Réseau scientifique de recherche et de publication

[TERRA- Quotidien]
Accueil > Recueil Alexandries > Collections > Livres choisis > Le retour des camps ?
liste des ouvrages

Livres choisis

Recueil Alexandries

< 47/79 >

Jérôme Valluy
Olivier Le Cour Grandmaison
Gilles Lhuilier

Le retour des camps ?

Sangatte, Lampedusa, Guantanamo...

présentation de l'éditeur

Olivier Le Cour Grandmaison, Gilles Lhuilier, Jérôme Valluy (dir.), Le retour des camps ? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo... . Paris : Autrement, 2007.

Parution : 1er février 2007 - Éditeur : Autrement, Paris - Collection : Frontières - Reliure : Broché - Description : 300 pages (220 x 140 cm) - ISBN : 978-2-7467-0926-3 - Prix : 20 €

A lire sur TERRA : les présentation, sommaire et un article du livre.
Rencontre avec les auteurs : mardi 20 février de 17 h à 19 h, Univ. Paris 1, 12 place du Panthéon, salle n°1, entrée libre

Mots clefs

Olivier Le Cour Grandmaison enseigne à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne les sciences politiques et la philosophie politique. Ses derniers ouvrages parus sont : Haine(s). Philosophie et Politique, avant-propos d’E. Balibar, (PUF, 2002) et Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial, (Fayard, 2005).

Gilles Lhuilier enseigne le droit privé et les sciences criminelles au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM). Il a notamment publié Le corps et ses représentations (Litec, 2001), Introduction au droit (Flammarion, 2002), La pourriture et le droit. Sur les camps d’étrangers (La Dispute, 2005).

Jérôme Valluy enseigne à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), membre du Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne (CRPS) et co-animateur du réseau TERRA. Il a notamment dirigé la réalisation du numéro "L’Europe des camps : la mise à l’écart des étrangers" de la revue Cultures & Conflits, 2005, n°57.

Avec les contributions de Marc Bernardot, Alain Brossat, Henri Courau, Maria Muhle, Sandra Szurek, Claire Rodier, Michel Agier, Federica Sossi et Nicolas Klotz.

.

PRESENTATION :

.

Camp ouvert à Sangatte, camp fermé à Lampedusa en Italie, zones d’attente dans les aéroports ou encore zones ultra-sécurisées de Guantanamo, sans compter les camps récemment apparus en Libye, notamment pour « contenir » l’afflux de migrants venus d’Afrique sub-saharienne et d’ailleurs, les centres d’internement administratif se multiplient à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union européenne.

Dans la réalité, les camps pour étrangers ou « combattants ennemis » sont des institutions fort diverses. De l’accueil des réfugiés et des migrants à la « guerre » contre le terrorisme international, des techniques répressives communes, et parfois anciennes sont employées. En témoignent, par exemple, la longue histoire de l’internement administratif en France durant la période coloniale et le sort réservé aux républicains espagnols dans les « camps de la plage » en 1939.

Les politologues, philosophes, sociologues et juristes réunis dans le présent ouvrage analysent ce phénomène singulier caractérisé par la stigmatisation, la violence et des mesures d’exception qui tendent à devenir permanentes. Documents, enquêtes et témoignages relatifs aux épreuves de celles et ceux qui ont transité par ces camps permettent de prendre la mesure de la gravité et de l’ampleur de la situation.

.

TABLE DES MATIÈRES :

Introduction – Quels camps ? Quel retour ? Olivier Le Cour Grandmaison, Gilles Lhuilier et Jérôme Valluy

Partie 1
1. Essai de définition : l’institution juridique des camps
Gilles Lhuilier
2. Les origines coloniales : extension et banalisation d’une mesure d’exception
Olivier Le Cour Grandmaison
3. Les mutations de la figure du camp
Marc Bernardot

Partie 2
4. Zones d’attente, centres de rétention et « libertés » policières
Alain Brossat
5. Le camp et la notion de vie
Maria Muhle
6. Autour de La Blessure
Entretien avec Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval

Partie 3
7. De Sangatte aux projets de portails d’immigration : essai sur une conceptualisation de la « forme-camp »
Henri Courau
8. Lampedusa. Figurants sur le port
Federica Sossi
9. Guantanamo : le camp dans la « guerre contre le terrorisme » ?
Sandra Szurek
10. Aux marges de l’Europe : la construction de l’inacceptable
Claire Rodier
11. Algérie, Libye, Maroc : des camps auropéens au Maghreb
Jérôme Valluy
12. Le HCR dans la logique des camps
Michel Agier et Jérôme Valluy

Partie 4. Documents
1. Les camps d’étrangers en EuropeMigreurop, 2005
2. Les camps aux portes de l’Europe . Témoignages Extrait de Guerre aux migrants. Le livre noir de Ceuta et Melilla, Migreurop, juin 2006.
3. Kingsley Abang Kum. La route, les ghettos, le bateau Propos recueillis par Henri Courau
4. Les zones d’attente : violences policières. Témoignages Anafé, Roissy, 2005
5. Les camps en France La Cimade, juin 2006
6. Détention des migrants et des réfugiés : le point de vue du droit international, la position d’Amnesty International

Bibliographie

Biographie des auteurs

Remerciements

Olivier Le Cour Grandmaison,
Les origines coloniales : extension et banalisation d’une mesure d’exception.

    • « Mais il est entre les mains de l’administration une arme plus redoutable que celle de l’indigénat [...] et cette arme redoutable, odieuse et illégale, c’est l’internement. La définition juridique de l’internement est impossible car il ne correspond à rien d’équivalent dans notre droit français ; il ne repose sur aucun principe connu. »
      CHARLES DUMAS, député, 1914.
    • « La mesure classique est la détention sans charge ni procès, autrement dit la détention arbitraire. Des lois expéditives et mal conçues sont votées pour accorder des pouvoirs excessifs à l’exécutif, qui limitent les droits et libertés individuels au-delà des exigences de la situation. Souvent, cette perte de liberté est permanente. »
      LORD JOHAN STEYN, juge à la cour d’appel de la Chambre des lords, 25 novembre 2003.

Les origines coloniales de l’internement administratif

Motivé, selon ses défenseurs, par les « impératifs » de la guerre de conquête menée en Algérie, l’internement fut défini par un arrêté ministériel de septembre 1834, complété en avril 1841 puis en août 1845. Devenu progressivement une sanction permanente détachée du contexte de guerre qui l’avait justifié à l’origine, l’internement a survécu à presque tous les changements de régime survenus dans la métropole puisqu’il fut confirmé, sous la IIIe République, par une décision ministérielle du 27 décembre 1897. Cela témoigne de la banalisation de cette mesure peu à peu considérée comme une disposition commune pour les « Arabes » qui sont les seuls à pouvoir être frappés de la sorte [1]. Le 27 décembre 1858, il fut précisé que l’opposition des « indigènes » aux agents de l’administration ou le fait de se livrer à « des intrigues politiques pour créer des difficultés » aux pouvoirs publics pouvait être une cause d’internement. En 1902, puis en 1910, le vol de troupeaux et le pèlerinage à La Mecque sans autorisation préalable entrèrent à leur tour dans son champ d’application [2]. Dans la colonie, l’exception est ainsi devenue la règle et l’internement une mesure pratique permettant, en raison de la rapidité de sa mise en œuvre et des modalités de son exécution, de faire peser sur les populations locales le spectre d’une sanction extraordinaire, et, de ce fait, propre à entretenir une crainte permanente.

Le gouverneur général peut prononcer des mesures d’internement exécutées sous la forme de la détention sur le territoire de la colonie – dans un « pénitencier indigène » selon l’expression consacrée, ou dans un douar sans autorisation de le quitter – ou de la déportation à Calvi. Il est impossible de faire appel de sa décision, qu’il prend seul et sur la base de rapports de police tenus secrets. De plus, et c’est une des particularités majeures de cette mesure, la durée de la peine est le plus souvent indéterminée, cependant que ni le lieu ni la forme de la détention ne sont fixés a priori puisque le gouverneur général tranche pour l’ensemble de ces matières. En l’absence de disposition écrite précise, il lui appartient donc de dire où, comment et pour quelle période l’interné doit effectuer sa peine. Enfin, et c’est là le second élément extraordinaire de l’internement, il peut être décidé, soit à titre principal, soit en complément d’une autre peine déjà prononcée par un tribunal. Dans ce dernier cas, il intervient comme une aggravation majeure du droit commun laquelle échappe complètement au pouvoir judiciaire puisqu’il n’existe aucune voie de recours, ni pour le condamné – cela va de soi eu égard à l’esprit des institutions coloniales – ni pour les juges. Sanctionnant des faits qui, pendant longtemps, n’ont été véritablement définis par aucun texte, l’internement est signifié au prévenu sans qu’il soit nécessaire de le faire comparaître et il ne prend fin que sur ordre de celui qui l’a prononcé. Contrairement à tous les principes relatifs à la séparation des pouvoirs et aux peines privatives de liberté qui ressortissent, conformément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, au domaine de la loi, un agent administratif – tel est en effet le statut juridique du gouverneur général – a donc la possibilité d’interner des individus dans les conditions que l’on sait.

Parfois dénoncée, cette « mesure de guerre », qui sanctionne le statut d’ennemi non conventionnel des « Arabes », fut considérée par certains comme « une illégalité », un « abus de pouvoir » en « contradiction [...] avec les principes les mieux établis en matière de répression [3] ». Pur acte de souveraineté, l’internement témoigne du caractère absolu du pouvoir qui s’exerce contre les « indigènes » puisqu’il soustrait l’individu frappé de la sorte à tout contrôle en le privant, par voie de conséquence, de toute prérogative. Plus précisément, cette disposition juridique fait de celui qui est ainsi sanctionné un sans-droit absolu puisqu’il ne peut invoquer aucun texte pour sa défense. Résolument ex lex, l’interné ne peut être considéré ni comme un individu ni même comme un homme, au sens juridique du terme, car il ne jouit d’aucun des droits afférents à cette dernière condition. Ravalé au rang de pure vie assujettie à une incarcération immédiate et sans fin, il est entièrement livré au détenteur de l’autorité suprême qui peut en disposer comme bon lui semble même s’il n’a pas la possibilité, dans ce cadre, de le condamner à mort.

Les modalités concrètes de l’internement et la condition juridique de l’interné ne sont à l’époque comparables à aucune mesure existante ; nous sommes donc en présence d’une innovation majeure qui semble sans précédent connu depuis la Révolution et l’avènement des régimes constitutionnels en France. En effet, le délinquant, le criminel ou le prisonnier de guerre ordinaires ayant commis une faute sont, dans tous les cas, jugés en vertu de dispositions précises qui déterminent la procédure, la nature, les conditions d’exécution de la condamnation, sa durée et les possibilités d’appel contre le jugement rendu quand elles existent. Rien de tel dans le cas de l’interné « indigène » qui ne peut être considéré ni comme un prisonnier exécutant une peine prononcée par un tribunal ni comme un accusé qui, même lorsqu’il est incarcéré, dispose encore de droits lui permettant de se défendre et de demander son élargissement. L’interné n’est assimilable à aucune de ces catégories puisqu’il est placé dans une situation où, en vertu d’une décision administrative et des nécessités de l’ordre public, toute loi est pour lui suspendue aussi longtemps que le gouverneur général ne l’a pas libéré. Ainsi s’éclairent les particularités de l’internement qui a pour effet de priver un homme de sa liberté et d’abolir, dans le même mouvement et de façon radicale, sa condition de sujet titulaire de droits. En quoi cette mesure ne saurait être confondue avec les peines privatives de liberté qui, si elles portent atteinte à des prérogatives importantes, n’ont jamais pour conséquence de ruiner complètement la personnalité juridique du condamné. L’internement est donc bien cette disposition d’exception qui a ce pouvoir exorbitant de réduire tout droit à néant.

Des mesures voisines de celles existant en Algérie ont été appliquées dans les autres colonies ; l’internement administratif fut introduit en Nouvelle-Calédonie le 18 juillet 1887, en Indochine le 11 octobre 1904 [4], en Afrique occidentale française le 21 novembre de la même année et en Afrique équatoriale le 31 mai 1910. Dans ces nouveaux territoires de l’empire, il était souvent limité à dix ans et pouvait être aggravé par la mise sous séquestre des biens de l’interné pour une période identique. La pratique révèle que l’internement pouvait être décidé pour des raisons extrêmement variées comme en témoigne Amadou Hampâté Bâ grâce à qui on apprend que « le simple fait d’avoir omis de saluer le commandant ou le drapeau » français [5] était un motif suffisant pour entraîner l’application de cette mesure. En 1934, le résident général de Tunisie, Marcel Peyrouton, prit un décret supprimant tous les droits de la défense pour les auteurs de « faits séditieux ». Sans l’avis d’aucune autorité judiciaire, les « indigènes » réputés coupables pouvaient être interdits de séjour pendant une année dans les « Contrôles civils » et « immédiatement envoyés dans les territoires militaires du Sud ». Plusieurs dirigeants néo-destouriens, parmi lesquels Me Habib Bourguiba, furent ainsi déportés dans ce que Félicien Challaye appelle un « véritable camp de concentration [6] ».

Importation et extension de l’internement administratif

L’internement colonial doit être considéré comme l’un des ancêtres majeurs des mesures prises plus tard en Europe pour interner des étrangers ou des opposants politiques ou raciaux qui, en vertu de dispositions exceptionnelles, furent détenus eux aussi pour des motifs d’ordre public et pour une durée indéterminée. Sous le gouvernement Daladier, les services du ministre de l’Intérieur Albert Sarraut rédigèrent le décret-loi du 12 novembre 1938 relatif aux étrangers présents sur le territoire. Invoquant classiquement les impératifs de la « sécurité nationale » et ceux de la « protection de l’ordre public », les auteurs décidèrent de placer « dans des centres spécialisés » les étrangers qui, en l’absence de toute infraction, étaient jugés « indésirables » par les autorités. Les premiers à être frappés furent les républicains espagnols dont le seul tort était de venir chercher refuge en France après les victoires remportées par les troupes du général Franco. Un an plus tard, le 18 novembre 1939, alors que la guerre a débuté depuis peu, cette mesure est étendue à tous les individus, nationaux ou non, susceptibles de porter atteinte à la défense nationale ou à la sécurité publique. Décidé par une autorité administrative – le préfet – et pour une durée qui n’est pas définie, l’internement vise dans les deux cas des personnes absolument innocentes puisqu’elles n’ont commis ni infraction ni délit. En effet, la mesure qui les frappe ne sanctionne pas des actes précis et réprimés par des textes antérieurs mais une menace générale qu’il s’agit, dit-on, de prévenir alors que cette dernière ne s’est concrétisée par aucun agissement. C’est en vertu de ces dispositions, et en référence à la loi du 9 août 1849 relative à l’état de siège, que des milliers d’étrangers, et de nombreux sympathisants et militants communistes, furent arrêtés puis détenus dans les multiples camps déjà existants sur le territoire ou construits à cet effet [7]. Au regard de ce que nous savons de l’internement colonial, la nouveauté de ces dispositions ne réside ni dans l’argumentaire employé pour les justifier, ni dans les modalités pratiques de leur mise en œuvre mais dans leur intégration à la législation applicable en métropole et opposable désormais aux Européens et aux Français. Les hommes qui ont élaboré ces mesures ne pouvaient ignorer que la IIIe République qu’ils servaient en avait déjà connu de semblables. Il leur suffisait de compulser les journaux et les archives officiels, de consulter les différents Codes de l’indigénat en vigueur dans les territoires de l’empire et de lire les ouvrages classiques de leurs collègues juristes spécialistes de l’Algérie et des colonies pour en prendre connaissance, et pour s’en inspirer. Après le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain, le régime de Vichy étend ces dispositions, qu’il n’a nullement inventées, à de nouvelles catégories par deux textes rédigés à l’initiative du ministre de l’Intérieur Marcel Peyrouton, l’ancien résident général de Tunisie, qui vient d’entrer au gouvernement [8]. Très actif sur ce terrain puisqu’il a joué un rôle majeur dans le développement et l’organisation des camps, il signe en effet la loi du 3 septembre 1940 qui autorise l’internement sans jugement des « traîtres à la patrie ». C’est sur ce fondement légal que Paul Reynaud, Édouard Daladier et Léon Blum notamment sont arrêtés puis détenus. Un mois plus tard, le 4 octobre 1940, les mêmes mesures sont prises contre les « ressortissants étrangers de race juive ».

D’un strict de point de vue juridique, et indépendamment du sort, incomparable, qui fut par la suite réservé aux uns et aux autres, l’Arabe au XIXe, le communiste ou le juif au XXe siècle en France et en Allemagne sous le régime nazi avant le déclenchement de la « solution finale », furent internés sur la base de dispositions qui présentent de nombreuses similitudes. Dans tous les cas, les fondements des mesures prises à leur encontre se trouvent en dehors du droit commun et l’on sait que la Schutzhaft, la « détention protective », est « une institution [...]d’origine prussienne »permettant, dans le cadre de l’état de siège, d’incarcérer ceux qui sont considérés comme une menace pour la sûreté de l’État [9]. Étendue en 1871 à la presque totalité du territoire allemand, cette disposition fut massivement employée par les pouvoirs publics au cours de la Première Guerre mondiale. Des mesures identiques furent ensuite utilisées par les nazis pour organiser, sur une base légale et bien avant que la « solution finale » ne soit envisagée puis mise en œuvre, l’internement massif des socialistes et des communistes. S’appuyant sur l’article 48 de la Constitution de Weimar, considéré par Carl Schmitt comme un article permettant l’instauration d’une dictature exercée par le président du Reich, Wilhelm Frick rédigea, le 28 février 1933, au lendemain de l’incendie du Reichstag et sur ordre de Hitler, un décret d’urgence qui suspendait jusqu’à nouvel ordre tous les droits fondamentaux. Le même texte « autorisait la mise en détention pour une durée illimitée des opposants politiques, en dehors de tout contrôle judiciaire [10] ». Il s’agissait donc, là aussi, d’une « peine » indéfinie prononcée par des autorités politiques et administratives dont les décisions échappaient complètement au pouvoir des juges et des autres juridictions du Reich. Quelques semaines plus tard, Himmler annonçait l’ouverture d’un premier camp de concentration destiné aux nombreuses personnes arrêtées. À la différence des camps d’internement, dans lesquels l’individu devient un sans-droit, les camps de concentration ajoutent à cette condition des traitements inhumains et dégradants, et souvent la mort infligée dans le cadre d’exécutions sommaires. Les premiers anéantissent la personnalité juridique de l’interné, dans les seconds, outre cela, c’est l’intégrité de sa personne physique qui est systématiquement menacée et attaquée, ce pourquoi les différences entre ces deux types de camps doivent être considérées comme des différences de nature. Par la suite, « la détention protective » visa un nombre croissant d’individus en devenant une « peine de substitution » susceptible d’être prononcée contre toute personne considérée comme « nuisible au peuple » – Volskschädling. Sur ces fondements juridiques, un véritable système concentrationnaire, destiné à produire une terreur sans fin, fut construit dans la seconde moitié des années 1930. C’est à la suite de la nuit de Cristal, le 9 novembre 1938, que les juifs furent massivement internés en tant que juifs [11].

Pour être aussi précise et complète que possible, l’histoire juridique et politique de l’internement, comme technique répressive d’exception soustraite à toutes les procédures judiciaires normales, doit donc inclure les dispositions coloniales adoptées dans les années 1830 en France. C’est en effet sur les « indigènes » de l’ancienne régence d’Alger que cette technique fut expérimentée pour la première fois, massivement appliquée ensuite avant d’être perfectionnée au fil du temps puis étendue à des Européens jugés dangereux par les autorités de leur propre pays. Lors de la proclamation de l’état d’urgence en Algérie le 3 avril 1955, il fut naturellement décidé qu’en vertu l’article 6 de la loi le ministre de l’Intérieur et le gouverneur général pourraient assigner à résidence tout individu jugé dangereux « pour la sécurité et l’ordre publics [12] ». En ces matières, la France avait une longue et riche expérience acquise dans les conditions que l’on sait. Malgré les engagements verbaux de Bourgès-Maunoury, l’internement dans des camps, pudiquement appelés « camps d’hébergement », reprit dès le mois de mai. Cette disposition fut maintenue par le gouvernement de Guy Mollet dans le cadre des pouvoirs spéciaux votés par l’Assemblée nationale le 16 mars 1956 avec le soutien des députés communistes présents. La loi du 26 juillet 1957 autorise l’application de ces mesures au territoire métropolitain où quatre camps sont ainsi créés. Au moment de l’indépendance, plus de 5 000 internés algériens s’y trouvaient [13]. Trois jours après l’adoption par référendum de la Constitution de la Ve République, une ordonnance du 7 octobre 1958 permettait d’assigner à résidence et d’interner en France même les « personnes dangereuses pour la sécurité publique en raison de l’aide matérielle, directe ou indirecte, [qu’elles apportaient] aux rebelles algériens [14]. »

L’internement administratif : une mesure exceptionnelle et éphémère décidée par des autorités confrontées à des crises d’une extrême gravité ? Exceptionnelle, au regard du droit commun, elle l’est assurément. Éphémère, elle ne l’est pas puisqu’elle fut appliquée, sous des formes diverses, tout au long de la colonisation de l’Algérie et dans la plupart des territoires de l’empire, à quoi s’ajoute le fait qu’elle fut étendue à la métropole entre 1938 et 1944 puis de nouveau au cours des « événements algériens » comme on disait alors. À la fin de la guerre d’Algérie, le juriste Loïc Philip constatait : « Depuis vingt-trois ans, la France a pratiqué l’internement administratif pendant douze ans, soit plus d’un an sur deux [15]. » La permanence dans le temps de cette disposition d’exception, devenue depuis longtemps la règle pour les « indigènes » algériens notamment, est donc remarquable. Invariablement légitimée par une rhétorique de l’urgence liée aux impératifs de la défense et de la sécurité du pays – ils fraient souvent la voie à des dispositions d’exception qui tendent à devenir permanentes –, cette technique répressive fut donc utilisée aux XIXe et XXe siècles par des régimes politiques français fort divers. Toujours gravement attentatoire aux droits fondamentaux en raison de ses modalités d’application et de ses conséquences sur les individus visés, l’internement a servi des causes variées, mais toujours liberticides, permettant de combattre les étrangers à la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’ennemi intérieur, sous les figures du communiste, du juif et du franc-maçon, à l’époque du régime de Vichy, puis ceux qui étaient présumés soutenir les « rebelles » et les « fellaghas » lors de la guerre d’Algérie. En 1961, le nombre des internés dans la colonie était de 11 000 environ.

Selon des procédures particulières et aujourd’hui différentes, cette technique demeure employée, en France et en Europe, contre les étrangers entrés illégalement sur le territoire des pays de l’Union cependant que le nombre de camps de rétention – plusieurs dizaines répartis dans de nombreux États européens – augmente [16]. La multiplicité des usages et des conséquences de l’internement administratif, qui peut remplir des fonctions absolument irréductibles les unes aux autres – antichambre de la mort programmée et de masse, détention indéfinie, rétention et expulsion – ne doit pas faire oublier la permanence de certains des mécanismes qui l’organisent et des discours qui le légitiment aujourd’hui. Pauvreté et monotonie de la rhétorique sécuritaire et xénophobe. Ailleurs, aux États-Unis et au Royaume-Uni, la guerre sans fin menée contre le terrorisme est à l’origine de très graves atteintes portées aux droits et libertés individuels. Une fois encore, l’internement administratif est l’un des vecteurs principaux de cette offensive, sans précédent depuis 1945, qui a conduit à « l’adoption de lois expéditives et mal conçues » accordant « des pouvoirs excessifs à l’exécutif » écrit Johan Steyn, juge à la cour d’appel de la Chambre des lords. Et souvent, ajoute-t-il en s’appuyant sur de nombreux exemples puisés dans l’histoire de ces deux pays, « cette perte de liberté » devient « permanente [17] ».

NOTES

[1] « Il existe, en outre, une peine spécialement appliquée aux indigènes, l’internement administratif, qui n’est prévue par aucun texte et dont l’application n’est soumise à aucune procédure », constate C. Benhabilès qui en demandait la suppression, Benhabilès Chérif, L’Algérie française vue par un indigène, Alger, Imprimerie orientale, 1914, p. 118.

[2] Voir Sautayra Édouard, Législation de l’Algérie, Paris, Maisonneuve & Cie, 1883, 2e édition, p. 328. L’auteur fut conseiller à la cour d’Alger. Pour une étude complète de la législation coloniale applicable en Algérie, voir la somme de Larcher Émile, Rectenwald Georges, Traité élémentaire de la législation algérienne, Paris, A. Rousseau, 1923. Chauds partisans du régime d’exception en vigueur, ils écrivent : « Ce qui nous importe surtout, ce sont les bons résultats que [la peine de l’internement] produit. Bien plus, il nous paraît que l’internement, appliqué méthodiquement à certaines catégories de malfaiteurs, pourrait rendre à la colonie un considérable service. Loin donc de conclure à sa suppression, nous lui donnerions volontiers une certaine extension ». Voir aussi Larcher Émile, Rectenwald Georges, Trois années d’études algériennes, législatives, sociales, pénitentiaires et pénales, Paris, A. Rousseau, 1902, p. 97) : leur Traité est à l’époque, et pour longtemps, une référence majeure citée par Ferhat Abbas, notamment, qui estime que le Pr Larcher est « la plus haute autorité en cette matière ». « Rapport au maréchal Pétain », avril 1941, dans Abbas Ferhat, Le Jeune Algérien, 1930 : de la colonie vers la Province, Paris, Garnier, 1981, p. 179. Dans L’Impérialisme, Hannah Arendt fait aussi référence à cet ouvrage lorsqu’elle analyse le régime des décrets en vigueur dans la plupart des colonies européennes. Plus récemment, voir Collot Claude, Les Institutions de l’Algérie pendant la période coloniale (1830-1962), Paris, Éditions du CNRS, 1987.

[3] Massonié Gilbert, La Question indigène en Algérie. L’internement des indigènes, son illégalité, Paris, Ligue des droits de l’homme, 1909, p. 4 et 5. Avocat à Constantine, l’auteur précise (ibid., p. 7) : « Nous ne voudrions pas que l’on se méprît sur notre pensée. On ne peut évidemment gouverner des indigènes comme des Français : leur masse, leur fanatisme, leur mentalité, leurs mœurs, tout s’y oppose. Mais est-ce à dire qu’on doive les traiter par l’arbitraire ! Nullement. »

[4] En Indochine, « c’est par centaines que l’on comptait, chaque année et durant des années, le nombre de ces victimes internées dans une île insalubre où, dans des conditions d’hygiène pernicieuses, livrées à la bestiale cruauté d’une chiourme vénale et corrompue, elles appelaient la mort », Garros Georges, Forceries humaines, Paris, A. Delpech, 1926, p. 86.

[5] Hampâté Bâ Amadou, Amkoullel, l’enfant peul, Arles, Actes Sud, 1992, p. 504. Ailleurs, il écrit : « Un commandant de cercle à cheval était tel un soleil au zénith. Il n’y avait que les mauvais sujets français pour ne pas le voir à vingt-cinq, cinquante ou même cent mètres de distance ! Certains administrateurs des colonies punissaient cette faute de quinze jours de prison ferme. [...] Ces condamnations, relevant du Code de l’indigénat, étaient prononcées sans jugement ». Voir aussi Hampâté Bâ Amadou, L’Étrange Destin de Wangrin, Paris, 10/18, 1979, p. 222.

[6] Challaye Félicien (1935), Un livre noir du colonialisme, « Souvenirs sur la colonisation », préface de Michel Dreyfus, Paris, Les Nuits rouges, 2003, p. 131 et 133. Ce camp se trouvait dans le Sud tunisien, à Bordj-le-Bœuf, « en pleine région désertique ». Quant au régime imposé par M. Peyrouton, Challaye le qualifie, à juste titre, de « dictature ». Voir aussi la préface à l’ouvrage de Bourguiba Habib, Le Destour et la France. Notes et documents depuis la chute de la dictature Peyrouton (avril 1936-avril 1937), Paris, Imprimerie commerciale, 1937, p. 4.

[7] Voir Peschanski Denis, La France des camps. L’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002, p. 31 et 72.

[8] Sur la carrière ultérieure de Peyrouton, ses responsabilités précises sous le régime de Vichy, son rôle dans l’élaboration du premier statut des juifs du 3 octobre 1940 et de plusieurs dispositions antisémites, voir notre ouvrage Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Paris, Fayard, 2005, p. 262-271. Relativement à l’internement, et mis à part la dimension justificatrice de ces lignes destinées à minimiser ses propres responsabilités, Peyrouton savait parfaitement que des continuités importantes existaient entre la IIIe République et le régime de Pétain. « On a beaucoup parlé des camps administratifs ou de concentration dont le gouvernement de Vichy [...] aurait assuré l’ouverture et le peuplement. C’est inexact écrit-il. C’est M. Daladier qui, en 1939, en fut le père. Il les réservait aux communistes », cf. Peyrouton Marcel, Du service public à la prison commune. Souvenirs, Paris, Plon, 1950, p. 160.

[9] Agamben Giorgio, « Qu’est-ce qu’un camp ? », dans Moyens sans fins. Notes sur la politique, Paris, Payot, Rivages, 1995, p. 48.

[10] Kershaw Ian, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1995, p. 81 (souligné par nous). Pour une analyse exhaustive de l’article 48 de la Constitution de Weimar, voir « La dictature du président du Reich d’après l’article 48 de la Constitution de Weimar » dans Schmitt Carl, La Dictature, trad. M. Köller et D. Séglard, Paris, Seuil, 2000, p. 207-260.

[11] Sofsky Wolfgang, L’Organisation de la terreur, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 48 et 49.

[12] Cette loi d’exception fut de nouveau appliquée en France lors des émeutes de novembre 2005.

[13] Stora Benjamin, « La politique des camps d’internement » dans Ageron Charles-Robert (dir.), L’Algérie des Français, Paris, Seuil, 1993, p. 297.

[14] Voir Heymann Arlette, Les Libertés publiques et la guerre d’Algérie, Paris, LGDJ, 1972, p. 159.

[15] Cité par Peschanski Denis, La France des camps. L’internement, 1938-1946, op. cit., p. 490. Avant que la Cour suprême ne leur reconnaisse, le 28 juin 2004, la possibilité de saisir la justice américaine, les présumés talibans, capturés par les forces armées des États-Unis en Afghanistan ou ailleurs, furent soumis à des dispositions voisines. Internés sans jugement et pour une durée indéterminée, ils ont été exclus, sur ordre du président des États-Unis, des dispositions de la convention de Genève sur les prisonniers de guerre. Les lois américaines ne leur étaient pas applicables et ces internés, privés « du droit aux communications confidentielles avec leurs avocats » et « de l’accès à toutes les preuves pertinentes et du contrôle judiciaire », furent soumis à un droit d’exception qui leur refusait aussi les « garanties fondamentales » relatives à « un procès équitable », Steyn Johan, juge à la cour d’appel de la Chambre des lords, « Le trou noir juridique de Guantanamo », Le Monde, 10 décembre 2003, p. 14. Voir également Agamben Giorgio, État d’exception, Paris, Le Seuil, 2003, p. 13.

[16] En France, on recense environ 22 « centres de rétention » dans lesquels sont retenues près de 15 000 personnes par an auxquelles s’ajoutent 122 « zones d’attente ». Tous furent qualifiés « d’horreur de la République » dans un rapport parlementaire présenté par Louis Mermaz en octobre 2000. (Mermaz Louis, Les Geôles de la République, Paris, Stock, 2001, p. 7). Voir également « Les camps d’étrangers en Europe », Plein Droit, n° 58, décembre 2003, et Caloz-Tschopp Marie-Claire, Les Étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2004.

[17] Steyn Johan, « Le trou noir juridique de Guantanamo », art. cit., p. 1. De même au Royaume-Uni où le Terrorism Act de 2001 autorisait la détention illimitée d’étrangers suspectés d’activités terroristes. Voté le 11 mars 2005, The Prevention of Terrorism Bill a modifié ce texte en étendant à tous les Britanniques, dès lors que le ministre de l’Intérieur a « des raisons fondées de soupçonner qu’un individu est ou a été impliqué dans une action liée au terrorisme », de nombreuses mesures d’exception. En pareil cas, il est possible de prendre des dispositions telles que les arrêts domiciliaires, l’interdiction d’utiliser un téléphone portable, la limitation de l’accès au réseau Internet et l’impossibilité de fréquenter certaines personnes. De plus, les services de police et les services spéciaux sont autorisés à pénétrer à tout moment au domicile des individus suspectés : Paye Jean-Claude, « Royaume- Uni : menaces sur l’habeas corpus », Le Monde, 14 avril 2005, p. 15). En Israël, l’internement administratif est légalement prévu par les paragraphes A et B de l’article 87 de l’Ordre militaire de 1970 qui permet de détenir sans jugement des individus pour une période de 6 mois renouvelable. Lors de la première Intifada, près de 15 000 Palestiniens furent ainsi emprisonnés. En août 2005, ils étaient au nombre de 596. Voir, entre autres, Algazy Joseph, journaliste au quotidien Haaretz, « L’État de droit mis à mal en Israël », www.humanite.presse.fr/journ....