2005
Alain Moriceauteur
résumé
Les dirigeants européens qui ne parlent que de « maîtrise des flux migratoires » ont de plus en plustendance à qualifier les réfugiés de « faux » demandeurs d’asile, de « migrants illégaux ». Au-delà de la remise en cause du droit d’asile, la généralisation de telles notions crée une hiérarchie entre les victimes de persécutions « politiques » et celles dites « économiques » de la misère qui sévit dans les pays d’origine. Selon Alain Morice et Claire Rodier, dans un monde subissant les effets d’un impérialisme fauteur de désordres, maintenir un statut spécifique du réfugié passe par l’exigence de la libre circulation des personnes.
Mots clefs
à propos
Cet article a été publié par la revue Hommes et Libertés - Revue de la Ligue des Droits de l’Homme, dans son numéro 129 de janvier - mars 2005, 58-61.
La période actuelle de l’harmonisation des politiques d’accueil des étrangers au sein de l’Union européenne (UE) s’annonce par une confusion grandissante entre la question de l’immigration et celle de l’asile. Juridiquement pourtant, une telle confusion ne va pas de soi. Le droit d’asile est un droit fondamental des personnes, reconnu par la déclaration universelle des droits de l’homme comme droit « de quitter son pays et d’y revenir » (art. 13) et, devant la persécution, « de chercher l’asile et de bénéficier de l’asile dans d’autres pays » (art. 14), et bien sûr par la convention de Genève de 1951 sur les réfugiés, en vertu de la formule célèbre selon laquelle « toute personne qui craint avec raison etc. » doit pouvoir obtenir protection hors de chez soi. Le droit de l’immigration, par contre, est un droit régalien des Etats qui, placeat ou non, sont souverains pour admettre et garder ou non un étranger sur leur sol dans les limites légales qu’ils se sont fixées.
Mais, réfugiés ou migrants ordinaires, il s’agit d’un mouvement identique de franchissement d’une frontière par un étranger : il est aisé de deviner que dans l’actuelle conjoncture dite de « maîtrise des flux migratoires », caractérisée par une réglementation et un climat idéologique à base de xénophobie et par un harcèlement des personnes en situation irrégulière, la tentation des gouvernants de l’UE va être de qualifier le plus grand nombre possible de réfugiés de demandeurs d’asile abusifs, c’est-à-dire de migrants illégaux. De fait, c’est ce qu’on observe.
Disparition programmée du droit de trouver asile en Europe
Depuis que, à partir des années soixante dix, les pays européens ont tous tour à tour plus ou moins décidé de fermer officiellement leurs frontières à toute nouvelle immigration, l’asile est souvent resté la seule carte restante entre les mains des candidats à l’entrée dans l’UE. Bien souvent, si l’on prend l’exemple de la France, pays où la demande était forte, les migrants de la période précédente (y compris ceux issus de pays qui, comme l’Espagne et le Portugal, allaient ensuite intégrer l’Union) fuyaient la dictature et les persécutions : mais comme l’entrée et l’installation durable ne posaient guère de problèmes, les cartes de travail et de séjour leur suffisaient et ils ne songeaient pas à demander le statut de réfugié. De nos jours au contraire, si minimes soient les chances de succès, la plupart des efforts tendent à obtenir ce statut.
Face à cette pression, les gouvernements ont popularisé l’idée qu’il y avait une menace pour l’équilibre économique et culturel de nos nations, et qu’il convenait donc d’encadrer restrictivement le droit d’asile, en recourant à diverses méthodes destinées à sauver les apparences de la convention de 1951. L’externalisation des demandes d’asile (aujourd’hui création de camps de réfugiés et demain traitement des dossiers dans des zones situées hors de l’UE) est désormais à l’ordre du jour, selon ce postulat largement propagé par le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU, selon lequel, plus les réfugiés sont maintenus près de leur pays d’origine, mieux ils se portent (et… les habitants de l’UE avec eux) [1]. A la source, les Etats destinataires usent d’autres artifices, soit pour empêcher le voyage (lourdes sanctions financières pour les transporteurs n’ayant pas effectué les contrôles nécessaires sur les documents du voyageur), soit pour refouler les indésirables (maintien en zone d’attente avant renvoi des personnes dont la demande d’asile est considérée comme « manifestement infondée »).
Mais sur place, ce que l’UE mobilise le plus dans ses discours et pratiques, c’est l’amalgame qui assimile les réfugiés à des migrants, faisant ainsi du traitement de ces deux catégories une seule et même question. Plus actuelle que jamais, la confusion n’est pas nouvelle : depuis les années quatre-vingt, avec l’accord de Schengen, jusqu’à l’actuel projet de traité constitutionnel, les Etats membres sont invités à mettre en accord leurs « politiques d’immigration et d’asile » – manière de réaffirmer sans cesse qu’il ne s’agit là que d’un unique objet stratégique et d’appliquer à part entière aux uns (les réfugiés) la même suspicion qui est de règle face aux autres (les migrants). Le drame principal qu’engendre cet amalgame, en même temps que la cause fondatrice de tous les abus de droit, réside dans le fait que, presque automatiquement et par définition, le réfugié qui se présente comme demandeur d’asile ne saurait être en règle au regard des lois sur l’entrée et le séjour des étrangers lorsqu’il parvient sur le sol de l’Union. Si donc sa légitimité à demander le statut lui est déniée (de même que si, ayant été enregistré, il se voit ensuite débouté de sa demande), non seulement ce réfugié est un « migrant » pour les autorités et pour l’« opinion publique » que celles-ci façonnent, mais c’est un « migrant irrégulier » ou « clandestin », de cette espèce qu’unanimement les Etats membres stigmatisent et prétendent chasser hors de l’UE.
Des qualificatifs savamment défavorables
L’Europe, nous le verrons, peine à harmoniser lesdites politiques d’immigration et d’asile. Mais elle a su, à grands pas, avancer dans l’instauration d’un vocabulaire commun trahissant le sacrifice croissant des demandeurs d’asile sur l’autel de la xénophobie ambiante. La généralisation de la notion de « migrants illégaux » en est un exemple. Dans la tradition des pays de langue anglaise, illegal migrants désigne tous les étrangers ayant franchi la frontière sans visa ou autre titre adéquat [2], et d’ailleurs, il est d’usage en Grande Bretagne d’incarcérer ces catégories de voyageurs dès leur arrivée, avant d’enregistrer éventuellement leur demande d’asile. A Malte, même dénomination globale, même scénario, et le candidat à l’asile restera derrière les barreaux durant toute l’instruction de son dossier [3]. Récemment, depuis la Sicile, des convois entiers d’Africains « illégaux » ont été réacheminés en Libye (leur dernier point de départ supposé avant l’Europe), avant identification des personnes et enregistrement de leurs desiderata, en violation des deux principes sacrés qui interdisent respectivement le refoulement des demandeurs d’asile et les expulsions collectives. Nous sommes ainsi en face d’une sorte de jurisprudence sémantique alarmante : s’il ne faisait pas de doute que le fugitif pouvait être un « illégal » vis-à-vis des autorités de son pays d’origine, l’UE a progressivement mis en place ainsi sans l’avouer une notion de « demandeur illégal d’asile » propre à battre en brèche l’esprit des textes supranationaux sur les droits des réfugiés à protection. D’ailleurs, les tabloïds britanniques ne donnent-ils pas à l’expression asylum seekers la même connotation péjorative et hostile que la presse française à « clandestins » ?
Parallèlement, à l’usage du grand public, on a vu proliférer dans les déclarations officielles des dichotomies opposant « vrais » et « faux » réfugiés, ou encore réfugiés « politiques » et « économiques ». Dans la pratique, ces oppositions se superposent, mais la première renvoie plutôt à une discussion sur les critères qui s’appliquent au demandeur, tandis que la seconde traite davantage de ses motifs réels. Dans les deux cas, c’est semblablement la légitimité de la démarche qui est visée, et il semble que la part de vrai parfois contenue dans ces distinctions est abusivement mise à contribution par les discours politiques dans le but de vider la convention de 1951 de sa (déjà quelque peu chancelante) substance.
La notion de « faux » réfugié se situe dans la logique du traitement policier des requêtes déposées par les candidats à l’asile tel qu’il se pratique aux points d’entrée dans l’espace européen, en vertu de cette prémisse : d’emblée, tout réfugié doit être suspecté de fraude. Dès lors, que ce soit pour prévenir l’instruction même de son dossier (le refoulement, déjà évoqué, pour demande manifestement infondée) ou pour lui donner une suite négative, cette notion sert de levier pour justifier une interprétation défavorable aux requérants – et de fait, nombre de pays de l’UE se vantent, alors que la situation de la planète ne s’améliore pourtant pas, d’avoir réussi à baisser de façon importante le nombre d’élus au statut de 1951 (résultat dans lequel, sans vergogne, ils verront confirmation qu’on avait affaire à une majorité de fraudeurs). L’invocation de la fraude mobilise toute une rhétorique destinée soit à démontrer que la convention de Genève ne s’applique pas (ainsi, une femme promise à un mariage arrangé n’entrerait pas dans ce cadre), soit à salir la personne en mettant en doute la réalité des persécutions subies ou encourues. Nous sommes dans le règne d’une subjectivité où la parole d’Etat (pourtant juge et partie) vaut mieux que la parole du requérant, ce dernier de surcroît victime d’un effet pervers où la suspicion immédiate le pousse à commettre des erreurs, sinon des infractions. Précisons aussi qu’ayant promu parallèlement la notion de « pays sûr » (pays présumé sans persécution), l’UE s’est donné le moyen théorique de désigner comme « faux réfugié » toute personne en provenance d’un tel pays, même contre l’évidence : position au demeurant difficilement tenable au regard des événements qui, surgissant ici ou là, brisent la paix civile d’un pays.
A titre complémentaire, le dispositif lexical discréditant les demandeurs d’asile utilise l’épithète « économique » qui, accolée à « réfugié », sous-entend – et c’est vrai ! – que la convention de Genève n’est pas faite pour ça. On dira alors que le vrai motif de la migration n’est pas de fuir un danger, mais de rejoindre l’eldorado européen afin de « profiter » de ses opportunités en matière d’emploi et de protection sociale. (Dans un pays de vieille tradition migratoire comme la France, ceux qui tiennent ce discours sont les héritiers de ceux qui, il y a un demi siècle, prospectaient la paysannerie des pays pauvres à la recherche de bras pour les chaînes de montage d’automobiles.) Du point de vue de la défense des droits de l’homme, il faut rejeter cette problématique avec force car elle revient à établir une cotation dans les souffrances, où par exemple l’asile serait accordé à l’aune d’une hiérarchie macabre où subir des exactions physiques serait « politique », tandis qu’être victime d’une famine organisée serait « économique ». Contre ce point de vue, il faut convenir que, de manière générale, les raisons de la fuite de personnes demandant protection ailleurs renvoient à un ensemble de causes combinant des déficits en matière de démocratie, de liberté, de paix civile et évidemment de richesses et de perspectives d’avenir. Le sort de certaines minorités, qu’il s’agisse par exemple des Kurdes de Turquie ou même des Tziganes de certains pays européens comme la République tchèque ou la Slovaquie, offre l’exemple le plus frappant de cette combinaison, associant exactions, spoliation, interdiction d’accès aux ressources nationales et persécutions culturelles : est-ce « politique » ou « économique » ? La question n’a pas de sens.
Cependant, le sens des catégories disqualifiantes existe bel et bien dans l’imaginaire moralisateur des dirigeants qui, dans leurs discours à l’usage du public comme dans leurs pratiques restrictives, entendent faire fonctionner les migrations à leur guise dans une perspective utilitariste. Douter de la légitimité des demandes d’asile, c’est, avons-nous dit, faire retomber les réfugiés dans le pot commun des migrants ordinaires face auxquels les Etats, n’étant liés par aucun texte international, peuvent en tout opportunisme alterner ou associer le langage de la xénophobie et un certain libéralisme dans l’introduction des travailleurs étrangers indispensables.
En effet, par un étrange contraste dont les « faux » réfugiés « économiques » font les frais, l’hostilité sans exception à toute forme d’immigration fait place, depuis quelques années, au souci d’identifier puis d’introduire judicieusement de « bons » migrants (« économiques », bien sûr) sous des modalités restant à définir, afin de répondre aux tensions qui se dessinent sur le marché du travail. Nous allons voir que les questions de leur sélection et de leurs conditions d’installation ou de retour constituent les principales pierres d’achoppement dans l’édification d’une politique communautaire d’immigration.
Le 11 janvier 2005, un « livre vert sur une approche communautaire de la gestion des migrations économiques » [4] a été présenté par Franco Frattini, nouveau commissaire JLS (justice, liberté, sécurité) [5] à Bruxelles. C’est au sommet européen de Tampere d’octobre 1999 qu’avait été exprimée la volonté d’encadrer les migrations économiques de manière stratégique. En 2000, une communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen [6], qui avançait déjà l’essentiel des préconisations d’aujourd’hui, avait été soigneusement ignorée par la plupart des Etats. Puis, en 2001, une proposition de directive sur l’introduction d’étrangers issus de pays tiers « aux fins d’un emploi salarié ou de l’exercice d’une activité indépendante » [7] fit un flop, dévoilant ainsi l’ampleur des divergences entre pays. En juin 2003, deux semaines avant le sommet de Thessalonique où allait être réaffirmée la « nécessité d’envisager des moyens juridiques permettant à des ressortissants de pays tiers d’immigrer dans l’Union, en tenant compte de la capacité d’accueil des Etats », une communication de la Commission « sur l’immigration, l’intégration et l’emploi » [8] insistait tout particulièrement sur « les nombreux effets positifs » de l’immigration sur l’économie et sur la nécessité de mettre en place des programmes d’intégration des migrants.
Cachez ces politiques d’immigration que nous ne saurions voir
Telles sont les intentions affichées au niveau le plus général depuis cinq ans, qui se matérialisent dans le livre vert de 2005. Plus que jamais, la Commission avance avec une prudence de chat dans ses propositions, sur un terrain que chacun s’accorde à considérer comme miné, notamment par les enjeux électoraux imposés par les extrêmes droites dans de nombreux Etats membres. Notons le recul du vocabulaire : il n’est plus question de « stratégie » ni de « nécessité », mais d’« approche » communautaire, en vue d’une harmonisation des politiques d’immigration et d’asile, originellement prévue pour mai 2004, et qui a été récemment repoussée à l’horizon… 2010. Soucieux de n’être pris ni pour un rêveur ni pour un dictateur, M. Frattini s’est gardé de triompher trop vite : présentant son texte, il a déclaré avoir « pleinement conscience que les Etats membres, le Parlement européen, les syndicats, les employeurs et autres acteurs ont des avis divergents sur cette question et que leurs besoins sont différents » [9].
Dans quel contexte général se situent tous ces atermoiements ? En premier lieu, depuis environ une décennie, dans de nombreux pays européens, le vieillissement de la population active et la perspective d’une pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs d’activité sont devenus un sujet de préoccupation croissante, avant tout dans les milieux patronaux, qui redoutent un ralentissement forcé de l’activité économique dans le cadre d’une concurrence mondiale aggravée. On y réclame, pour les candidats à l’immigration issus de pays tiers, un assouplissement des modalités d’obtention de permis de séjour en vue d’exercer une activité – voire du contrôle des entrées aux frontières de l’espace européen – et un aménagement des législations nationales dans un sens plus libéral, espérant ainsi diminuer de prévisibles tensions accrues sur le marché du travail. Dans certains pays, comme l’Italie, l’Espagne ou le Royaume Uni, ce déficit est d’ores et déjà vécu comme une réalité par une majorité d’employeurs, tandis que dans d’autres, il ne s’agit encore que d’une crainte pour l’avenir, parfois exprimée à partir d’un exemple bien circonscrit de pénurie : un exemple souvent cité est celui des rigidités observées dans l’emploi d’informaticiens. Devant cette situation complexe, sans trop s’avancer, le livre vert de 2005 propose deux approches : l’une, horizontale, favoriserait l’adoption de règles communes à toute immigration dans l’UE ; l’autre, sectorielle, modulerait, comme ce mot l’indique, ces règles en fonction des secteurs concernés.
Cependant, en deuxième lieu, ces anticipations ou ces constats viennent se confronter, d’un côté, aux réticences de gouvernements peu soucieux de sacrifier leurs objectifs électoraux aux impératifs de l’immigration économique, dans un contexte de surenchère dans la xénophobie, et de l’autre côté, à l’échec patent des politiques d’intégration des migrants (et, pour des pays d’ancienne immigration comme la France, de leurs enfants). Cela suffirait assez pour expliquer pourquoi, lorsque la Commission tente (conformément aux vœux officiels des Etats membres, pourtant !) d’appliquer le calendrier d’une politique commune d’immigration, les gouvernements nationaux détournent leurs regards comme un seul homme. Il est d’ailleurs entendu que le propre projet de Traité constitutionnel européenne « n’affecte pas le droit des Etats membres de fixer les volumes d’entrée » [10] de leurs immigrants, chacun pour son compte. Dans la pratique, le choc des impératifs économiques et idéologiques débouche sur des bricolages peu vertueux, où s’annoncent et se consolident des orientations centrifuges qui, à leur tour, éloignent à nouveau la perspective d’une harmonisation. Très logiquement quand il s’agit de favoriser une introduction conjoncturelle d’étrangers sans s’exposer aux foudres supposées de l’« opinion », une tendance se dessine de facto en faveur de l’immigration illégale, phénomène par excellence peu mesurable, mais dont il y a lieu de penser qu’il est en expansion dans de nombreux pays de l’Union. Aux effets des restrictions légales et du rétrécissement continu de l’application du droit d’asile, toutes mesures productrices d’un véritable stock de sans-papiers, s’ajoutent des trafics tolérés en sous-main, voire autorisés, comme ce fut le cas pour le camp français de Sangatte qui fut pendant trois ans, entre 1999 et 2002, un tremplin vers l’emploi illégal en Grande Bretagne [11]. On pourvoit ainsi avec souplesse les secteurs gourmands en main-d’œuvre précaire, dans des conditions préjudiciables aux personnes et favorables aux employeurs. Dans les pays du sud de l’Union, ce dispositif informel est complété par des campagnes de régularisations à répétition, pour former des politiques opportunistes d’immigration ne disant pas leur nom. On est en face d’un cercle vicieux car cette situation conduit les Etats membres à faire de la lutte contre l’immigration illégale une priorité, ce qui a pour effet de renforcer encore les tendances xénophobes à tous les niveaux.
En dernier lieu, le contexte général se caractérise par le constat d’une certaine faillite des politiques d’intégration des travailleurs migrants, constat de plus en plus fréquemment exprimé sous une forme déculpabilisée, où les discours publics mettent en avant l’inassimilabilité de certaines catégories de migrants et par conséquent le danger que leur permanence sur le sol européen représente pour les équilibres nationaux. L’intégration est le point aveugle des politiques d’immigration, au point de n’être plus abordée dans le livre vert de 2005 quasiment que par la problématique contraire : comment programmer le retour du travailleur dans son pays, une fois sa mission achevée ? Dans ce document, l’intégration des « migrants admis » se réduit à l’apprentissage (forcé ?) de la langue, ainsi qu’à « l’éducation civique et l’information sur les normes et valeurs fondamentales de la société d’accueil » [12], objectifs qui paraissent avant tout reproduire la suspicion ambiante à l’endroit des étrangers non européens.
De convergences en dissensions : une harmonisation bien hypothétique
C’est dans un tel cadre que les Etats membres se sont fixé l’objectif de parvenir à une politique commune d’immigration et d’asile. Actuellement, le mot d’ordre le plus fédérateur au sein de l’Union paraît être : « Pour une immigration choisie et non plus subie ». C’est une façon d’admettre que jusqu’à présent la « maîtrise des flux migratoires », constamment invoquée, n’était qu’un leurre. Que réserve l’avenir ?
Une fois de plus réaffirmé qu’il incombe à chaque pays et à lui seul de fixer le nombre de travailleurs autorisés à entrer, voyons les principales suggestions du livre vert en matière d’« immigration choisie ». En réalité, il s’agit d’un questionnement présenté sous forme d’« options » sur lesquelles « toutes les parties intéressées » ont été invitées à réagir au printemps 2005. Le feuilleton de la discorde programmée est loin de son dernier épisode, si jamais il finit.
Préférence communautaire ?
L’idée d’une priorité accordée à la main-d’œuvre communautaire ou non communautaire résidente fait écho à la législation française, elle même héritée du thème de la « préférence nationale » divulgué par l’extrême droite dans les années quatre-vingt. C’est le seul point sur lequel la Commission joue sur du velours et risque peu d’être contredite, se contentant de proposer une hiérarchie des priorités à l’emploi au sein même de la catégorie « étrangers ». Et M. Frattini n’a pas oublié de rappeler que « la politique de préférence communautaire en matière d’emploi restera en vigueur » [13].
Carte verte ?
La question est ici plus polémique : dans un climat où, de l’avis le plus répandu, l’« immigration choisie » doit signifier l’introduction de personnes rigoureusement sur la base d’un emploi à pourvoir identifié, avec implicitement le renvoi éventuel du travailleur à échéance du contrat, la Commission suggère parallèlement des « systèmes plus flexibles » en vue d’« attirer des travailleurs pour couvrir les besoins à court terme et à long terme du marché de travail ». Inspirée du système états-uniens, cette sorte de carte verte [14] permettrait en outre à son titulaire de travailler dans l’ensemble de l’UE – ce qui ne peut que susciter la méfiance des gouvernements, enclins à y voir un empiètement sur leurs prérogatives rappelées par ailleurs. Non sans surprise, les questions des critères de sa délivrance, de sa durée de validité et des conditions de sa reconduction font l’objet d’un flou artistique, mais assez clair pour comprendre que la logique ne saurait être celle d’un titre de résident renouvelable de plein droit.
Quotas ?
Serpent de mer des politiques nationales, le système des quotas d’immigration divise les Etats plus que toute autre question. En septembre 2003, le ministre français de l’Intérieur avait en vain tenté d’en demander l’examen, avant d’essuyer un tir de barrage des pays nordiques et… de son propre président. Plus cauteleuse que jamais, la Commission a jusqu’à présent évacué le sujet, s’abritant une fois encore derrière la « compétence exclusive » de chaque Etat. L’idée est de permettre et d’organiser une sélection, par pays d’origine, profession ou type de formation, des étrangers admis au titre de l’immigration économique. Le même ministre, Nicolas Sarkozy, suivi en cela par une partie de la gauche française, estime que c’est une façon de traiter de l’immigration « sans exclusive ni tabou ». Les oppositions rencontrées par les tenants d’une politique de quotas au sein de l’UE portent sur divers points, dont certains touchent de près aux droits de l’homme : ainsi en va-t-il de l’atteinte au principe de non discrimination et du danger de mise en place de système policiers de contrôle des qualités requises en vue d’une sélection. Il risque en outre, s’il s’applique à des nationalités, d’une part de provoquer la mise en place d’une critérologie raciste, d’autre part de pourrir les relations internationales entre Etats européens et Etats tiers : en particulier, l’attribution de contingents de migrants à certains pays deviendrait aisément un moyen d’obtenir leur allégeance. Le caractère hasardeux de la nécessaire planification préalable des besoins est également mis en avant. L’opposition reste cependant souvent de surface, et certains dirigeants, à l’instar de l’expert français Patrick Weil, officiellement hostiles aux quotas, disent en privé que la méthode est bonne, pourvu qu’on la pratique en sourdine, « sans tambours ni trompette ». Et dans les faits, notamment dans l’immigration clandestine, fonctionne un système de quotas qui ne dit pas son nom.
Tels sont quelques uns des enjeux sur le chemin de l’harmonisation des politiques européennes d’immigration et d’asile. Mais l’Allemagne a toujours affirmé son hostilité à certains aspects de cette harmonisation, tandis que de son côté, la Grande Bretagne, qui n’est pas signataire de la convention de Schengen, a obtenu de n’y participer que pour ce qui l’intéresse [15]. Parmi les autres pays, on l’a dit, certains, comme l’Italie et l’Espagne, se livrent de facto à une politique d’immigration sauvage, obéissant aux pressions patronales, tandis que d’autres, comme le Danemark, en reviennent aux objectifs d’« immigration zéro ». Toutes ces positions respectives sont remises en cause à chaque consultation électorale. Nous sommes ainsi devant un scénario pirandellien où ce sont les dissonances qui se font entendre à l’unisson : dans ces conditions, il est à craindre que les Etats membres, libres de tout garde-fou, se sentent les coudées franches pour innover toujours plus dans le domaine de la réglementation et des pratiques xénophobes.
Quant à la question de l’asile, la situation actuelle livre un défi aux défenseurs des droits de l’homme. L’offensive actuelle de l’Europe contre le droit d’asile est menée d’une manière qui vise à contourner la convention de 1951 sur les réfugiés jusqu’à la vider de son sens. Mais chacun sait que les dispositions de ce texte, prévues pour faire face aux conséquences de la guerre, particulièrement la division du monde en deux blocs, ne correspondent plus entièrement aux réalités de notre siècle commençant. Dénoncer la tromperie cachée derrière le rejet des réfugiés dits « économiques » ne doit pas pour autant nous détourner de cette autre interrogation : doit-on maintenir un statut spécifique du réfugié (ce qui revient à exclure certains candidats à l’asile), même complété par la protection « subsidiaire » récemment instaurée par la législation européenne ? Si oui selon quels critères, dans un contexte où la guerre froide a fait place à l’affrontement sans merci des populations des pays dominés par un impérialisme fauteur de désordres qui précisément sont cause d’un besoin d’asile de plus en plus fort ?
Il est plus que temps de voir que le seul moyen de relégitimer l’exercice du droit d’asile passe par une remise en cause des mécanismes de cette domination, dont la fermeture des frontières à la circulation des personnes est un des rouages les plus inacceptables.
1er février 2005
Alain Morice, Claire Rodier [16]
NOTES
[1] Dans son programme d’action pour la période 2005-2010, dit « programme de La Haye » adopté en novembre 2004, le Conseil de l’Union, au chapitre « dimension externe de l’asile et de l’immigration », déplore « les tragédies humaines qui se produisent en mer Méditerranée à la suite de tentatives de pénétrer illégalement dans l’UE » et propose pour y remédier de renforcer « les capacités aux frontières méridionales et orientales de l’UE, afin de permettre [aux pays concernés] de mieux gérer les migrations et d’offrir une protection adéquate aux réfugiés ». Sur la question de l’asile, lire : Patrick Delouvin, Pierre Monforte et Catherine Teule, « Lourdes menaces sur le droit d’asile en Europe », Hommes & Migrations, n° 1523, janvier-février 2005.
[2] Ou, pour reprendre une plaisanterie habituelle visant les exonérations dont bénéficient les VIP, sans carte Visa (de crédit).
[3] FIDH , Enfermer les étrangers, dissuader les réfugiés : le contrôle des flux migratoires à Malte, Mission internationale d’enquête, septembre 2004.
[4] COM(2004) 811.
[5] Cette dénomination remplace désormais l’ancien JAI (justice, affaires intérieures).
[6] COM(2000)757.
[7] COM(2001) 386.
[8] COM(2003) 336.
[9] « “Les gouvernements, et notamment les ministres de l’Intérieur, on tellement peur de leurs opinions publiques qu’ils torpillent toutes les initiatives de la Commission”, soupire un fonctionnaire chargé du dossier », commentait avec une plus grande liberté de ton le correspondant de Libération à Bruxelles (17 janvier 2005).
[10] Article III-267 du projet. Sur cette question, lire E. Blanchard et C. Rodier, « Le projet de traité constitutionnel européen : un déni de droit pour les étrangers ? », Hommes et Libertés n° 126, mai-juin 2004.
[11] L’exemple de Sangatte illustre de façon frappante la « clandestinisation » des réfugiés par les autorités. Bien que les principaux groupes représentés – Kosovars d’abord, puis Kurdes d’Irak et Afghans – soient le reflet exact des conflits contemporains les plus proches de l’Europe, le gouvernement français, relayé par le HCR, n’a cessé de répéter qu’il s’agissait de migrants économiques. C’est d’ailleurs en qualité de « travailleurs » qu’ont été admis au Royaume-Uni un certain nombre d’entre eux, aux termes de l’accord passé entre Paris et Londres juste avant la fermeture du camp en décembre 2002.
[12] Cf. COM(2004) 811, 2.7. : « Mesures d’accompagnement : intégration, retour et coopération avec les pays tiers ».
[13] Le Soir, 21 janvier 2005.
[14] A ne pas confonde avec la green card qui a été instituée entre 2000 et 2004 en Allemagne à l’intention des informaticiens étrangers, officiellement pour une durée de cinq ans.
[15] Au moment de la signature du traité d’Amsterdam, la Grande Bretagne a exigé par une clause d’opt out de pouvoir rester en dehors de certains dispositifs communautaires.
[16] Respectivement chercheur (anthropologue) au CNRS et chargée d’études (juriste) au GISTI, membres du réseau Migreurop (www.migreurop.org).