications, tous évoquent l’Algérie comme le lieu de leur engagement.
L’ethos du militant
Les années des premiers engagements correspondent aux années fastes de l’Algérie. Leader des « pays non alignés », la nouvelle nation algérienne s’affirmait comme un État révolutionnaire voué à la cause des mouvements de libération nationale. Ces années correspondent au passé estudiantin des interviewés dont ils gardent, pour la plupart, un souvenir exalté.
Dans leur jeunesse, ils ont participé aux activités de l’Union Nationale des Étudiants Algériens ou aux campagnes de volontariat mises en place par le Front de Libération Nationale (FLN) dans le cadre de la Révolution agraire. Certains d’entre eux s’engagent dans les mouvements de revendications berbères, des femmes militent dans des mouvements féministes, d’autres, encore, participent aux actions du Parti d’Avant Garde Socialiste (PAGS) [1] où à celles de groupuscules d’extrême gauche d’obédiences diverses. À l’époque, l’enseignement universitaire est marqué par une rhétorique néo-marxiste dont beaucoup furent pétris. Ils évoquent cette période avec emphase, usant d’un vocable où abondent les références aux mouvements révolutionnaires de l’époque.
D’autres, tout en soulignant avec enthousiasme l’effervescence de l’époque, signalent la nature autoritaire du pouvoir. Ils sont nombreux à avoir expérimenté le caractère policier de l’État algérien [2].
Leurs études terminées, ils ont continué à militer au sein de leur milieu professionnel. La trajectoire de Mme Safi, qui confie avoir fait « ses premières armes » de militante au lycée, est exemplaire de ces parcours. Malgré un père « très sévère », elle participe, au cours de sa jeunesse, aux activités de l’Union Nationale des Jeunes Algériens (UNJA) conduites sous l’égide du Parti. Le discours officiel, axé sur la construction nationale, permet que les « pères stricts » autorisent leurs filles à investir l’espace public.
C’est véritablement un ethos de l’engagement qui émerge des discours. Cet engagement s’exprime sur le mode classique du militantisme : vocation, sacrifice et don de soi. Ils se sentaient investis d’une mission au nom de laquelle ils étaient prêts à de nombreux sacrifices. Leur vie familiale et leur vie professionnelle étaient subordonnées à l’action militante.
La dimension sacrificielle du militantisme est particulièrement affirmée dans les discours des femmes. Cela s’explique, d’abord, du fait de leur prise de conscience, dès leur plus jeune âge, d’inégalités de traitement au sein de l’espace familial. À titre d’exemple, parmi tant d’autres, la colère de Mme Safi est toujours vivace quand elle se souvient : « Quand mon frère a eu son bac, il s’est fait payer un voyage à Tunis et, quand j’ai eu mon bac, on ne m’a rien dit. Rien, que dalle ! » Cette différence de traitement est révélatrice du statut d’infériorisation des femmes dont la place devrait être de rester à la maison. Mme Safi dut mener d’âpres discussions et aller jusqu’à faire la grève de la faim pour que son père accepte qu’elle poursuive des études universitaires.
L’engagement des femmes a très souvent commencé au sein de leur propre famille. Ce militantisme émancipateur de l’espace familial s’étend, ensuite, à tout l’espace social car elles ont davantage à s’imposer dans un espace public fondamentalement fait pour et par les hommes. Les militantes relatent leurs luttes quotidiennes qui ont peu à peu transformé la « révolte » et la « revendication » en une véritable posture à laquelle elles identifient leur vie. Mme Hind, médecin en Algérie, affirme avec beaucoup de solennité : « Pour moi, le sens de la vie, c’était le militantisme […] Quand on est militant, on ne l’est pas à demi, c’est toujours entier, total. »
Ces Algériennes déclinent une grammaire du militantisme où se conjuguent leurs batailles journalières et celles menées dans les associations. Elles ont dû assumer des adversités successives, car leur engagement militant les exposait à la réprobation. Nombreuses sont celles à nous avoir confié le devoir d’exemplarité qui leur incombait. Elles devaient, de manière permanente, prouver que leur volonté de s’approprier l’espace public n’était pas motivée par un désir égoïste d’émancipation personnelle, mais par un idéal politique. L’importance de cet idéal et le mode de vie exemplaire qu’elles voulaient affirmer ont conduit beaucoup d’entre elles à choisir un conjoint qui partageait leurs idéaux. Un tel partage de convictions peut être apprécié par les hommes, tandis qu’il s’avère indispensable pour les femmes. Certaines d’entre elles étaient plus impliquées socialement que leur mari, mais il n’en restait pas moins que la condition de l’exercice de leur militantisme supposait celui de leur mari. Les militantes ont « choisi », comme elles le disent avec insistance, un conjoint avec lequel il serait possible de continuer à militer. Mme Galil, militante syndicale, se souvient de la « petite révolution » qu’elle mena dans sa famille pour épouser celui qu’elle avait choisi.
Elles ont épousé des hommes avec lesquels elles souhaitaient fonder une famille où l’égalité serait possible. Elles rêvaient d’une relation conjugale qui relèverait plus de l’association que de la relation hiérarchique. C’est ce qu’a réussi Mme Galil. Son mariage fut l’occasion de s’émanciper des obligations inhérentes aux traditions familiales et d’établir des règles plus égalitaires au sein du domicile conjugal.
Plus généralement, pour ces militants, hommes ou femmes, c’est le désir de justice qui constitue l’élément moteur de l’engagement dans la société civile. Ils percevaient leur rapport au monde et à l’Algérie en termes de lutte. Ils se sentaient investis d’une mission qui impliquait l’engagement de leur vie.
L’engagement intellectuel
Si certains se définissent comme des « militants », d’autres préfèrent avancer le terme d’« intellectuels » pour parler d’eux-mêmes. Cette différenciation tient sans doute de la nuance, mais elle fonctionne comme signe de distinction. Ces exilés affirment refuser toute forme d’implication organique à des partis. Cette manière d’envisager l’engagement contribue à renforcer leur identification comme tels, – la liberté d’esprit correspondant à une pièce maîtresse de l’image véhiculée par la figure classique de l’intellectuel. L’emploi du terme « intellectuel » peut être critiqué dans une société où l’autonomie du champ intellectuel n’a pas pu être réalisée. Toutefois, cela n’interdit pas de parler d’intellectuel en Algérie. Comme le souligne Aïssa Kadri, même s’ils sont « instrumentalisés pour la plupart » ou assignés à n’être « que dans l’asile ou dans l’exil » [3], ils existent. En Algérie, comme dans l’ensemble des sociétés maghrébines, la fonction de socialisation politique et culturelle du système éducatif fut très forte dans les années soixante-dix même s’il a eu « tendance à suridéologiser les engagements et les prises de positions intellectuelles » [4]. Les filières universitaires francophones ont produit nombre d’intellectuels chargés de moderniser le pays. C’est par ce parcours spécifique, inscrits dans l’histoire de la construction de la nation, que les Algériens se sont sentis d’emblée engagés.
En fonction de leurs diplômes, de leur culture, les exilés nous ont raconté comment ils ont rêvé de participer à la constitution d’une société qui saurait tirer parti du meilleur des deux mondes. Il s’agissait pour eux d’aménager les fondements de la société algérienne en lui insufflant les valeurs affirmées par l’ancienne société colonisatrice, telles qu’ils les avaient apprises à l’école : la liberté, l’égalité, la démocratie. C’est ce qui permet de comprendre les propos de M. Bibène. Il perdit ses deux frères dans la guerre. Cette tragédie n’a pourtant pas induit de sa part un rejet de la France. Il a su faire la distinction entre les garants de l’ordre colonial et les valeurs universelles qu’il a découvertes à l’école de la République. Son souhait le plus cher était de construire une Algérie libre et indépendante, sans se couper des idéaux démocratiques portés par la culture française.
La majorité d’entre eux se perçoivent comme une « génération de transition », celle qui marque le passage de la société colonisée à l’Algérie indépendante.
Nombre de ceux qui s’affirment comme des « intellectuels » sont issus de familles qui se sont fortement impliquées dans la guerre d’indépendance. Les combats politiques des « pères » pendant la guerre d’Algérie leur ont fourni un univers de références où l’engagement et l’intérêt pour le bien public ont pris une place importante. Mme Bachaï raconte l’admiration qu’elle voue à son père.
Pour cette génération, la « guerre des diplômes » a succédé à la guerre d’indépendance. L’investissement personnel dans les études continue une certaine tradition familiale et devient la condition de possibilité de l’engagement à construire la nouvelle société algérienne. Cette réussite permet de s’acquitter d’une dette à l’égard de l’histoire familiale.
Ce positionnement social, résultat de leur réussite scolaire et universitaire, conduit certains d’entre eux à se revendiquer comme des « élites ». C’est explicitement ce qu’affirme M. Kader, médecin en Algérie, qui décrit sa trajectoire de la manière suivante : « Notre cheminement universitaire fait que l’on fait partie des élites, tout au moins les élites sur le plan technique et culturel. » C’est ce statut social dominant, en tant qu’il confère prestige et pouvoir, qui leur permet de s’identifier comme des acteurs engagés de la société algérienne, même si « cet engagement » n’a jamais pris les formes du militantisme.
Quelles que soient les modalités par lesquelles ils se définissent (militants, intellectuels ou élites), les exilés se percevaient comme des acteurs de l’histoire algérienne. L’exil symbolise pour eux l’échec.
L’évolution politique et sociale de la société algérienne a suscité nombre de mises en questions chez les exilés. Pour comprendre les processus qui les ont conduits à se sentir les victimes d’une situation qui leur a échappé, le rappel, même succinct, de certains éléments de l’histoire contemporaine de l’Algérie semble nécessaire.
Les mises en question
C’est à partir de la fin des années quatre-vingt que les exilés ressentent un certain malaise dans leur société. À l’époque, la situation économique et sociale se dégrade et le consensus qui s’est plus moins maintenu autour du gouvernement de Boumediene est battu en brèche. Jusqu’alors, le pouvoir bénéficiait d’une légitimité historique : au nom du patriotisme révolutionnaire, le régime de Boumediene, né d’un coup d’État, est accepté. La redistribution généralisée de la rente pétrolière contribue, elle aussi, à assurer la concorde sociale. Mais la crise des années quatre-vingt bouleverse cette situation. L’accroissement des différences de revenus, l’augmentation du taux de chômage et le développement de la corruption mettent en cause l’État. Sans compter qu’avec la chute brutale du cours des hydrocarbures, il n’a plus les moyens de financer les importations nécessaires. Les produits de première nécessité manquent et c’est tout le régime qui perd sa crédibilité.
Le colonel Chadli hérite du système du parti unique en succédant à Boumediene. La fusion entre le Parti et l’État, depuis 1980, implique que tout élu politique, responsable d’un syndicat ou d’une organisation de masse, doit adhérer au FLN. La soumission de l’Islam à des valeurs officielles est maintenue et réaffirmée dans la Charte nationale de 1986, « l’État nationalise l’islam sans vouloir le modifier » rappelle Benjamin Stora pour qui ce refus de la soumission de l’État à l’islam, constitue un facteur crucial pour expliquer le surgissement du mouvement politique islamiste [5]. Sur le plan économique, le gouvernement Chadli s’ouvre au libéralisme. Il entreprend la restructuration des grandes sociétés nationales, jusqu’alors fierté de l’économie algérienne. Les résultats sont catastrophiques et entraînent la démobilisation des cadres et le développement de l’affairisme. Amputé d’une large partie de ses revenus, endetté, l’État est contraint de réduire encore ses importations ; la vie quotidienne des Algériens devient de plus en plus difficile. La pénurie des produits de première nécessité favorise les trafics en tout genre, du petit trabendiste qui réalise quelques profits en revendant des produits achetés à l’étranger, au « trabendo du monopole » dont les spéculations se chiffrent en milliards [6].
L’affairisme généralisé commence à gangrener l’ensemble de la société. Il favorise l’émergence, notamment au sein des couches les plus défavorisées, d’un islamisme radical qui conteste, au nom de la religion, le régime politique en place et son incapacité à résoudre les problèmes qui assaillent le pays. Face à la corruption, les islamistes prétendent incarner la moralité, car ce qui frappe l’Algérie n’est pas simplement une crise économique ou politique, c’est également une profonde crise morale. Les émeutes d’octobre 1988 manifestent l’exaspération de la population, et particulièrement celle des jeunes [7]. Réprimées de manière sanglante [8], elles symbolisent l’effondrement de la mythologie officielle de l’État populaire. Ce climat insurrectionnel conduit le gouvernement à rédiger une nouvelle constitution qui ouvre la voie au multipartisme. Pour la première fois depuis son indépendance, l’Algérie s’engage, en 1989, dans un processus de démocratisation. En l’espace d’une année, plus d’une centaine de partis voient le jour. Des Ligues des Droits de l’Homme et des associations de femmes se multiplient et six nouveaux quotidiens sont créés. Parmi les exilés, certains se rappellent l’espoir qu’avait suscité ce processus de démocratisation.
Mais, rapidement, nombre d’entre eux commencent à se sentir instrumentalisés par l’État. Alors que leur discours se structure autour d’une revendication démocratique, l’État, en décidant l’instauration du multipartisme, les prive par-là même de l’argument principal de leur opposition. Comme le soulignent Aïssa Khelladi et Marie Virolle, « aux yeux de la grande majorité de la population, le pouvoir en se démocratisant, venait rejoindre objectivement le camp des démocrates – même si ces derniers, unanimes, lui refusèrent cette caution » [9]. Les élections législatives de 1991 viendront marquer les divisions au sein du camp des « démocrates ». Rappelons que ces élections, emportées par le Front Islamique du Salut (FIS), sont annulées par le pouvoir qui interrompt le processus démocratique. À l’époque un « Haut Comité d’État » (HCE) soutenu par l’armée prend le pouvoir et contraint le président Chadli à démissionner en janvier 1992. L’état d’urgence est proclamé. Le HCE fait appel à Mohammed Boudiaf [10]. Celui-ci, réputé pour son intégrité, promeut des réformes. Il décrète d’abord l’interdiction du FIS et décide ensuite de réduire l’influence du FLN. Il est assassiné le 29 juin 1992. Avec lui, tout espoir de pacification de la situation disparaît. La société algérienne sombre dans la violence.
L’annulation des élections a conduit les « futurs » exilés à redéfinir les termes de leur engagement. À l’époque, les deux options, pour ou contre l’annulation, ne s’imposent pas de la sorte dans leur conscience. Elles suscitent des questionnements qui ne se résolvent pas dans des choix définitifs.
Quel que soit le positionnement de chacun, la décision d’arrêter le processus démocratique a renforcé, au sein de la plus large population, la conviction de leur collusion avec le pouvoir. Cela explique la relative indifférence qu’ont suscitée les premiers meurtres des intellectuels francophones. Addi Lahouari analyse cette attitude comme le résultat de la difficulté de ces intellectuels à se constituer comme un champ indépendant de l’État : « La volonté systématique des dirigeants de l’État indépendant de combattre toute velléité d’autonomie dans la société – pouvoir syndical, économique, universitaire, religieux, ou encore pouvoir de la presse – n’a laissé aucune chance à l’élite francophone d’être crédible aux yeux de la population. » [11]
Les « intellectuels », en raison même de leur identification comme tels, ont été contraints de réévaluer leur positionnement dans la société algérienne, allant jusqu’à se questionner sur leur part de responsabilité dans la crise.
Certains d’entre eux formulent de longues autocritiques tandis que d’autres accusent leur génération d’un narcissisme collectif qui les aurait aveuglés.
Pour ces exilés, la signification du départ a le goût de l’amertume. Ce sont les termes de la « démission » et de l’« échec » qui viennent qualifier leur expérience.
Les difficultés au quotidien
Les exilés nous ont longuement relaté les bouleversements intervenus dans leur vie au cours des mois précédant le départ. Les femmes vivant seules – célibataires, divorcées ou veuves – nous ont décrit l’hostilité à leur égard qui s’est brutalement accentuée dans les années quatre-vingt-dix. Qu’elles soient cadres, fonctionnaires ou salariées, ces femmes avaient réussi, non sans avoir à affronter de nombreuses batailles, à élargir les frontières qui limitaient leur indépendance. Être une femme et vivre seule (ce qui signifie sans homme dans la famille), c’était s’exposer au jugement de la société et parfois même à celui de sa famille. C’est ce qui ressort par exemple des propos de Mme Bachaï qui se souvient les nombreuses stratégies qu’elle devait déployer pour préserver sa réputation.
Pour les femmes, comme pour les hommes, le début des violences les a contraints à modifier leur vie quotidienne. L’espace public, puis l’espace social se sont réduits progressivement jusqu’à les contraindre au repliement sur la sphère familiale. Les propos qui suivent décrivent un tel confinement.
Des exilés se sentaient menacés en raison de leur profession qui les liait directement au pouvoir. C’est le cas, par exemple, de Mme Hind qui évoquait les « jours terribles » passés à craindre l’assassinat de son conjoint, maire d’une petite ville.
L’expérience des journalistes est significative de ces professions visées par le terrorisme. À la suite de l’annulation des élections, ils se sont trouvés « au cœur de la tourmente » selon l’expression de Abed Charef [12]. Sommés de se déterminer par rapport à la question de l’annulation des élections, et quel que soit leur choix politique, ils craignaient des représailles. M. Issam, proche des « éradicateurs », se souvient de la tension des derniers jours passés en Algérie.
M. Abdel journaliste, proche des « conciliateurs », se souvient aussi des jours passés à vivre sous la menace.
Le récit de M. Abdel corrobore les doutes émis par des analystes sur les acteurs véritables des attentats. Dans son ouvrage La Nouvelle Guerre d’Algérie Djallal Malti note ainsi : « Si la majorité des assassinats des journalistes sont vraisemblablement l’œuvre de groupes islamistes armés, des questions sur les commanditaires réels de certains attentats se posent néanmoins. En premier lieu, aucune enquête indépendante n’a pu établir les responsabilités directes dans ces assassinats. Ensuite, les services de sécurités n’ont jamais remis vivants à la justice les assassins des journalistes […] Enfin, des journalistes ont mis en cause le pouvoir dans certains meurtres de journalistes. » [13] De tristes scénarios se jouent presque à l’identique, dans lesquels se mêlent intimidation, angoisse et incompréhension. Mme Chumch nous a raconté la difficulté à mettre un visage sur ceux qui la « terrorisaient ».
Les entretiens sont pleins de ces récits d’angoisse : sonnette qui retentit dans la nuit, appels téléphoniques anonymes, lettres de menaces, changements d’itinéraires quotidiens pour se rendre au travail, etc.
Repoussant l’idée du départ, certains d’entre eux se sont cachés à l’intérieur même du pays le temps, espéraient-il, que la situation se pacifie. Mais ces exils « intérieurs » n’ont pas pu les protéger de l’exil ultime et lorsque, finalement, le départ est décidé, il constitue une épreuve radicale. Elle marque le passage brutal d’un monde à l’autre comme l’évoque l’image du « frigo encore plein » dont ils ont souvent usé.
Ces exilés ont le sentiment d’avoir laissé derrière eux les choses en suspens. Ce temps qui leur manque et qui, à leurs yeux, leur a été confisqué, accentue douloureusement la sensation d’inachèvement. Si certains d’entre eux disposaient d’une latitude plus large dans la décision du départ, il n’en reste pas moins qu’ils ont vécu l’exil comme la rupture d’une trajectoire linéaire les acculant à « recommencer » leur vie. Qu’ils aient choisi de s’installer en France ou au Canada, c’est le sentiment de la contrainte qui marque le départ : « On est parti de chez nous comme des voleurs, on nous a donné un coup de pied au derrière. On nous a volé le pays, les gueux sont venus et nous ont mis dehors, ce sont des sous-fifres qui travaillent pour des personnes qui ont des commerces, des hôtels et des palaces. » (M. Ben, né en 1945, médecin spécialiste, installé à Montréal depuis 1997, formation d’infirmier.)
Eux qui se sentaient acteurs de l’Histoire nourrissent désormais le sentiment d’être devenus des êtres assujettis à leur propre histoire.
NOTES
[1] Le Parti d’Avant Garde Socialiste (PAGS), est l’héritier du Parti Communiste Algérien (PCA). Créé par les anciens du PCA, le PAGS apporte un « soutien critique » au pouvoir. La reconnaissance d’une légitimité nationale est constamment déniée à ce parti en raison des accusations suivantes : liens anciens avec le PCF, absence de compréhension du mouvement national, retard dans l’approbation du 1er novembre 1954. Sans avoir d’existence légale, le PAGS est mis à profit pour procurer une assise populaire au socialisme spécifique de Boumediene.
[2] La Sécurité Militaire était surnommée la « SM ».
[3] KADRI Aïssa, « Comparabilité et conditions de la comparabilité dans l’analyse des intellectuels algériens », in id., (sous la dir.), Parcours d’intellectuels maghrébin. Scolarité, formation, socialisation et positionnement, Paris, Karthala, 1999.
[4] Ibid., p. 37.
[5] STORA Benjamin, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, Paris, La Découverte, 1994.
[6] LABAT Séverine, Les islamistes algériens. Entre les urnes et le maquis, Paris, Seuil, 1995, pp. 29-30.
[7] Protestant contre la hausse des prix, les manifestants s’attaquent aux organismes et aux magasins d’État. Les émeutes gagnent les principales villes d’Algérie et sont vite récupérées par les responsables islamistes. Face à cette situation, le président Chadli accepte de recevoir trois dirigeants de l’islamisme algérien, dont l’un des plus écoutés par la jeunesse algérienne, l’imam Ali Benhadj.
[8] Une semaine après ce soulèvement, un bilan provisoire fait état de 500 morts en Algérie.
[9] KHELLADI Aïssa, VIROLLE Marie, « Les démocrates algériens ou l’indispensable clarification », Les Temps Modernes, n° 580, 1995, p. 179.
[10] Ancien chef historique du FLN exilé au Maroc.
[11] ADDI Lahouari, « Les intellectuels qu’on assassine », op. cit. Sur la censure de l’État algérien dans le champ culturel et intellectuel, le lecteur peut aussi se rapporter à l’ouvrage de BRAHIMI Brahim, Le Pouvoir, la presse et les intellectuels en Algérie, Paris, L’Harmattan, 1989.
[12] CHAREF Abed, Algérie, le grand dérapage, Paris, Éditions de l’Aube, 1994, p. 473.
[13] MALTI Djallal, La Nouvelle Guerre d’Algérie. Dix clés pour comprendre, Paris, La Découverte, 1999, p. 40.