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2001
Annie CollovaldReconversion et métamorphoses d’une cause politique
résumé
Depuis une quinzaine d’années en France, un nouveau mode d’action humanitaire est apparu. Loin du feu des médias ou d’une publicisation spectaculaire liée à des événements traumatiques majeurs telle que la connaissent les "urgencières" (comme Médecins du monde, Médecins sans frontières, Aide et actions etc.), des organisations de solidarité internationale (OSI), moins connues et de plus en plus nombreuses depuis la fin des années 1970.
Mots clefs
à propos
Cet article a été publié par la revue Politix - Revue des sciences sociales du politique, dans son numéro 56 de l’année 2001.
Depuis une quinzaine d’années en France, un nouveau mode d’action
humanitaire est apparu. Loin du feu des médias ou d’une publicisation
spectaculaire liée à des événements traumatiques majeurs telle que la
connaissent les "urgencières" (comme Médecins du monde, Médecins sans
frontières, Aide et actions etc.), des organisations de solidarité internationale
(OSI), moins connues et de plus en plus nombreuses depuis la fin des années
1970 [1], tentent de structurer leur militantisme
autour du modèle de l’expertise : souci du diagnostic d’une “demande”
d’aide, de l’élaboration d’un projet "ad hoc" aux finalités précises
et de l’efficacité des actions de terrain, ajustement des compétences professionnelles
à l’objectif visé. Contestant l’étiquette “humanitaire” jugée renvoyer à une
conception caritative ou confessionnelle de l’aide apportée et sujette à toutes
les dérives ou manipulations, ses promoteurs lui préfèrent celle de “solidarité
internationale”, plus neutre car plus récente. Ils se démarquent d’un
militantisme politique perçu comme trop idéologique et prisonnier de conflits
internes empêchant la réalisation concrète des initiatives et détachent leur
action à la fois de l’assistance charitable et de l’action sociale (de
proximité par exemple mais pas seulement). Des salariés, ainsi, soit organisent
le recueil de dons pour le financement de constructions en Asie, Afrique,
Amérique latine (écoles, orphelinats, dispensaires…) soit proposent, sur la
base de leur métier, des “transferts de technologie” et se rendent en Afrique
ou en Asie pour des opérations de modernisation technique cherchant à associer
les acteurs locaux : personnel d’EDF allant électrifier des villages,
installer des pompes hydrauliques mais aussi soutenir la création de petites
entreprises tournées vers le tourisme ; agriculteurs réalisant des modes
de culture ou d’irrigation adaptés à l’économie rurale ; tous deux offrant
des connaissances comme l’apprentissage de la réparation de lignes et du
remplacement des pièces usagées, la construction d’ateliers de fabrication
d’outils agraires, la formation à la tenue des comptes d’une exploitation
agricole…
Ces pratiques connaissent un certain succès, notamment à EDF,
avec la création régulière de nouvelles associations, les CODEV (clubs
Coopération-Développement) qui sont aujourd’hui au nombre de 20 rassemblant,
chacun, entre 40 et 200 adhérents. Les militants rencontrés empruntent, pour
décrire leur investissement, un registre de justification qui renvoie très
exactement aux caractéristiques des "nouvelles formes d’engagement dans
l’espace public". Les actions sont "concrètes", organisées
autour de "micro-projets", pensées sur le mode managérial de l’entreprise
responsable. Elles réunissent des équipes restreintes de salariés qui refusent
toute délégation et, animés de pragmatisme, sont préoccupés par la seule
"efficacité" de leur mission qui envoie sur le terrain le plus
fréquemment entre dix et quinze personnes. Pourtant si elles attirent de jeunes
salariés nouveaux entrants dans le militantisme, la plupart de leurs membres et
de leurs promoteurs sont d’anciens militants syndicaux ou politiques, venus de
mouvements chrétiens et tiers-mondistes, passés majoritairement à
On voudrait montrer que ce qui s’opère à l’occasion du
reclassement de ces anciens militants tient moins à un changement dans leurs
dispositions à militer qu’à une transformation de leur manière d’envisager
leurs dévouements, et plus précisément, de considérer les "autres"
auxquels ils les consacrent. Le détour par l’histoire de la construction de la
cause "humanitaire" permettra d’en comprendre les raisons. Loin de
naître toute armée d’une modification brutale des malheurs du monde liée à la
gravité accrue des détresses humaines (aggravation des conflits, augmentation
des catastrophes écologiques) ou d’une élévation soudaine du seuil de
sensibilité à la violence commise et éprouvée, la cause "humanitaire"
résulte elle-même d’abord de la reconversion d’une cause politique : celle
de la solidarité envers les "pauvres nécessiteux". Si elle marque un
véritable changement dans les répertoires d’actions empruntés par ceux qui se
vouent à aider les plus démunis, elle est initiée non par des "hommes
nouveaux" porteurs d’un nouvel altruisme plus international ou davantage
dotés de "conscience morale" que leurs prédécesseurs mais par des
modifications ayant affecté les transactions entre différents secteurs
jusque-là disjoints sur cette question (Etat, administration, politique, monde
de l’entreprise, journalisme, institutions internationales) et facilité une
"transnationalisation" des catégories pour penser les
"autres" et leurs aspirations. Les représentations de la vulnérabilité
sociale et politique et les modes d’actions destinées à y remédier en sont
métamorphosés au point de dessiner les contours d’un nouveau territoire du
militantisme dans lequel les "autres aidés" sont relégués au rang de
"refoulé" des politiques imaginées pour les "sauver".
La plupart des travaux ou des discours actuels (encore peu
nombreux mais qui se multiplient) s’attachant à retracer l’émergence de
pratiques humanitaires, en trouvent les origines historiques dans la création
soit de
Un enchevêtrement complexe d’histoires parallèles, touchant à la
réorganisation des mouvements missionnaires et de la présence de l’Eglise, au
rapatriement et reclassement des cadres coloniaux, à la reconversion des
acteurs tiers-mondistes, à la transformation du rôle de l’Etat et des
configurations internationales, aux nouvelles problématisations concernant les
"étrangers" a peu à peu décentré et modifié ce qui était en jeu dans
les différentes "politiques" conduites en faveur des plus
démunis : leur capacité à se "sauver" eux-mêmes grâce à leur
autoorganisation (mutuelles, sociétés ouvrières, partis politiques). C’est que
si la plupart d’entre elles étaient, jusqu’il y a peu, pensées comme des
tentatives de représenter les propres aspirations des milieux défavorisés,
d’autres modes de perception et de compréhension des "autres" à aider
et des rôles à tenir à leur égard sont venus s’y substituer pour bouleverser
les rapports instaurés avec eux au point de les faire devenir les grands
absents des diverses actions réputées pourtant remédier à leur situation. On ne
peut ici que lister rapidement un certain nombre de différences avec les
discours ou actions passés montrant combien la mise en forme de
"leurs" intérêts s’effectue actuellement de plus en plus sans eux,
faisant apparaître la cause humanitaire comme une "cause sans
représentés" condamnée à toujours les rechercher.
Le développementalisme : de la critique de l’Etat
à la pensée d’Etat
Mouvements strictement confessionnels comme mouvements
tiers-mondistes plaçaient au cœur de leur projet, certes sous des formes
différentes, la réhabilitation à la fois de l’image et du statut des
"étrangers" auxquels ils destinaient leur aide. Les percevant comme
des dominés, "ignorés, exploités, méprisés", leurs actions visaient à
trouver une solution à leur grande vulnérabilité sociale tout en cherchant à
rehausser leur représentation largement stigmatisée. Ce double souci posait
ainsi en enjeu des débats et des clivages le problème de l’ethnocentrisme et
des solutions pour s’en déprendre. De plus en plus étroitement associé au point
de prendre à partir des années 1960 une consistance politique jusque dans les
organisations religieuses [11], il impulsait les mobilisations et incitait
à réformer ou à transformer les modes d’action pour mieux les adapter aux deux
objectifs fixés [12]. Le modèle en était la "mission
ouvrière", certes considérablement modifiée et laïcisée [13], au cœur de laquelle l’image du
"prolétariat nécessiteux" façonnait la figure unifiée du peuple voué
à tous les malheurs sociaux et par là même méritant un secours qui le
libérerait économiquement et politiquement ; c’était elle qui se trouvait
transférée sur celle des "étrangers" des pays pauvres et anciennement
colonisés, ces "damnés de la terre" membres de "nations
prolétaires" [14]. Elle justifiait une idéologie de la
proximité faite de valorisation du terrain et du contact rapproché avec eux,
d’une démarche cherchant à les associer aux actions entreprises soit en les
faisant collaborer aux projets envisagés soit en se faisant les ethnologues de
leur civilisation ou porte-parole politiques de leur émancipation. C’était
jusqu’aux cadres coloniaux [15] ou aux administrations ministérielles
chargées des relations directes avec eux (comme celle du ministère de
Rançon du succès : la vision développementaliste de l’aide à
leur apporter gagne, à partir de 1981 et de l’arrivée des socialistes au
pouvoir dont beaucoup sont d’anciens tiers-mondistes ou proches d’eux, les
hauteurs de l’Etat non seulement dans le ministère de tutelle (le ministère de
L’immigration, sous l’effet des fortes controverses publiques
qu’elle suscite après le septennat giscardien, prend la double dimension d’un
problème politique et d’un problème d’Etat [22]. La division entre immigrés clandestins et
réguliers, consacrée par le consensus parlementaire de 1984 entre la gauche et
la droite classique et renforcée par la présence déstabilisante d’un Front
national qui paraît devoir s’enraciner dans la vie politique en mobilisant au
nom de la "préférence nationale" impulse toute une série de déformations
sur la perception de l’immigration en faisant confondre "jeunes issus de
l’immigration" et nouveaux immigrés et regarder ces deux groupes comme des
clandestins portés à tous les illégalismes [23]. Tirant leur réalisme d’événements
successifs constitués en affaires périlleuses pour la démocratie
républicaine [24], les nouveaux traitements dont ils font
l’objet appellent l’intervention accrue d’acteurs appartenant aux secteurs
dominants (et répressifs) de l’Etat (Justice, Police) davantage que celle des
professionnels de l’encadrement des classes populaires [25]. L’usage légitime de catégories normatives,
juridiques ou morales, pour appréhender leur situation crée en outre une
distance à la fois objective et subjective avec leur réalité sociale. Si les
"jeunes issus de l’immigration" perdent leurs caractéristiques
sociales (d’enfants nés de familles précarisées ou de jeunes sans avenir autre
que le chômage ou la rue) en se voyant définis d’abord par leur origine
ethnique et leur "culture méchante" [26], les "étrangers" souhaitant
s’installer sur le territoire national sont désormais essentiellement compris à
partir des problèmes qu’ils sont réputés devoir poser à la société d’accueil
("insertion" ou "assimilation" difficiles voire rendues
impossibles par leur "culture" poussant au communautarisme contre
l’esprit républicain ou à des modes et des conduites de vie radicalement "à
part" de ceux qui ont cours en "occident") et de moins en moins,
si jamais cela fut le cas, à partir de la société d’où ils émigrent et qui
constitue un élément de la situation sociale qu’ils emportent avec eux et les
fait être ce qu’ils sont [27].
Des autres de plus en plus étrangers
L’absence de visibilité politique autonome de la génération issue
de l’immigration [28], définitive après la dislocation de SOS
Racisme, rend pour une part possible une telle représentation d’elle-même qui
se focalise sur les "minorités du pire" : peu de ses membres ont
accepté de reprendre la tête des associations destinées à soutenir, sous une
forme ou sous une autre, les immigrés en collaborant avec eux [29] ; mais lorsque certains d’entre eux ont
tenté de participer à la vie associative des quartiers, ils se sont trouvé
affrontés à un personnel politique ne pouvant les reconnaître comme les
héritiers de ces déshérités sociaux qu’étaient les ouvriers dont il s’était
fait le porte-parole et moins encore leur accorder une place sur la scène
publique locale [30]. Doublement absents des cadres de perception
qui informent la vie politique, ils sont doublement méconnus [31] et, à ce titre, ne peuvent susciter que
l’apitoiement ou la peur, ces deux formes aujourd’hui légitimes d’expression
des sentiments à leur égard qui sont les deux faces morales d’un même rapport
distant. Parallèlement, les "étrangers" restés lointains en restant
dans leur pays se trouvent eux aussi soumis à de nouveaux traitements qui entraînent
des transferts et des superpositions de représentations ; opérant des
liaisons transnationales inédites entre les interprétations et les problèmes
qu’ils sont supposés soulever, ils placent ces "autres lointains" et
leurs divers représentants, dans une situation contradictoire difficilement
conciliable pour qu’ils puissent intervenir avec autorité sur les questions qui
les préoccupent directement.
L’effondrement du tiers-mondisme en tant que troisième voie
espérée par les dirigeants des pays anciennement colonisés entre socialisme et
capitalisme puis la chute des régimes de l’ex-Urss ouvrent, là aussi, sur une
représentation bipolaire entre Nord et Sud des relations internationales qui
facilite une circulation en forme d’importation-exportation des catégories
bureaucratiques de compréhension du monde social et politique. Euphémisation
administrative et retraduction obligent : les pays du Tiers-Monde
deviennent des pays en voie de développement (ou encore des "pays moins
avancés") aussi bien économiquement que politiquement [32]. Ils sont ainsi pensés d’emblée comme des
demandeurs d’aide mais ne pouvant en bénéficier que pour autant qu’ils se
soumettent aux directives de "bonne gouvernance" émises par des
organisations interétatiques auxquelles ils n’appartiennent que sur un mode
mineur : FMI (Fonds monétaire international), BIRD (Banque internationale
pour la reconstruction et le développement, la "banque mondiale")
voire OMC (Organisation mondiale du commerce) ou OCDE (Organisation de
coopération et de développement économique) [33]. Ces institutions expertes dans la
"mise en ordre démocratique" (par les normes qu’elles imposent et par
les conseils qu’elles délivrent) vont être rejointes par de nouvelles dont
elles deviennent solidaires. L’apparition de nouveaux enjeux économiques et
sécuritaires cristallise, en effet, les attentions des responsables européens
et nord-américains sur le contrôle des frontières et des flux migratoires ;
discriminant entre "ressortissants du Nord" et "étrangers du
Sud" au nom de leur culture et plaçant sous surveillance accrue ceux qui
appartiennent aux régions pauvres, leurs analyses ne voient plus dans ces
derniers que des "immigrés problématiques en puissance" et posent en
"bon sous-développé méritant d’être aidé" celui qui demeure à sa
place : au loin, dans son pays d’origine [34]. Elles ont pour conséquences, dans
l’hexagone (et dans la communauté européenne), de modifier la hiérarchie des
ministères appelés à gérer les relations avec eux et de redistribuer les
compétences.
L’émergence d’un discours humanitaire axé sur les "victimes",
déclenchée par des ONG "urgencières" indignées par le sort effroyable
réservé aux populations civiles lors de guerres d’un nouveau genre s’inscrit
dans ce contexte à la fois politique et mental. Ce discours conduit à penser
les actions en faveur des plus déshérités sur le mode de l’assistance
professionnelle faisant fi de considérations politiques et religieuses pour
penser l’autre dans les termes universels du "prochain" et de
"commune humanité". S’il n’est pas dénué de considérations
pratiques [37] et s’il ne va pas sans susciter au sein du
monde des ONG des conflits avec les "développementalistes" [38], il ne prend pas moins appui sur les schèmes
interprétatifs, à la fois dépolitisés et misérabilistes, juridiques et moraux,
qui les ont impulsées et qui gouvernent désormais les regards des observateurs
et des acteurs les plus centraux.
L’humanitaire ou l’expertise du malheur des autres
Tout en revendiquant un rôle de "tireur d’alarmes" se réservant
le droit de "témoigner" et de jouer du "tapage médiatique"
pour alerter les gouvernements et les opinions sur les situations terrifiantes
qui accablent des populations locales, tout en s’insurgeant aussi contre leurs
responsables et participant à la production de nouvelles normes juridiques
internationales (droit d’ingérence humanitaire [39], juridictions pénales internationales
poursuivant les auteurs de "crime contre l’humanité"), les principaux
porte-parole de l’humanitaire n’en proposent pas moins également une autre
représentation de l’injustice où seuls comptent d’abord les préjudices subis et
l’indignation active des plus comblés et non la mobilisation politique des
principaux intéressés contre les raisons objectives de leur malheur. Le
répertoire d’intervention "humanitaire" tel qu’il s’invente ici est
ainsi d’emblée doté d’une ambivalence structurelle tenant à la place instable
et difficile à établir à la fois entre et contre des modes d’actions caritatifs
et politiques. Celle-ci va se trouver renforcée par les différents
investissements dont il va être le lieu. Sa composante qui réduit la visibilité
des antagonismes et évite ou élève le blâme (contre la cruauté du
"sort" ouvrant sur des détresses extrêmes que ce soit celui des
catastrophes naturelles ou celui des conflits meurtriers) entre rapidement en
résonance avec une vision médiatique [40] portée à exhiber le spectaculaire, jouer de
et sur la dramatisation et à rechercher les "responsables" chez les
acteurs les plus apparents. Vite investie également par des individus ou des
groupes davantage enclins à secourir immédiatement qu’à dénoncer publiquement
(si ce n’est sur le mode du scandale moral) [41] – restaurants du cœur (1985), première
antenne de Médecins du Monde (1986) et de Médecins sans frontière (1988), Téléthon
– elle trouve une part de sa légitimité dans les nouvelles manières d’exprimer
les "malaises sociaux" ou les injustices ressenties qui exposent les
malheurs les plus privés et promeuvent l’expérience la plus intime et la plus
profane [42] en ressource d’accès à la scène publique. Si
une telle réussite inscrit dès lors une tension entre les dévouements et les
argumentations "humanitaires" possibles et les soumet à une
oscillation constante entre éthique et politique, savoirs profanes et savoirs
professionnels, elle n’en concourt pas moins à transformer en enjeux moraux des
problèmes sociaux et politiques ; en les sérialisant et les réservant à la
conscience de chacun [43], elle contribue aussi à placer dans la
posture du "spectateur engagé" de la misère du monde et dans une
légitimité fragile car sans cesse susceptible d’être remise en cause, ceux qui
cherchent à leur porter remède.
Là aussi, revanche du succès : très vite, les termes
généraux "d’humanité", de "souffrances subies" ou de
"victimes" qui invitent à la compassion et dotent d’une aura
vertueuse et désintéressée toute action en direction des plus faibles accomplie
en leur nom sont occupés par des instances, des groupes ou des individus dont
la raison première d’existence n’est pas uniquement le "bien-être
universel" ou la lutte contre le "malheur des autres" mais qui
tirent profit de l’ambiguïté structurelle de la référence humanitaire. Ces
usages stratégiques de l’humanitaire qui font de sa définition l’objet de
multiples rapports de force renforçant son caractère flou et labile redoublent
ceux opérés par les Etats dont la concurrence (diplomatique, économique et
géostratégique) au plan international reste vive. Si Michel Foucault voyait
dans les droits de l’homme une arme de guerre contre les Etats, désormais ils
sont aussi devenus une arme idéologique étatisée tant ils appartiennent à la
panoplie des ressources symboliques et politiques de l’Etat [44] lui ouvrant tout un registre argumentaire ou
de "double jeu" possible : continuer l’action diplomatique par
d’autres moyens là où elle est devenue politiquement difficile, montrer qu’il
agit en vertu de grands principes et non en opportunité politique, dénier ses
intérêts à s’intéresser aux autres au point d’ailleurs de réussir à se faire
oublier comme acteur principal des relations internationales (comme l’attestent
les analyses sur son "retour" actuel). La reprise institutionnelle,
repérable dans la création de secrétariats d’Etat en portant le nom à partir de
1986 et perdurant au-delà des changements politiques ou d’organismes communautaires
comme ECHO (Office Européen d’Aide Humanitaire) créé en 1991, consacre la
légitimité de la cause humanitaire mais en la bureaucratisant sous la forme
d’un cadre cognitif "administratif" appliqué aux plus vulnérables. Si
celui-ci transforme, qu’ils le souhaitent ou non, le rôle imparti aux
défenseurs de l’humanité des autres en les faisant devenir, sur la base de
leurs expériences vécues, des experts en "tiers-mondisme" (qu’il soit
national ou lointain) participant à la fabrication des jugements sur les
"étrangers" [45], il préside aussi à la construction d’un
"marché national et international de la vertu" dans lequel les
"autres aidés" prennent la place d’"administrés" soumis à
une logique normative similaire à celle qui s’exerce en interne sur le
territoire hexagonal. Avec lui, s’instaure un marché "transnational"
des victimes et des causes morales où les unes et les autres sont mises en
concurrence pour l’obtention de l’attention publique non seulement entre elles
mais aussi avec des causes politiques et des victimes de préjudices
sociaux ; ses conditions d’accès, dépendantes d’un spectaculaire
médiatique, obéissent à des règles de visibilité, de clarté et de moralité
telles que des souffrances échappant à ce cadre de perception en deviennent
soit ignorées soit inopportunes soit difficilement défendables (insécurité
salariale, clandestins "non régularisables" vivant dans la peur d’un
arrestation, "mauvais opprimés" se rebellant par les armes et tout
aussi brutaux que leurs oppresseurs comme les Tchétchènes par exemple, quand ce
n’est pas la chape de plomb que mettent des intérêts économiques savamment
négociés et complexifiés sur les massacres de populations civiles laissées à
l’abandon de l’intérêt public comme en Afrique noire). Le sens des mots, des
rôles dévolus et des politiques conduites se brouille et devient propice aussi
bien à des jeux croisés qu’à une logique de la surenchère éthique s’organisant
essentiellement entre professionnels et prétendants à ce titre qui défendent,
chacun, leur propre compétence "humanitaire" et leur propre
comptabilité de la détresse humaine. Quelques exemples parmi d’autres [46]. "Victime" : le terme
appartient aussi au lexique policier et judiciaire, valorisé depuis les
"violences urbaines", justifié par la compassion et la protection à
exprimer envers les personnes agressées ou ressentant l’avoir été, concrétisé
par des sondages d’opinion, des études en "victimologie" ou des
associations d’aide et mobilisé contre d’autres interprétations (les
"victimes de la misère sociale") et pour faire pression sur les
pouvoirs publics afin d’obtenir reconnaissance et capacité à agir. Politiques
sociales ou politiques humanitaires quand des décisions sont prises en faveur
des "exclus" passant à travers toutes les mailles du filet protecteur
de la sécurité sociale (comme à propos de la couverture maladie
universelle) ? La différence, jouant à sa manière sur l’opposition entre
"égalité" et "équité", divise les responsables politiques
sur le rôle de l’Etat et celui de ses ressortissants : dans un cas on a
affaire au rôle traditionnel de l’Etat Providence, dans l’autre à des mesures
extraordinaires reposant sur le bon vouloir éthique des gouvernants ; dans
un cas il s’agit d’un devoir de l’Etat exprimant sa dette à l’égard de ceux
qu’il n’a pas su protéger, dans l’autre d’un devoir des personnes secourues
d’être à la hauteur des services qu’elles reçoivent et de remédier par
elles-mêmes aux malheurs qui les affectent.
Un tel brouillage autorise ainsi des stratégies inédites de
contournement du politique ou d’habillage idéologique vertueux de pratiques,
anciennes ou nouvelles, qui n’en ont pas la motivation première, avec pour
effet de déporter les responsabilités soit vers les victimes soit vers leurs
oppresseurs les plus visibles. Si elles mettent en place concrètement la
légitimité humanitaire, elles n’en font pas moins se rejoindre, dans le plus
grand désaccord et la plus grande contradiction, ceux qui prétendent défendre
le sort des "étrangers" et des "pauvres" aux vies abîmées
et d’abord sans doute parce que les tenants de la "main gauche" et la
"main droite" de l’Etat [47] se retrouvent dans l’obligation de se
côtoyer voire de s’emprunter des compétences jusqu’alors sectorisées. De firmes
transnationales connues pour leur exploitation des conditions miséreuses de vie
de leurs "employés" se proposant de développer des sections de
"droits de l’homme" à la place de sections syndicales (comme Nike par
exemple), aux militaires astreints à doubler leur activité guerrière d’un rôle
de sauvegarde humanitaire (de leurs troupes et des populations locales) jusqu’à
ceux qui, gérant la régularisation des sans papiers ou le droit d’asile,
insistent sur la nécessité de soigner ces émigrants plutôt que sur les
persécutions qu’ils ont subies en tant qu’opposants politiques parce qu’un tel
statut de séjour est souvent plus facile à obtenir comme l’indique Didier
Fassin [48], la distance est immense. Reste qu’ils
contribuent, avec d’autres, en consolidant l’humanitaire comme intérêt
politique collectif émergent, à imposer de nouvelles censures officielles qui
troublent la division du travail public habituelle entre les secteurs de l’Etat
en "droitisant" sa gauche et "humanitarisant" sa
droite [49]. Reste aussi qu’en individualisant et
sérialisant les problèmes (et les malheurs) et en les débarrassant de toute
conflictualité [50], ils font de l’aide à apporter une aide
"non négociable" d’experts envers des "victimes passives"
sur laquelle ces autres "souffrant" n’ont pas à se prononcer si ce
n’est pour l’accepter.
Le cercle fermé de la vertu
Tend à se construire un espace d’interventions et de solidarités
humanitaires dont l’accès considérablement haussé relègue au rang de profanes
voire de "profanateurs" tous ceux qui sont porteurs d’une autre
vision de l’humanité, moins "élevée et universalisée" et/ou plus
arrimée aux différences de contextes sociaux et politiques : qu’il
s’agisse de membres des groupes populaires pour lesquels la solidarité est
d’abord collective et se fait soit sans s’avouer soit sans se dire dans les
termes aussi singuliers que la "commune humanité", de militants
politiques nationaux ou étrangers qui entendent combattre les raisons du
malheur aussi bien que sa réalité ou des résistances actives de ceux vers
lesquels les dévouements se tournent. Même les divisions et les critiques
croisées régnant au sein de cet espace (contre les anciennes formes d’aides aux
"autres lointains" qui perdurent encore, contre les performances
réalisées ou les stratégies adoptées dénoncées soit comme déployant un arsenal
technique démesuré et d’une richesse par trop voyante soit comme participant au
renforcement de la situation qu’elles prétendent atténuer [51]), en lui assurant les profits moraux de la
réflexivité incessante et de la lucidité déontologique [52], concourent à le refermer sur ses propres
enjeux et à faire sortir du cercle des initiés les autres aidés et leurs
représentants attitrés.
On voudrait pour preuve de la coupure instaurée, qui rejoue
autrement le mécanisme de la professionnalisation politique, l’insistance des
administrations qui financent les OSI sur le volontariat et sa
professionnalisation au détriment du soutien aux actions de terrain [53], la mise à l’écart des ONG du Sud ou celles
montées par des immigrés en faveur de leurs compatriotes restés au pays [54] jusqu’au droit d’ingérence qui se fait au
nom d’un peuple contre des autorités politiques qu’il subit mais aussi au nom
d’un droit humanitaire international auquel il n’a pas participé et sur lequel
il ne lui est pas demandé de s’exprimer autrement qu’en l’approuvant. Le
désencastrement politique de la cause humanitaire (parfois d’ailleurs contre
ses principaux tenants) s’accompagne ainsi de l’effacement des
"autres" en direction desquels ses actions se déploient,
métamorphosés en "bons" ou "mauvais" élèves du
développement, de la démocratie ou du respect des droits humanitaires et
toujours emprisonnés dans les défauts de leurs origines culturelles. Il
rencontre un état des connaissances accessibles sur les pays non occidentaux
lié à la hiérarchie des légitimités propre au monde intellectuel et
universitaire : les analyses sur les "étrangers" appartiennent
au domaine longtemps à part des areas studies, peu sollicités et
souvent peu entendus alors même qu’ils dressent une autre image de leur réalité
à la fois plus complexe et moins ethnocentriste (en rappelant notamment leurs
capacités d’autonomie et de résistance par rapport aux modèles imposés) [55] ; en même temps ceux qui étudient
aujourd’hui les organisations humanitaires tendent à privilégier leurs modes
d’action transnationaux [56] et non leurs activités concrètes sur le
terrain [57] ou les relations avec les populations
locales qui en sont la cible.
Dès lors les militants se dévouant aux "autres
lointains" se retrouvent dans une situation tout à fait singulière :
les "autres" avec lesquels ils sont en contact direct sont d’abord
leurs coéquipiers et les concurrents d’autres organisations humanitaires avant
cet "autrui lointain" auquel ils destinent leur engagement de telle
sorte que l’offre de loyautés qu’ils proposent et qu’ils incarnent a tout d’une
"offre sans attentes" hormis celles dont ils l’investissent et
s’investissent eux-mêmes. Le problème pratique qu’ils affrontent est ainsi
d’avoir à créer et recréer sans cesse les "autres à aider" et les
liens de proximité les unissant à eux, de façon relativement similaire à celle
que décrit Bruno Latour [58] à propos de Pasteur inventant le pasteurisme
avant d’avoir découvert les microbes ou celle analysée par Louis Pinto [59] montrant que c’est la création d’un espace
institutionnel de représentants qui a permis de faire apparaître le groupe des
"consommateurs". Etrange altruisme dans lequel des dévouements
précèdent l’existence de ceux vis à vis desquels ils sont censés se
déployer [60] mais dans lequel aussi l’espace des
engagements et des manières de les concevoir est enserré dans de multiples
contraintes souvent contradictoires : il y a tout lieu de penser que
l’"autre" qu’ils anticipent de rencontrer en sera d’autant plus
imaginé et le fruit de constructions bricolées [61]. C’est dire qu’une des épreuves à laquelle
les militants de la "solidarité internationale" sont le moins
préparés va résider dans la confrontation en face à face avec la population
locale, ses représentants et les enjeux qui les animent parce que, évitée par
le mode d’action emprunté et le schème de perception appliqué, elle ne peut
posséder que l’inquiétante intrangeté d’une expérience imprévue [62]. C’est dire aussi que ce qui est présenté
comme une activité pragmatique touchant au concret et à l’efficacité tangible
et revendiquée comme telle au nom de l’expertise risque de revêtir la figure
abstraite des choses qui n’existent pas en dehors des invocations et des
justifications plus que celle des raisons pratiques qui motivent et déterminent
l’action. L’analyse de ce militantisme doit alors modifier les perspectives
habituellement tenues sur les conditions de possibilité et de perpétuation des
dévouements à l’égard des autres.
Ce qui prépare à agir en direction des autres peut bien ne pas
constituer ce qui permet la continuation de l’action puisque l’épreuve à
surmonter pour que l’engagement persiste ne se situe pas à l’entrée du
militantisme mais pendant la mission c’est-à-dire pendant le cours même de la
réalisation des actions militantes. Si ce phénomène oblige à décomposer en
séquences d’action l’engagement consenti et à faire appel au concept de
"carrière" pour mieux rendre compte de son déroulement, c’est pour
restituer surtout les "carrières morales" des dévouements des
militants [63]. Solliciter la notion empruntée à Erving
Goffman [64] invite, en effet, à mettre en évidence les
configurations successives des relations dans lesquelles les militants sont
impliqués, à souligner les contraintes structurelles mouvantes qui pèsent sur
leurs marges de jeu et leurs capacités d’adaptation et, ainsi, à suivre la dynamique
des transformations tout à la fois objectives et subjectives des individus pour
l’observer, étape après étape, tout au long du cheminement qu’accomplissent des
salariés pour devenir militants d’une cause spécifique puis pour exercer les
diverses activités militantes qui leur échoient. Comment des salariés
deviennent-ils militants, comment ces militants deviennent-ils et restent-ils
des adeptes d’un "humanitaire expert" ? Interrogations simples
qui rejoignent, à leur façon, celles que pose Timothy Tackett à propos des
députés de 1789 se métamorphosant en quelques mois en ce qu’ils n’étaient pas,
des révolutionnaires [65] : elles conduisent à analyser ce qui se
passe dans le cours même des différentes mobilisations (avant et pendant
l’engagement) pour repérer, sous l’évolution apparemment linéaire qu’empruntent
les dévouements, le "travail sur leur trajectoire" qui s’accomplit
parfois au prix de bifurcations et de brisures imperceptibles de prime abord et
qui fait intervenir d’autres acteurs que les seuls militants [66]. Elles conduisent aussi à se déprendre d’une
logique de l’imputation rétrospective qui se glisse d’autant mieux dans
l’analyse qu’elle a pour elle l’évidence de l’explication naturelle en prêtant
aux militants des qualités, des dispositions, des visions du monde qui ne sont
pas celles qu’ils possédaient avant leur engagement mais qui sont devenues des
caractéristiques personnelles progressivement inculquées par le fait même de militer.
Dès lors faut-il renoncer à penser que ces "engagés" ont des
dispositions pour l’humanitaire, l’expertise ou l’international avant de
s’inscrire dans l’humanitaire expert au risque sinon d’enfermer le raisonnement
dans une forme de tautologisme [67] expliquant l’humanitaire par l’humanitaire,
l’expertise par l’expertise ou la dignité d’une cause par la dignité de ses
appelés. Si ce type de raisonnement possède tous les inconvénients de l’erreur
"empiriste" pointée par Jean-Claude Passeron [68], c’est parce que, répondant avant d’avoir
enquêté, il résout d’emblée les énigmes que tend l’histoire à ses acteurs et à
ses interprètes et, ici, fait disparaître les dilemmes pratiques qui
constituent le "drame [69]" de ces militants.
Le "drame" de ces salariés devenus militants d’un
"humanitaire expert", ce n’est pas qu’ils aient à changer de
dispositions pour se dévouer aux autres, on l’a vu la plupart sont d’anciens
militants ; c’est qu’ils aient, et ce n’est pas rien, à changer
d’idéologie c’est-à-dire de système de justifications des conduites tenues et
de représentations de soi et des autres pour entrer dans l’univers mental
spécifique de l’expertise humanitaire. Il s’ouvre sur un premier dilemme. Eux
qui ont été des militants chrétiens passés par le tiers-mondisme et les
organisations de gauche ou d’extrême gauche doivent apprendre à se défaire de
toutes considérations politiques ou religieuses pour penser les autres et
l’aide à leur apporter. Ils doivent s’initier à limiter leurs enjeux, refuser
de placer l’injustice à la source de leurs dévouements et techniciser leur
indignation au point de la faire oublier dans des actions sérialisées et
ponctuelles. S’ils doivent ainsi acquérir "la théorie de leurs
pratiques" en rendant perceptible, et d’abord à leurs propres yeux, la
réalité "technique" des difficultés qu’ils se destinent à résoudre
par la mobilisation de leurs compétences professionnelles, ils ont aussi à
reformuler les griefs des populations locales en "demande d’aide au
développement" [70]. Leur inscription dans le champ humanitaire
tout comme la position spécifique qu’ils y occupent, plus en retrait des
attentions médiatiques, les aident. La revendication d’efficacité dont ils font
leur marque collective les y incite d’ailleurs fortement. Elle conduit les
militants des clubs CODEV à adopter une logique d’expertise empruntée au modèle
managérial de l’entreprise et de l’Etat "modernisateur" avec une
force d’autant plus grande qu’en tant qu’OSI ils sont directement placés dans
l’orbite des pouvoirs publics pour lesquels le "développement" est un
enjeu d’Etat et comme organisation appartenant à EDF, étroitement associés à
ses préoccupations de mécénat public et de formation des cadres [71]. Le discours de mobilisation politique
propre à ce type de militantisme et énoncé par la direction syndicale CFDT ou
par le CODEV national leur délivre encore des ressources argumentatives pour
produire une telle identité commune [72]. Cependant leur autonomie qui les fait exister
comme des petites entreprises artisanales indépendantes freine ce travail
d’articulation possible entre le "sommet et la base" et les laisse en
prises avec eux-mêmes. De la même façon endosser la norme de leur nouveau
militantisme entrecroisant dévouements et modèle managérial de l’efficacité
suppose de leur part des ressources cognitives et un travail de réglage de soi
et des actions en direction des autres accordant ce qu’ils ont été avec ce
qu’ils doivent désormais être [73] dont tous n’ont pas forcément la possession.
On conçoit que cela n’aille pas sans susciter des tensions et des contradictions
à la fois au sein du groupement militant rassemblant des individus
dissemblables sous bien des rapports et au sein des militants eux-mêmes [74].
Difficile, exigeant, cet exercice pratique de rééducation de soi,
s’il encourage les investissements avant le départ, se trouve précisément mis à
mal lors de l’expatriation. Alors même que la mission joue un rôle clef dans la
construction du groupe militant notamment en assurant et renforçant sa
cohésion [75], elle se révèle aussi source de
fragilisation inattendue. C’est que la conception managériale adoptée de
l’efficacité produit ses propres limites cognitives. D’une part, en exigeant la
mise en suspens de toute considération politique et confessionnelle, elle a
empêché les militants d’avoir une connaissance concrète de la vie des
populations locales visées [76] ; d’autre part, elle a orienté leurs
énergies dans des pratiques de contrôle de l’action avant ou après coup et non
dans celles de l’interaction avec les autres aidés. La confrontation avec les
"autres lointains" réalise, alors, là où les militants ne
l’attendaient pas, une sorte de rappel à la réalité du monde social et
politique (lorsqu’ils s’aperçoivent que leur "technique" est un enjeu
politique et d’honneur social pour elles, que pour accomplir leur installation
technologique, ils doivent non seulement constamment négocier avec les diverses
autorités locales mais aussi se plier à des choix d’emplacements et des rythmes
de travail qui ne sont pas ceux qu’ils avaient prévus selon leur rationalité
d’experts etc.) qui fait ressurgir le "refoulé" de leurs propres
dévouements et souvent sous une forme extrêmement violente pour eux :
quand ils se voient traiter de "nouveaux colons" ou de
"touristes" [77] eux qui dépensent sans compter leur temps,
leur argent et leurs efforts de loyauté. Second dilemme pratique : cette
rencontre impensée les oblige à improviser en situation et dans le feu de
l’échange des solutions pour sauver la face (aux yeux des autres aidés, de
leurs coéquipiers et de soi-même) et poursuivre malgré tout la mission
projetée. Elle impulse en outre non seulement des concurrences incontrôlées
entre membres de l’équipe portant sur la définition de la bonne relation à
instaurer avec les autres aidés et bousculant les autorités précédemment
établies mais aussi des formes de désarroi d’autant plus douloureuses et
démoralisantes qu’elles n’ont pas été anticipées. Le paradoxe est double.
Ce sont les plus politiques, ceux qui disposent de ressources
collectives précédemment accumulées lors de leurs multiples engagements
antérieurs, qui sont les plus à même de maîtriser et d’endosser l’idéologie de
l’expertise humanitaire qui place la singularité des personnes et des
compétences à la source des dévouements. En quelque sorte, c’est la culture
politique précédemment acquise et préservée lors leur entrée dans ce nouveau
militantisme qui facilite la réforme de leur pensée et sa mise aux normes de
l’humanitaire expert en permettant des discours sur soi relisant l’itinéraire
passé à travers le prisme de ce qu’ils sont devenus et des discours sur les
autres construisant une "commune humanité" en évitant les références
à toutes les contingences sociales et politiques [78]. Mais ce sont également ceux-là, les mieux
armés idéologiquement, qui sont aussi les moins susceptibles de supporter le
"retour du réel" survenant lors de leurs contacts avec les
populations locales, qui vient réveiller ce qu’ils se sont efforcés de ne plus
penser et éveiller des images d’eux-mêmes dont ils se voulaient immunisés [79]. Leurs réactions sont à la mesure de ce en
quoi ils ont espéré lorsqu’ils ont reconnu l’offre d’expertise humanitaire
comme une offre à ce point intéressante pour eux qu’ils ont accepté lui
consacrer leurs dévouements. Ces anciens militants ont trouvé en elle
principalement la réactivation d’une croyance en la possibilité d’agir à nouveau
en faveur des plus démunis, avec un engouement d’autant plus enchanté (et
enchanteur) qu’en proposant d’aider au loin, cette offre fonctionnait aussi, à
leurs yeux, comme une forme de protection morale contre les déceptions que
suscitent les contacts trop rapprochés avec les bénéficiaires de leur
sollicitude. Elle les a ainsi réarmés moralement en restaurant un sentiment
d’utilité que la plupart ne trouvaient plus ni dans le militantisme
institutionnalisé propre à EDF ni dans la routine de leur occupation professionnelle.
La force des croyances ne s’évalue jamais à leur adéquation avec la
réalité : la contradiction vivement ressentie sur le terrain et
subjectivement difficilement supportable les pousse, au retour, non pas à
changer de systèmes de justifications mais à relancer les actions d’expertise
humanitaire qu’ils escomptent (et ils travaillent à le faire) cette fois mieux
affûtées et plus efficaces. C’est que le travail nécessaire pour surmonter la
déstabilisation et réadhérer aux convictions de leurs espérances trouve, une
fois revenus en France, appuis et renforts dans la solidarité de l’équipe
militante elle-même et dans des dispositions individuelles et collectives à la
réflexivité apprises lors de leurs passages prolongés dans des mouvements politiques
chrétiens qui leur offrent d’utiles technologies de gestion des désarrois
moraux et de protection contre la démobilisation du groupe. Mais c’est en les
fermant sur l’entre soi militant et en écartant, une fois encore, ceux qu’ils
cherchent à réhabiliter.
On touche ici au plus troublant de l’histoire de la carrière
morale des dévouements humanitaires. Ceux-ci ne peuvent "convenir"
que pour autant qu’ils dénient sans cesse "l’humanité" (c’est-à-dire
l’existence sociale et politique concrète) des autres lointains ou des
étrangers proches au service desquels ils se mettent. C’est dans et grâce à ce
déni qu’ils peuvent se déployer avec la force de conviction nécessaire pour que
soient assumés les coûts moraux (en temps, en efforts, en travail sur soi) qu’ils
ne manquent pas de susciter. Est-ce vrai seulement pour le militantisme
humanitaire ou celui-ci ne livre-t-il pas la "vérité" de toutes les
causes actuelles même les mieux arrimées aux groupes qu’elles défendent :
qu’il n’y a de dévouements possibles que dans et par la mise à distance de ceux
auxquels on se dévoue, sans cesse renvoyés au statut "d’étrangers" à
leur propre destinée ? Là se situerait peut-être la nouveauté sans cesse
invoquée et proclamée du militantisme d’aujourd’hui : le rapport fortement
distendu aux autres que les loyautés militantes s’emploient à la fois de
protéger et d’éviter. Lié à l’écart social et politique accru entre ceux qui
portent les causes et ceux dont il est dit qu’ils en bénéficient, il serait non
pas l’expression de l’avènement réussi d’un "militantisme par
conscience [80]" ou d’un militantisme
"distancié" car contractuel mais l’indice de la déstabilisation
efficace et silencieuse des anciens porte-parole établis des plus démunis et
des groupes qui trouvaient en eux et dans la délégation de leur voix les moyens
de leur autonomie et de leur salut collectifs.
NOTES :
[1] . Elles forment également le gros de la
troupe des OSI : autour d’une centaine contre une dizaine
d’"urgencières". Voir "Associations de solidarité
internationale" in Commission Coopération-Développement (COCODEV),
Répertoire 1997-1998.
[2] . Ion (J.), La fin des militants ?,
Paris, Editions de l’atelier, 1997, p. 81., "Un engagement symbolisé par
le post-it, détachable et mobile : mise de soi à disposition, résiliable à
tout moment", p. 81. Pour une discussion plus large des conclusions et des
analyses proposés dans les travaux sur les "nouvelles formes d’engagement
public", Collovald (A.), Lechien (M.-H.), Rozier (S.), Willemez (L.),
L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, PUR, 2002 (à paraître).
Ce livre est issu d’une enquête menée auprès d’une centaine de salariés,
notamment d’EDF, menant des actions de "transfert de technologie". Le
présent article est tiré d’un chapitre : Collovald (A.),
"L’humanitaire expert : le désencastrement d’une cause
politique".
[3] . Répertoire nouveau et non pas inédit. Il y
a actuellement une forte propension à déclarer "nouveaux" toute une
série de comportements : discours critiques des jeunes sur la politique,
vote "volatile", engagement civique "affranchi" des
déterminations communautaires etc… On peut juste rappeler ici que le thème de
la nouveauté est lui-même très ancien (songeons par exemple aux "nouveaux
mouvements sociaux" des années 1970) et qu’il est emprisonné, parfois à
son insu, dans une vision politique du monde tant il est devenu une ressource
politique dans la compétition entre prétendants et acteurs établis pour la
définition de la bonne intervention sur le monde. Il participe ainsi à une
stratégie plus large de délégitimation du passé présenté comme archaïque,
routinier, démodé, inadapté, bref dépassé par la "modernité" de
l’époque actuelle. Proposant ainsi une rupture temporelle et morale entre hier
et aujourd’hui, il instruit, plus ou mois incidemment, une disqualification
(elle-même bien peu nouvelle) des modes d’intervention du populaire en
politique puisque c’est la figure du militant ouvrier qui a modélisé
historiquement le militantisme politique et syndical dont les temps présents
sont censés s’éloigner. Si cela soulève déjà quelques problèmes pour une
interprétation compréhensive du militantisme passé ou actuel, la manière de
comprendre la "nouveauté" par opposition tranchée et rupture radicale
dresse d’autres obstacles à l’analyse : en occultant les processus de
construction dont les phénomènes "nouveaux" résultent, elle fait
l’impasse entre autre sur toutes les plages d’entente possibles entre
situations antérieure et actuelle et tout ce qui est "mixte",
hybride, incertain comme les déplacements d’un univers à l’autre, les
reconversions ou les mobilisations. Sur tous ces points, Collovald (A.), "Pour
une sociologie des carrières morales des dévouements", in L’humanitaire ou
le management des dévouements, op. cit.
[4] Sur des reconversions politiques qui
conservent une vision sociale et politique du monde mais sur un autre mode que
le mode militant, Collovald (A.), Neveu (E.), "La critique politique du
"néo-polar"", in Briquet (J.-L.), Garraud (Ph.), Juger la
politique, Rennes, PUR, 2002 et "Le néo-polar : du gauchisme
politique au gauchisme littéraire", Sociétés et Représentations, 11, 2001.
[5] . Voir respectivement, Ryfman (Ph.), La
question humanitaire. Histoire, problématiques, acteurs et enjeux de l’aide
humanitaire internationale, Paris, Ellipses, 1999. Du même auteur, L’action
humanitaire, Problèmes politiques et sociaux, 864, 2001. Kouchner (B.), Le
malheur des autres, Paris, Odile Jacob, 1999. Rufin (J.-C.), L’aventure
humanitaire, Paris, Gallimard, 2001.
[6] . Le fait que nombre des historiens de
l’humanitaire soient des acteurs de l’humanitaire n’y est sans doute pas
étranger. B. Kouchner, J.-C. Rufin, R. Brauman qui écrivent sur l’humanitaire
ont appartenu à MSF.
[7] . Barret-Ducrocq (F.), Pauvreté, charité et
morale à Londres au XIXe siècle. Une sainte violence, Paris, PUF, 1991 ;
Duprat (C.), Usages et pratiques de la philanthropie : pauvreté, actions
sociale, à Paris au cours du premier 19e siècle, Paris, Association pour
l’étude de l’histoire de la sécurité sociale, 1996-1997.
[8] . Sur le rôle du patronat
"éclairé", Le mouvement social, "Paternalisme d’hier et
d’aujourd’hui", 144, 1988.
[9] . Par exemple, voir Topalov (Ch.),
Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en
France, 1880-1914, Paris, Edition de l’HESS, 1999. Naissance du chômage, Paris,
Albin Michel, 1994.
[10] . Le mouvement social, "Utopie
missionnaire, militantisme catholique", 177, 1996.
[11] . Ainsi le CCFD (Comité catholique contre la
faim et pour le développement), a conçu l’engagement politique dans le prolongement
de l’engagement évangélique. Il participera en 1981 aux discussions ouvertes
par J.-P. Cot sur l’aide au développement. Voir Mabille (F.), "La
catholicité horizontale ou l’action humanitaire au sein de l’Eglise catholique.
L’exemple du CCFD", Colloque de
[12] . Voir Cabedoche (B.), Les Chrétiens et le
Tiers-Monde, Paris, Karthala, 1990 et Chauvin (M.), Le Tiers-Monde : la
fin des idées reçues, Paris, Syros, 1991.
[13] . Notamment avec l’apparition de nouveaux
militants chrétiens passés dans les associations comme
[14] . Le terme de "Tiers-Monde"
apparaît en 1952 en pleine décolonisation sous la plume d’A. Sauvy (dans
l’Observateur) en référence explicite au Tiers-Etat. "… car enfin ce
Tiers-Monde, ignoré, exploité, méprisé, comme le Tiers-Etat, veut lui aussi
être quelque chose". Pour les expressions citées, voir Fanon (F.), Les
damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961. Moussa (P.), Les nations prolétaires,
Paris, PUF, 1959.
[15] . Dimier (V.), "De la décolonisation… à
la décentralisation. Histoire des préfets "coloniaux"", Politix,
53, 2001. Comme le montre l’auteure, cette idéologie de la proximité se jouait
contre le "formalisme institutionnel" montré comme la marque
naturelle des technocrates issus de l’ENA. Elle rappelle aussi que le
reclassement des cadres coloniaux s’est effectué soit dans la préfectorale,
soit à la direction générale VIII (Développement) de
[16] . Voir Siméant (J.), "Entrer, rester en
humanitaire. Des fondateurs de Médecins sans frontières aux membres actuels des
ONG médicales françaises", Revue française de science politique, 1-2,
2001.
[17] . Un des critères importants retenus pour
classer des quartiers en zones d’aide d’urgence est précisément le nombre
d’immigrés parmi les habitants.
[18] . Voir entre autres Dubet (F.), Lapeyronie
(D.), Les quartiers d’exil, Paris Seuil, 1992. Donzelot (J.) dir., Face à
l’exclusion, Paris, Editions esprit, 1991. Pour une analyse, Paugam (S.),
L’exclusion. Etat des savoirs, Paris,
[19] . Pour un examen de tels points de vue, Rey
(H.), La peur des banlieues, Paris, Presses de Science Po, 1996. Voir aussi
Boltanski (L.), Chiapello (E.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris,
Gallimard, 1999.
[20] . Comme le remarquait J. Verdès Leroux dans
sa critique du livre de R. Lenoir, Les exclus paru en 1974 cette conception en
termes d’exclusion "exclut la question de l’origine de l’exclusion".
Peu à peu toutes les politiques ayant contribué à la définition de la situation
présente (politiques du logement, de l’éducation, de l’emploi, politiques
sociales et pénales) sont rendues invisibles dans les discours ou les analyses
au point de faire porter la responsabilité des malheurs vécus sur les
principaux intéressés eux-mêmes.
[21] . La proximité spatiale et sociale des
membres des classes populaires et des "étrangers" (que va vite
synthétiser le terme de "banlieue") facilite les transferts d’images
et de stigmatisations.
[22] . Voir Gastaud (Y.), L’immigration et
l’opinion en France sous
[23] . Lochak (D.), "Les politiques de
l’immigration au prisme de la législation sur les étrangers", in Fassin
(D.), Morice (A.), Quiminal (C.) dir., Les lois de l’inhospitalité. Les
politiques de l’immigration à l’épreuve des sans-papiers, Paris, La découverte,
1997.
[24] . Evénements comme les "émeutes
urbaines", les "violences scolaires" ou les agressions contre
les chauffeurs de bus, les pompiers et les forces de l’ordre, "l’affaire
du foulard" en 1989, l’attentat de Marrakech en 1994 (contre des touristes
et dans lequel sont impliqués des jeunes de la cité des 4 000 de
[25] . Voir "Les nouvelles formes
d’encadrement des classes populaires", Actes de la recherche en sciences
sociales, 136/137, mars 2001.
[26] . Ils sont définis ainsi dans la presse mais
aussi dans nombre de travaux à prétention sociologique et chez les responsables
politiques qui par exemple les choisissent sur leur critère ethnique (les
"Grands frères") pour tenter de contrôler leurs "semblables"
réputés violents. Voir Macé (E.), “Face à l’insécurité, la médiation ? Les
“Grands Frères” de
[27] . Sur ce point, Sayad (A.), La double
absence, Paris, Seuil, 1999.
[28] . Si ce n’est sous des formes non
conventionnelles et à côté de la politique comme le Rap par exemple. Il est vrai
que la précarité ou la "galère" rend improbable toute implication
dans des actions collectives conventionnelles (reconnues pertinentes par les
acteurs politiques, administratifs ou journalistiques). Les attitudes
velléitaires et individualistes, mais aussi la défiance à l’égard de ceux qui
accèdent à des responsabilités minent constamment les tentatives
d’auto-organisation. Les représentations dominantes comme les actions publiques
menées pour résoudre "les problèmes d’une jeunesse immigrée" contribuent
encore à décourager cette fraction de la jeunesse populaire qui cumule les
handicaps sociaux et considère que la politique c’est surtout le "monde
des autres".
[29] . Comme les ASTI (associations de solidarité
avec les travailleurs immigrés) qui se multiplient en France dans les années
1960-1970 dans un contexte de mobilisation contre la précarité des conditions
d’existence réservées aux travailleurs immigrés (conditions de travail, de
logement, isolement et "misère morale"). Elles appartiennent aux
"réseaux associatifs français de solidarité" parmi lesquels se trouve
également le GISTI (Groupe d’information et de soutien aux travailleurs
immigrés) créé en 1970 pour apporter une aide juridique aux immigrés et se
consacrent à diverses missions comme l’alphabétisation, l’aide scolaire etc.
Voir Lechien (M.-H.), "Logiques de l’enracinement et vieillissement d’un
réseau de solidarité entre Français et Immigrés : la fin d’une ASTI",
in Noiriel (G.) dir., Le vieillissement des immigrés en région parisienne,
Rapport d’enquête pour le Fonds d’Action Sociale, 1992.
[30] . Comme le montre O. Masclet dans son
analyse du quartier du Luth à Gennevilliers, municipalité communiste, in
Rénovation urbaine et immigration : une intégration sous contrôle. Enquête
sociologique dans une ville de la banlieue parisienne, Thèse de sociologie sous
la dir. de G. Mauger, Paris, EHESS, 2000.
[31] . Méconnus même dans les travaux
universitaires puisque, comme le rappelle G. Noiriel, l’immigration est
considérée comme un problème extérieur et non comme un problème interne à
l’histoire de la société française contemporaine, voir Le creuset français.
Histoire de l’immigration XIXe-Xxe siècle, Paris, Seuil, 1988.
[32] . Voir "Les Tiers Mondes", Cahiers
français, 270, 1995.
[33] . Seule l’organisation des Nations Unies
comprend, notamment dans son organe délibératif, l’Assemblée plénière, des
représentants des pays en voie de développement dont la voix équivaut à celle
des pays industrialisés. Il est à noter cependant que son Conseil de sécurité
ne compte que 15 membres dont 5 sont permanents et reviennent en très large
part aux pays centraux (Chine, Etats-Unis, fédération de Russie, France,
Royaume-Uni).
[34] . Avec une légitimité d’autant plus grande
que les rapports de parlementaires européens et français se multiplient sur les
nouveaux dangers d’une criminalité organisée protéiforme (mafias, terrorisme,
drogue, prostitution, blanchiment d’argent) qui possèderait des ramifications
aussi bien à l’extérieur des frontières de l’hexagone qu’à l’intérieur
notamment dans les banlieues et grâce aux immigrés surtout islamistes. Sur ce
point voir Bigo (D.), Police en réseaux. L’expérience européenne, Paris,
Presses de Science Po, 1996.
[35] . C’est-à-dire une administration
"capturée par son milieu de soutien", Spanou (C.), Fonctionnaires et
Militants. L’administration et les nouveaux mouvements sociaux, Paris,
L’Harmattan, 1991. Voir également le papier de J. Meimon tout à fait éclairant
sur ce point, "La socialisation militante des professionnels de la
solidarité internationale : l’exemple des agents du ministère de
[36] . Il n’est pas innocent que les principaux
centres de documentation publics sur le développement et la coopération
Nord-Sud sont soit fermés soit en passe de l’être : centre international
de l’enfance et de la famille, bibliothèque du Centre des hautes études sur
l’Afrique et l’Asie modernes, bibliothèque de l’ancien ministère de
[37] . Faire abstraction de considérations
politiques et religieuses permet de pouvoir négocier avec tous les pouvoirs en
place l’accès aux populations civiles en situation de détresse. Ce qui oblige
la plupart des représentants des ONG "humanitaires" à devoir
"danser avec le diable" selon les mots de l’un d’entre eux.
[38] . Voir la préface de R. Brauman au livre Le
tiers-mondisme en question, Paris, Orban, 1986.
[39] . Kouchner (B.), Le droit d’ingérence :
faut-il les laisser mourir ?, Paris, Denoël, 1987.
[40] . Sur la mise en scène médiatique ou
intellectuelle d’un répertoire humanitaire, Boltanski (L.), La souffrance à
distance, Paris, Métailié, 1993. Champagne (P.), "La vision d’Etat",
in Bourdieu (P.) dir., La misère du monde, Paris, seuil, 1993.
[41] . Voir Collovald (A.), Gaïti (B.), "Des
causes qui parlent…", Politix, 16, 1991.
[42] . Le rôle que jouent les médias est là aussi
essentiel, voir Cardon (D.), Laacher (S.), "Les confidences des Françaises
à Ménie Grégoire", Sciences humaines, 53, 1995 ; Melh (D.), La
télévision de l’intimité, Paris, Seuil, 1996. Il ouvre, pour les manifestations
contestataires, toute une gamme de jeu possible sur le "spectaculaire
corporel" ou "l’intimité blessée" : die in, sit in, grèves
de la faim, mise en scène de corps souffrants. Voir Sommier (I.), Les nouveaux
mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion,
2001.
[43] . R. Brauman cite ainsi "l’intention du
geste" parmi les trois éléments qui dessinent le territoire de
l’humanitaire : "L’intention du geste, que doit guider le souci de
l’Autre, et non la défense des intérêts", in L’action humanitaire, Paris,
Flammarion, 2000.
[44] . Voir article extrêmement intéressant de N.
Guilhot, "Les professionnels de la démocratie. Logiques militantes et
logiques savantes dans le nouvel internationalisme américain", Actes de la
recherche en sciences sociales, 139, 2001. Nous lui empruntons les termes de
"marché international de la vertu".
[45] . Cela n’est pas sans évoquer la
transformation du rôle de l’historien pris dans et par la logique judiciaire.
La thématique des Droits de l’homme convoquée à propos des "crimes
imprescriptibles" a participé à cette transformation. Voir Rousso (H.), La
hantise du passé, Paris, Textuel, 1998 et le numéro de Sociétés contemporaines
sur "Expertises historiennes", 39, 2000.
[46] . Ainsi que le signalent à leur façon R.
Backman et R. Brauman : "L’humanitaire ayant été confisqué par les
Etats pour dissimuler leur cynisme ou leur impuissance, les journalistes, après
les ministres, ont fini par baptiser "intervention humanitaire", le
débarquement des marines en Somalie et par nommer "catastrophe
humanitaire" ce qui était, au Rwanda, un génocide" in Les médias et
l’humanitaire : éthique de l’information ou charité spectacle, Paris, CFPJ
éditions, 1996.
[47] . Bourdieu (P.), "La démission de
l’Etat" in Bourdieu (P.) dir., La misère du monde, op. cit.
[48] . Voir "La santé en souffrance" in
Fassin (D.), Morice (A.), Quiminal (C.) dir., Les lois de l’inhospitalité, op.
cit.
[49] . Nouvelles censures officielles qui n’ouvrent
pas seulement sur un "double jeu" possible : elles l’imposent
aussi. Si la référence humanitaire sert souvent de paravent à d’autres actions
moins "élevées", le paravent est devenu nécessaire. En témoigne par
exemple le fait que les bombardements sur l’Afghanistan sont doublés de
parachutages de biens alimentaires. Même les plus puissants sont contraints
désormais d’accompagner leur brutalité guerrière d’une aide humanitaire au
moins apparente si elle n’est pas efficace. C’est sans doute une des différences
majeures avec la guerre du Vietnam à laquelle l’intervention américaine en
Afghanistan est comparée. Ce double jeu contraint, en créant des opportunités
de critiques et de contestations autrefois indicibles comme telles, impose de
nouvelles règles à la domination des autres qui "civilisent" les
dominants au moins dans leurs actions les plus visibles non pas en freinant la
violence de leur puissance sur les autres mais en les obligeant à tenir compte
de leurs concurrents effectifs ou éventuels.
[50] . Voir Juhem (Ph.), "La logique du
succès des énoncés humanitaires : un discours sans adversaires",
Mots, 65, 2001.
[51] . Les critiques entre
"humanitaires" sont extrêmement vives, voir par exemple sur la
question des camps de réfugiés, Rufin (J.-C.), Le piège humanitaire, Paris,
Lattès, 1986. Si elles font de chacun d’entre eux des "intellectuels critiques"
et publics de leur propre action (ce qui est rare dans l’espace politique),
reste que le plus souvent elles ne se fondent pas sur les réactions émises par
les autres aidés ou sur l’effectivité concrète des "sauvetages"
réalisés. Par exemple, dans les rapports d’activité qu’établissent les grandes
ONG apparaît comme mesure de leur réussite le nombre de missions déployées et
de collaborateurs employés (notamment locaux) mais rien sur les personnes
réellement touchées sinon "sauvées".
[52] . Les ONG humanitaires comme Médecins du
monde, Aide et Action, Médecins sans frontières se sont dotés de
"chartes" sur le modèle anglo-saxon du "guide des bonnes
conduites". Le "comité de la charte de déontologie des organisations
sociales et humanitaires faisant appel à la générosité du public" a fêté
en juin 2000 son dixième anniversaire. Cependant cette réglementation interne
vise d’abord à renforcer la transparence dans l’utilisation des financements
accordés dans le souci d’accroître la crédibilité auprès des donateurs. Voir
Ryfman (Ph.), "Codes de conduite et loyauté dans le champ
humanitaire", in Laroche (J.), dir., La loyauté dans les relations
internationales, Paris, L’Harmattan, 2001.
[53] . En 1997, 61% de l’enveloppe financière
accordée aux OSI par le ministère de
[54] . Daum (Ch.), "La coopération, alibi de
l’exclusion des immigrés ? L’exemple malien", in Fassin (D.), Morice
(A.), Quiminal (C.) dir., Les lois de l’inhospitalité, op. cit.
[55] . Sur l’humanitaire voir par exemple
Marchall (R.), "La militarisation de l’humanitaire : l’exemple
somalien" et Dorronsoro (G.), "Les enjeux de l’aide en
Afghanistan", in Cultures et conflits, 11, 1993. Plus largement, Bayard
(J.-F.), L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.
[56] . A l’instar des réflexions de J. N. Rosenau
sur le nouvel ordre mondial, voir Turbulence in World Politics, New York,
London, Harvester/Wheatsheaf, 1990 et Rosenau (J. N.), Czempiel (E.-O.) dir.,
Governance without Government : Order and Change in World Politics,
Cambridge, Cambridge University Press, 1992. Voir aussi Tarrows (S.), "La
contestation transnationale", Cultures et conflits, 38/39, 2000.
[57] . L’enquête menée par P. Dauvin, J.-P. Masse
et J. Siméant qui sont allés sur le terrain observer des actions de MSF et
s’entretenir avec eux est sous cet angle tout à fait originale, voir Siméant
(J.), "Entrer et rester en humanitaire "art. cité.
[58] . Latour (B.), Les microbes. Guerre et Paix,
Paris, Métailié, 1984.
[59] . Pinto (L.), "Le consommateur, agent
économique et acteur politique", Revue française de sociologie, 2, 1990.
[60] . Sur ce problème de représentation
politique, Suaud (C.), "Le mythe de la base", Actes de la recherche
en sciences sociales, 52/53, 1984.
[61] . Sur ce point Bayard (J.-F.), L’illusion
identitaire, Paris, Fayard, 1996.
[62] . Par exemple c’est en raison des dangers
encourus sur le terrain (plusieurs représentants de MSF ont été attaqués,
blessés ou tués pendant les années 2000/2001) que l’exigence de "mieux
appréhender la complexité des situations" dans lesquelles ils cherchent à
intervenir devient récurrente et pressante. Voir le rapport d’activités
2000/2001 de l’association Médecins sans Frontières cité dans Ryfman (Ph.),
L’action humanitaire, op. cit.
[63] . On se sépare ici du programme d’analyse
des "carrières militantes" systématisé par O. Fillieule et adopté,
chacun à sa manière, par les différents auteurs des contributions ressemblées
dans
[64] . Goffman (E.), "La carrière morale du
malade mental", in Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades
mentaux, Paris, Minuit, 1968. S’il développe cette analyse à propos des malades
placés en hôpital psychiatrique, sa portée dépasse la seule étude des
"institutions totales" puisque Goffman en reprend les attendus dans
ses analyses de toutes les expériences sociales, voir Goffman (E), Les cadres
de l’expérience, Paris, Minuit, 1991.
[65] . Tackett (T.), Par la volonté du peuple.
Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel,
1997.
[66] . On emprunte les termes de "travail
sur la trajectoire des dévouements" à A. Strauss qui désigne par
"travail sur la trajectoire de la maladie" l’activité de soins qui se
déploie dans le temps autour du malade et sur sa personne. Le terme "de
trajectoire fait non seulement référence à l’évolution sur le plan physiologique
de la maladie de tel patient mais également toute l’organisation du travail
déployée pour suivre ce cours, ainsi qu’au retentissement que ce travail et son
organisation ne manquent pas d’avoir sur tous ceux qui s’y trouvent impliqués
(médecins, infirmières, kinésithérapeutes, techniciens en charge des machine et
patients)". Voir Strauss (A.), La trame de la négociation :
sociologie qualitative et interactionnisme, Textes réunis par I. Baszanger,
Paris, L’Harmattan, 1992.
[67] . Tautologisme propre à l’illusion
"héroïque" et étiologique qui pousse à voir toutes les conséquences
de l’action comme nécessairement inclues dans les "décisions" prises
ou le projet affiché, Dobry (M.), Sociologie des crises politiques, Paris,
Presses de Science Po, 1986, p. 79-95
[68] . Passeron (J.-C.), Le raisonnement
sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan,
1991.
[69] . Au sens d’Elias de problème concret que
ces militants doivent s’attacher à résoudre et le ressort de leur ligne de
conduite future qui n’épargne ni ce qu’ils s’engagent à faire ni les
représentations qu’ils portent sur les autres et sur eux-mêmes ni, au bout du
compte, leur identité, Elias (N.), Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Seuil,
1991.
[70] . Sur le travail d’interprétation et de
reformulation que suppose toute cause, Felstiner (W.), Abel (R.), Sarat (A.),
"L’émergence et la transformation des litiges : réaliser, reprocher,
réclamer", Politix, 16, 1991.
[71] . C’est rappeler que l’on a affaire ici à
une définition particulière de l’efficacité qui ne va pas de soi et qui n’est
pas la seule existante (même si elle passe aujourd’hui pour la plus évidente et
naturelle et reste ininterrogée). En ce sens mérite-t-elle une analyse de ses
conditions d’acceptabilité surtout dans un univers militant où l’efficacité
était conçue comme une efficacité politique fondée sur le rééquilibrage des
rapports de force, la mobilisation du plus grand nombre pour peser face à ceux
qui ont la puissance sociale et politique avec eux ou l’horizon possible des
luttes et actions menées collectivement. Si elle s’apparente à une tentative
d’autonomisation de l’univers militant (notamment syndical) par rapport à
l’espace politique, elle s’effectue cependant en reprenant à son compte une
définition ayant cours au sein de l’Etat et du monde de l’entreprise et contre
d’autres formes d’expertise sur le monde social (expériences sociales vécues,
apprentissage sur le terrain dans la confrontation en face à face avec les plus
démunis, savoirs et savoir faire issus des mobilisations te des rapports de
force, connaissances apprises par le métier même de syndicaliste etc.) qui sont
celles, entre autres, des militants "de base" mais aussi des groupes
sociaux qui bénéficient de la sollicitude militante. Sur ce point, Collovald
(A.), "L’humanitaire expert : le désencastrement d’une cause
politique", art. cité.
[72] . Comme le note L. Boltanski : "Le
discours de mobilisation politique … peut exercer un effet d’unification
symbolique en fournissant aux agents des critères d’identité, des principes
explicites et officiels d’appartenance, en leur disant explicitement ce qui les
rassemble, sous "quel rapport" ils ont "quelque chose en
commun" de plus "essentiel" et de plus "déterminant"
que ce par quoi ils se distinguent", in Les cadres. La formation d’un
groupe social, Paris, Minuit, 1982, p. 257.
[73] . Comme l’écrit P. Berger, "La
conscience sociologique se meut à l’intérieur d’un cadre de référence qui nous
permet de comprendre notre propre biographie comme une évolution au sein de et
à travers des univers sociologiques auxquels sont liés des systèmes de
signification spécifique", in Comprendre la sociologie, Paris, Editions
Resma, 1973.
[74] . Voir Lechien (M.-H.), "Aider les
autres : trajectoires professionnelles, reconversions militantes et
valorisation de la personne", in L’humanitaire ou le management des
dévouements, op. cit.
[75] . Elle assure une sorte d’intimité
collective plongeant les militants dans une tension singulière à la fois
éprouvante et stimulante, permettant par la confrontation des réactions
spontanées, des impressions et des analyses une complicité consacrant des
moments significatifs communs (les erreurs que les salariés se promettent ne
pas réitérer lors de leur prochaine mission, les situations de décalage
transformées en histoires drôles) et prenant toute sa force au retour quand
certains membres de l’équipe, désorientés, ne peuvent partager leur expérience
qu’avec ceux qui l’ont également vécue et maîtrisée. Voir Willemez (L.),
"Des entreprises d’humanitaire expert ou l’enchantement de la communauté
d’action" in L’humanitaire ou le management des dévouements, op. cit.
[76] . Cette connaissance s’effectue le plus
souvent sur un mode cultivé (lectures de guides de voyage) ou réminiscent
(souvenirs de leurs années de coopération).
[77] . Voir le documentaire "Nioro-du-Sahel,
une ville sous tension", réalisé par Christian Lallier en 1999 qui suit
une mission d’électrification, au Mali, menée par un CODEV fondé au milieu des
années 1990. Pour son analyse, voir Lechien (M-H.), Pour une sociologie des
pratiques humanistes, Thèse de sociologie sous la dir. de G. Mauger, Paris,
EHESS, 2001.
[78] . Voir sur ce point, Rozier (S.),
"Altruisme, indignation et efficacité. Les justifications de l’engagement
solidaire", in L’humanitaire ou le management des dévouements, op. cit.
[79] . On ne peut, ici, que se séparer des
conclusions de J. Siméant qui ne repère des "ruptures biographiques"
qu’avant l’engagement des fondateurs de MSF dans l’humanitaire international
(in "Entrer, rester en humanitaire.", art. cité). Et d’abord parce
que dans toutes les histoires de vie de militants (et sans doute de tous les
acteurs sociaux), on peut découvrir des ruptures biographiques éprouvées dans
l’enfance ou l’adolescence et donc préalablement à l’engagement (voir par
exemple les biographies de militants communistes reconstituées par B. Pudal in
Prendre parti, Paris, Presses de Science Po, 1989). En ce sens il est important
de montrer comment elles jouent différemment selon les individus et selon leur
inscription dans des milieux sociaux et politiques ; il est tout aussi
important de montrer comment, chez certains, elles sont valorisées dans les
explications qu’ils donnent de leur engagement alors que pour d’autres elles sont
atténuées voire déniées. En quelque sorte, s’il est effectivement nécessaire de
rappeler que tout récit de vie repose sur une "illusion biographique"
de continuité, il est tout aussi nécessaire de rappeler que d’une part celle-ci
prend des formes différentes selon les individualités sociales et politiques
et, d’autre part, qu’il s’agit d’une "illusion bien fondée"
c’est-à-dire qui appelle, de la part des individus, un travail de
reconstruction et de validation rétrospective dont l’analyse s’impose également.
Voir sur le premier point Peneff (J.), La méthode biographique, Paris, Armand
Colin, 1990 et sur le second Bourdieu (P.), "L’illusion
biographique", Actes de la recherche en sciences sociales, 62/63,
1986 ; Pollak (M.), "La gestion de l’indicible", Ibidem. Très
étonnamment, si l’on suit J. Siméant, une fois engagés, ces militants
"humanitaires" ne connaissent plus de "rupture
biographique" comme s’ils étaient d’emblée ajustés totalement à la cause
qu’ils servent ou comme si les différentes actions qu’ils mènent sur le terrain
ne les "éprouvaient" plus personnellement. Une trajectoire sans
histoires en quelque sorte qui appelle cependant explications ne serait-ce
qu’au vu des multiples défections ou turn-over qu’enregistre ce type de
militantisme voire tout militantisme dont le principal problème pratique est de
lutter contre les déceptions et les démoralisations conduisant à la
démobilisation (de soi et de l’action collective).
[80] . Cette notion, associée à celle du
"militantisme moral" et même si elle est autorisée par la science
politique américaine (conscience constituents) mérite d’amples critiques. Pour
le dire abruptement, si elle désigne sous un label chic un problème social et
politique ancien, elle est vide de tous les acquis de la sociologie politique
et fait davantage écran qu’explication. Si l’on se reporte aux travaux d’A.
Oberschall sur les conditions de possibilité d’une mobilisation sociale, ce
sont précisément des acteurs au profil social ascendant qui sont plus portés
que d’autres à prendre la tête d’actions collectives et en cela ils ont une
atypicité qui les distingue de ceux dont ils assurent la défense. Voir Oberschall (A.), Social
Conflict and Social Movements, Prentice Hall, Englewood Cliffs, 1973. C’est
par exemple ce qu’a pu montrer, à sa façon, B. Pudal (in Prendre parti, op.
cit.) lorsque, reconstituant les biographies des dirigeants du parti
communiste, il montre que, par leur scolarité exemplaire, leurs différentes
occupations professionnelles, leur souci de "s’autoéduquer" et de se
cultiver, ces représentants ouvriers étaient proches des fractions basses des
classes moyennes et qu’à ce titre, ils étaient proches aussi de
"sortir" du groupe ouvrier. Leur fidélité de représentants de
"la classe ouvrière" s’est jouée justement dans le fait d’être
"retenus" subjectivement et politiquement d’une telle échappée et de
toujours se considérer comme "des fils du peuple". C’est dire d’une
certaine façon que le "militant par conscience" défini comme celui
qui est extérieur aux groupes mobilisés et ne retire pas de profits directs de
la cause à laquelle il se dévoue ne concerne pas simplement ces intellectuels
ou ces personnalités qui s’engagent dans des causes soit "idéalisées"
(droit de l’homme, antiracisme, humanitaire) soit favorables à des groupes
distants d’eux culturellement et socialement (sans papiers, immigrés, chômeurs,
sans logis) : tout militant est un "militant par conscience" puisqu’il
ne ressemble jamais, socialement, culturellement, politiquement à ceux dont il
plaide la défense et ne retire jamais les mêmes profits que ces derniers. Le
travail de mobilisation et de représentation des autres est toujours un travail
de "vraisemblance" (dans tous les sens du terme) comme le remarque S.
Maresca, in L’autoportrait. Six agricultrices en quête d’image, Toulouse-Le
Mirail, Presses Universitaires du Mirail, 1991. Il est vrai que les
connotations extrêmement positives attachées à cette notion ne sont jamais analysées
comme telles dans les emplois qui en sont faits et qui la réservent pour des
engagements et des acteurs à "dignité élevée". On comprend alors les
obstacles qui ne manqueraient pas de se dresser si l’on faisait remarquer que
les dirigeants poujadistes étaient des "militants par conscience" ou
que ceux qui s’engagent sous les bannières honteuses du FN le sont également.
Et pourtant… Inversement on ne peut que s’étonner de cet a priori qui affirme
que les intérêts sociaux sont tous d’emblée contenus dans le projet affiché par
la cause puisqu’il est supposé, sans autre forme de démonstration, que les
principaux bénéficiaires directs de celle-ci sont ceux dont elle proclame
défendre les préoccupations. C’est oublier tout le travail de construction des
intérêts sociaux qui s’opère dans la représentation publique qui en est donnée
et dont la prise en charge est forcément sélective puisqu’elle s’effectue à
partir et à travers les enjeux propres à ceux qui les portent sur la scène
publique. Si est oubliée ici la division du travail politique et sa relative
autonomie, est occulté le fait que les premiers à retirer profit d’une cause
sont ceux qui la plaident. Et pour cause pourrait-on dire puisque leur
élévation sociale est tenue pour preuve de leur désintéressement.