novembre 2003
Rada IvekovićLéo Scheer
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Chapitre
à propos
Chapitre publié en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur. Copyright © 2003 Léo Scheer
présentation de l'éditeur
Au carrefour de la philosophie, et du féminisme, de la politique et l’anthropologie, Rada Ivekovic forge une pensée singulière et puissante qui, de l’analyse des rapports sociaux des sexes à celle de la violence du pouvoir, de l’histoire de la Yougoslavie à celle de l’Inde et à l’actualité la plus brûlante de l’Occident ou du tiers monde, donne à entendre, d’une manière radicalement neuve, l’idiome que le monde parle désormais et qui est tout entier à déchiffrer : la mondialisation.
Rada Iveković, philosophe et indianiste à la forte formation linguistique, à la démarche politique et féministe, est née à Zagreb en 1945. Elle a fait ses études à Belgrade, Zagreb et à Delhi. Elle a enseigné la philosophie au Département de philosophie de l’Université de Zagreb de 1975 jusqu’en 1991. Après un bref détour par l’Université de Paris-7, elle a enseigné au Département de philosophie de l’Université de Saint-Denis (Paris-8) de 1992-2003. Elle enseigne depuis à l’Université de Saint-Étienne et est directrice de programme au Collège international de philosophie, Paris (2004-2010). Elle est l’auteur d’une vingtaine de livres de philosophie, d’indianisme et de contre-indianisme, d’essais variés, de quelques manuels et de nombreux articles, en plusieurs langues.
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CHAPITRE CHOISI
Chapitre III
L’année 1989 est en Europe le moment de la perte ou de la corruption définitive de l’universel jusque-là en vigueur1. Elle est aussi, avec le crépuscule des régimes socialistes, la fin de l’une des figures des Lumières et de certaines formes de la modernité. L’universel était déjà scindé durant la guerre froide ; la fin de celle-ci engage désormais une nouvelle quête d’universel qui sera sans doute plus difficile à construire2 (parce que vaine ?). Cette quête prend la forme de la « mondialisation » dans l’accélération néo-libérale, du capitalisme triomphant et de l’Europe élargie en devenir, leur point d’orgue. Mais une telle Europe est aussi une prétention ultime de la globalisation à un accès direct à l’universel3, avec tous les dangers de l’immédiateté non réfléchie (ainsi que d’un retour à l’« origine ») que cela comporte. Dans ces conditions, c’est également la résistance, la négociation des termes de la globalisation, la restratification des hégémonies4, avec des pertes et des victoires, qui sont en jeu.
1989 marque la fin d’une période5 pour les pays de l’Est de l’Europe, un nouveau tournant dans les pays postcoloniaux, et forcément une nouvelle situation pour l’Occident qui, de plus en plus, se globalise par l’universalisation de ses valeurs. Pour tous, la lisibilité de la société échappe à l’observation immédiate et un grand échec épistémologique (de même qu’un tournant important) s’affiche : on n’a pas vu venir la fin du bloc de l’Est, ni la guerre en Yougoslavie, ni l’explosion des nationalismes et des ethnicismes, ni l’intégrisme en Algérie, ni même le génocide au Rwanda, pourtant annoncé. La guerre froide est, dans la période qui lui succède immédiatement, l’un des facteurs de plusieurs grandes sécessions qui vont changer la géopolitique, surtout celle de l’Europe. Plus largement, l’année en question (ou ses alentours) est aussi, au niveau de la planète, une année de profonds changements : l’épuisement d’un système binaire et le cheminement vers une nouvelle configuration encore incertaine. Celle-ci aura désormais partie liée avec la globalisation, mais sous une condition (car il y en a toujours une) : représenter les intérêts dominants sur le plan du pouvoir mais surtout, en l’occurrence, sur le plan économique. Cette configuration a aussi été qualifiée d’« empire sans dehors6 » par des philosophes qui rejettent toute transcendance mais accusent la dépolitisation, qui est désormais générale puisque le système a atteint les limites de la planète : curieusement, c’est la liquidation des frontières entre intérieur et extérieur qui fait figure d’ailleurs dans cette absence et cette élimination du politique.
Les nouvelles revendications ethno-nationalistes s’inscrivent bien dans le partage du marché mondial. L’imaginaire européen est lui-même en transformation7. Pour le tiers monde, les pays autrefois colonisés, et en particulier pour l’Afrique, l’effondrement de l’URSS a représenté une transformation considérable de l’environnement international direct ou indirect. L’Occident réalise ses rêves d’un monde changé en supermarché global et l’Est politique perd la possibilité de promettre le futur. À la merci des recettes dures du FMI et de la Banque mondiale, les pays du tiers monde voient leurs revendications pour la démocratisation exprimées par leurs élites ou leurs opposants aller, dans l’ambiguïté, à la rencontre du « nouvel ordre moral » qui se met en place : ces demandes à caractère politique (réformes politiques, citoyenneté, droits de l’homme, démocratie, libéralisation, pluralisme culturel – plus ou moins ethnique, abandon du système du parti unique, etc.) ont pris le dessus sur les revendications sociales et économiques de la période précédente, auxquelles, d’ailleurs, les ordonnances des tuteurs internationaux n’avaient en général trouvé aucune réponse. L’agenda politique et le discours des droits de l’homme des pays postsocialistes et postcoloniaux ont tout à coup trouvé beaucoup plus d’écoute à l’étranger ; aussi ont-ils contribué à faire des démocraties de l’Ouest et du Nord, une fois de plus, le modèle de développement. « Le rapport entre la globalisation et la liberté pourrait se révéler être le problème politique et social le plus important du XXIe siècle », écrit Eric Foner8.
L’après-Seconde Guerre mondiale s’articule le plus souvent en deux périodes relativement distinctes : la première, qui correspond en gros à la décolonisation, est aussi le temps de crispation de la guerre froide. En ancienne Yougoslavie, construite sur autant d’oublis fabriqués laborieusement que de mémoires divisées9, et qui est, pour plusieurs raisons10, un cas particulier parmi les pays dits socialistes, ce fut la période plus ou moins heureuse et inconsciente d’une « préhistoire » où l’on vivait à crédit : le « socialisme », justement. Mais la mémoire des uns ignorait celle des autres11. Le grand partage brutal advint en Europe en 1989. En Yougoslavie il se manifesta par une série de guerres qui éclatèrent en 1991 et durèrent neuf ans, sans qu’en 2003 les problèmes soient résolus. À partir de cette période vint ce que l’on appela la « transition postsocialiste », qui rejoint sur certains points la transition postcoloniale. Les rapproche notamment la délégitimation explicite, depuis l’année emblématique, de projets révolutionnaires (socialistes ou anticoloniaux, indépendantistes et laïques). « Reste à savoir ce qui va se passer au cours de cette transition de l’actuel système vers un ou plusieurs autres », écrit I. Wallerstein au sujet des transformations du « système-monde » dans la mondialisation12.
Ce fut, en outre, pour tous, les pays postsocialistes comme les pays postcoloniaux, mais aussi, dans une moindre mesure, pour les pays du « premier » monde, le temps de l’inclusion, par la reconfiguration de l’économie mondiale, par l’ethnicisation et dans certains cas par l’instauration d’ethnocraties, dans la mondialisation avec toutes ses implications. Pour les pays postcoloniaux, bien souvent, cette seconde période de leur indépendance marque la fin de la légitimation par la lutte anticoloniale (Algérie, Inde, Indonésie, etc.). De même, l’écroulement du socialisme a signifié l’épuisement de la légitimation soit par la force et par l’idéologie, soit par la lutte antifasciste (ou par les trois). Pour tous ces pays, il y a là un important virage où peut se produire leur homologation dans la reconfiguration mondiale nouvelle, qui va de pair avec le déplacement à droite de tout le champ politique. Dans leur dévastation, leur paupérisation générale et l’effondrement de leurs structures, des pays de l’Est européen se « tiers-mondisent » (alors que l’héritage anticolonial se résorbe) du jour au lendemain. Parallèlement, les termes mêmes de la recherche et des sciences sociales étudiant ces questions, qu’elles n’avaient pas prévues, s’« ethnicisent ». Dans les deux cas de figure, on assiste aussi à la mise en place de nouveaux régimes de rapports des sexes dans le cadre de la construction de la nation et de l’État. Et pour tous, partout, la laïcité et le sécularisme sont remis en question avec le statut de l’État.
La pensée bipolaire, sexuée, s’associe en dernière analyse à une doctrine apocalyptique ou la soutient : elle invite à croire à un sens transcendant de la vie ou de l’histoire. Il s’agit de faire triompher les plus aptes, les « bons » contre les « mauvais » et parfois les hommes contre les femmes (si ce n’est l’inverse, bien qu’il y ait relativement peu d’exemples de ce renversement théoriquement possible). Cette pensée a connu un très fort essor au Moyen Âge, durant lequel elle a été véhiculée par les églises chrétiennes qui se livraient à la chasse aux sorcières ; elles-mêmes l’avaient héritée des croyances zoroastriennes et manichéennes ; elle a eu le plus grand succès au XXe siècle, singulièrement dans les guerres. Les divers intégristes la pratiquent encore. Le monde entier devient un champ de bataille où il est question d’avancer pour faire reculer l’autre, en pratiquant tous les types de purifications. Mais la subordination universelle des femmes aux hommes ne doit pas faire oublier le fait que les femmes restent divisées entre elles et ne représentent nullement un sujet politique uni, non plus qu’un sujet de l’histoire selon le sens prétentieux que ce terme reçoit dans le marxisme préfoucaldien. Elles sont bel et bien séparées par les classes, les castes et les constructions raciales, ethniques, nationales. Cette division des femmes entre elles en « ethnoclasses » ou en « sexoclasses » fait partie du système général de domination patriarcale et en est l’instrument stratégique le plus astucieux, car il l’assure contre toute révolte sexuée des femmes. En effet, l’ordre des « sexoclasses » empêche une solidarité des femmes face au pouvoir masculin, puisque sera toujours plus valorisé par le système ce qu’elles ont en commun avec les hommes de leur classe (et de leur famille, de leur caste, de leur ethnie, de leur nation) que ce qui les lie à d’autres femmes.
Ce qui s’est écroulé avec le socialisme, c’est la dichotomie, et ce qui se délite de plus en plus c’est l’État. En Europe (occidentale), cela veut dire l’État providence, et en Europe de l’Est les fonctions sociales de l’État. L’Étatnation date quant à lui d’avant le partage de la modernité étatique occidentale entre socialisme et capitalisme. Le paradoxe n’est qu’apparent dans le fait que de nouveaux États-nations aient surgi depuis 1989 dans les espaces de ce que fut le socialisme. Le socialisme se voulait en concurrence, sur le plan économique, avec le capitalisme, lequel sert de base à la construction de la nation. Sur ce plan, du reste, le socialisme a échoué. Mais sur le plan social (éducation, santé, solidarité, services, certains aspects de bien- être collectif) il n’est pas sûr qu’il ait complètement manqué ses objectifs, en comparaison avec le welfare state occidental (invention libérale destinée à prévenir la révolte sociale), qui est lui-même en train d’abdiquer sur tous ces fronts. Il devient de plus en plus paternaliste pour les uns et libéral pour les autres. C’est cet État providence qui est en crise, avec les deux autres modèles (l’État socialiste et l’État postcolonial). L’abandon d’objectifs sociaux a été beaucoup plus brutal à l’Est de l’Europe avec la délégitimation des projets socialistes, d’où le fait que l’Est ressemble de plus en plus, à s’y méprendre, au tiers monde, et qu’il voie s’accélérer, « suppléant » au vide politique et au néant économique (à la misère), l’intégration des nouvelles nations. Ainsi la modernité occidentale, passée trop vite à la postmodernité par la fragmentation (qui n’est en fait qu’une autre logique, contemporaine de et coextensive à la modernité et à sa centralisation), montre que la différence entre elle et le « prémoderne » est mince. Les pays d’Europe de l’Ouest et occidentaux en général se trouvent devant une nécessité que les politiques envisagent à peine encore comme un problème pratique et théorique à part entière, qui est d’interroger les limites de leurs démocraties autoproclamées. Dans certains cas, comme dans celui de la France, il s’agit de revoir le rapport entre république et démocratie, la seconde étant souvent sous-déterminée alors que la première est défendue avec une volonté encore assez peu sécularisée (dans le sens d’une « divinisation de l’État »13).
Pour l’Inde, la fin de la première période postcoloniale a signifié la fin de l’idéal de la nation « séculaire » (laïque) nehruvienne ou gandhienne et de la légitimation du parti du Congrès par la lutte nationaliste pour l’indépendance14, bien qu’en l’espèce la césure soit peut-être moins nette que celle qui en Europe se concentre en la fatidique année 1989. Il y a des coïncidences structurales entre ces deux parties du monde, ainsi qu’entre la modernité et la colonisation d’une part et les postmodernités postcoloniale et postsocialiste d’autre part, celle de la globalisation atteinte. Le déclin de la souveraineté moderne de l’Étatnation que connaît l’Europe crée, avec celui de la structure politique correspondante, cette nouvelle situation sans horizon, paradoxalement doublée d’un attrait toujours plus grand pour un État adapté aux élites nouvelles. Il y a tout ensemble centralisation et décentralisation, intégration et fragmentation. Lors d’un échange épistolaire avec Ranabir Samaddar, nous sommes tombés d’accord pour comparer la situation de l’Europe de l’Est après 1989 avec cette deuxième phase de la décolonisation, du moins en Asie du Sud. Dans une certaine littérature sur l’Asie Centrale, me dit-il, depuis cette année-là, on appelle « colonialisme socialiste/soviétique » ce que j’avais nommé la période de l’« inconscient », la « préhistoire15 ». Il aurait dû s’ensuivre naturellement une « décolonisation par défaut ». Mais la période socialiste n’est pas comparable avec le colonialisme auquel une grande partie du tiers monde a été soumise. C’est plutôt le premier postcolonialisme de ce dernier qui est comparable à la période socialiste, alors que la période postcoloniale tardive (un « post-postcolonialisme »), résultat de la relève des premiers nationalismes de libération, peut être comparée à la situation qui prévaut depuis 1989. L’une et l’autre ont tendance à développer ou à amener au pouvoir, par le biais d’ethnonationalismes, des ethnocraties. Le vide provoqué par la chute des idéologies socialistes d’une part et des projets nationalistes/anticolonialistes d’autre part, tend à donner des résultats semblables sous la forme d’un « identitarisme » effréné. Ce qui a été commun aux uns et aux autres pendant la période précédente, c’est qu’ils n’ont pas su se démocratiser. En outre, il faut y insister, certains pays du socialisme déchu ressemblent de plus en plus au tiers monde, pour la simple raison qu’ils connaissent une paupérisation rampante16.
UNE CLÔTURE PRÉMATURÉE DE L’HISTOIRE
Les mouvements nationalistes récurrents qui ont récemment fait leur apparition en Europe de l’Est (et qui sont à peine moins évidents en Occident) ont accompagné – et, parfois, anticipé – la construction des nouveaux États- nations. Le démantèlement de certains des États composites, fédéraux, autrefois socialistes, a été constitutif de l’Europe qui a commencé d’être fabriquée après 1989 et l’effondrement du mur de Berlin17. Il ne paraît paradoxal qu’à un regard superficiel que la globalisation néo-libérale et l’unification de la planète comprennent maintenant un mécanisme communautaire subnational et une fragmentation de l’État – à l’autre bout de l’échelle. Le morcellement à l’Est de l’Europe (de même que dans le tiers monde) fait partie de l’intégration et de la construction de l’Europe18 sous les conditions de la mondialisation qui sont aussi celles de la subordination européenne au sein du système mondial. Dans certains pays de l’Est, où des populations différentes ont toujours coexisté, le nationalisme ethnique et l’hostilité sont des faits relativement nouveaux, ou bien le fruit d’une alternance dans une coexistence et une convivialité très anciennes. Il répond en partie aux politiques culturelles plus ou moins totalitaires qui « unifiaient » par la force (comme dans les pays Baltes), à moins que ce ne soit, tout bonnement, un effet de l’accélération néo-libérale, du passage « immédiat » au capitalisme, vécu comme une restauration. Les néo-communautarismes sont sans doute une réaction anachronique à l’aplatissement fulgurant de la profondeur historique, c’est-à-dire à la suppression du politique dans la globalisation (préexistante), qui est advenue en Europe de l’Est du fait de l’effondrement du grand partage. Le dogmatisme, la tendance totalisante se retrouvent maintenant du côté de ce capitalisme néo-libéral victorieux.
La « restauration » ne pouvait au demeurant que faire appel à un passé imaginaire, lointain, puisqu’il n’était pas question, pour les ethnocraties, de se réclamer des acquis du socialisme tout en promettant une nouvelle démocratie. Il fallait en outre définir, dans de nouvelles conditions, les rôles des deux sexes et en particulier celui des femmes. La domestication de la population passe par celle des femmes. La clôture de la narration a eu lieu vers 1989, et tout ce qui s’est passé entre 1917 et cette date (en URSS), ou depuis 1941 (en Yougoslavie), est une parenthèse maintenant évacuée. Ce classement de la narration des événements qui ont mené à la partition étant vu comme « définitif et prématuré », les versions qui en sont en circulation « font partie de l’événement lui-même » (R. Samaddar). Aucun acquis du socialisme, quelle qu’ait été son importance et sa réelle portée, ne peut plus faire recette19, y compris ceux qui peuvent encore représenter un apport positif (notamment, parmi ces derniers, certains aspects de la condition des femmes).
La « restauration » et l’ethnicisation, de même qu’ensuite la pacification, ont été menées par et au nom d’une « société civile ». En 1989, toute l’Europe de l’Est avait cette expression sur les lèvres (sous-entendu : « société bourgeoise », « enrichissons-nous »). Il y a eu une mobilisation ciblée des forces hégémoniques (État ou ethnocratie en devenir, nouveau nationalisme) en vue d’atteindre le but (la nation, l’État, mais surtout : le pouvoir) qui a mis en scène et sollicité la « société civile ». Ce type de manoeuvre a été particulièrement manifeste lors des dernières guerres. Parlant des douteux accords (de paix, de réglementation des frontières) signés au nom de la nation et pour la ficeler, R. Samaddar écrit : « L’aide apportée par la société civile à l’État dans cette affaire est incalculable. Elle montre qu’un accord est fondamentalement une opération de la société civile réalisée par l’État 20. » Telle société civile, tels accords ! C’est, en raccourci, l’histoire de la mascarade des pourparlers et des accords de paix conclus dans les Balkans ces dix dernières années21.
Les régimes socialistes, confrontés par le passé au multiculturalisme, lui répondaient, à des degrés différents, par une folklorisation et une formalisation (une transposition en « quotas ») des spécificités culturelles et par un semblant de société civile. C’était le cas notamment en ancienne Yougoslavie22. Un auteur a appelé cela la « tolérance répressive23 ». La diversité culturelle n’était pas pensée comme une richesse, ni comme un moyen d’intégration. Elle était plutôt conçue comme ce qui, par un pur formalisme dénué de véritables enjeux culturels et identitaires, allait désamorcer les divisions nationales et les différends. Elle n’était donc conçue que sur le mode négatif. Cette réduction des différences culturelles à un pur folklore était, au reste, le pendant d’un « égalitarisme culturel » nivelant en quelque sorte « par le bas » et soumettant chacun à une étroitesse de vue culturelle et à une « culture » officielle cérémonielle qui complétaient le rêve hautain et arrogant de la souveraineté inculqué aux porteurs de l’idée, c’est-à-dire à ceux qui incarnaient le modèle dominant. Cette érosion a été contemporaine d’une certaine « démocratie rituelle », d’une démocratie devenue formelle et très satisfaite d’elle-même. (Il est à peine nécessaire d’ajouter que la même dévaluation est à l’oeuvre dans une grande partie des discours occidentaux sur le multiculturalisme.) Tout cela se passait au sein d’une société non sédimentée, faiblement intégrée, à laquelle il manquait une puissante classe moyenne porteuse d’un projet national commun et où le capitalisme symbolique n’avait pas la vertu intégratrice qu’un capitalisme réel, au delà des idéologies, peut apporter. Le symbolique est ici très important, car il a la capacité d’altérer l’existant.
Le rôle assigné aux femmes était encore traditionnel en dépit de leur emploi public – on attendait d’elles qu’elles transmettent certains modèles, dont une caractéristique constante mais invisible est leur propre ségrégation et soumission (dont on les accuse par la suite). Il s’était créé une élite gonflée symboliquement par la proximité réelle ou imaginaire avec le pouvoir. Elle colportait l’idéal de la souveraineté, qui était la traduction en termes de fierté ou d’exception socialiste et patriotique de son ambition de domination. Ce processus restait imperceptible parce qu’il était consensuel24. Quant à ce que des éléments culturels divers pouvaient apporter à une culture commune, tout en étant eux-mêmes transformés, cela n’était pas pris en compte.
En respectant les différences significatives entre les pays (la Yougoslavie ayant été en ce temps-là beaucoup plus ouverte que d’autres pays dits socialistes), on peut dire que dans tous les cas la culture était mieux tolérée par le régime lorsqu’elle était « officialisée » et sous contrôle. Mais, étant officielle, elle était fortement subventionnée, souvent jusque dans ses productions marginales, alternatives ou plus ou moins dissidentes : car la culture jouait aussi un rôle de soupape destinée à l’intelligentsia et n’était pas toujours perçue comme dangereuse malgré son élitisme. En fait, celui-ci était lui-même soutenu quand il n’était pas utile d’en faire un bouc émissaire. Les différences de traitement entre artistes ou intellectuels étaient souvent le résultat aléatoire des conditions locales de pouvoir et ne répondaient pas, en tout cas en Yougoslavie, à une volonté politique centralisée et bien définie. De sorte qu’il y avait toujours des marges de liberté importantes et des lignes de fuite, par delà une répression incertaine mais possible, en général prévisible (et souvent négociable). Le jeu de cache- cache des libertés se jouait entre les républiques, ce qui ouvrait parfois un large espace de liberté : en général, lorsque l’on n’arrivait pas à publier dans une république, on pouvait le faire dans une autre. Dans les pays de l’Est, toute une culture s’était érigée dans les marges, et là où il y avait un sens à parler de dissidence25, celle-ci était un monde parallèle à la fois ignoré et toléré – l’autre intérieur au système.
La culture représentait dans l’ensemble une sphère non essentielle, en comparaison avec celles de la politique et de l’économie, mais elle jouissait par là, dans les limites que lui imposait le fait d’être, de même que l’éducation, fort lourdement subventionnée, de plus de liberté (souvent en marge) qu’on ne lui en accorde d’habitude. Les « travailleurs culturels26 » pouvaient parfois baigner dans un univers parallèle complètement « extraterrestre », qui n’avait souvent pas de correspondances structurelles ou idéologiques avec les autres espaces de vie, bien qu’il en fût le produit. Cela a pu être, souvent, à l’origine de l’essor formidable de la littérature, de la cinématographie, du théâtre, de la peinture, dans un rapport entre la vie matérielle et la culture complètement différent de celui qui sévit en Occident. En même temps, la culture générale, l’instruction, la lecture, le théâtre étaient rendus accessibles à de plus larges masses par l’éducation démocratisée. Les incontestables valeurs patriarcales et traditionnelles qu’elle transmettait, même dans ses formes les plus élitistes, lui ont fait jouer un rôle de placebo dans la société et ont été la condition de son succès. Mais tout cela ne rend pas compte des marges des marges, de la culture d’avant-garde, non officielle, qui existait aussi, qui a parfois eu de l’importance et qui, à l’occasion, pouvait avoir des attitudes non conventionnelles envers les valeurs patriarcales.
Par ailleurs, le multiculturalisme rituellement invoqué et l’État national fièrement affiché (de « nations » vides de contenu démocratique, vides de lien avec la citoyenneté et cérémonieusement figées) ont pu, dans ce contexte, plus facilement devenir des préambules à l’ethnicisation, à la « repatriarcalisation » et à la communautarisation, comme l’indiquent d’ailleurs différentes théories du multiculturalisme, du métissage, issues des « subaltern studies » (ellesmêmes lointainement issues d’un héritage gramscien) ou des « cultural studies » et autres « anthropologies » qui « racialisent », pour certaines, des luttes à potentiel démocratique au sein des grandes intégrations mondiales27. Et au moment où la correction des rapports d’inégalité des sexes et de l’hégémonie patriarcale (entre autres) rend manifeste le fait que l’action doit être menée à tous les niveaux, du privé à l’État et même au niveau transnational
– l’action au niveau national semble rester inefficace ou insuffisante. Elle l’est, parce que, confinée à l’espace de la nation, elle est limitée, sélective, non démocratique et, de plus, circonscrite par l’État28. D’avoir été utilisé dans une certaine limite, mais pendant une longue période, comme un anesthésiant et parfois comme une simple récréation, est l’une des raisons qui ont rendu le topos de la « culture » et de la « différence culturelle » apte à être recyclé et à nourrir les néo-nationalismes récents. La « culture ethnique » spécifiquement conservatrice et différentialiste, qui était dans certains cas une réaction à une culture étatique centralisée ou folklorisée, ou une réponse à sa formalisation, à sa ritualisation et à sa perte de contenu, a été utilisée comme moyen de s’arracher à l’identité forcée et à l’idéologie imposée, lorsque celles-ci ont perdu leur légitimité politique. « La culture (…) est ce qui empêche, d’une certaine manière, de disparaître », dit Virginia Ajxup29. On se construit alors une culture sous prétexte de continuité, de tradition, et avec elle on se fabrique une nouvelle « ancienne » identité (le principe d’identité), que l’on oppose à la culture officielle. L’individualisme possessif 30 va ici bon train ; il configure la communauté par un rapport bien défini à la propriété. Mais l’inertie de l’identique et de l’autofondation du propre reproduit aussi nécessairement les identités. Que celles-ci soient individuelles ou collectives, la persévérance de l’identique, y compris sous la forme de l’individualisme possessif, ne descend pas jusque dans la différence des sexes. Elle refoule plutôt cette dernière dans l’indifférencié prétendument neutre, elle la brouille donc, tout en étendant le concept de possession économique à la possession des femmes par les hommes. La possession des femmes (et des enfants, des esclaves) naît avec la notion de propriété, telle qu’elle est inscrite dans le droit romain.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la légitimité politique a été essentiellement fondée, en Union soviétique aussi bien qu’en ancienne Yougoslavie, sur la résistance au nazisme et sur le grand nombre de victimes de cette guerre. Elle s’est effondrée avec la fin de la guerre froide. Les indépendances acquises depuis 1989 ont été perçues comme un « retour » au capitalisme qu’on supposait véhiculé par l’État-nation, même dans les cas où il n’y en avait jamais eu auparavant. Cette idée de retour ou de restauration, qui les a toutes accompagnées, signifiait qu’on voulait effacer et oublier les décennies du passé immédiat réel, mais « non national » (dans le cas de l’ancienne Yougoslavie, plus de soixante-dix ans d’histoire commune), au profit d’un passé imaginaire mais « propre », national. Aussi bien l’oubli que la mémoire sont ici construits et maintes fois remaniés. L’expérience d’une ou de plusieurs générations a été complètement gommée, comme si elle n’avait jamais eu lieu31. Ce qui a été possible parce que ces générations, ces individus, ne s’étaient jamais approprié leur citoyenneté, parce qu’ils n’avaient pas été des sujets (de droit) politiques à part entière : par manque de démocratie. Les nationalismes ont répondu « présent » par le communautarisme.
Le rôle et le niveau de soumission des femmes, radicalement différents, dans une communauté quelque peu traditionnelle, de ceux des hommes, ont été maintenus à travers toutes les transitions avec un remarquable sens de l’adaptation. Ils représentent le fond du consensus entre les modernistes et les traditionalistes. Le projet nationaliste comprend un projet de régime des sexes qui est à sa base, et qu’il ne dit pas toujours explicitement. Il y a d’ailleurs eu en Yougoslavie, au sujet de ce régime, une entente générale et des compromis dès les années 8032, lorsqu’il s’est agi de renoncer implicitement au discours socialiste égalitaire sur les rapports sociaux de sexe et de renvoyer le plus possible de femmes à la maison. Ce n’a pas été difficile, puisque l’idéologie socialiste n’avait jamais complètement mis en cause, surtout au sein de la famille, dans la pratique, les rôles traditionnels des deux sexes, en dépit du discours égalitaire. Et quand cela a été utile, après l’effondrement du système, l’idée d’égalité des sexes a pu être placée sur le compte du socialisme déchu comme l’une de ses aberrations et ainsi évacuée.
Un autre exemple de ce compromis toujours possible est celui qui s’est dessiné à l’horizon de la conscience de la communauté internationale alors que les États-Unis bombardaient l’Afghanistan. Avant les attentats du 11 septembre 2001, l’indignation des intellectuels et politiciens occidentaux bien pensants au sujet du traitement des femmes par les taliban était générale, des appels circulaient, et il était devenu « politically correct » et presque obligatoire de s’exprimer avec véhémence sur la barbarie de la ségrégation, de la subordination et de la disparition complète des femmes dans ce pays. Mais le vent a tourné. Après cette date et la chute du Kaboul des taliban, les négociateurs, les intellectuels de gauche en France, aux États-Unis et ailleurs, lancés dans des campagnes fort justes contre les bombardements américains, n’ont plus mentionné les femmes. Tous les documents venant de l’Alliance dite du Nord (du Front uni) exhibaient la même absence totale des femmes et aucune annonce portant sur la composition de la future Loya Jirga (assemblée de fédération tribale) n’en parlait. Ainsi, un médiateur international pour l’Afghanistan écrivait-il : « Sur la demande du président Burhanuddin Rabbani, j’avais conseillé une femme fonctionnaire (a woman official) sur la manière de former une commission des droits de l’homme après la fin de la guerre33. » Ce qui est plus curieux, c’est que plus aucun donneur de leçons occidental n’en faisait cas, que personne n’exigeait plus d’un futur gouvernement afghan de montrer des femmes, comme on le demandait aux taliban. Il n’y avait aucun danger que les taliban le fassent. Mais quand on croit entrevoir la possibilité de l’installation d’une protodémocratie, on ne va pas en plus lui demander d’inclure les femmes ! Il y aura donc une ou deux femmes médecins dans le gouvernement intérimaire (dont on peut craindre qu’elles ne servent d’alibi), mais on ignore la profession des hommes qui y siégeront. Reste à savoir si la cause des femmes sera défendue par quelques-uns d’entre eux, car sans cela elle ne passera pas. Les « ethnies » y seront bien toutes représentées, pour mieux enfoncer le clou de l’ethnicisation. Un gouvernement multiethnique, oui, mais si possible pas plurisexuel. Le moins possible de femmes ! Non mais ! Seules des organisations de femmes ont souligné la contradiction de la « démocratie tribale ». Des sources féministes crédibles (par exemple la RAWA34), mais toujours clandestines et non soutenues par la communauté internationale ni, publiquement en tout cas, par l’ONU, affirment qu’il n’y a pas eu d’amélioration tangible de la condition des femmes.
Le fait est qu’aussi bien le Welfare State (construit sur l’exclusion de certains, la protection d’autres et la subordination de la plupart) que le projet socialiste ou postcolonial ont favorisé le travail et le domaine public au détriment de la sphère privée, et ont, par là même, privilégié les hommes. Ceux-ci ont par la suite transmis et reproduit leur modèle en écartant les femmes (mais aussi d’autres hommes) de leur chasse gardée. Les travailleurs montrent ainsi relativement peu de solidarité avec les chômeurs et les personnes au foyer, non concernés par la vision de l’autogestion.
Il s’agit d’une politique patriarcale et constitutive dans les deux cas, le régime hétérosexuel étant construit sur la subordination des femmes et leur éloignement des lieux d’autorité. Le travail et le noeud de pouvoir qui s’y forme deviennent un territoire réservé, il s’agit de se protéger des autres même quand le poste est assuré. La sphère privée est simplement pensée comme protection (car elle permet le renouvellement de la force de travail) dont l’État se charge en cas de nécessité. C’est ici qu’une certaine hégémonie peut se mettre en place – selon l’utilité purement pragmatique, pour les classes dominantes, de secourir, dans leur propre intérêt et pour leur propre sécurité, la population dépendante (potentiellement rebelle). Telle est sans doute la raison pour laquelle la fin du socialisme, où l’on sombrait dans l’insécurité et la misère, à la merci des milices et des mafias, a été marquée par l’apparition soudaine de nombreuses associations de femmes, qui allaient de groupes d’entraide au niveau de la simple survie à des groupes féministes. Il faut croire qu’en tout lieu la dynamique d’une vie associative (d’une société civile) ne traduit pas forcément une bonne santé sociale et politique, mais plus sûrement une nécessité et une urgence de résister35.
Le rétablissement, ou l’établissement, de l’État mononational, sans égard pour la véritable structure pluri-« ethnique » ou pluri-« nationale » de la population, affirmait la priorité des droits d’une nation « titulaire » sur les droits des particularismes, et passait par-dessus toutes les autres différenciations politiques en jeu36. Ce communautarisme fondé idéologiquement est en contradiction avec le système « démocratique » et parlementaire formellement adopté par les nouvelles ethnocraties, qui souhaitent une intégration dans l’Europe aussi rapide que possible. Il est remarquable que certaines de ces ethnocraties, tout en souhaitant se fondre dans l’Europe (pour y perdre leur particularité), aient entretenu des politiques de « purification ethnique » sur leur territoire ou même par delà leurs frontières, et qu’elles y restent parfois encore attachées en les justifiant par la « défense » (la Croatie entre autres). Elles cultivent un nouvel « ancien mythe » et une « tradition » qu’elles réinventent37 pour affirmer la réversibilité de cette partie de l’histoire38 en même temps que l’irréversibilité de l’État-nation récemment obtenu. Autrement dit, elles arrêtent le récit de la nation et de sa formation, le figeant en un dogme officiel (de l’État, d’un parti, etc.). Ce n’est d’ailleurs que l’un des biais par lesquels elles mettent en crise la laïcité de l’État. La réversibilité de l’histoire est nécessaire pour relier un passé (plus ou moins fictif) avec un avenir promis, dans le but d’établir le principe de continuité de l’identité au mépris du présent39. Cela produit une fausse contemporanéité qui annule le temps réel. L’insistance sur le principe d’identité ressortit en fait à la volonté de reconstruire la filiation propre à partir de l’identique, par l’autofondation. Il s’agit bien entendu d’une généalogie verticale, qui se traduit par une filiation patriarcale et bien sûr sexiste, qui efface le vécu, passé et présent, d’individus et de groupes entiers. En même temps, le principe d’identité élimine les individus eux-mêmes en faveur d’une nouvelle communauté primaire qui se pense comme ethnique, religieuse et même « politique » : le groupe prime sur l’individu. Ce type de communauté, qui se réclame d’une origine première commune, est « tribal », mais seulement au sens où, étrangement, il est prépolitique, ou plutôt désormais « post-prépolitique ». « Prépolitique », loin de signifier une quelconque fatalité transcendante, veut dire ici, simplement, que le groupe en question projette les causes et les raisons qui forment l’assise de son autolégitimation sur une « origine naturelle » d’avant toute corruption par le temps, l’histoire et les voisins40. Bien que nous disions souvent qu’il est prémoderne parce qu’il exclut la citoyenneté, parce qu’il rend impossible la création d’un espace public et politique et d’une société civile, parce qu’il empêche le sujet politique de se constituer, ce nouveau communautarisme est normalement produit par notre type de (post)modernité, qui s’en accommode à merveille. Ou par la modernité postindustrielle, post-1989, néo-libérale.
Aujourd’hui, le problème est aussi de (sa)voir quels nouveaux sujets politiques internationaux peuvent apparaître41, question qui est particulièrement d’actualité depuis la réunion du G8 à Gênes en juillet 2001 sous un quasi-état de siège. Le capitalisme et le socialisme ont connu et ont pu développer – bien que de manières différentes – cette immobilisation dépolitisante du sujet, mais à partir de 1989 la globalisation (dont il faut répéter qu’elle est beaucoup plus ancienne) y a ajouté un tour de vis. Là où se crée un « esprit de la palanka 42 » qui glisse inexorablement vers le totalitarisme, comme c’est le cas dans les récentes ethnocraties, tout repère distinguant une gauche d’une droite est perdu parce que, justement, cet esprit devenu spectre est sans domicile, parce qu’il est globalisé et nous surplombe comme l’esprit mondial hégélien. Avec et après lui, il ne reste que les tribus, la nation communautaire ou ethnique, tentatives d’établir une continuité de soi par delà la mort, c’est-à-dire par delà tout changement. Dans les pays anciennement socialistes, reprendre l’histoire là où (en un discours lui-même idéologique) on suppose qu’elle s’est arrêtée est ressenti comme indispensable. Il paraît désormais nécessaire d’abolir la période intermédiaire, celle du passé immédiat, et l’expérience. Il s’agit d’un renversement de l’histoire, et ce qui est recherché c’est une « voie présocialiste menant à un futur postsocialiste43 ». On tente ainsi de comprendre, à partir d’une position postévénementielle, un temps préévénementiel, l’événement étant évacué par la parenthèse. On parvient à produire, par une narration déterminante et déterminée de l’advenu lui-même, une coexistence du passé et du présent44. Cet agencement échappe à l’histoire conventionnelle qui se prend dans le jeu du récit (R. Samaddar) et sert de moyen de répression contre un présent ouvert aux événements (et aux interprétations) en même temps qu’il gouverne le passé. Ainsi un passé déréalisé par l’ablation de la période socialiste devient à son tour créateur d’histoire. L’histoire conventionnelle n’a jamais pu anticiper la partition, puisqu’elle en est partie prenante et s’est employée à la confirmer.
Le libéralisme triomphant, dont les ethnocraties sont aussi des procédures de mise en place, désamorce les subjectivations, les devenirs politiques, élimine les citoyens réels, défait le peuple souverain, substitue des formations communautaires à la société, tout en recomposant de grands ensembles économiques (Europe). À la place des sujets politiques, il réinstalle la collectivité impuissante, les néo-communautarismes, les zombies apolitiques, la démission de l’État, ou bien renforce un « national-républicanisme » qui ne peut être que l’autre face d’une impuissance45. Il remplace le politique par la morale, par l’hyperjudiciaire, et par les décisions sans contrôle d’une instance qui ne se légitime que par la force.
Dans ces circonstances, le rôle de l’État-nation qui veut à toute force se maintenir est de garantir institutionnellement cette réversibilité de l’histoire qui a permis sa naissance, tout en la voulant irréversible pour l’avenir. Pour les mêmes raisons, le régime au pouvoir n’envisage qu’une seule forme de vie – le pouvoir : toute autre forme signifierait la dissolution, la discontinuité. C’est la raison pour laquelle l’idéologie des nouveaux nationalistes et de leurs ethnocraties est marquée par la nostalgie d’un passé national romantique, plus ou moins imaginaire et en tout cas anachronique. En Europe centrale et balkanique, cette nostalgie ravive des souvenirs du XIXe siècle et d’empires disparus depuis longtemps (Autriche-Hongrie, Empire ottoman), qui ont été autrefois combattus par les nationalistes mais sont soudain ressentis comme « propres » par comparaison avec ce que l’on estime à présent avoir été une aliénation en faveur d’une idéologie « étrangère » ou d’un peuple voisin, au sein d’un État qui était commun jusqu’à une date récente. Ainsi le discours nationaliste et ethnocratique est-il singulièrement anachronique. On invoque des titres et des pedigrees, on construit des généalogies nouvelles qui imposent de rompre avec les affiliations encore récemment en vigueur, et l’on renforce une image apparemment inébranlée du caractère du mâle à la fois traditionnel et moderne : courageux, viril, performant économiquement et doté d’un capital symbolique d’honneur et de pouvoir46.
Bientôt, aucune origine dans le socialisme ne sera plus reconnue, bien que pour certains le socialisme ait représenté la première occurrence d’un État, par exemple pour la Macédoine47. Plusieurs nouvelles continuités sont revendiquées : une généalogie étatique différente, selon laquelle l’État étalon serait né ou aurait existé dans le passé, ce qui est parfois purement imaginaire ; une lignée ethnique, grâce à laquelle les origines de la nation « pure » remontent aux temps qui ont précédé l’arrivée des voisins48 ; une conception de la naissance de la nation comme union de tous les frères, à laquelle les femmes sont subordonnées ; une prolifération d’arbres généalogiques personnels et familiaux, reconstructions par lesquelles une ascendance « noble » est recherchée dans un nombre étonnant de cas ; la réinstallation d’une continuité religieuse souvent perdue depuis longtemps. Des conversions et des baptêmes (l’inscription dans une communauté « légitime ») sont soudain entrepris à grande échelle. Des funérailles officielles de souverains déchus ou de poètes morts en exil sont organisées en grande pompe à des fins d’homogénéisation (voir le paragraphe suivant). La constance et la continuité territoriales sont revendiquées dans le registre national. La « fidélité » linguistique est exigée. Et, last but not least, le principe d’identité et de continuité du sexe (genre) national masculin est retrouvé. La construction de la nation commence par la réinscription de la différence des sexes, et par son télescopage avec le différend des sexes. Le principe masculin, qui est aussi, sur le plan symbolique, celui du pouvoir, revient au centre. Ceci implique une nouvelle répartition de l’espace social des deux sexes et une nouvelle forme de soumission des femmes, accompagnée d’une certaine redéfinition des rôles. L’« esprit » essentialisé de la nation réapparaît, le principe de distinction de l’autre, du non-national, est renforcé, la différence est fantasmée au plus haut degré. Ainsi le principe d’identité est-il à la base de l’ordre patriarcal dans la société civile et dans l’État-nation, et celui-ci est peut-être érigé sur les principes de celui-là. Cependant, cette inertie du même ne va pas jusqu’à la redondance : l’identique se veut « économique » en ce sens qu’il veut éviter le redoublement inutile d’une relation déjà établie49.
LE RASSEMBLEMENT PAR LE DEUIL
Une digression s’impose ici au sujet de la force de rassemblement et d’homogénéisation du deuil et des funérailles. Ainsi, le 6 novembre 2000, vingt-cinq ans après sa mort, les nostalgiques de l’ancien empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié célébraient avec majesté les obsèques impériales du négus destitué en 1974 et mort « mystérieusement » en 1975. Dès 1989, à la veille de l’effondrement de la Yougoslavie, l’Église orthodoxe serbe, pour commémorer la fameuse bataille du Champ des Merles (Kosovo) de 1389 (devenue le mythe fondateur du projet expansionniste, de la dynastie des Karadjordjevic au XIXe siècle jusqu’à Milošević), porta en procession dans toutes les « terres serbes » les ossements du légendaire « empereur » Lazare qui y fut tué par les Turcs50. Au demeurant, le récit épique populaire chante la défaite des Serbes à la manière des qasîda élégiaques. (L’influence orientale, pourtant indéniable, est rarement reconnue dans l’esprit nationaliste.) C’était l’occasion pour la « meute funéraire », comme dirait Canetti, de se transformer en « meute guerrière ». Quant à Vojislav Koštunica, il s’empressa, en 2000, trois jours après avoir été élu président de la Yougoslavie tronquée, de se rendre – contre toute sagesse politique et diplomatique – en « République serbe », officiellement partie de la Bosnie- Herzégovine de Dayton et non territoire serbe ou yougoslave, pour assister à la mise en terre des restes de l’écrivain Jovan Dučić (1871-1943). Ce dernier, nationaliste extrême mort aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, s’était facilement prêté à une récupération par le récit nationaliste serbe51. En venant ainsi glorifier la dépouille d’une idole nationaliste, Koštunica, le « nationaliste modéré », prenait soin de se faire consacrer par les ethnicistes revendiquant une grande Serbie et par les popes.
Elias Canetti écrit : « Et voici qui donne à penser : l’ordre de tuer vient des morts eux-mêmes, comme s’ils détenaient l’autorité suprême en la matière. En définitive, ils décrètent le passage de tous les vivants de leur côté. Il se trouve parmi eux tous ceux qui ont autrefois donné des ordres, des générations entières de chefs. Rassemblés, ils jouissent d’un grand prestige ; lequel serait grand aussi si soudain, et non plus morts, ils se dressaient tous parmi les hommes. Mais on ne peut se défendre de l’impression que leur puissance s’est encore accrue du fait de leur mort. Ils peuvent se manifester par le prophète (…) ; ils ont ainsi tourné la mort et continuent à être actifs de façon impressionnante52. »
À Cuba, lors de la grande messe organisée pour le « retour » des cendres du Che de Bolivie (en 1997, lors du trentième anniversaire de sa mort) et leur inhumation dans sa sépulture officielle de Santa Clara, Fidel Castro récupéra complètement la légende de Guevara à son compte, en la réinscrivant dans les fondements mêmes du mythe national et étatique, à un moment où celui-ci, vacillant, demandait à être renforcé53. « Merci, dit-il en s’adressant au mort, de venir nous fortifier en cette difficile bataille que nous livrons aujourd’hui pour sauver les idées pour lesquelles tu luttas tant, afin de secourir la Révolution, la patrie et les conquêtes du socialisme, qui sont la partie réalisée des grands rêves que tu as nourris ! (APPLAUDISSEMENTS) Pour mener à bien cette énorme prouesse, pour détruire les plans impérialistes contre Cuba, pour résister au blocus, pour atteindre la victoire, nous comptons sur toi. (APPLAUDISSEMENTS). » On peut visiter, à Santa Clara, ce mausolée d’une grande laideur, ouvert au tourisme patriotique et révolutionnaire, sous l’oeil vigilant de l’armée : interdiction de s’asseoir sur ses marches, interdiction de circuler derrière le disgracieux monument avec un appareil photo (de crainte qu’on ne prenne la statue du héros de dos), obligation de le déposer au vestiaire avant d’entrer dans le sanctum sanctorum, obligation de décliner sa nationalité lors de la visite, interdiction de parler dans la crypte (une vraie église !), enfin, interdiction de faire demi-tour une fois entré, car il ne faut pas tourner l’échine à la révolution. Ce tombeau du Che est le caveau mortuaire de la révolution, devenu musée macabre. Mais ce n’est pas tout. À l’extérieur, le Grand Récupérateur a fait graver sur du granit la lettre d’adieu historique que le héros lui écrivit au moment de partir : leurs chemins se séparaient, le choix d’Ernesto Guevara avait été autre. Déçu par le résultat de la lutte à laquelle il avait contribué, il partait faire d’autres révolutions. La critique, bien qu’elle ne soit pas personnellement adressée à Fidel, y est à peine voilée. À ce dernier et à la révolution, il confie pourtant sa famille54. La critique, même la plus virulente, si du moins elle est « constructive », n’est pas un problème, et elle peut être ouvertement citée, car la vérité officielle la recouvre toujours, étant plus forte, étant absolue. Très astucieusement, c’est à travers le Che que Castro fait passer sa propre continuité et celle de la révolution : « Le Che fut le producteur d’hommes comme lui-même. » La circularité apparente renvoie à celui qui tient le discours ce 17 octobre 1997 et le légitime.
Mais le regroupement peut aussi se faire autour d’un mourant, s’il est important, comme ce fut le cas lors de la dernière grande tentative d’homogénéisation des Yougoslaves autour d’un Tito moribond. Une vraie psychose et une angoisse sécuritaire de masse s’emparèrent de la classe dirigeante, des médias et de toute la population55. On introduisit des tours de garde dans les entreprises, des permanences de responsabilité, on commença à fermer à clef les portes d’entrée des immeubles, on était suspendu aux communiqués médicaux publiés toutes les heures par la clinique de Ljubljana où le père fondateur était hospitalisé : « C’est dans cette identification avec l’agonisant que réside, écrit Canetti, l’essence de la meute funèbre, tant que la mort n’est pas encore intervenue56. »
En d’autres circonstances, lorsqu’il s’agit de mobiliser en vue de nouvelles conquêtes, par exemple avec les ossements de l’« empereur » Lazare, le deuil collectif peut se transformer en meute guerrière, comme le montre encore Canetti : « C’est le premier mort qui communique à tout le monde le sentiment d’être menacé. On ne saurait surestimer l’importance de ce premier mort dans le déclenchement des guerres. Les souverains qui veulent déchaîner une guerre savent très bien qu’il leur faut ou bien se procurer ou bien inventer un premier mort (…), il faut que l’on croie que l’ennemi en est responsable. On cèle toutes les raisons qui auraient pu entraîner sa mort, à l’exception d’une seule : il a péri en qualité de membre du groupe dans lequel on se range soi-même. La meute funèbre promptement formée agit en cristal de masse, elle s’ouvre en quelque sorte : tous ceux qui se sentent menacés pour la même raison la rejoignent. Leur mentalité devient soudain celle d’une meute guerrière57. » Et c’est bien à cet effet qu’on la constitue.
Pour revenir à notre thème, dans les conditions décrites, la démocratie, les droits humains, etc., ne sont plus liés à des principes universels, mais à ce qui les remplace – la supériorité absolue (et ainsi, par dérivation, une sorte d’universalité secondaire) de « notre » nation, la seule investie d’humanité. Les États monoethniques représentent l’idéal, et la coexistence dans la séparation et dans la hiérarchie sera à nouveau rendue possible par la hiérarchisation de la citoyenneté : celle-ci ne sera pas accessible à tous de la même manière. Dans certains cas, les obstacles seront surtout juridiques (les étrangers, en particulier extraeuropéens), dans d’autres, coutumiers (les femmes). Le modèle d’exclusion le plus tenace est l’« exclusion » spécifique des femmes, en fait une inclusion subordonnée qui ne nuit pas à l’« universalité » aux yeux de ses tenants. Et « c’est curieusement au nom de l’universel que les femmes doivent […]être exclues de la prise de décision politique », écrit Martine Spensky dans un contexte il est vrai différent, celui de la lutte des femmes britanniques pour leurs droits politiques au début du XXe siècle58.
L’Europe occidentale, qui s’engage dans l’Union européenne sur de nouvelles bases depuis 1989, encourage et promeut de différentes manières tous ces processus en Europe orientale. La désintégration à l’Est, pourrait-on dire, contribue à l’intégration de l’Ouest, y compris la violence et les guerres en cours. Celles-ci sont constitutives de la construction de l’Europe et du tracé de ses frontières. « La guerre est produite, remarque Claudio Risé, par la culture dans son ensemble (…) et surtout par ses références transcendantes59. » Mais l’Europe elle-même modifie la manière d’ériger l’État-nation, et de plus en plus d’éléments de souveraineté nationale sont transférés à un niveau supranational. C’est d’ailleurs le cas, plus généralement, compte tenu des déplacements et décentrements des masses de populations et des modes de culture, quand le nationalisme se déterritorialise. Cette tendance semble aller à rebours de celle qui s’observe à l’Est de l’Europe, mais les deux mouvements sont en vérité complémentaires. L’État-nation, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest de l’Europe, perd de plus en plus la capacité de défendre ses citoyens et résiste à l’extension de la citoyenneté active (ou de la citoyenneté tout court) et de simples droits humains, à des non-nationaux (qui sont aussi des non-citoyens). Il y a là possibilité, sinon nécessité, d’une tentation autoritaire ou totalitaire du fait des nouvelles législations internationales. Il y a également possibilité de transferts de pouvoir, permis par des technologies politiques nouvelles, à des instances supérieures et/ou à la police60 (dans le cas de l’Union européenne), ou encore à l’exécutif, à l’administration et à diverses institutions arbitraires, quand ce n’est pas aux paramilitaires, qui incitent à l’impunité (ceci, dans le cas de certaines ethnocraties de l’Est). Dans plusieurs pays situés en bordure de l’Europe unifiée, les mafias et les groupes paramilitaires sont pratiquement les seules institutions en place, à côté des Églises dont, pour certaines, le rôle a pu être désastreux. Les institutions elles-mêmes sont détournées à cet effet et l’Europe, parfois, traite ou marchande avec ces institutions mafieuses, parce qu’il n’y en a pas d’autres, ou parce qu’elle n’a pas soutenu les alternatives politiques quand il en était temps, comme en ex-Yougoslavie. Dans ce pays comme ailleurs, les exactions, le racket, la guerre, les massacres et, au Rwanda, le génocide lui-même ont pu recevoir le tampon de viabilité des États et une apparence officielle, un visage d’autorité ou de légitimité admis comme tel par une partie plus ou moins importante de la population.
Dès que les événements de 1989 ont ouvert les frontières de l’ancien bloc socialiste, les pays européens ont commencé à développer leur actuelle politique protectionniste, hautement « sécuritaire », pour interdire l’immigration et limiter le recours à l’asile61. La majorité des réfugiés de guerre (plus nombreux à l’intérieur même des pays en question qu’en Europe de l’Ouest) étaient des femmes, des personnes âgées et des enfants, la population civile. Parmi les nouveaux migrants économiques et les expatriés, les femmes forment un groupe sensiblement plus défavorisé. Elles sont plus facilement immobilisées et victimisées que les hommes et plus fragilisées et désubjectivisées qu’eux par la politique des pays d’immigration. Ces derniers obtiennent ce résultat par la restriction de l’accès aux visas, ou de leur extension, par la création d’aires d’« infradroits » (procédures administratives et policières reposant sur des décrets inconnus du public et sur la création d’« exceptions62 »), par l’élargissement et la transformation du concept de frontières linéaires63, par l’incitation à la xénophobie, par la présentation des mouvements de réfugiés comme des phénomènes de masse menaçants, par l’encouragement de la population à collaborer en dénonçant des « irréguliers », par les centres d’accueil, qui limitent les mouvements des intéressés ainsi que par la criminalisation des migrants et des demandeurs d’asile64. Ce phénomène est particulièrement remarquable depuis 1989 : « C’est en 1989-1990 que commencèrent les grands bouleversements de société et le nouveau partage de l’Europe. La communauté européenne (CEU) occidentale devint la forteresse Europe. À l’extérieur, les gouvernements mirent en place les systèmes de recherche et de contrôle évoqués plus haut contre les réfugié(e)s, à l’intérieur commença une nouvelle exclusion sociale et raciste. La mise en place de la rétention, comme internement et instrument d’intimidation, est par conséquent étroitement liée avec le nouveau régime de la migration et des frontières65. »
Les États expulsent maintenant les immigrés clandestins, ceux qui avaient demandé l’asile mais ne l’avaient pas obtenu, comme ceux qui sont venus légalement mais sont devenus « illégaux », qu’ils soient des anciennes colonies ou de l’Est de l’Europe. Le critère ultime est ici l’origine – est- on un national ou un étranger ? – qui finit par devenir un critère racial selon lequel les droits humains et la citoyenneté sont limités par la naissance. Et n’oublions pas que la distinction principale de la naissance est celle du sexe (renforcée par les généalogies mythifiées et par les récits de fondation nationale), qui est utilisée en dernière analyse comme un critère normatif dans tout ce qui a trait à la différence ethnique ou nationale. « État-nation signifie : État qui fait de la nativité, de la naissance (c’est-à-dire de la pure et simple vie humaine) le fondement de sa souveraineté66. » Il y a ainsi une grande affinité (un consensus) entre les nouvelles ethnocraties de l’Est et les États européens occidentaux dans la valorisation normative attribuée à la sélection par la naissance, de même qu’un accord tacite sur l’inégalité des sexes. Les accords de Schengen ont créé plusieurs niveaux d’États-tampons internes et externes vers l’est, qui seront chargés, sur ces bases, de contrôler et d’empêcher l’immigration, alors même que de par le monde les diasporas entrent désormais dans l’ordre des choses et ne sont plus l’exception. Ces États déporteront les étrangers indésirables. Ainsi en va-t-il de la Pologne, qui a d’abord reçu l’aide de l’Allemagne au sujet des migrants de la région frontalière, puis qui, une fois intégrée, agira à son tour sur l’Ukraine, etc.67. La Slovénie, qui s’apprête elle aussi à entrer en Europe, en est un autre exemple. Les pays occidentaux contraignent ceux de l’Est à développer des politiques xénophobes et une normativité sélective par la naissance en faisant d’elles des conditions de leur intégration dans l’Union européenne. Ils aident ainsi à renforcer le patriarcat là où celui-ci a déjà été rehaussé par les nationalistes au pouvoir.
En même temps, la région devient un concept de plus en plus flou. De nombreux problèmes nationaux et internationaux s’articulent et ont un sens seulement si toute la région est prise en compte. Le problème albanais, qui concerne, outre le Kosovo et l’Albanie, la Macédoine, la Serbie et la Grèce dans une moindre mesure, ne peut être résolu dans l’un de ces pays seulement. Même chose pour le conflit dit des Hutus et Tutsis, dont le génocide perpétré au Rwanda en 1994 ne représente que la pointe de l’iceberg (toujours en formation), et qui requiert de considérer, en plus du Rwanda et du Burundi, le Congo et l’Ouganda, éventuellement la Tanzanie, pour ne citer qu’eux, c’est-àdire de rompre avec une approche focalisée sur les divisions entre les colonialismes concurrents et sur la racialisation du conflit qu’ils ont produite. En outre, les régions sont parfois des concepts très malléables et variables, qui répondent à des choix dictés par des perspectives politiques ou par une ethnicisation du point de vue. Dès que le contexte d’une « région » est fixé, on s’aperçoit que des géographies imaginaires et réelles très variées peuvent en découler, et que certaines configurations spatiales sont très aléatoires. Elles diffèrent, en particulier, selon qu’on les observe à partir d’une métropole ou d’une périphérie68, ou à partir d’une situation culturelle plutôt que d’une autre. À quoi le monde ressemble-t-il du point de vue des femmes ? Ou de l’océan Indien ? Selon Arjun Appadurai, critique des « area studies69 », chaque région crée ainsi ses propres « régions ». « Ainsi, dit-il, le monde peut consister en régions (vues en tant que processus), mais les régions elles-mêmes imaginent leurs propres univers70. »
LA TRANSITION ET LA CONDITION FÉMININE
La liberté et l’égalité sont les deux principes fondamentaux de la loi et des droits humains qui n’ont pas vraiment été appliqués aux femmes, pour ne rien dire de l’incongruité de la fraternité à leur égard. Lors de la Révolution française, l’idéal de la fraternité, parce qu’il considère les intérêts collectifs comme transcendant l’individu, était censé faire office de médiateur entre les deux premiers71. Mais le terme de fraternité souligne lui-même toujours la configuration communautaire, non sociale ou sociétaire et surtout encore masculine, du collectif qu’il désigne. C’est tout le problème du républicanisme français, notamment à propos d’autres populations : il faut d’abord appartenir, pour ensuite pouvoir participer au politique (par lequel on peut alors agir sur le social). Il y a comme un point aveugle de la Révolution, qui est de ne jamais interroger la constitution de la République72. En effet, à l’intérieur de la communauté fermée, en tant que distincte de la société, les femmes ne peuvent jamais accéder au même statut que les hommes. Dans une communauté traditionnelle, les frères s’unissent autour d’un chef et autour d’un idéal maternant (représenté iconographiquement comme une femme : la Liberté, la Nation, l’Église, etc.). Mais les femmes ne correspondent pas au modèle : elles seront donc subordonnées. Gail Pheterson :
« Les femmes apprennent que si elles répondent aux exigences nécessaires pour occuper la place qui leur a été assignée dans la communauté, elles n’auront pas à subir de jugement. En d’autres termes, on leur promet la “récompense” du non-jugement en échange de leurs services, de leur endurance et de leur transmission des codes (discriminatoires) de genre ; ces codes supposent pour les femmes le non- exercice ou l’exercice subalterne des droits politiques73. »
Puisque les femmes sont ainsi naturalisées, désubjectivées et privées d’histoire, le rapport entre femmes et hommes n’est jamais perçu comme politique. Mais il est bien le premier rapport politique, celui qui fournit le moule aux autres types de différend. Le consensus sur le fait d’exclure les femmes du politique, de la citoyenneté, de l’espace public et du pouvoir politique est instrumentalisé, par analogie, pour justifier les autres exclusions ou subordinations, les différentes dominations dans un régime d’hégémonie(s) complexe(s), et pour situer le lieu du pouvoir au plus loin des dominés. Les femmes ne sont pas membres de la nation, elles lui appartiennent en tant que « nos femmes », ou appartiennent aux autres en tant que « leurs femmes74 ». Elles n’auront donc pas accès au pouvoir. Elles s’activent comme elles peuvent au sein d’associations alternatives ou résistantes75.
Il est vrai que la nation reste une tentative pour éviter des divisions sociales ultérieures76 par l’entremise d’une instance idéologique et imaginaire supérieure, comme Dick Howard le montre dans son livre Pour une critique du jugement politique77. C’est un principe vertical et patriarcal qui est supposé produire la cohésion, une règle elle-même investie d’un pouvoir divin transcendant (qui remplace, et sécularise, le pouvoir divin de l’Ancien Régime). Cette analyse pourrait être appliquée à l’Europe de l’Est. Dans les transitions qui se mettent en marche, un État mais aussi une sphère publique où se déploieraient diverses associations de citoyens sont nécessaires pour négocier la démocratisation et l’ouverture des schémas inégalitaires constatés. Suite à l’écroulement général des sociétés et des États, qui frappe surtout, depuis 1989, l’Europe balkanique et orientale, un État devrait être reconstruit, avec ses institutions, en même temps qu’une société civique serait mise en place, ce qui semble être pour le moins difficile. La « transition » bute sur l’entropie du « projet » néo-libéral, dont la forme concrète, dans les exemples en question, dévoile une circularité de la pensée du salut au sein du chaos généralisé. L’humain lui-même se fait alors instrumental et superflu. La violence devient « désutile »
(E. Balibar) parce que, la production et la destruction se succédant, on peut se poser la question de l’intérêt de la violence extrême pour qui que ce soit. Mais la précarité extrême des exclus, même sans qu’il y ait brutalité physique, ne favorise pas la subjectivation politique78. Et, en l’occurrence, ceux qui n’arriveront pas à se constituer en sujets sont en même temps ceux qui disparaîtront. L’instauration ou la restauration du capitalisme l’exige. La « transition » en Europe de l’Est reste indécise quant à la détermination des statuts et des rapports entre les droits individuels et collectifs, elle propose une définition opératoire de la nation très floue. Ainsi, d’après Sabrina
P. Ramet, les modernes (dans son exemple yougoslave, les communistes) et les postmodernes (les nationalistes) « ont également transformé le concept de nation originaire des Lumières, en l’utilisant comme une première mesure de différenciation sociale, et en la construisant non dans les termes de la citoyenneté, mais plutôt dans les termes d’un groupe ethno-national spécifique79 ». Le relativisme des valeurs est ce qui s’introduit avec la modalité dite postmoderne. Il peut y avoir à son sujet simple description (J.-F. Lyotard) comme il peut y avoir défense d’un système hyper-néo-libéral jusque dans le politique et l’économique (R. Rorty, J. Rawles80).
La subjectivité individuelle n’exclut pas certains aspects communautaires, un espace public commun, etc., mais elle n’est pas une soumission complète au collectif primaire. Elle n’est jamais achevée et elle est une condition de la citoyenneté, elle-même inachevable et d’ailleurs passive ou active. La citoyenneté passive et de principe, purement formelle, est généralement réservée aux femmes et aux couches socialement et économiquement faibles de la population. Il y a des degrés de subjectivation, puisqu’il s’agit d’un processus, mais cette mutation elle-même reste interminable et n’aboutit jamais à l’identité avec soi-même. Le fait qu’il y ait des sujets multiples ne peut pas rester étranger au sujet lui- même, car il se constitue en relation avec les autres. Les formes diverses et fluctuantes que prend le sujet ne sont visibles que si l’on renonce à l’idée d’un sujet unifié et unifiant81. Le sujet individuel, mais socialement constitué et qui n’a pas de forme prédéterminée, est aussi une manière de résistance aux tentations de la violence conçue pour pallier le manque de support intérieur. Il n’est jamais là où on l’attend, jamais identique à lui-même. Le sujet se caractérise par l’arrachement à lui-même, à l’identité assignée, à l’identique. Il n’est sujet que s’il ne représente pas seulement son « groupe » social, un corps, mais fuit vers d’autres subjectivations82. Dans le cas de l’abdication de l’ego et du sujet, en effet, dans le renoncement au politique, le semblant de citoyen se construit par la violence, comme on le voit avec les néo-communautarismes.
C’est le point où la modernité cède à la violence dans la construction du sujet-ego de type oedipien, quand il s’agit du plan psychologique. Les rapports sociaux se calquent sur le même principe : celui de l’inavouable exclusion. Ainsi la modernité et la politique succombent-elles à un consensus préétabli, à une volonté qui rejette tacitement le jugement indépendant partagé. Cette tache aveugle, socialement cultivée, empêche en les précédant le partage du jugement et de l’émotivité et leur mise en commun, de même qu’elle ignore la force de la machine ainsi mise en marche83. À partir du cadre ainsi établi, qui a entre autres le défaut de réduire toute complexité à une dichotomie, les agencements non oedipiens, prémodernes ou autres et la productivité de l’inconscient et du désir restent incompréhensibles. Selon Jacques Poulain, « La modernité n’a (…) subordonné la vie sociale à l’État qu’en prêtant à ce dernier la puissance de juger de façon juste et équitable la distribution à chacun des droits et des biens en proportion des besoins et des tâches, en lui prêtant cette puissance qui, depuis l’institution des dieux souverains, n’était dévolue qu’aux dieux84. » Dick Howard, dans le même esprit, dit que « le jugement politique réflexif crée l’espace public (et le cadre républicain) dans lequel l’individu peut valider ses droits dans le cadre d’une communauté qui est constituée par le même exercice. De cette façon, le cercle vicieux de la théorie politique peut faire place à une théorie du politique85 ». Le politique – la rencontre des divers litiges, intérêts et logiques – précède la théorie et la suscite. L’inégalité, la marginalisation dont le politique témoigne et qu’il appelle à corriger par l’exercice de la démocratie et par la réflexion, sont toujours là sous une forme ou sous une autre86. Mais, précisément, même s’ils existent depuis l’Antiquité, leur contenu n’est pas donné. Le consensus, au contraire, n’étant que « représentation anticipée », un accord minimum, le plus médiocre et le moins interrogé, n’admet pas la poussée dialectique d’une négativité qui pourtant contribuerait à véritablement négocier ce qui pourrait se construire de commun87.
Le type moderne d’exclusion de l’autre (du tiers) n’est finalement peut-être pas sans rapport historique avec le modèle rituel et en partie sacrificiel des sociétés traditionnelles. Dans le cas des rapports des sexes, les rites en question sont en outre instituants ; ils sont constamment répétés, jusqu’à aujourd’hui, au tournant de chaque crise. La dépossession de soi dont le non-sujet se fait lui-même l’objet, dirigeant sa haine envers l’autre « non perçu » ou « jetable » pour, encore actuellement, fusionner en communauté, n’est pas moins violente que les sacrifices fondateurs d’autrefois. Les deux se rejoignent après 1989. Autrement dit, il y a de l’autoritaire, du non démocratique, de l’excluant subalterne aussi bien que dominant. Les hiérarchies, au lieu de s’exclure, se superposent et se renforcent dans un ensemble bien ficelé.
Le sujet politique ne se reconstruit et ne devient citoyen(ne) que dans et par une réciprocité du jugement individuel de chacun(e)88, en évitant les extrêmes de l’individualisme et du collectivisme ainsi que des identités forcées. Il suppose des pourparlers et une ouverture. Il dépasse et traverse les identités et s’écarte nécessairement de lui- même. Cependant, la construction du politique occidental moderne pose problème du fait que la République, par le biais de la Nation, se fonde sur l’identité et donc nécessairement sur l’exclusion89. Le principe d’identité est, entre autres, un principe de conservation patriarcale. Il est historisant et producteur de généalogie excluante. Il est garanti par le maintien de la famille. Il contribue à la relève des élites. La pensée de l’origine aussi bien que la pensée de la suite (de la continuité) produisent cette règle. Son entretien passe par un tiers qui est en même temps la distance que prend la culture pour se reproduire elle-même.
La nation est l’une des grandes figures historiques de la transcendance de la mort90 et de l’universel. Elle rend la religion caduque91 en la sécularisant92. Elle se confond éventuellement avec elle93. Elle correspond aussi à une stratégie politique pour le pouvoir. Elle recherche un État lorsqu’elle ne coïncide pas avec lui, en vue d’acquérir un cadre juridique dont l’objectif est la neutralisation des différences (J. Poulain). Or, au moment même où l’Est de l’Europe et ces « retardataires » que sont les « pays en voie de développement », selon l’euphémisme en usage, accèdent à ce dispositif au sein de la mondialisation du modèle occidental de la modernité, le « capital-sans-frontières » devient transnational et esquisse une nouvelle hégémonie universelle. Par rapport à celle-ci, une fois la planète enfin unifiée, les mêmes se retrouveront une fois de plus à la traîne. Ceci est parfois appelé multiculturalisme, par référence à la reconnaissance des différences… au sein de la nouvelle hiérarchie mondiale.
Jusqu’ici, la transition n’a encore été pensée que pour les périphéries postcoloniales, pour l’Amérique latine après les dictatures ou pour les pays de l’Est depuis l’effondrement du socialisme réel94. Elle a d’ailleurs le plus souvent été pensée à partir du centre, comme le montrent les « études subalternes95 ». Aucune trace, dans le discours politique, de transitions complémentaires, y compris pour les pays du centre. Très peu de réciprocité encore à l’horizon96. De plus, on fait peu attention à l’ordre sexuel qui y sévit, peut- être parce que la globalisation crée un cadre très large qui, tout en contenant des régimes différents, permet néanmoins à chacun d’entre eux de dépasser ses étroites limites d’origine, de sorte que le type moderne de rapports de sexe se propage sans tenir compte des frontières nationales. Ceux qui n’ont pas encore remis leurs pendules à l’heure, notamment les ethnocraties et intégrismes divers, crient à la trahison, à l’importation d’idéologies, à une influence étrangère. C’est d’ailleurs ce que ne cessaient de répéter les régimes socialistes, par exemple au sujet du féminisme.
COMMUNAUTÉ ET DÉMOCRATIE
Il faut distinguer nation communautaire (ethnique, religieuse ou autre) et nation-société. Seule cette dernière est intégrée et permet l’individuation subjectivante ainsi que la citoyenneté moderne. La nation-communauté, en général « ethnique », est quant à elle souvent encore en quête d’État et prête par avance à sacrifier la démocratie à cet objectif. À ses débuts, toute nation n’est que communauté retranchée et hypertendue se donnant un projet d’État (de pouvoir) accompagné d’un – ou éventuellement déguisé en – désir de société (de nation-société démocratique). Que l’objectif soit atteint ou non dépendra des circonstances, du caractère démocratique du processus lui-même et de l’appartenance de ses tenants à une majorité ou à une minorité (l’une et l’autre également construites). Cette dernière question déterminera la marche à suivre, ce qui n’empêche d’ailleurs pas que la complémentarité de la majorité (dans le cas de l’ex-yougoslavie, les « nations ») et de la minorité (ultérieurement les « nationalités », n’ayant pas droit à la sécession et n’étant pas « constitutives ») soit maintenue jusque dans leur conflit. Au demeurant, il n’est nullement besoin, pour l’heure, que la nation soit démocratique à l’égard des femmes ou des « étrangers ». À propos de l’expérience intégriste de la minorité musulmane dans la ville de Lucknow (Inde) en juin 2000, l’agence de presse alternative Sabrang Alert écrivait dans un rapport : « Dans un climat aussi perverti, qu’une minorité explose ainsi en lançant une croisade provocante n’est pas seulement une recette pour le désastre, mais cela montre aussi un énorme mépris pour la vie et la sécurité des musulmans ordinaires, et prouve ce que Sabrang a toujours répété, que les communautarismes majoritaire et minoritaire ne sont que deux faces de la même médaille97. » Le communautarisme religieux, nationaliste ou autre est absolument intolérant et exige une loyauté sans faille. Ceux qui pourraient avoir une opinion différente, même légèrement, même sur des points sans importance, sont diabolisés et leurs idées sont présentées (indépendamment de leur contenu réel et quand bien même elles n’auraient pas été émises) comme portant sur l’essence de la nation ou de la religion, comme une menace pour leur pureté et leur intégrité. Aussi bien la petite différence produit-elle, mieux que toute autre, le dissident, l’impur, et surtout le traître : il suffit que la personne n’adhère pas sur toute la ligne au dogme puriste que la communauté s’est donné en l’anticipant98.
La seule démocratie que la communauté primaire et réduite puisse mettre en place, c’est la démocratie patriarcale (partielle et exclusive) ; celle-ci (qui est relative à l’époque) a bien existé et existe toujours. Il ne faut pas la confondre avec une communauté de partage de ce qui n’est pas propre à chacun, ce que le terme, pris dans un sens plus large, veut également dire. Il s’agit au contraire d’une communauté déjà constituée comme pouvoir, et où le commun ne saurait être étendu aux femmes, sinon, dans le meilleur des cas, par procuration. Pourquoi ? Parce que c’est une communauté qui participe déjà du partage de la raison, et qui exclut en se fondant sur une dynamique dichotomique. Cette manière de penser binaire (ce partage de la raison) vise à induire les hiérarchies et à faire fonctionner les hégémonies, en vue de quoi elle crée la naturalité du sexe. Le sexe sert ainsi d’étalon pour introduire et maintenir, outre l’inégalité des sexes, les autres injustices sociales et politiques. Avant d’exclure du pouvoir, tout en les incluant d’une manière spécifique, les différents groupes ou individus « moins égaux », dont les femmes, la communauté établit une relative égalité des hommes entre eux. Selon Amelia Valcárcel, une certaine « démocratie par le bas » est au contraire réservée aux femmes, qui cherche à les rendre égales en réduisant les quelques droits dont elles jouissent99. Ainsi les femmes sont-elles renvoyées par l’inégalité réelle au prépolitique, et définies par leur sexe au coeur même du politique moderne. Parce qu’il est politique, le différend des sexes est neutralisé aux fins du système patriarcal.
Le chauvinisme joue lui aussi de la dimension culturelle et symbolique. Il fait appel à l’histoire, mais sa véritable position est antihistorique, puisqu’il construit une coextension et identité du passé et du présent par la narration. L’histoire nationale mythique qui se perd dans la nuit des temps, celle de l’origine, devient plus présente, dans les déclamations du nationaliste, que l’histoire réelle récente ou que l’actualité. Enracinement dans une antiquité imaginaire plutôt que dans la vie réelle. La race, plutôt que le voisin, aucun rapport direct, aucun véritable objet. Le nationalisme réfute le temps lui-même en lui faisant faire marche arrière : l’éternité, l’atemporalité affichée de la nation ne peut accepter l’histoire, c’est-à-dire le changement. Il adopte ainsi un pseudo-historicisme paradoxal, dont le seul projet d’avenir est un passé idéalisé (et inventé). À la place de l’histoire s’installe le mythe instituant qui insuffle une certaine dynamique à la collectivité. Les « tribus » recréées par le nationalisme reposent sur l’oubli de la tradition au profit de la « tradition ». Autrement dit, la tradition est inconséquente et ne survit qu’au prix du changement. Le mythe national et la rhétorique transhistorique sont de très puissants agencements d’histoire. Mais il s’agit d’une histoire sinistre, dès lors que ce mythe comprend le rejet de l’altérité. Les autres se voient attribuer les caractères de la monstruosité : ce sont des bêtes sauvages100, ils se livrent à des atrocités, leurs femmes sont en armes (munies de pénis ?) ; toutes sortes d’aberrations contre-nature leur échoient.
Les chauvinismes se sont construits au moyen et en compagnie de la misogynie. Celle-ci n’en est pas un produit fortuit ou aléatoire, elle en est vitalement constitutive. Mais la misogynie historiquement produite porte aussi plus loin que les rapports sociaux des sexes : elle s’étend à toutes les hiérarchies sociales qui en sont indissociables, de même qu’elle est inséparable, jusque dans les termes, de la différence dite nationale.
Plus un nationalisme est agressif, plus sa mythologie regorge d’héroïsme, de valeurs « viriles » et de mystification historique. Radomir Konstantinović montre bien comment le nationalisme serbe (mais il en va ainsi de tous) « corrige » l’histoire, par exemple celle de l’Antiquité ou du Moyen Âge, en y inscrivant ses projections et en accomplissant ainsi a posteriori la « tradition » créée de toute pièce. L’impératif de la « tradition » (religieuse et mystique dans le cas en question) apparaît, et ce n’est pas un hasard, dit-il, au moment de l’agonie de la « lignée divine », expression que nous pourrions traduire par « lignée masculine » : il s’agit d’une lignée tribale et patriarcale, donc prémoderne, qui ne peut accepter sa disparition lors de la désagrégation de la société101. Lorsque Frantz Fanon décrit la « palanka » (R. Konstantinović) de la société coloniale, il parle également « d’agonie prolongée102 ». C’est ainsi que la mystification de l’histoire et son renversement prennent corps et « deviennent vérité » à force de répétition, y compris aux yeux du nationaliste, que gouverne l’espoir de sauvegarder ou de refonder l’unité perdue. L’identique en lui-même, qui n’existe que dans une conscience aliénée au deuxième degré, est appelé de tous les voeux103. L’origine propre est divinisée et dessinée à partir du même, qui, en dernière analyse, est « masculin ». L’identité est ici exacerbée par une double torsion du temps où elle doit encore être atteinte dans l’avenir pour pouvoir être affirmée comme pleine et sans faille depuis toujours. Le principe d’identité ne peut que prétendre à la totalité. Il est une stratégie de pouvoir, d’un pouvoir entendu comme condition de survie.
Mais l’absence de fissure n’existe qu’au niveau du mythe. L’identique à soi-même ne peut provenir de l’autre sexe, il prend donc nécessairement les traits d’une virilité, d’un héroïsme et d’un sacrifice de soi dont on fait un mythe. Il est en dernière analyse historiquement « masculin ». « Nécessairement » car s’il y a naissance, s’il y a origine, il y a bien sexe, mais il ne peut pas y en avoir deux là où l’identique seul est affirmé. Un seul Sexe (mais qui n’est pas le sexe génital, qui n’est pas marqué ; le sexe biologique n’est que féminin) est possible, où se rencontrent l’origine et l’aboutissement : celui du phallus porteur de pouvoir, qui est à la fois signifiant et signifié et qui regroupe toutes les significations : le sexe national masculin universel, plénitude de contenu égale à tous égards au vide, et qui représente un système clos104. Il n’est perçu ni comme sexe, ni comme masculin105. Il est un effet de la sécularisation de la modernité (qui le confirme) en ce qu’il n’admet pas de référence extérieure. Il prend toute la place (déserte) et devient le lieu du pouvoir.
Le concept de lignée renvoie au masculin en imposant l’idée d’une élévation, d’une noblesse de ce dernier. Le prototype en est une hypermasculinité imaginaire et idéale. Il va de soi que ce masculin-là introduit un langage réifiant, une déclamation, qui passe à côté de toute réalité existentielle mais qui a la prétention d’en créer une autre, parallèle et plus « vraie ». Alors qu’avec le féminin le masculin produit la vie, la conjugaison du masculin et du masculin sous le signe du patriarcat106 donne un concept abstrait et sans vie, la nation, qui se réalise par le pouvoir et le garantit. L’identité, comme fondement de la tribu et, dans le néo-communautarisme, de la nation, a deux aspects qui se renforcent l’un l’autre dans un effet tautologique de la virilité exacerbée : l’origine construite dans l’identique, le féminin représentant le non-identique, mais également le cap de l’identique égal à lui-même, cap à maintenir et à atteindre à la fois, mais toujours « à », marque d’un manque et d’un écart (de pouvoir/puissance). Ainsi le poème nationaliste peut-il même glorifier l’inceste dans la lignée, la mère qui couche avec le père et avec le fils, pourvu qu’il n’y ait pas de perte de valeur (de sperme, ou d’argent) vers l’extérieur107. D’ailleurs, l’interdit de l’inceste a toujours pénalisé les femmes plutôt que les hommes.
Autrement dit, l’origine et la socialisation, le passé et l’avenir ne peuvent qu’avoir lieu dans un même élément, de père en fils. L’éloignement de l’origine (de la nature) ne peut être qu’un retour à soi, à un soi primordial, à l’identité propre plus profonde que profonde, plus vraie que vraie, puisqu’en elle-même redoublée108. L’« esprit » masculin qui en émane n’est pas à l’image de l’homme-mâle réel, c’est un esprit « supermacho » « originaire » qui ne peut se payer le luxe de devoir la vie à une altérité. C’est dans sa dénaturation complète qu’il rencontre sa nature propre. L’identique n’est pas masculin naturellement, il ne l’est qu’historiquement et politiquement.
Il ne suffit pas de dire que la femme109 est réduite à un statut d’objet, car elle est aussi l’instrument par lequel on envoie un message politique110. En tant que véhicule de transmission de messages entre les hommes, par exemple dans les violences qui leur sont faites mais sont en réalité adressées à la communauté tout entière et surtout à son honneur, les femmes se retrouvent en situation de double contrainte. Le rapport à la femme s’inscrit au-dedans des relations entre les hommes. Il est déterminé par l’ordre établi, par le respect de la hiérarchie, par la normalisation, par la neutralisation des différences au nom de quelque formule de bonheur immédiat. Cet état de choses se maintient au delà de la résistance éventuelle d’un mouvement des femmes ou de femmes individuelles, car il n’est pas leur oeuvre. Le système se fabrique des échafaudages qui l’étayent de manière essentielle mais « latérale », et produit des poches de déshistorisation (l’« éternel féminin ») et de désubjectivation (celle des femmes) parmi d’autres dépossessions de subjectivité, qui sont connexes et complices de celle-ci. Pour arriver à interdire la citoyenneté aux femmes, on leur barrera l’accès à l’individuation subjectivante. Leur seul semblant d’individuation tiendra dans leur capacité de plaire, et leur être sera un « être pour l’autre » selon la fameuse formule de Kierkegaard111. On leur enlèvera la dimension historique et tout simplement le temps, elles seront donc immédiateté générique sexuée. Cette situation n’a au demeurant qu’en partie à voir avec la visibilité sociale (importante symboliquement) et avec la représentation des femmes dans la sphère publique et politique, l’une et l’autre insuffisantes112. La télévision et l’inflation de la publicité visuelle ont considérablement amplifié l’utilisation de l’image scindée de la femme dans le maintien de l’ordre politique et dans la constitution de la nation113.
Les femmes ont accès à la communauté identitaire, comme à la caste (une formation à deux fronts) et à la tribu, par le père ou par le mari. De même qu’elles ont principalement accès à la classe par l’intermédiaire des hommes. Les rapports de classe sont comme ceux de caste en même temps des rapports entre les sexes ; non pas qu’il y ait égalité entre les deux types de relation, mais les rapports de classe sont surtout des rapports masculins. Cela permet une continuité de pouvoir (lequel s’entretient sans peine à propos des femmes) entre le socialisme et les nouvelles ethnocraties nationalistes entérinées par les dernières guerres, même s’il y a rupture entre eux sur d’autres sujets : la continuité du patriarcat jamais révoqué, enfin reconfirmé. La subordination des femmes est un important moment de cohésion pour la nation, utile également à son investissement dans la souveraineté de l’État. Au sein de la nation les relations de prestige et d’obligation à l’ordre social (qui règlent la condition féminine) sont connues, comme toutes les hiérarchies, sans avoir à être explicitées puisqu’elles fonctionnent en tant que moule à tous les niveaux de l’échafaudage social et se reproduisent pour devenir coutumes et « culture114 ».
Le récit de l’origine, qui sert à fonder ou refonder une identité collective et à justifier une hiérarchie, est une mise en paroles de la structure sociale préétablie et reproduite jusque dans le façonnement des corps. Tout récit, et le langage lui-même, assure la continuité, la survie. Cette configuration comporte la hiérarchie des sexes, mais pas seulement. Elle renoue avec la nature en général. Cela permet de lancer des mythes de refondation. Finalement, tout cela soutient aussi l’autonomie et la souveraineté du pouvoir.
1. Pour l’Europe de l’Est, voir Primavera di Praga e dintorni.
Alle origini del ‘89, a cura di Francesco Leoncini e Carla Tonini,
Saint-Dominique-de-Fiesole, Edizioni Cultura della Pace, 2000.
2. Voir I. Wallerstein, After Liberalism, New York, The New
Press, 1995, d’après qui la période de la « guerre froide » représentait en réalité l’hégémonie d’un seul pouvoir (celui des États-Unis, en accord tacite avec la puissance « subimpérialiste » de l’URSS), alors que la fragmentation bipolaire ne s’annonce que pour la période à venir, et sera difficile à contenir. (I. Wallerstein, L’Après-libéralisme. Essai sur un système-monde à inventer, Ed. de l’Aube, 1999.)
3. Cf. Fabio Ciaramelli, « La buona novella del desiderio
nell’era globale », Il manifesto, 26 juin 2001, et, du même auteur,
« Le désir dépaysé », Transeuropéennes 21, 2001, p. 85-93.
4. Cf. Zygmunt Bauman, Le Coût humain de la mondialisation, trad. de l’anglais par A. Abensour, Paris, Hachette, 1999,
p. 108 ; également, « Identité et mondialisation », Lignes, n° 6
(nouvelle série), Paris, 2001, p. 10-28.
5. La date n’est pas précise : elle représente plutôt une
période. Pour l’Iran, il faudrait peut-être prendre en considération la date de la révolution moderne, dix ans auparavant (celle
des islamistes en 1979, car il s’agit bien d’une réponse, sous
condition, de/à la modernité), pour l’Algérie, le début de la
guerre civile en 1991, etc. Voir Samir Amin, « Radiografia del
mondo arabo », La rivista del manifesto, n° 22, novembre 2001, p. 44-72.
6. En tout cas sans dehors humain : Michael Hardt & Toni
Negri, Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2000 ;
trad. fr. Denis-Armand Canal, éd. Exils, 2001. Voir également
Negri, « Il declino della civiltà », Il manifesto, n° 16, du 17 avril
1999, supplément Alias. Chez Negri, il y a une vision d’un
monde sans issue, où le politique est paralysé.
7. Pour la période précédente voir Luisa Passerini, L’Europa e
_ l’amore. Immaginazione politica fra le due guerre, Milan, Il saggiatore, 1999.
8. Cité dans Ida Dominijanni, « Stati Uniti-Italia, la libertà
Old Deal », Il manifesto, 19 mai 2001, p. 14.
9. Cf. Paolo Rumiz, La secessione leggera, op. cit., p. 105-108.
10. Autogestion, non-alignement, frontières ouvertes, minorités/nationalités reconnues, etc. : un système relativement
souple. Cf. Cvijeto Job, Yugoslavia’s Ruin. The Bloody Lessons of
_ Nationalism, Boulder-New York, Rowman & Littlefield, 2002.
11. Un cas comparable, et également difficile à mettre au
jour, est celui des mémoires conflictuelles de la constitution des
États-Unis : celle des combattants contre l’esclavage et celle de
ceux qui entendaient le maintenir ; la réconciliation nationale au
nom d’une histoire commune les a aplaties et en a effacé l’enjeu
de la guerre civile – l’émancipation. Au nom de l’union avec le
Sud esclavagiste, il a fallu reporter le vote des Noirs d’un siècle.
12. I. Wallerstein, « De Bandoung à Seattle. “C’était quoi, le
tiers-monde ?” », Le Monde diplomatique, août 2000, p. 18-19.
13. À ce propos, Dick Howard montre comment, en France,
toute critique du totalitarisme à l’Est était en fait une autocritique du
républicanisme strict de la part de la gauche, dans un effort pour
repenser la démocratie (on peut d’ailleurs remarquer qu’elle a été relativement tardive). « From Republican Political Culture to Republican
Democracy. The Benefits and Burdens of History », in The Specter of
Democracy, New York, Columbia University Press, 2002.
14. Cf. A. Nigam, « Secularism, Modernity, Nation. Epistemology of the Dalit Critique », Economic and Political Weekly, vol. XXXV, n° 48, 25 novembre 2000. Voir Rajeev Bhargava (éd.), Secularism and Its Critics, Delhi, OUP India, 1998 ; R. Iveković, « Reconnaître ou non le partage de la raison ? », Transeuropéennes 23, 2003.
15. Échange par e-mail, 14-16 janvier 2001.
16. Voir Rudolf Rizman, « Towards Democratic Consolidation (The Case of Slovenia) », contribution au livre collectif en cours de rédaction, Post-Communist Transition and Inner Dynamics, vol. 2, présenté au colloque « The Post-Communist Transition Ten Years Later. Challenges and Opportunities for Europe and the Role of the Central European Initiative », organisé par le « Centro per l’Europa centro-orientale e balcanica », Forlì, 2-3 février 2001.
17. Cf. E. Balibar, « Aux frontières de l’Europe », Transeuropéennes, n° 17, hiver 1999/2000, p. 9-19. Repris dans Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit.
18. Au sein de laquelle É. Balibar voit s’établir un système
d’apartheid : Nous, citoyens d’Europe ?
19. Cf. Antonella Pocecco, « La démocratie en risque »,
Transeuropéennes, n° 17, p. 69-79.
20. « Those Accords ». A Bunch of Documents, op. cit., p. 9.
21. Cf. Astrid Astolfi : « Une fois la paix signée, les conflits
subsistent ; la paix imposée n’est pas la paix sociale ; il faut donc
avoir une “vision constructive de la paix sociale” »,
Reconstruction après la guerre. L’exemple de Pakrac (Croatie),
Paris, L’Harmattan, 1999, p. 45.
22. Avec, par exemple, l’Alliance socialiste, qui devait tenir
lieu de « club de débats », d’espace public ou de société civile.
23. Par référence à la politique des nationalités en Union soviétique : Christian Giordano, « La loi du talion : citoyens et apatrides dans les pays Baltes », in Hannah Arendt, les sans-État et le droit d’avoir des droits, éd. M.-C. Caloz-Tschopp, Paris, Groupe de Genève – L’Harmattan, 1998, vol. 1, p. 178.
24. Cf. R. Iveković, Autopsia dei Balcani. Saggio di psico-politica, op. cit.
25. Ce qui n’était pas le cas de la Yougoslavie socialiste dans
la même mesure qu’ailleurs, même si cette description lui correspond en partie aussi.
26. Terme officiel et intraduisible en un autre système.
27. Cf. Mahmood Mamdani, When Victims Become Killers. Colonialism, Nativism and the Genocide in Rwanda, Princeton, Princeton University Press, 2001.
28. Selon I. Wallerstein, elle l’est aussi parce que le « moyen
terme », qui serait son temps, « suppose un système historique qui fonctionne bien », et qui peut difficilement être mis en cause : After Liberalism, op. cit., p. 7.
29. Citée par María Luisa Cabrera Pérez-Armiñan,
« Prólogo », dans Identidad : Rostros sin Máscara (Reflexiones sobre
Cosmovisión, Género y Etnicidad), p. 13.
30. Sujet d’un séminaire de DEA de É. Balibar à Nanterre en
2001-02, dont j’ai profité.
31. Cf. R. Iveković, La balcanizzazione della ragione, op. cit.
32. Comme ailleurs il peut y avoir d’autres compromis de ce
type, par exemple, en France, « la continuité du point de vue
répressif » entre la gauche et la droite au sujet de l’immigration ;
cf. E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit., p. 72.
33. Roger L. Plunk, « Afghanistan’s Fighting Alliance », The
Washington Times, le 17 octobre 2001 (nous soulignons). Egalement : Christian Rioux, « L’Occident a tué Massoud » (opinion recueillie de M. Barry), La Voix afghane. Bulletin d’information du Collectif liberté Afghanistan, (Paris) 19 octobre 2001.
34. « The Revolutionary Association of Women of Afghanistan ».
35. Voir le cas de l’Italie du Nord, emportée par les Ligues
du Nord puis par Forza Italia à la fin des années 90 et au
début du XXIe siècle, où agissent un nombre invraisemblable
d’associations civiques de gauche aux activités très diverses et
très imaginatives (beaucoup plus que dans le Sud), qui n’ont
pas empêché l’arrivée de la droite au pouvoir aux élections du 13 mai 2001.
36. Rappelons qu’« ethnique » n’a aucun contenu identifiable
en dehors de la fiction ou de l’imaginaire. Cf. B. Anderson,
L’Imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996 ; E. Balibar et
I. Wallerstein, Race – nation – classe. Les identités ambiguës, op. cit.
37. Cf. R. Iveković, « Le faux langage du vrai sacrifice », in Guérir de la guerre et juger la paix, sous la dir. de R. Iveković et de J. Poulain, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 33-45.
38. Cf. Ch. Giordano, « La loi du talion : citoyens et apatrides
dans les pays Baltes », loc. cit., p. 164-185 ; R. Konstantinović, Filozofija palanke, op. cit. ; R. Iveković, La balcanizzazione della
ragione, op. cit.
39. Cf. A. Valcárcel, La política de las mujeres, op. cit.
40. Cf. Fethi Benslama, La Psychanalyse à l’épreuve de l’Islam,
Paris, Ed. Aubier, coll. « La Psychanalyse prise au mot », 2002.
41. Cf. M. Hardt, A. Negri, Empire, op. cit.
42. Cf. R. Konstantinović, Filozofija palanke, op. cit.
43. Van Meurs, cité dans Ch. Giordano, loc. cit., p. 179.
44. Cf. Paul Ricoeur, Temps et récit, I-IV, Paris, Seuil, 1983-85.
45. E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit.
46. Pour les rapports de parenté, voir L’Homme. Revue française d’anthropologie, n° 154-156, avril/septembre 2000,
« Question de parenté », où ils sont déclinés sous de nombreux angles.
47. Elle cultive plus que d’autres ex-républiques la nostalgie
de ce temps.
48. Ainsi les nationalistes croates ne voudront rien avoir à
voir avec leur premiers cousins et voisins, les Serbes, mais déduiront leur origine imaginaire de l’ancienne Perse – la Perse
d’avant l’Islam, bien sûr. D’autres développeront d’autres
mythes. Il existe un mythe illyrien des nationalistes slovènes,
ainsi que des mythes protoslaves ou hyperboréens des nationalistes serbes, etc. Il en va de même pour certains intégristes
mayistes au Guatemala, qui rejettent le métissage.
49. Cf. Françoise Héritier, « Privilège de la féminité et domination masculine », entretien dans Esprit, n° 273, mars-avril 2001.
50. Cf. Ivan Iveković, « Nationalism and the Use and Abuse of
Religion. The Politicization of Orthodoxy, Catholicism and
Islam in Yugoslav Successor States », Occasional Paper 17,
Ravenne, Network Europe and the Balkans, Longo Editore, 2001.
51. Radomir Konstantinović : « L’Univers de Ducic est sans
mesure, un univers de peur, défiguré, un monde de haine, d’insécurité : peu d’autres poètes ont proféré des paroles aussi dures sur la nature humaine (…). [Il parle] de “haine constitutive, comme chez certains animaux”. En prolongement de cette ‘haine constitutive’ il a écrit toute une série d’articles ultra-réactionnaires et ultra-nationalistes pendant la guerre, en 1942, en Amérique… (…) L’univers de connaissances et de
propriété de Ducic (et de connaissance en tant que propriété)
n’est pas traversé par la métaphore : lorsqu’une métaphore
apparaît, elle n’est qu’un effet de style, une espèce d’esprit que
lui, Ducic, produit, et qui ne le crée pas, lui. » Slobodna Bosna,
le 26 octobre 2000, et
52. E. Canetti, Masse et puissance, op. cit., p. 211-212.
53. « Discurso pronunciado por el Comandante en Jefe Fidel
Castro Ruz, Primer secretario del Comité central del Partido
comunista de Cuba y Presidente de los Consejos de estado y de
ministros, en la ceremonia central por el XXX aniversario de la
caída en combate del guerrillero heróico y sus compañeros y la
inhumación de sus restos en el Monumento de la ciudad de
Santa Clara, Villa Clara, el dia 17 de octubre de 1997, Año del
30 aniversario de la caída en combatte del guerrillero heróico y
sus compañeros », titre officiel du discours de Castro. Les citations viennent de là. Source :
54. Voilà un autre sujet passionnant à propos de la supervirilité héroïque : on laisse femme(s) et enfants derrière, car la cause
est plus importante. Et si pour le Che la révolution n’est plus
bonne, elle devra toujours satisfaire ceux qui comptent moins.
La liberté n’est ici jamais pensée que pour soi-même, pas pour
les autres qui ne sont que des subalternes (sauf ce cher Fidel).
Lui fait la révolution (quitte à l’abandonner), les subordonnés la
subissent, en sont protégés et y trouvent leur refuge.
55. Comme au Rwanda. Voir M. Mamdani, When Victims
Become Killers, op. cit., p. 209.
56. Masse et puissance, op. cit., p. 111.
57. Ibid., p. 147.
58. M. Spensky (sous la direction de), Universalisme, particularisme et citoyenneté dans les îles Britanniques, op. cit., p. 32.
59. C. Risé, La psicanalisi della guerra. Individu, culture e
_ nazioni in cerca d’identità, Côme, Red Edizioni, 1997, p. 23.
60. Rappelons que pour Michel Foucault, la police n’est
jamais qu’une « technique » de la rationalité de l’État moderne
utile à son autoperpétuation, comme peut l’être la discipline
médicale, etc. Voir « La technologie politique des individus »,
dans Dits et Écrits 1954-1988, tome IV, 1980-1988, éd. établie
sous la dir. de D. Defert et F. Ewald avec la collaboration de
J. Lagrange, Paris, Seuil, 1979, Gallimard, 1980, p. 819-821.
61. E. Balibar parle à ce propos d’une « recolonisation » de
l’immigration (et de la société française) : Nous, citoyens
d’Europe ?, op. cit., p. 78.
62. Cf. Claudio Bolzman, « Les exilés : entre la violence politique et l’improbable asile », in Hannah Arendt, les sans-État et le « droit d’avoir des droits », vol.1, op. cit. Également, Alain Brossat, L’Animal démocratique. Notes sur la post-politique, Tours, Farrago, 2000.
63. Espaces invisibles de détention non pénale dans les aéroports, etc., qui ne sont pas considérés comme appartenant au territoire national, où les détenus ne sont pas protégés par la loi, n’ont pas accès aux avocats et où leur existence n’est pas reconnue ; des cas tragiques de morts ou de torture en ont récemment révélé l’existence dans plusieurs pays d’Europe.
64. Cf. Helmut Dietrich, « Les centres de rétention et les réfugié(e)s en RFA », et Claudio Bolzman, art. cit., in Hannah
_ Arendt, les sans-État et le « droit d’avoir des droits », op. cit., vol. 1.
65. H. Dietrich, ibid., p. 192. Voir le cas du décès par étouffement de cinquante-huit candidats chinois clandestins à l’immigration en Grande-Bretagne en juin 2000 ; cf. Philippe Bernard et Sylvie Zoppi, « Immigration : les fissures de l’Europeforteresse », Le Monde, 25-26 juin 2000, p. 1, 13.
66. Giorgio Agamben, Moyens sans fin : notes sur la politique,
Paris, Rivages, 1995, p. 30.
67. Cf. Helmuth Dietrich, art. cit.
68. Cf. UTS Review. Cultural Studies and New Writing,
numéro spécial « The Indian Ocean », vol. 6, n° 2, novembre
2000, sous la dir. de Devleena Ghosh et Stephen Muecke. Et
Public Culture (Society for Transnational Cultural Studies),
« Globalization », vol. 2, n° 1, hiver 2000, sous la dir. d’Arjun
Appadurai, en particulier son texte « Grassroot Globalizations
and the Research Imagination ».
69. Comme M. Mamdani, When Victims Become Killers, op. cit.
70. « Grassroot Globalizations and the Research Imagination », p. 13.
71. Cf. A. Valcárcel, La política de las mujeres, op. cit.
72. « Le républicain américain traite l’inclusion sociale dans
une communauté comme un projet politique ; le républicain
français, en revanche, voit l’inclusion dans le système (polity)
comme la présupposition d’une politique sociale », écrit Dick
Howard dans « Intersecting Trajectories : Republicanism in the
U.S. and France », in The Specter of Democracy, op. cit.
73. Gail Pheterson, « Critères sociaux pour une légitimité
politique : la disqualification des femmes », in Hannah Arendt, les sans-État et le « droit d’avoir des droits », op. cit., vol. 1, p. 240.
74. Cf. Julie Mostov, « “Our women”/“their women” : symbolic boundaries, territorial markers and violence in the Balkans »,
Peace and Change 20, 4, p. 515-529. Également, « Sexing the
Nation/De-Sexing the Body : the Politics of National Identity »,
in Tamar Mayer (éd.), Gender Ironies of Nationalism. Sexing the
_ Nation, Routledge, 1999 ; « Women and the Radical Right :
Ethnicity and Body Politics », in Sabrina P. Ramet (éd.), The
_ Radical Right in Central & Eastern Europe since 1989 (Post-
Communist Cultural Studies), Penn State Press, 1999.
75. Cf. Rebecca Kay, « Grassroot Women’s Activism in Post-
Soviet Russia : Surviving Social Change Together ? », intervention au colloque Women and Radical Change, Sydney, Bowral, Australia, Institute for International Studies, University of Technology, 2-3 avril 2001.
76. « La nouveauté consiste à unifier un corps social dans le
but d’éviter les conflits. » Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, op. cit., p. 99.
77. Dick Howard, Pour une critique du jugement politique,
Paris, Cerf, 1998, p. 168.
78. Cf. Z. Bauman, Le Coût humain de la mondialisation,
op. cit. ; Alain Touraine, Comment sortir du libéralisme ?, Paris,
Fayard, 2000, p. 52.
79. Sabrina P. Ramet, Whose Democracy ? Nationalism,
Religion and the Doctrine of Collective Rights in Post-1989 Eastern
_ Europe, Lanham-Boulder-New York-Oxford, Rowman & Littlefeld Publishers, Inc., 1997, p. 62.
80. Cf. Christine Castejon, L’Enjeu philosophique et les limites
du concept de justice. Un égale un, thèse de doctorat soutenue à
l’Université Paris 8 le 10 mai 2001.
81. E. Laclau, Ch. Mouffe, Hegemony & Socialist Strategy,
op. cit., p. 181.
82. Cf. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux.
Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980 ; « Interview »,
entretien avec Jacques Rancière (par Jelica Šumić-Riha et Rado
Riha) dans « Filozofski vestnik/Acta philosophica » n°2/1994
(Ljubljana), p. 247-257 ; Vlasta Jalušič, « Connecting
Citizenship and Gender : The Possibilities of an Arendtian
Perspective », manuscrit, intervention présentée dans Gender in
_ Transition in Eastern and Central Europe. Proceedings, éd. par
Gabriele Jaehnert, Jana Gohrisch, Daphne Hahn, Hildegard
Maria Nickel, Iris Peinl, Katrin Schaefgen, Berlin, im Auftrag des
Zentrums für interdisziplinære Frauenforschung an der Humboldt-
Universitæt zu Berlin, Trafo Verlag, 2000.
83. Cf. Marie-Claire Caloz-Tschopp, « La compréhension dans l’oeuvre de Hannah Arendt », Revue de théologie et de philosophie, n° 131, 1999, p. 257-281.
84. Jacques Poulain, in Guérir de la guerre et juger la paix (sous la
responsabilité de R. Iveković et J. Poulain), op. cit., « Introduction »,
p. 16.
85. Dick Howard, Pour une critique du jugement politique, op. cit., p. 35.
86. Cf. Hans Mayer, Les Marginaux. Femmes, Juifs et homosexuels dans la littérature européenne, traduit de l’allemand par L. Muhleisen, M. Jacob et P. Franchini, Paris, Albin Michel, 1994.
87. Cf. E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, op. cit.
88. Car l’être humain, depuis toujours, cache l’autre en soi, dit María Zambrano, Claros del bosque, Barcelone, Biblioteca del Bolsillo, Seix Barral, 1997, p. 28.
89. De l’autre du citoyen, c’est-à-dire de l’étranger. Voir à ce
sujet le livre de G. Raulet, Apologie de la citoyenneté, op. cit. Et,
de manière subreptice (dans la pratique, mais non en théorie), la
république se fonde sur l’exclusion de la citoyenne.
90. Cf. R. Konstantinović, Filozofija palanke, op. cit., p. 176.
91. Mais E. Canetti écrit : « Nous considérerons donc ici les
nations comme s’il s’agissait de religions. Elles ont réellement
tendance à passer de temps en temps à cet état. » (Masse et puissance, p. 180.)
92. Voir Transeuropéennes, n° 23, 2003.
93. Voir le rôle des religions dans les divers intégrismes, qui
hésitent entre la foi et le nationalisme. On a tantôt affirmé, tantôt nié que l’identité nationale équivalait à la division religieuse.
Les deux sont également vrais et faux, car il s’agit ici de la constitution d’une communauté (non d’une société), et non du critère,
qui reste facultatif. Une communauté se construit exactement de
la même manière dans les deux cas, autour d’une verticale : l’essentiel est le principe d’autofondation du propre, de l’identité et
de la continuité, et non le signe sous lequel on se range.
94. Sur les critère de la transition postsocialiste, voir
R. Rizman, « Towards Democratic Consolidation (The Case of
Slovenia) », contribution au livre collectif en cours de rédaction,
Post-Communist Transition and Inner Dynamics, vol. 2.
95. Cf. R. Guha, G. Chakravorty Spivak (éd.), Selected
_ Subaltern Studies, op. cit. Les Subaltern Studies sont une série de
publications (dont la première est parue en 1982) issues de recherches pluridisciplinaires de chercheurs en sciences sociales
et d’historiens, principalement indiens ou d’origine indienne,
passés par les universités australiennes et américaines. Elles se
situent au carrefour de la réception américaine de la philosophie
française (surtout Frantz Fanon, Foucault et Derrida), des gender studies, des cultural studies et de la critique littéraire, que traverse une relecture de l’histoire de l’Inde coloniale. Il y a eu,
ultérieurement, des ramifications de cette école en Amérique
latine mais, dans l’ensemble, leur espace public a surtout été
celui des États-Unis. L’école n’est pas unifiée, et regroupe des
travaux très divers, qui vont d’études critiques d’une grande
radicalité postcoloniale à des analyses nuancées et rigoureuses
des transitions engagées par les pays nouvellement indépendants ; de métathéories derrido-foucaldiennes, écrites dans un
langage postmoderniste tous azimuts, à de fines recherches sur la
psychologie (post)coloniale, les mouvements et acteurs sociaux,
l’histoire coloniale, la construction des nationalismes « subalternes », etc. Chez certains, il y a une tendance à renverser la hiérarchie coloniale pour mettre en valeur tout ce qui est autochtone ; chez la plupart, il y a une disposition à séparer le symbolique et le discursif tout en les rendant autonomes par rapport au vécu politique, social, économique. Une partie de ces travaux s’enferme dans un dogmatisme et un jargon disciplinaires à toute épreuve. D’autres ne peuvent être ignorés, tels que
ceux du politologue Partha Chatterjee. On a le sentiment que le
groupe n’est pas homogène et que la théorie n’en est pas une,
bien qu’elle ait été très médiatisée en milieu anglo-saxon.
Certains auteurs qui ont publié avec le groupe s’en démarquent
explicitement par d’autres travaux et nient y appartenir. Le principe de ne relever que les acteurs subalternes de l’histoire paraît
un point de départ méthodologique insuffisant (bien que pas
foncièrement inadéquat) ; il est d’ailleurs largement dépassé dans
les meilleurs des textes. Les Subaltern Studies ont été parfois
accusés d’indigénisme (nativism) excessif et de ne cultiver que
des critères négatifs, de définir les acteurs sociaux par le seul
manque et non par leurs projets politiques positifs, etc. Par exemple, Aijaz Ahmad, In Theory. Classes, Nations or Literatures,
Londres, New York, Verso, 1992 ; Himani Bannerji, « Projects of
Hegemony. Towards a Critique of Subaltern Studies, “Resolution of the Women’s Question” », Economic and Political Weekly, 1er mars 2000, p. 902-920. Les Post-Colonial Studies, qui les recoupent en partie, semblent être une autre tentative de réponse aux mêmes problèmes. Voir Interventions. International Journal of Post-Colonial Studies, en particulier le vol. 1, n° 2, 1999, numéro spécial sur la partition de l’Inde dirigé par R. Menon.
96. En revanche, beaucoup d’entre les auteurs que nous venons
de citer travaillent sur les transitions complémentaires, d’une
manière ou d’une autre. Voir aussi, dans le domaine artistique, la
Ve Biennale d’art contemporain de Lyon, 2000, intitulée « Partage
d’exotismes ». Jean-Hubert Martin, commissaire de cette exposition : « Le terme d’exotisme n’est pas péjoratif à l’origine. Il l’est
devenu avec le postcolonialisme (…). À partir du moment où on
sort de ce contexte colonial, tout regard sur l’autre est également
exotique », Le Monde, 25-26 juin 2000, p. 24.
97. Sabrang Alert, 22 juin 2000,
98. Pour l’affaire des « sorcières croates violant la Croatie »
lancée par un journal nationaliste (Globus, 11 décembre 1992),
voir plus loin « Le cas yougoslave ». Cf. M. R. Morales, La articulación de las diferencias, o El síndrome de Maximón, op. cit.,
p. 328, n. 23.
99. Amelia Valcárcel, La política de las mujeres, op. cit., p. 27.
100. Alain Brossat, Le Corps de l’ennemi. Hyperviolence et
_ démocratie, Paris, La Fabrique, 1998.
101. R. Konstantinović, Filozofija palanke, op. cit., p. 240-241.
102. Les Damnés de la terre (Paris, La Découverte/Poche,
2002, nouvelle édition avec une préface de Jean-Paul Sartre
[1961] ; préface d’Alice Cherki, postface de Mohammed Harbi
[2002]) ; cf. la référence à F. Fanon dans Homi Bhabha, The
_ Location of Culture, op. cit.
103. Cf. R. Konstantinović, Filozofija palanke, op. cit., p. 330.
104. Cf. Roger Friedland, « Money, Sex and God. The Erotic
Logic of Religious Nationalism », Sociological Theory, n° 20,
vol. 3, novembre 2002, p. 381-425.
105. Il pourrait dire « la nation, c’est moi ».
106. Dans le domaine du symbolique et en dehors du rapport amoureux entre individus masculins, qui ne peut d’ailleurs que souffrir de cette homosociabilité et de l’autogénération du même.
107. « She will take you to a dark grave./ And I have my own
grave,/ And she loves me./ She has loved me as a son and a husband,/ Though I beat her with my whip,/ (…) ‘I slept with your father the Litsvin,/ And now I sleep with you – my son.’/ Look with whom your motherland slept ! » (Elle t’entraînera vers une tombe obscure./J’ai ma propre tombe,/Et elle m’aime./Elle m’a aimé en tant que fils et mari,/Bien que je l’aie fouettée,/ (…) J’ai couché avec ton père le Litsvin,/Et je couche maintenant avec toi – mon fils !/Regarde avec qui ta mère-patrie a couché !), in Elena Gapova, « Women in the National Discourse in Belarus », The
_ European Journal of Women’s Studies, Sage Publications (London
Thousand Oaks and New Delhi), vol. 5, 1998, p. 480. Du même auteur, « Reinventing Men and Women Within the Belarusian Nationalist Project » in R. Iveković & Julie Mostov (eds.), From Gender to Nation, op. cit., p. 81-97.
108. Svayambhû, « généré par soi-même » en philosophie indienne. Cf. Maria-Eleonora Sanna, « Figure del doppio negli ultimi lavori di Michel Foucault », manuscrit, janvier 2003.
109. En tout cas, la femme n’existe pas. Quand j’utilise cette
expression qui est un cliché patriarcal, c’est pour en souligner le
caractère de stéréotype. Il n’y a que des femmes et des hommes,
au pluriel.
110. Susan Brownmiller : [Lorsqu’une femme est violée],
« l’acte exécuté sur elle est un message passé entre hommes – une
preuve cinglante de victoire pour l’un et de perte et de défaite
pour l’autre. » Against Our Will : Men, Women and Rape, Fawcett
Books, 1993 (1re édition 1975), p. 38.
111. S. Kierkegaard, Le Journal du séducteur, traduit du
danois par F. & O. Prior et M.-H. Guignot, Paris, Gallimard,
1990. Cf. R. Iveković, « Ljubav za Sofiju : Sofijin jezik »,
Filozofska istraživanja 1, (Zagreb) 1980, p. 31-43.
112. Pour ne rien dire de l’insuffisance intrinsèque de toute
représentation.
113. Sur le poids de la dimension symbolique et visuelle (et
sur autre chose), L. Irigaray, Speculum. De l’autre femme, op. cit.,
et autres textes.
114. Cf. Emma Delfina Chirix García, « Vivencias y sentimientos de la masculinidad entre Kaqchikeles », in Identidad : Rostros sin Máscara (Reflexiones sobre Cosmovisión, Género y Etnicidad), comp. Morna Macleod, M. Luisa Cabrera Pérez-Armiñan, p. 146.