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Références

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2002

Jules Falquet

Guerre de basse intensité contre les femmes ?

La violence domestique comme torture, réflexions sur la violence comme système à partir du cas salvadorien.

auteur

Jules Falquet est Maîtresse de conférences en Sociologie à l’université de Jussieu-Paris Diderot (Paris 7). Elle est membre du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques (CSPRP), co-responsable du Centre pour la documentation, la recherche et les études féministes (CEDREF) et responsable du Master-recherche "Genre et dévelopement". Ses premières recherches portaient sur la scolarisation des femmes indiennes du Chiapas, puis (...)

résumé

Cet article aborde, notamment à travers l’exemple du Salvador, les ressemblances entre la violence domestique exercée contre les femmes et la torture dite politique. Au niveau des méthodes et de la structure des actes, on trouve d’étonnants points communs entre les deux phénomènes. En étudiant ensuite les effets psychodynamiques sur les personnes affectées, d’autres rapprochements inquiétants peuvent être faits. Enfin, quand on observe les résultats sociaux collectifs des deux phénomènes, on constate dans les deux cas une certaine démoralisation et une passivité induite chez les groupes sociaux affectés. Dans un deuxième temps, on étudie les parallèles qu’on peut tracer entre les techniques de guerre de basse intensité et la violence contre les femmes dans son ensemble. Il apparaît alors que la violence contre les femmes relie étroitement la sphère privée et la sphère publique et qu’il s’agit d’un rapport social central dans le maintien de l’oppression des femmes.

à propos

Paru en 1997 dans Nouvelles Questions Féministes, Vol. 18, 3-4. pp 129-160. Egalement paru en espagnol dans la Revista del CESLA n°3, 2002, pp 149-172.

"Violence : (1215 "abus de la force") Faire violence : agir sur quelqu’un ou le faire agir contre sa volonté, en employant la force ou l’intimidation. Faire violence à quelqu’un : le contraindre en le brutalisant ou en l’opprimant. La violence : force brutale pour soumettre quelqu’un. Une violence : acte par lequel s’exerce cette force."

(Petit Robert mis à jour pour 1989)

La présente réflexion [1] sur la violence a commencé au Salvador, petit pays d’Amérique centrale profondément marqué par douze ans de guerre civile révolutionnaire d’une extrême brutalité. En plein conflit, alors que la violence militaire —assassinats, massacres perpétrés par l’armée, enlèvements, torture— masquait toutes les autres violences, le premier groupe féministe du pays, la CONAMUS1, se donnait pour objectif central la lutte contre la violence faite aux femmes. Plus, même : une des premières féministes du pays, Mercedes Cañas, osait comparer la violence domestique et la torture, en soulignant le fait —de toutes et tous connu— que certains maris/compagnons frappaient leur femme de manière à ne pas laisser de traces, comme des tortionnaires expérimentés (Cañas, 1989). Cet exemple avait le mérite de mettre clairement sur le même plan :

- un phénomène "politique" unanimement réprouvé comme la torture, qui donne lieu à des campagnes publiques de dénonciations, à des déclarations et des réglementations internationales,

- et un phénomène invisible, quotidien, "privé" et "naturel" : la violence qu’exerce un mari/compagnon sur sa femme.

Loin de toute prétention à une réflexion exhaustive ou spécialisée sur la violence, mais profondément frappée par le rapprochement effectué par Mercedes Cañas, nous avons tenté ici de synthétiser quelques réflexions ultérieures auxquelles nous nous sommes livrée en étudiant de plus près la psychologie sociale de la guerre. A travers le prisme du cas salvadorien —comment peut-on être Salvadorienne ?— n’est-ce pas une image nouvelle et étrangement familière qui nous revient ?

Nous suivrons d’abord la piste ouverte par Cañas, en soulignant certaines ressemblances marquantes qui existent entre la torture et la violence domestique. En effet, tant une partie des méthodes que des effets psychodynamiques de la violence domestique sont étonnamment proches de ceux de la torture dite politique. Dans un deuxième temps, nous élargirons la perspective de violence domestique à celle de la violence faite aux femmes dans son ensemble. Nous tenterons de montrer que, loin d’être un phénomène naturel, individuel —un moyen mécanique pour les hommes d’obtenir de "meilleures" prestations domestiques ou une soupape pour la frustration masculine— la violence contre les femmes doit être replacée dans un contexte global qui lui permet d’exister. Suivant les réflexions de Christine Delphy sur la constitution de la sphère privée comme une sphère de non-droit (Delphy, 1995) et une série d’analyses recueillies par Martin Baró2, sociologue salvadorien qui a beaucoup étudié les dynamiques psychosociales de la guerre (Baró, 1990), nous évoquerons donc le contexte des actes de violence —violence dite politique ou violence dite privée—, ce qui les rend possible collectivement, socialement. Enfin, nous pousserons la réflexion plus loin en ébauchant une comparaison entre la "guerre de basse intensité" —dont la torture est un élément-clé— et la violence faite aux femmes —où la violence domestique occupe une place de choix. En effet, dans ces deux phénomènes, on peut voir deux systèmes de contrôle social, réputés exceptionnels mais qui fonctionnent également en temps ordinaire pour garantir la perpétuation de l’ordre social existant. La violence —tant politique que contre les femmes— bien loin d’être un errement douloureusement incompréhensible ou un regrettable débordement de cruauté individuelle, apparaît alors au contraire comme une véritable institution, qui lie la sphère privée et la sphère publique, l’idéel et le matériel, et qui est à la fois relation sociale et mécanisme de reproduction des rapports sociaux.


Des ressemblances entre torture politique et violence domestique.

Précisons que dans cet article, nous entendrons par violence domestique la violence exercée par un mari/compagnon contre une femme adulte au sein du foyer3. Nous distinguerons dans cette violence domestique trois formes différentes de violence, qui sont généralement étroitement mêlées : les violences physique, psychologique et sexuelle. La violence physique inclut les coups, les gifles, les bourrades violentes, mais aussi les pincements, les étirements, les torsions et autres manières plus subtiles de faire mal. La violence psychologique comprend toutes sortes de remarques désagréables, les insultes, les cris, les menaces envers la femme, les enfants, la famille ou les tierces personnes, l’enfermement, la destruction d’objets appréciés, la privation de relations avec des tiers, l’accaparement de l’attention, l’intimidation, le traitement dévalorisant. La violence sexuelle inclut le viol conjugal, mais aussi le refus de relations sexuelles et les insultes sur le corps ou sur la moralité.

Un témoignage recueilli par Mercedes Cañas illustre la violence domestique ordinaire au Salvador (Cañas, 1989). Il s’agit du récit d’une femme qui a joint un avocat pour entamer une procédure de divorce :

"Après que j’ai parlé à l’avocat, mon mari m’a appelée au bureau. Il m’a dit que quand je rentrerais à la maison nous allions parler et que j’allais regretter d’essayer de le traîner dans la boue. Je tremblais, je tremblais, je tremblais. Ma mère est venue me chercher et elle m’a dit ’allons à la maison’. J’étais décidée à tout —à tout. Je me suis dit : c’est le moment de dire tout. Je ne reste pas un jour de plus avec lui. Ou je le tue ou il me tue. Mais vraiment, moi, vraiment définitivement, je disais : je le tue. Nous sommes arrivées et ça a commencé. Bon, bref, un moment il m’a attrappée et il m’a jetée dans le jardin. Moi j’ai attrappé l’enfant. Je le serrais, je me suis dit comme ça peut-être qu’il s’abstiendra de me frapper. Mais comme ça, avec l’enfant, il m’a envoyée valser dans le jardin. J’ai l’habitude d’être en robe de chambre à la maison — il était déjà environ 7 heures et demie du soir et cette zone où nous vivions était très sombre. Il m’a mise nue, il a déchiré ma robe de chambre et il m’a frappée, frappée. Je ne sais pas comment j’ai réussi à me dégager. J’ai été dans la cuisine. J’ai sorti un couteau, je voulais le tuer. Je me moquais bien de tout. Je ne pensais à rien. J’ai juste pris le couteau et je suis sortie le chercher. Quand il a vu que j’avais le couteau il est parti en courant. Mais j’ai glissé sur une flaque d’eau ou de Coca qu’il y avait par terre. Quand il a vu que j’étais tombée, il s’est jeté sur moi. Il me bourrait de coups de pieds, dans les seins, partout où il pouvait. Ma mère est arrivée, elle lui a sauté dessus, je ne sais vraiment pas comment. Je ne me rappelle pas très bien, mais si ma mère ne lui avait pas pincé le nez, il m’arrachait le doigt. Il m’avait attrapé le doigt avec ses dents. J’ai la cicatrice ici."

Intimidation et menaces, violence en présence d’un enfant et humiliation devant des tiers, coups dans les parties du corps réputées les plus sensibles, tentative de mutilation : nous avons ici un tableau de violence domestique qui n’a guère à envier à une scène de torture telle qu’on peut l’imaginer. Voyons en parallèle une définition de la torture formulée par Elizabeth Lira et Eugenia Weinstein, deux Chiliennes spécialisées dans le traitement psychologique des personnes torturées (Lira, Weinstein, 1990) :

"Amnesty International définit comme torture un processus qui va du malaise, résultat de mauvais traitements, jusqu’à la douleur intolérable conduisant à la mort. On comprend ainsi la torture comme l’application délibérée et systématique de la douleur aiguë d’une personne sur une autre, dans le but d’obtenir des informations ou des confessions, ou de produire une intimidation sur des tierces personnes. Cette douleur est produite par des formes de châtiment qui infligent une douleur physique ou une souffrance psychologique qui affectent la volonté du sujet, et dans notre expérience, tente délibérément d’affecter ses liens affectifs, ses loyautés et ses croyances."

Sans confondre les deux phénomène différents que sont la torture et la violence domestique, nous verrons ici que les ressemblances sont marquantes et vont bien au-delà de la cruauté des mauvais traitements psychologiques ou de la brutalité des coups.

Méthodes

Tant sur le plan des méthodes que des résultats psychologiques obtenus sur les personnes qui en font l’objet, violence domestique et torture ont d’étonnants points communs. L’enfermement dans un espace clos et hors des règles sociales normales, dans un espace de non-droit, est une première méthode commune à la torture et à la violence domestique. Il s’agit souvent dans les deux cas de l’organisation d’un face à face dans un lieu d’où les cris sortent rarement —cellule ou intimité privée du foyer— ou s’ils sont entendus, ne sont pas écoutés. Les témoins disparaissent, se taisent ou ne peuvent pas intervenir, subissant la même menace. En effet, d’autres personnes détenues, également impuissantes, sont parfois prises à témoin de la torture, comme les enfants assistent souvent à la violence domestique en silence. Si dans beaucoup de cas de violence domestique, l’homme se contente de surveiller les allées et venues de la femme et de restreindre ses heures et lieux de sortie, il n’est pas exceptionnel que certains l’enferment à clé et lui ôtent papiers et argent, la plaçant dans une véritable situation de réclusion arbitraire4. De même que dans la torture, certaines formes de violence domestique incluent à divers degrés le contrôle sur l’utilisation du temps, sur le sommeil et l’alimentation, voire la privation relative de ceux-ci. On retrouve ici ce dont parlent notammment les travaux de Colette Guillaumin sur l’appropriation du corps, du temps et de l’attention des femmes par les hommes —y compris dans les rapports de sexage ordinaires "sans violence"— ainsi que ceux de Nicole Claude Mathieu quand elle évoque les effets de l’épuisement sur la conscience des dominé-e-s (Guillaumin 1992, Mathieu 1985). Quant à des techniques plus complexes, notamment de dépersonalisation, elles sont parfois mises en œuvre dans la vie domestique comme sans y penser. Une femme interviewée par Mercedes Cañas raconte comment son mari la traite (Cañas 1989) :

"[J’ai été maltraitée] plein de fois, beaucoup de fois. Bon, réellement physiquement, ça a été beaucoup de fois mais... C’est aussi, comment vous dire : comme ça, avec des mots. C’est-à-dire qu’ il ne disait jamais mon nom , il ne disait que des grossièretés —je ne sais pas comment appeller ça."

Enfin, quand un mari tente de convaincre sa femme que personne ne l’aidera, que sa famille et les personnes sur qui elle pourrait compter ne peuvent rien, quand il intercepte son courrier et ses communications téléphoniques ou l’empêche de voir des personnes qui pourraient l’aider, on peut aisément comparer ces techniques de démoralisation et d’isolement à celles des tortionnaires. Aussi bien dans la torture politique que dans la violence domestique, la victime est placée dans une position d’isolement matériel, moral et social destinée à la fragiliser et à organiser son impuissance relative ou absolue face à qui la maltraite.

Concernant l’exercice de la violence purement physique, les points communs entre torture et violence semblent assez évidents. Malgré l’absence de chiffres ou de données systématiques, il faut souligner à quel point la violence domestique peut être brutale : les coups peuvent faire jaillir le sang, rompre les os, démettre les membres, voire causer la mort. Le refus d’accès aux soins, même quand ils sont manifestement nécessaires, se présente d’ailleurs aussi bien dans certains cas de violence domestique que dans la torture. Par ailleurs, certains récits de femmes enceintes torturées font état de coups dans le ventre ayant causé la perte de l’enfant, comme le témoignage emblématique de Domitila Chungarra, fameuse Indienne impliquée dans la lutte des femmes de mineurs en Bolivie (Viezzer, 1982). Or les travaux de Mercedes Cañas, dans le cas du Salvador, font apparaître que bien des cas d’avortements involontaires sont liés à la violence domestique, notamment en raison de la grande fréquence des coups portés au ventre et ce, malgré le respect social théoriquement accordé à la maternité et aux femmes enceintes (Cañas, 1989). Enfin, il est important de rappeler que dans les deux cas, des armes plus ou moins sophistiquées peuvent être brandies ou utilisées. Tous ces éléments sont présents dans un témoignage cité par Cañas (Cañas 1989) :

"C’est un homme bien bête, névrosé. Il a tous les vices du monde, il a toujours les nerfs en boule. Quand il était énervé contre moi il se défoulait sur les petits, il les frappait, et... pas des coups de pieds. Seulement une fois il a donné des coups de pieds à l’un. Mais [il les frappe] avec la ceinture ou avec le mètre avec lequel il travaille [il est tailleur]. C’était juste par colère. Une fois aussi, il était complètement saoul et il allait tuer le grand avec la serpe. Et une autre fois, il a failli me tuer. Il a toujours un couteau passé à la ceinture, un jour il s’était endormi et moi pour être gentille, j’ai eu peur qu’il se tue et j’ai voulu le lui retirer. Il l’a senti et il a failli me tuer, directement. Physiquement, [il m’a frappée] plein de fois, j’ai même fini à l’hôpital à cause de lui. Une fois, cette joue il me l’a démise d’un seul coup. J’ai été un mois sans pouvoir manger. Des coups de pieds, il me tire les cheveux, il me gifle tout le temps. La dernière fois qu’il m’a frappée —ça a été la dernière fois parce que cette fois-là j’ai commencé à ne pas aimer— j’ai passé un mois à l’hôpital. Il m’a frappée... mais comme on frappe un homme —sauf que seulement le corps, surtout le buste, le ventre, les jambes… Il m’a vraiment frappée fort, j’ai été à l’hôpital, je ne pouvais même plus respirer."

Dans la violence domestique comme dans la torture, la violence physique est intimement mêlée à des mauvais traitements psychologiques qui font appel à des techniques parfois très élaborées —même si dans le cas de la violence domestique elles semblent souvent utilisées inconsciemment. Déstabilisation par des torrents d’injures étourdissantes, cris et gestes brusques, menaces et simulacres de coups qui alternent avec des coups réels, gradation du harcèlement mais aussi imprévisibilité et toute-puissance de la personne qui maltraite, font partie du tout-venant de la violence domestique comme de la torture. Du côté de la torture, on trouve les simulacres d’exécution, assortis de grâce tout aussi arbitraire et provisoire. De l’autre, le témoignage de cette Salvadorienne, qui redoute toujours d’être assassinée en pleine rue par son compagnon persécuteur (Cañas 1989) :

"[J’ai supporté parce que] j’ai peur de lui, qu’il aille me faire quelque chose dans la rue. Il est mauvais, capable de vous pousser pour que vous vous fassiez écraser ou un truc dans ce genre-là. Il est capable de simuler un accident."

Cette puissance, qui s’exerce matériellement, est également mise en scène et produite par le rapport social particulier qui s’établit entre les deux personnes : elle semble toute-puissance. C’est pourquoi elle est particulièrement déstabilisante et écrasante pour la personne maltraitée, au point que sa perception de la réalité peut en être fortement altérée. On peut mettre en parallèle le fait que telle femme battue pense que son mari/compagnon est en quelque sorte doué d’une force surhumaine ou d’une capacité de nuire qui rendent vaine toute tentative de se défendre, et le fait que dans le souvenir de certaines personnes torturées, le tortionnaire semble plus grand et même en quelque sorte plus beau qu’il ne l’est en réalité6.

On l’a vu, l’exercice de la violence simultanément sur d’autres personnes pour faire augmenter la tension et transformer la victime en spectatrice impuissante, voire co-responsable de la violence exercée sur les autres, est employée par certains maris qui frappent à la fois la femme et les enfants, ou menacent de se venger sur ces derniers. De la même manière, certains tortionnaires n’hésitent pas à menacer de mort des tierces personnes chères à leur victime, notamment ses enfants ou ses parents, et à rendre responsable la victime de ce qui pourrait leur arriver.

La violence sexuelle est présente aussi bien dans la violence domestique que dans la torture. Soulignons que dans le cas de la torture, les mauvais traitements sexuels et le viol sont classiques mais cependant considérés comme relativement graves. Il ne s’agit pas tant d’un "à côté" divertissant pour les bourreaux ou de l’exercice d’un "droit" sur le butin de guerre que d’une composante à part entière de la torture, dont les effets spécifiques peuvent être utilisés à dessein, y compris de manière massive et systématique, comme l’a montré la guerre en ex-Yougoslavie. Notons que la transmission de maladies sexuelles, le fait de "salir" et parfois d’obliger à porter puis à garder un enfant produit du viol, sont autant d’éléments supplémentaires possibles et particulièrement destructeurs de la torture sexuelle. Au sein des foyers salvadoriens, la violence sexuelle, le viol conjugal ou incestueux et les grossesses forcées, avec les traumatismes qui en résultent généralement, sont monnaie courante. Pourtant, tant que tout cela "reste en famille", cette violence passe en quelque sorte inaperçue, socialement anodine et anecdotique.

Un dernier parallèle particulièrement révélateur peut être établi avec une des techniques psychologiques de torture les plus courantes —réputée pour sa perversité et son efficacité— décrite par Elizabeth Lira et Eugenia Weinstein (Lira, Weinstein, 1990) :

"la technique du tortionnaire bon , qui à la différence du reste de ses semblables qui maltraitent et humilient, se montre aimable, compatissant, paternel [...] L’extrême vulnérabilité du torturé le rend sensible aux démonstrations de protection et d’appui qui lui sont offertes, pouvant tomber dans une relation spéciale de dépendance envers le tortionnaire aimable . Il s’agit d’une forme de manipulation d’une cruauté raffinée pour pousser [...] la personne à être tentée de croire et à avoir confiance en l’un de ses propres bourreaux. Découvrir que pendant la torture on s’est senti dépendant de l’un des tortionnaires est une auto-révélation qui emplit la personne affectée d’angoisse, de culpabilité et d’agressivité."

Dans le cycle de la violence domestique, les deux rôles —bourreau et personne compréhensive— sont tenus par une seule personne : le compagnon. Combien de femmes ont l’impression de ne pas avoir le même homme devant elles dans les deux cas ? Si une femme garde souvent espoir que son tortionnaire domestique change, c’est que bien souvent il change en effet —par moments— pour redevenir le mari/compagnon aimant et tendre qu’elle apprécie. Il s’agit de l’essence même de la classique phase de "lune de miel" qui succède généralement aux crises de violence. D’ailleurs il n’est pas rare que l’homme lui-même argue d’une espèce de "possession" schizophrénique à la Dr Jekyll et Mr Hyde, qui transforme l’homme civilisé qu’il est en victime d’une violence intérieure qui jaillit malgré lui. Cette espèce de double personnalité est renforcée —voire permise— par la séparation entre sphère privée et sphère publique : l’immense majorité des compagnons violents, des violeurs et des pères incestueux dans la sphère privée projettent à l’extérieur une image innocente de respectable travailleur, bon père et bon mari.

Effets psychodynamiques de la violence

Au niveau des effets psychologiques produits sur les personnes qui en font l’objet, torture et violence domestique possèdent également d’étranges ressemblances. Elizabeth Lira et Eugenia Weinstein définissent ainsi ce qu’elles appellent les effets psychodynamiques de la torture (Lira, Weinstein, 1990) :

"Les expériences de torture déchaînent une conjonction spécifique de conflits et de mécanismes psychologiques que nous appelons psychodynamiques de la torture, du fait de leur force et de leur potentiel transformateur de la vie psychique. Par dynamiques psychiques, nous entendons des processus qui surgissent de l’internalisation d’un fait externe de la réalité historico-sociale, qui est assimilé comme un fait interne, se transformant en une réalité subjetive et agissant comme telle (Bulham, 1985)."

En ce qui concerne la violence domestique, on peut penser qu’il se produit également un phénomène d’internalisation : les coups qui atteignent le corps s’impriment aussi dans l’esprit, insultes et menaces affectent durablement la vie psychique. Il est intéressant de comparer plus en détail les effets psychodynamiques de la torture analysés par Elizabeth Lira et Eugenia Weinstein à ceux que peut produire la violence domestique. Les auteures distinguent huit dynamiques —qui se combinent de diverses manières pour affecter durablement les personnes qui ont été torturées— : dynamique de la dissociation, de l’autodestruction, de la dévalorisation de soi-même, de la confusion, des relations interpersonnelles, de la culpabilité, de la torture sexuelle et de la dimension existentielle. Nous les présenterons ici, en nous demandant dans quelle mesure elles s’appliquent dans le cas de la violence domestique.

La dynamique de dissociation consiste à réussir à penser que "ces choses m’arrivent à moi comme objet et non comme sujet". La personne est comme absente, indifférente. Parfois même, par un curieux retournement psychologique, elle se place moralement "au-dessus" de son tortionnaire, comme cette épouse qui se souvient (Cañas 1989) :

"Quand il buvait, je l’excusais de me frapper, parce que je disais ’le pauvre petit’."

Les sentiments d’irréalité qui accompagnent la dissociation peuvent aller jusqu’à oublier ou nier les faits de violence. Selon les auteures (Lira, Weinstein, 1990) :

"La dynamique de la dissociation commence comme une ressource adaptative pendant la torture, mais persiste ensuite. La victime peut souffrir un appauvrissement de son expérience de vie, du fait qu’elle se trouve déterminée par des émotions, des significations ou des perceptions qu’elle ne peut se rappeller complètement ni intégrer dans sa conscience . [...] En même temps, la personne tend à projeter les aspects dissociés sur les autres, ce qui affecte ses relations les plus intimes et significatives ."

Quantité de femmes ayant fait l’objet de violence domestique évitent de mentionner les tourments vécus et se voient amenées à faire comme si rien ne se passait. La personne maltraitée tente d’oublier, mais continue d’être hantée par les souvenirs odieux ou honteux, qui s’immiscent silencieusement entre elle et les autres, jusque dans ses relations les plus importantes ou dans des relations ultérieures5. Souvent, les femmes se rendent compte qu’il vaut mieux garder le silence (Garaízabal, Vásquez 1994) :

"Quand j’avais sept ans, un ami de mon papa venait à la maison et il me touchait, il me disait des choses et il se branlait devant moi. Je n’ai jamais eu le courage de le dire à personne. J’avais peur, je me sentais coupable. Quand j’avais neuf ans, un homme a voulu me violer mais ma sœur m’a sauvée. [...] Je l’ai dit pour m’en soulager à mon fiancé, mais il ne m’a pas aidée. Au contraire : je me suis sentie encore plus mal parce qu’il m’a fait des reproches et il m’a traitée de pute."

La dynamique d’autodestruction est ainsi décrite (Lira, Weinstein, 1990) :

"L’autodestruction peut se manifester par des symptômes psychologiques (manque d’entrain, auto-dévalorisation, sentiments de perte, impuissance sexuelle, incapacité de travailler), des conduites autodestructrices (tentatives de suicide, destruction des relations les plus intimes, renoncement à des aspects partiels du projet de vie ou son abandon pur et simple ), ou dans des symptômes psychosomatiques (gastrites, difficultés respiratoires ou cardiovasculaires)."

On constate chez les femmes victimes de violence domestique des symptômes très semblables —symptômes qui sont d’ailleurs généralement admis comme étant une réaction probable en cas de viol. Dans un échantillon de jeunes femmes venues dénoncer des agressions sexuelles, le Secrétariat national de la famille salvadorien —pourtant conservateur— observe que ces agressions causent “une catastrophe émotionnelle qui a des implications durables et des répercussions sur la vie personnelle et sexuelle future d’importance inconnue.” Selon leurs mesures, 53 % des victimes éprouvent une “infravalorisation d’elles-mêmes, c’est à dire bas niveau d’auto-estime”, 28 % du “désintérêt pour les activités quotidiennes et/ou pour entreprendre de nouvelles activités”, 50 % de l’agressivité, 33 % de l’anxiété, 22 % de la dépression, 39 % ressentent des opinions négatives envers le sexe masculin, 39 % font des cauchemars, 33 % souffrent de maux de têtes, 28 % de pertes d’appétit (Secretaría Nacional de la familia 1992). A propos de la torture, les auteures poursuivent (Lira, Weinstein, 1990) :

"Dans cette dynamique de la destruction, les sentiments de perte ou de dépouillement, d’impuissance ou de passivité absolue, ainsi que ceux de caractère agressif qui ne rencontrent pas de possibilité de décharge appropriée —et qui doivent être absorbés par la personne elle-même— sont essentiels. Ces trois types de sentiments s’enchaînent et rendent possible une spirale auto-destructrice."

Lira et Weinstein développent à propos des effets de la torture un concept-clé pour comprendre la violence domestique, lié à la spirale d’auto-destruction : l’impuissance consciente (Lira, Weinstein, 1990) :

"L’impuissance forcée, la passivité du fait de supporter et du silence s’érigent en une paradoxale forme de protection, qui nous ramène au caractère perverti de la relation humaine dans la torture. D’une certaine manière, au milieu de l’impuissance généralisée de la situation, se développe une impuissance consciente ."

Le témoignage d’une Salvadorienne éclaire bien cet aspect (Cañas 1989) :

"Bon, je me rapetisse quand [mon mari] me dispute, quand il me chicane et qu’il me dit des choses idiotes, moi je préfère rester silencieuse. Je ne sais pas : je ne suis pas née pour être en train d’argumenter. C’est facile de me rabattre le caquet. Moi, en général, je vois qu’ils nous font chier [nos friegan], ils nous font du chantage, avec plein de choses, et nous nous laissons faire, quoi."

Même s’il s’agit d’une sorte de protection, le fait d’apprendre à supporter et à s’accomoder de l’impuissance peut donc bel et bien être considéré comme un effet secondaire nocif de la torture. Pour ce qui concerne la violence domestique, l’apparente passivité des femmes, si souvent décriée ou analysée comme une preuve de leur consentement et de leur goût masochiste "naturel" pour les coups (Maugin Pellaumail 1979), pourrait être analysée comme une forme de défense qui, à la longue, se transforme en impasse. Cette impasse est d’autant plus dommageable qu’elle peut être vécue dans la culpabilité, qu’elle perdure dans le temps et qu’elle tend à se perpétuer à travers les générations : combien de mères tentent d’enseigner à leur fille à supporter en silence ? Dans cette perspective, la "passivité" avec laquelle certaines femmes vivent la violence domestique ne correspond pas à une tendance psychologique innée, mais bel et bien à un conditionnement psychodynamique concret.

La dynamique de dévalorisation de soi-même est liée, selon les mêmes auteures (Lira, Weinstein, 1990), à :

"La conciliation entre cet autre que j’ai été dans la torture et ce que je suis moi, pour que la personne qui a souffert cette expérience puisse intégrer une image cohérente d’elle-même, produit de hauts niveaux de tension. [Il faut analyser] tant les contradictions dans l’image de soi, que l’éventuelle assimilation de l’identité dénigrée, détruite ou sous-valorée."

Dans le cas de la violence domestique, comment une femme intériose-t-elle les sarcasmes, les injures, les jugements de valeur négatifs portés sur elle de manière répétée et durable ? Comment vit-elle sa "double vie" de femme battue et de travailleuse, de voisine ou d’amie qui ne laisse rien paraître des humiliations subies ? Même les courageuses révolutionnaires du FMLN ne sont pas épargnées par les agressions et la dévalorisation qui s’ensuit (Garaízabal, Vásquez 1994) :

"Mon chef [politico-militaire] a essayé de me séduire mais il ne me plaisait pas. Comme je n’ai pas répondu à ses avances, dans une réunion il m’a harcelée et il s’est consacré à me dénigrer. J’espérais que mon amie m’aiderait mais elle s’est mise de son côté. Depuis lors, j’ai un grand complexe d’infériorité, je ne me sens jamais sûre de moi. Dans cette réunion-là, je me suis sentie comme un déchet, comme un torchon."

Les femmes paraissent tendanciellement portées à se faire d’elles-mêmes une image négative et à posséder une faible estime de soi. Il est intéressant de rapprocher ce phénomène du fait que, bien souvent, elles vivent depuis la plus tendre enfance des traitements dévalorisants —plus ou moins subtils— que la violence domestique prolonge à l’âge adulte. C’est ce que résume une Salvadorienne (Cañas 1989) :

"Nous, les femmes, nous sommes marginalisées à la maison. Depuis le moment où naît une fille : ’Ah ! une fille !’ : déjà les parents ne sont plus très contents, et à partir de là ça commence."

La dynamique de la confusion se base sur le fait que (Lira, Weinstein, 1990) :

"Les fantasmes conscients ou inconscients les plus atroces ou pervers sont devenus non seulement imaginables, mais aussi possibles . La personne torturée les a expérimentés et peut les vivre à nouveau. Dans ce contexte, le jugement de réalité —fonction du moi qui permet au sujet de faire la différences entre les données externes et les déterminants internes— est très exposé à subir des perturbations. Cette dynamique de la confusion est responsable d’une bonne partie des séquelles de type paranoïde qu’on observe chez les personnes torturées."

En ce qui concerne la violence domestique, beaucoup de femmes manifestent de la peur, une peur qui mêle des angoisses qui semblent empreintes de paranoïa aussi bien que des craintes raisonnables fondées sur des faits réellement advenus, comme le montre ce témoignage recueilli par Mercedes Cañas (Cañas, 1989) :

"Figurez-vous que ce n’est pas que je l’aime. Allez savoir ce qui me retient, peut-être je ne sais pas... Enfin bien sûr que je sais : c’est la crainte peut-être. Plus exactement la peur qu’il me fasse la vie impossible hors d’ici, c’est de cela que j’ai peur. Figurez-vous, bon, j’ai mon travail. Mais si je m’en vais je sais qu’il ira me chercher. Il sait où je travaille, il connaît mes horaires et par où je passe et tout. [...] Je pensais toujours à ça, parce qu’il me l’a dit. Il m’a dit ’moi je te cherche, même si c’est au fond de la mer j’irai te chercher. Pas parce que je t’aime mais pour te faire du mal’. C’est comme ça qu’il me disait, c’est peut-être ça qui m’a retenue. [...] J’ai eu la possibilité de partir et l’appui des deux familles, mais comme je vous dis, je ne sais pas mais j’ai eu peur figurez-vous, peur."

La dynamique des relations interpersonnelles est expliquée comme suit (Lira, Weinstein, 1990) :

"La relation tortionnaire-torturé constitue une des aspects significatifs du traumatisme. La victime doit vivre involontairement la dégradation et la déshumanisation maximum d’une relation humaine. [... ] Le caractère sadique de cette relation et son intense caractère émotionnel déterminent diverses modalités d’adaptation et de réponse à cette relation de la part de la personne torturée."

Nous avons vu plus haut que, en ce qui concerne la violence domestique, un des aspects les plus complexes que doit gérer la femme est précisément le fait que la personne aimée/qui l’aime —et agit en quelque sorte au nom de l’amour— et la personne qui lui fait violence ne font qu’un. Ce n’est pas autre chose que remarquent Delphy et la plupart des groupes de femmes qui travaillent sur le sujet (Delphy, 1997) :

"Le bourreau est le soigneur... qui cogne et qui console. Qui console et qui cogne. La figure de la toute-puissance."

Alors que dans le cas de la torture, il est généralement épargné à la victime de revoir son tortionnaire, l’immense majorité des femmes maltraitées sont immergées continuellement dans une relation qui, de manière récurrente, manifeste un caractère sadique. Il paraît douteux qu’elles s’adaptent sans dommage psychologique à cette situation qui serait, dans tout autre cas, considérée comme éminemment perverse7. Pourtant, la situation des femmes qui vivent quotidiennement la violence domestique semble anodine, alors qu’elle est peut-être pire que celle d’une personne torturée, puisque pour l’épouse, la relation avec le "tortionnaire" est réputée durable, emplie de bons sentiments et basée sur l’amour et l’implication psychologique réciproque.

D’ailleurs, un autre effet particulièrement destructeur de la torture est la dynamique de la culpabilité, qui "provient du sentiment d’implication que la personne ressent" (Lira, Weinstein, 1990). Dans la torture, elle peut venir de l’acte de trahir, des réponses d’abandon face à la torture —par exemple de sentiments de plaisir ou d’excitation conscients ou inconscients dans le cas de la torture sexuelle—, des relations établies avec le tortionnaire "gentil", du fait d’avoir survécu, ou des implications pour la famille. Dans le cas de la violence domestique, comme on vient de le voir, une relation affective durable existe —et doit socialement exister— avec la personne qui fait souffrir : le sentiment d’implication dans ce qui se produit est une donnée centrale. Quant à la culpabilité entraînée par d’éventuelles conséquences sur la famille, il suffit de penser à ce que peut ressentir une femme dont les enfants sont battus par le mari/compagnon, ou éventuellement victimes de violences sexuelles.

En ce qui concerne la dynamique de la torture sexuelle, les points communs avec le viol conjugal sont évidents : honte et culpabilité font partie des effets centraux. Les auteures soulignent d’ailleurs que (Lira, Weinstein, 1990) :

"Ce noyau de honte et de culpabilité se développe de manière différenciée selon les valeurs des personnes affectées, leur condition socio-culturelle, leur âge et leur sexe. [...] L’agression sexuelle sur la femme consiste en général en abus sexuel et viol, phénomènes qui très souvent font partie des fantasmes féminins associés à la torture, mais qu’elles visualisent aussi comme dangers auxquels elles sont exposées dans d’autres circonstances, du seul fait de leur condition de femmes."

Le viol conjugal est fréquent. Il possède des effets négatifs manifestes, différents selon la condition socio-culturelle de la femme et selon les circonstances, notamment la présence éventuelle de tierces personnes, comme dans un cas rapporté par Cañas —où l’interviewée ne parvient pas même à nommer l’agression (Cañas 1989) :

"Devant les enfants, oui, très souvent ils voyaient, tous les jours et aussi le ... [le viol]. Parce que nous sommes pauvres, alors la chambre est petite, c’est-à-dire dans notre chambre les enfants dormaient et nous aussi, et ils se rendaient compte. Même dans l’obscurité, ils se rendaient compte de tout le bruit que ça faisait."

Parmi les conséquences, les auteures soulignent que l’on peut observer (Lira, Weinstein, 1990) :

"Un ensemble de fantasmes liées à l’expérience traumatique. Ceux-ci déclenchent une phase d’anticipation qui déforme le désir, remplaçant le fantasme du plaisir par des émotions douloureuses (humiliation, répugnance) qui affectent en définitive la conduite spontanée et normale du sujet."

Dans ce cas, le parallèle avec la violence domestique de caractère sexuel est frappant : les propos des auteures peuvent s’appliquer directement au viol —conjugal ou non. Un exemple permet de voir comment se mêlent les effets de paranoïa induite avec des anticipations terribles —même si elles ne concernent pas la personne elle-même (Cañas, 1989) :

"Hier je suis rentrée à la maison et j’ai dit à ma fille qu’elle mette le verrou aux portes. Je me suis sentie plus en sécurité. Chaque fois que je reviens à la maison, je regarde la vulve de mes deux filles de 5 et 6 ans. C’est devenu une habitude. Je les regarde par crainte qu’il leur soit arrivé quelque chose, comme à moi. Je sens qu’elles sont entourées de bêtes sauvages qui n’attendent qu’un moment d’inattention de ma part pour agir. Quand j’arrive, la première chose que je leur demande, c’est si quelqu’un les a touchées. Quand j’étais petite fille, on a abusé de moi. "

Enfin, la dynamique de la dimension existentielle décrite par les auteures semble s’appliquer dans bien des cas de violence domestique. Elle est liée au fait que la torture (Lira, Weinstein, 1990) :

"implique jusqu’au plus profond le sens de la vie, l’être dans le monde, la manière de vivre son corps et son moi, ainsi que les possibilités d’établir des relations."

Bien que les expériences de la violence domestique puissent être très variées dans leur forme et leur gravité, il est clair que peu de femmes en ressortent indemnes. On observe même souvent ensuite de leur part une plus grande difficulté à établir des relations humaines de confiance. On observe notamment une tendance à la répétition des expériences de violence, aussi bien au cours de la vie d’une femme maltraitée que de mère en fille, comme cette femme qui rapporte (Cañas 1989) :

"Moi, j’ai eu une enfance terrible à cause de ce qui est arrivé à ma mère avec mon père. Alors elle aussi, c’était une femme névrosée et elle m’a fait souffrir. Et après je suis allée souffrir avec [mon mari]."

Ainsi, de nombreux parallèles existent entre certaines des méthodes de la torture et de la violence domestique, ainsi qu’entre les effets psychodynamiques produits par l’une et l’autre sur les personnes qui en font l’objet sur le plan individuel. Tout en gardant à l’esprit qu’ils ne signifient nullement que toute violence domestique soit équivalente à toute situation de torture, nous analyserons maintenant le contexte qui permet l’exercice de la violence domestique et plus généralement de la violence contre les femmes, en montrant à quel point, de même que pour la violence dite politique, il s’agit d’un contexte éminemment social.

Logiques sociales de la violence domestique et de la torture.

Analyse structurelle de la violence.

Une analyse de la structure des actes de violence permet de mieux tracer les parallèles et les différences qui existent entre violence domestique et torture. Nous partirons ici des réflexions d’Ignacio Martín Baró, qui distingue quatre éléments constitutifs d’un acte de violence (Martín Baró, 1983) :

- la structure formelle de l’acte,

- "l’équation personnelle", qui explique la position de chacune des personnes dans la relation de violence,

- le contexte qui rend possible la violence,

- et le fond idéologique de l’acte.

En ce qui concerne la structure formelle de l’acte, nous avons vu qu’il existe souvent des points communs entre torture et violence domestique, principalement l’enfermement relatif des femmes et le face-à-face sans témoins gênants — ou au contraire la confrontation avec des personnes proches, soit qu’elles soient prises à témoin involontairement, soit qu’elles soient également menacées et maltraitées. Autre point commun : le fait qu’il n’y ait pas de lieu sûr où se réfugier. Les forces répressives arrivent à n’importe quel moment jusque dans la maison, tandis que dans le cas de la violence domestique, ce manque de lieu-refuge est encore plus évident. Par contre, le lieu où se déroule la torture est souvent un lieu spécialisé et antérieurement inconnu de la victime. Dans la violence domestique, les lieux sont presque toujours familiers. Dans la torture, les tortionnaires sont généralement des inconnus formés et rémunérés pour accomplir leur besogne contre des personnes considérées comme "ennemies". Bien évidemment, ce n’est pas le cas de la violence domestique. L’agresseur est alors précisément la personne réputée la plus insoupçonnable, la personne aimée-époux-père des enfants. Dans la structure formelle de l’acte de violence, on note donc des ressemblances frappantes, mais aussi des différences importantes entre la violence contre les femmes et la torture.

Pour ce qui est de l’ "équation personnelle" qui place tortionnaire et victime dans leur position respective, à première vue beaucoup de choses diffèrent. La femme battue est rarement une opposante politique directe et organisée à son mari —sauf si le mari la maltraite parce qu’elle est féministe. Albert Bandura, dans une analyse de la formation des tortionnaires, met en évidence huit éléments de l’apprentissage de l’agression. Nous suugèrerons ici les parallèles qui peuvent exister avec une certaine éducation des hommes —dont on observe les résultats dans la violence contre les femmes (Bandura, 1990) :

- La minimisation du caractère agressif des actes par l’établissement de comparaisons avantageuses —un homme ne vaut-il infiniment pas plus qu’une femme ? Celui qui agresse ne le fait-il pas dans un noble souci pédagogique, comme le maître rudoie l’élève ?

- La justification par des principes plus élevés —la nécessité "d’éduquer" les femmes, la bonne marche du foyer, l’amour. Ne dit-on pas que "qui aime bien châtie bien" ?

- Le déplacement de la responsabilité —c’est la faute de la femme et/ou c’est un résultat de la fatigue et de la frustration ressenties par les hommes dans la sphère publique et le monde du travail.

- La diffusion de la responsabilité —tous les maris/pères font "cela" (comprendre : ce qu’ils veulent), comme leurs pères l’ont fait avant eux.

- La déshumanisation des victimes —"petit animal fragile", "souris", "poule" ou "chienne", "fée" ou "sorcière", "autre absolu" : les femmes sont-elles des êtres humains à part entière ?

- L’attribution de la culpabilité aux victimes —on dirait presque qu’elles aiment ça, puisqu’elles restent et qu’elles "font exprès d’énerver le mari/compagnon"...

- Une perspective faussée sur les conséquences de la violence —ce n’est qu’une bonne trempe qui sera oubliée demain, cela lui fera du bien, cela lui montrera, au fond, combien je l’aime.

- Et enfin la désensibilisation graduelle —à force de voir dans le foyer ou à la télévision tellement de gifles, de scènes de ménage, de viols et de mauvais traitements en général, la violence prend un aspect si familier qu’elle en devient presque naturelle. D’ailleurs, dans la violence domestique, on observe généralement une progressivité de la violence, crise après crise : aux injures succèdent les bourrades, puis les gifles alternent avec les menaces avant d’en arriver aux coups de plus en plus durs.

Plus généralement, en ce qui concerne "l’équation personnnelle" de la violence masculine contre les femmes, il faut noter que depuis la plus tendre enfance, tant l’éducation que les rôles sociaux masculins et féminins créent et confortent chez les femmes et les hommes deux attitudes opposées face à la violence. Aux unes, très tôt, on tente d’inculquer la passivité et la soumission, tout en restreignant drastiquement leur usage de la violence et des armes. Aux autres, dont on fomente et valorise l’agressivité et dont on arme abondamment le bras, on apprend que violenter "sa" femme est un signe indubitable de masculinité. A tel point qu’au Salvador, par exemple, la première recherche féministe sur la violence domestique —pourtant limitée à la seule violence physique— montre que 57 % des femmes mariées ou en union libre sont battues et donc que 57 % des hommes mariés ou en union libre battent leur compagne (Cañas : 1989).

En ce qui concerne le contexte qui rend possible l’acte de violence, Christine Delphy a analysé avec une grande clarté le cas de la violence domestique —conjugale selon ses termes (Delphy, 1995). Bien loin de constituer un regrettable débordement d’une force ou d’une agressivité masculine innée, la violence masculine est rendue possible précisément par le cadre de la conjugalité, de la domesticité, de la sphère privée. Loin de justifier les actes violents par l’impulsion instinctive, Delphy montre la responsabilité de la Loi :

"Ce qui explique la violence conjugale, c’est la conjugalité : c’est que la société a créé une catégorie sociale —le "privé". Les règles qui s’appliquent partout ailleurs, qui régissent les rapports de tous avec tous, bannissent l’usage de la force, ce qui a pour résultat que même quand elle est employée elle est inopérante [...] sont suspendues ou plus exactement, remplacées par d’autres qui déclarent légitime l’usage de la force. [...] La femme mariée est soustraite à la protection de la loi, tandis que l’homme marié est soustrait aux sanctions de la loi."

Bien entendu, certaines législations évoluent et, ponctuellement, on trouve dans quelques pays des articles de loi tendant à lutter contre la violence faite aux femmes. Cependant, il est clair que le contexte de la violence contre les femmes, bien loin d’être naturel, est organisée par une conception globale du droit. L’édifice juridique patriarcal repose en grande partie sur la mise en place d’un droit particulier, qui crée la sphère privée —par le fait même de la constituer comme un espace de non-droit. Ici, c’est la réflexion sur la violence contre les femmes qu’on pourrait étendre en quelque sorte à celle sur la violence politique. En effet, la répression politique en tant que telle n’advient pas dans le cadre du chaos, où elle n’aurait pas de raison d’être car elle ne possèderait pas d’effets particuliers. Au contraire, la torture, ainsi que d’autres formes de répression, s’exercent dans des espaces de non-droit organisés par des lois d’exception insérées dans —et créées par— des systèmes qui se réclament par ailleurs du droit et de la légalité.

Quant au fond idéologique de l’acte, la torture est généralement justifiée par des besoins supérieurs définis dans le cadre d’une doctrine de "sécurité nationale" qui, comme le signale Ignacio Dobles Oropeza (Dobles Oropeza, 1990) :

"conduit à une polarisation extrême des positions, à une réelle "chosification" de la victime, et tend à légitimer quelque action dégradante et inhumaine que ce soit en l’incluant dans le cadre d’une "guerre interne" contre la "subversion".

Au premier abord, on peut penser que le fond idéologique de la violence domestique est différent de celui de la torture. A moins d’admettre qu’il existe une "sécurité domestique" à préserver, pour suivre le parallèle avec la "sécurité nationale" ? Dobles Oropeza incite à poursuivre la réflexion, les rapprochements et à analyser jusqu’au bout les homologies avec d’autres phénomènes sociaux considérés comme non-politiques :

"Comme nous l’avons signalé, ces considérations sur la torture ne s’appliquent pas exclusivement et à priori au domaine de l’action politique. Il faudrait étudier plus en détail leur application à des phénomènes ordinairement catalogués comme "pathologie sociale"."

On pourrait donc développer ou préciser un concept de "sécurité domestique" —le fond idéologique de l’acte. On devine en effet ici un axe essentiel de la domination patriarcale. Précisément, c’est en analysant maintenant les conséquences collectives, sociales, de l’application de la violence contre les femmes, que nous verrons apparaître la dimension politique de la violence contre les femmes.

Effets collectifs de la violence contre les femmes et de la torture.

Loin de n’affecter que les personnes qui y sont directement soumises, la torture exerce des effets sur le corps social tout entier. C’est ce qu’expliquent Lira et Weinstein (Lira, Weinstein, 1990) :

"L’emploi de la torture comme méthode de coercition habituelle affecte non seulement ses victimes directes, mais aussi leur famille, les groupes auxquels elles appartiennent, ainsi que l’ensemble de la société, incluant les tortionnaires. C’est une forme de coercition sociale et politique très efficace, car la peur d’être arrêté et torturé produit des conduites massives d’auto-censure, d’isolement, de passivité et de résignation. [...] Ainsi, la torture est utilisée comme un instrument de pouvoir : la menace et/ou l’utilisation de la souffrance sont régies par une méthode de contrôle idéologique."

La violence domestique et la violence contre les femmes en général affectent elles aussi bien plus que les personnes directement concernées, permettant une relative économie de moyens. Il n’est pas nécessaire de violer ou de battre toutes les femmes tous les jours : quelques cas particulièrement horribles présentés avec éclat par la presse à scandale ou rapportés par les voisines suffisent pour que chacune s’inquiète et redoute d’enfreindre les normes censées la protéger de pareil sort. L’indignation et la résistance existent, mais l’auto-censure, l’isolement, la passivité et la résignation semblent bien être les principaux effets obtenus. Ignacio Dobles Oropeza va plus loin, en ajoutant que le but de la torture et de la coercition politique est de décourager l’action politique individuelle et collective (Dobles Oropeza, 1990) :

"Quant au contexte qui rend possible la torture, dans son sens le plus large, il s’agit d’actions qui visent à instaurer la terreur dans la population et la peur de l’action politique-sociale. Loin de démontrer la force politique d’un régime, il est la preuve d’une grande faiblesse. Comme l’a signalé Paéz (1982), avec ce type d’action, l’objectif est, selon les cas, d’amener les individus ou la collectivité à la négation et à la déformation de la réalité, à l’isolement par rapport à l’univers valoratif de la pratique quotidienne, à l’idéalisation et à la fixation dans le passé, ou au "désinvestissement" du passé (oublier ce qui s’est produit)."

Comme Lira et Weinstein, Dobles Oropeza replace la torture dans le contexte général de ce qu’on appelle parfois la "guerre psychologique" : en touchant la subjectivité individuelle, on amène la société toute entière à des transformations si profondes qu’elles vont de la passivité massive jusqu’à une déformation de la perception de la réalité. L’action sur le psychisme, sur les croyances et les loyautés personnelles, sur les liens affectifs et sur la famille, en un mot sur la sphère privée, se répercute dans la sphère publique, visant des buts éminemment politiques. A ce stade, nous sommes donc amenée à approfondir la réflexion sur la manière dont la violence contre les femmes, de même que la torture, lient étroitement des phénomènes apparemment privés et des fonctionnements sociaux collectifs et publics —et avec quelles perspectives politiques globales.

Une guerre de basse intensité contre les femmes ?


Par opposition au conflit militaire ouvert, les techniques de "guerre de basse intensité", développées à partir de la guerre du Vietnâm et employées dans de nombreux conflits, en particulier dans les guerres dites civiles, visent non pas tant un ennemi militaire, que la population civile dans son ensemble, les esprits et le tissu social. Il s’agit de décourager la population de participer au projet adverse, de la démoraliser, de la terroriser et de fomenter la passivité individuelle et collective. Dans ces techniques de guerre qu’on pourrait qualifier de psycho-sociale, on peut distinguer trois grands axes. D’abord, le contrôle de l’information et la désinformation. Ensuite, la polarisation de la société, sa division en deux camp systématiquement opposés avec la création du délit d’association, l’érection de l’autre camp en "ennemi absolu" et satanisation de celui-ci. Enfin, la répression sélective alliée à la terreur généralisée —où la torture joue un grand rôle. La perspective générale vise à détruire les liens sociaux pour isoler et individualiser chacun-e des "ennemi-e-s", les plaçant ainsi davantage à la merci des diverses techniques de contrôle social mises en œuvre. Nous nous demanderons ici dans quelle mesure la violence sociale déployée dans la guerre de basse intensité est comparable à celle qui préside à la gestion quotidienne —en temps de paix— des rapports sociaux de sexes.

Le contrôle de l’information et la désinformation, premier axe de la guerre de basse intensité, sont présents dans la gestion des rapports sociaux de sexes. Le cas salvadorien l’illustre : contrôle de l’accès à l’information, empêchement d’étudier en général ou d’étudier certaines professions, voire de lire certains livres, comme la Bible, pourtant si fondamentale aux yeux des croyants8. Désinformation, quand on fait croire aux femmes qu’elles ne peuvent pas consommer certains aliments pendant leurs règles, quand la grossesse est présentée comme une maladie, quand on leur laisse tout ignorer du fonctionnement de leur sexualité et de leur reproduction, quand on leur explique mal les conséquences de la stérilisation, quand on leur présente la situation des femmes comme naturelle et immuable, ou encore quand on gomme leur participation des livres d’histoire. Dans la guerre de basse intensité, c’est une véritable chape de plomb qui s’abat sur les informations concernant "l’ennemi" ou élaborées par lui. Que penser par exemple du silence des médias sur les manifestations et les actions du mouvement des femmes, que l’on observe au Salvador ? Un autre exemple, issu d’un atelier sur "les femmes et les moyens de communication", est fourni par le dépouillement des grands quotidiens salvadoriens9. Les femmes sont largement sur-représentées dans les pages "sociales" qui annoncent les baptêmes et les anniversaires, ainsi que dans les publicités les plus diverses. Dans les autres pages, on trouve peu de photos de femmes et presque aucune information mentionnant des femmes ou les concernant directement —à part des conseils de beauté et des fiches de cuisine.

L’axe de la polarisation est largement transposable en ce qui concerne les rapports sociaux de sexes. Les genres masculins et féminins forment deux camps considérés comme étanches. Même si, à la différence de deux camps politico-militaires impliqués dans une guerre civile, on prétend que ces deux genres sont complémentaires, leurs intérêts concrets s’opposent souvent —à tel point que l’on évoque couramment l’existence entre eux d’une "guerre des sexes". Le mouvement féministe, qui reconnaît l’existence de rapports de domination, d’oppression et d’exploitation entre les sexes, constituerait en quelque sorte le noyau d’un camp opposé au système patriarcal, qui pourrait rassembler les femmes et certains hommes. Mais diverses techniques de contrôle empêchent la formation d’une "opposition", qui évoquent celles de la guerre de basse intensité : satanisation de l’ennemi-e et création du délit d’association. Satanisation de l’ennemi-e quand on fait passer les femmes qui luttent pour leurs propres droits pour des folles ou des lesbiennes, en un mot des frustrées ou des perverses, voire, comme le montre Judith Ezekiel dans le cas du féminisme français, des créatures vaguement monstrueuses —notamment sur le plan physique— et étrangères à l’esprit national10 (Ezekiel, 1996). Quant au délit d’association, il prend des formes presque identiques, au Salvador, quand il concerne la guérilla ou quand il vise les féministes ou les lesbiennes. En effet, un étudiant nous expliquait qu’il avait dû brûler tous ses livres pendant la guerre : posséder un livre sur le marxisme ou même avec une couverture rouge pouvait être interprêté comme une adhésion à la guérilla, et coûter la torture et la mort11. A la même époque pour Juana, engagée aux côtés de la théologie de la libération, posséder les encycliques pontificales chez elle signifiait un grand risque12. De même, au Salvador et alors que la guerre est finie, beaucoup de femmes cachent aux parents ou au mari la documentation féministe qu’elles empruntent dans les groupes de femmes. Les membres de la collective lesbienne clandestine de la Media Luna rencontrent des difficultés à constituer des archives : la plupart des femmes ne veulent ni ne peuvent avoir chez elles une documentation aussi compromettante. L’une d’entre elles refusa même longtemps d’emmener chez elle son tee-shirt de la Media Luna, sur lequel apparaissait le nom du groupe13. Avoir des amies féministes, prostituées ou lesbiennes (ou réputées telles) fait risquer l’assimilation aux pratiques de ces personnes. L’ostracisme qui les frappe peut être étendu aux femmes qui les côtoient, même involontairement : rappel à l’ordre et sanctions menacent les "sympathisantes" de la "subversion".

De la même façon, on peut voir comment se combinent contre les femmes la répression sélective et la terreur généralisée. En l’occurence, les femmes qui sont particulièrement inquiétées socialement sont celles qui sont considérées comme les plus déviantes : celles qui ont une sexualité non hétérosexuelle, non monogame et/ou non reproductrice, notamment les lesbiennes, les prostituées, les mères célibataires et les "vieilles filles" sans mari ni enfants. La répression inclut généralement l’isolement social, les injures et les menaces, la violence physique et va parfois jusqu’à l’assassinat. Elle prend aussi le visage de la privation de logement et surtout d’emploi : travailleuses domestiques renvoyées quand elles tombent enceintes, mais aussi harcèlement et renvoi d’une femme qu’on soupçonne —ou qu’on accuse— d’être lesbienne. Mais point n’est besoin d’être une déviante pour être accusée de l’être et ainsi écartée d’un meilleur travail —meilleur et mieux payé ... car considéré comme masculin. Un exemple extrême tiré de la culture paysanne salvadorienne montre comment la menace de réprobation sociale associée à l’accusation de lesbianisme —qui relève officiellement de la sphère privée— est utilisée pour écarter les femmes de l’accès aux moyens de production, ici la terre —les intérêts économiques les plus manifestes se font jour alors. Lors d’un forum public sur "l’accès à la terre des femmes ex-guérillères et bases civiles de la guérilla", une paysanne affirmait avoir versé largement sa part de sang et celle de ses enfants sur la terre du Chalatenango. Pourtant, après la paix, dans les programmes de retour à la vie civile qui prévoyaient l’attribution de terres aux démobilisé-e-s de la guérilla, les femmes avaient été largement oubliées. Pourquoi ? Parce que les femmes qui veulent travailler la terre —qui savent réaliser cette tâche masculine— sont considérées comme lesbiennes. Les vraies femmes n’ont que faire de terres et ne savent pas les travailler. Et la vieille femme d’insister que les femmes pouvaient et voulaient travailler la terre sans que cela signifie pour autant qu’elles étaient "passées de l’autre côté", comme on dit pudiquement au Salvador. La présomption d’association avec des femmes "déviantes" divise et sert de prétexte pour menacer les femmes avant même qu’elles n’enfreignent les normes. Ainsi, la répression sélective, renforcée et étendue grâce au délit d’association et à l’exercice quotidien d’une violence sporadique passablement imprévisible contre n’importe quelle femme, garantit une sorte de menace permanente envers les femmes qui évoque le climat de peur généralisée obtenue dans une guerre civile par les enlèvements, la torture et les assasinats —trois phénomènes par ailleurs présents, comme on le sait, dans la violence contre les femmes.

Enfin, l’un des mécanismes centraux de la guerre de basse intensité —très bien analysé par les auteurs du livre Afirmación y resistencia, qui compare notamment les expériences guatémaltèques, salvadoriennes, chiliennes et argentines— consiste à diviser, isoler, séparer les opposant-e-s et à détruire l’ensemble des solidarités sociales qui font obstacle à l’individualisation complète des personnes (Divers auteurs, 1993). Celles-ci se retrouvent ainsi seules et donc encore plus impuissantes face au pouvoir. Les auteur-e-s montrent comment la répression, en poussant les personnes dans la clandestinité, les isole. La confiance disparaît des relations, même entre proches. Le changement forcé de résidence, le bannissement et l’exil bouleversent encore plus les liens sociaux, isolent davantage les personnes et les coupent de leurs références —jusqu’à produire parfois la destructuration complète de la personalité. Toutes ces situations peuvent être retrouvées dans la violence envers les femmes. On pense notamment aux femmes qui, pour échapper à une relation particulièrement violente, doivent s’enfuir et se cacher avec leurs enfants, ou à la façon dont certains hommes les privent de leurs papiers pour les empêcher de fuir. Comme on l’a vu plus haut, la honte et la menace empêchent beaucoup de femmes battues ou violées de parler et de chercher des relations d’appui, de confiance. Isolées dans leur cuisine, enfermées dans un mutisme profond pour ce qui touche aux violences dont elles sont l’objet, qui leur font honte et dont elles croient être les coupables individuelles, combien de femmes vivent à l’heure de la résignation apparente et de la crainte —comme la population civile dans un conflit militaire où sont mises en œuvre les techniques de la guerre de basse intensité ?


Nous avons montré ici que la violence domestique exercée contre les femmes et la torture dite politique possèdent de nombreux points communs : non seulement une partie des méthodes sont comparables, mais surtout le type d’effets psychodynamiques obtenus sur les personnes qui en font l’objet sont étonnamment proches. En analysant ensuite les logiques collectives de la violence, plusieurs éléments supplémentaires apparaissent. D’abord, une analyse de la formation des tortionnaires fait apparaître des ressemblances frappantes avec la socialisation masculine classique. Plus généralement, une analyse du contexte et du fond idéologique des actes de violence politique invite, pour rendre compte des actes de violence contre les femmes, à l’élaboration d’un concept de "sécurité domestique" en parallèle avec celui de "sécurité nationale". Enfin, les effets sociaux de violence contre les femmes comme de la torture dépassent très largement les personnes privées, individuelles, pour affecter la société toute entière. Dans une dernière partie, nous nous demandions dans quelle mesure on pouvait rapprocher l’ensemble de la violence exercée par le groupe social des hommes contre les femmes avec une "guerre de basse intensité". La comparaison éclaire bien le phénomène de contrôle social obtenu aussi bien par la violence contre les femmes que par les techniques de guerre de basse intensité. Or on peut voir à l’œuvre la violence contre les femmes en l’absence de toute guerre. Ne serait-il pas alors judicieux de reconsidérer les notions de guerre, de paix et de contrôle social — notamment entre les sexes ?

Notice biographique sur l’auteur :

Jules Falquet a obtenu un doctorat de sociologie sur le mouvement des femmes et sa composante féministe, au Salvador, où elle a vécu entre 1992 et 1994. Elle a également travaillé sur la question des droits sexuels et reproductifs des femmes au Salvador et les politiques internationales de population. Elle a analysé comment les partis politiques salvadoriens prennent en compte les femmes dans leurs programmes politiques. Elle a précédemment étudié la scolarisation des femmes indiennes dans le Chiapas, au Mexique et analyse aujourd’hui l’impact du zapatisme sur les femmes indiennes et sur le mouvement féministe mexicain.


Notes

1. La Coordinadora nacional de mujeres salvadoreñas (CONAMUS), apparue en 1986, est le premier groupe de femmes salvadorien encore existant à s’être revendiqué du féminisme. Sa première campagne de lutte contre la violence faite aux femmes était résumée dans le slogan : "La violence contre les femmes n’est pas naturelle. Dénonce-la".

2. Ignacio Martín Baró a payé ses réflexions de sa vie : il a été assassiné par l’armée salvadorienne en novembre 1989, ainsi que cinq autres professeurs de l’Université jésuite de la UCA et leurs deux femmes de ménage.

3. La violence contre les enfants en tant que tels n’entre pas dans notre cadre de réflexion. Bien entendu, la violence contre les femmes commence par une violence contre les fillettes, et il existe des liens profonds et complexes entre la violence domestique contre les femmes et la violence domestique contre les enfants. Cependant, chacune possède des spécificités et une analyse de la violence contre les enfants dépasse notre propos. On sait également que toutes les femmes ne vivent pas au sein de couples hétérosexuels. Même si la violence domestique est très majoritairement le fait d’hommes contre des femmes, il existe des violences de femmes envers des hommes ou envers d’autres femmes. Pour leur analyse, nous renvoyons aux —rares— travaux existants.

4. On verra à ce sujet d’impressionnants témoignages sur l’enfermement et la torture sexuelle, à la maison ou en prison, cités par Catharine Mac Kinnon (Mac Kinnon, 1994).

5. C’est ce qui apparaît notamment dans le témoignage de la Flaca Alejandra, une cadre du MIR chilien capturée, torturée et passée pendant de longues années du côté de la police politique, interviewée des années après les faits par une de ses anciennes compagnes de lutte qu’elle a dénoncée. On verra la vidéo de Carmen Castillo, Guy Girard, La Flaca Alejandra, Santiago de Chile-Paris, 1994. Documentaire de 59 minutes pour l’INA/FR3.

6. L’effet de dissociation évoque aussi irrésistiblement celui du viol par inceste, presque toujours masqué sous d’épais voiles d’oubli mais qui affecte profondément le psychisme et la conduite, notamment sur le plan de l’estime de soi et de la confiance en autrui.

7. On verra à ce sujet le film de Liliana Cavanni Portier de nuit, dans lequel Charlotte Rampling et Dirk Bogarde interprètent les principaux personnages. La première est une ancienne prisonnière des nazis, qui retrouve par hasard l’un de ses anciens tortionnaires, devenu portier de nuit. La relation "amoureuse" et sexuelle qui se noue alors sur la base de l’ancienne relation tortionnaire-suppliciée, particulièrement perverse, fait précisément l’objet du film. On se reportera également avec profit à l’analyse féministe matérialiste que Pascale Noizet fait de "l’idée moderne d’amour", à travers l’étude des romans sentimentaux, notamment Pamela ou la vertu récompensée de Samuel Richardson, de 1740, et des romans Harlequin (Noizet, 1996).

8. Sofía, une ex-guérillère, se souvient de ses difficiles débuts dans la lutte : "Il y avait des gens qui disaient que la femme n’a pas le droit de savoir ce qui est écrit dans la Bible, et nous, nous leur disions que nous, les femmes, nous avions les mêmes droits à connaître la Bible que les hommes. "

9. Les participant-e-s devaient dépouiller les trois grands quotidiens nationaux pour observer ce qui était dit sur les femmes, comment elles étaient présentées, et quel genre d’informations concernaient particulièrement les femmes. Atelier réalisé pour le CEF avec Concultura, le 22 avril 1993 à San Salvador.

10. Judith Ezekiel montre comment le féminisme nord-américain (sous-entendu radical) est opposé dans les médias français à une culture nationale de galanterie et séduction entre les sexes.

11. Horacio Hernández, communication personnelle, San Salvador, mai 1992.

12. Juana Utrilla, communication personnelle, San Salvador, octobre 1992.

13. Communication personnelle d’Amalia, fondatrice de la Colectiva lésbica feminista salvadoreña de la Media luna, 17 février 1993, San Salvador.

Références

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CAÑAS, Mercedes. (1989). Maltrato físico a la mujer salvadoreña. San Salvador : UCA (Tesis para la licenciatura en sociología).

DELPHY, Christine. (1995). "L’état d’exception : la dérogation au droit commun comme fondement de la sphère privée". Nouvelles Questions Féministes, Vol. 16, n° 4.

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DIVERS AUTEURS. (1993). Afirmación y resistencia. El papel de la comunidad como apoyo. Barcelone : Virus.

EZEKIEL, Judith. (1996). "Anti-féminisme et anti-américanisme : un mariage politiquement réussi". Nouvelles Questions Féministes, Vol. 17, n°1.

GARAÍZABAL, Cristina ; VÁSQUEZ Norma. (1994). El dolor invisible de la guerra, Una experiencia de grupos de auto-apoyo con mujeres salvadoreñas. Madrid : Talasa, Hablan las mujeres.

GUILLAUMIN, Colette. (1992). "Pratique du pouvoir et idée de nature". In GUILLAUMIN, Colette.Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de Nature. Paris : Côté-femmes.

LIRA, Elizabeth ; WEINSTEIN, Eugenia. (1990). La tortura. Conceptualización psicológica y proceso terapéutico. In MARTÍN BARÓ, Ignacio (compilateur). Psicología social de la guerra : trauma y terapia. San Salvador : UCA.

MAC KINNON, Catharine. (1994). "A propos de la torture". Projets féministes (Droit, culture et pouvoir), n°3, octobre 1994.

MARTÍN BARÓ, Ignacio. (1983). Acción e ideología : psicología social desde centroamérica. San Salvador : UCA, San Salvador.

MARTÍN BARÓ, Ignacio (compilateur). (1990). Psicología social de la guerra : trauma y terapia. San Salvador : UCA.

MATHIEU, Nicole Claude. (1985). "De la conscience dominée". MATHIEU Nicole Claude (Textes réunis par).L’arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes. Paris : EHESS.

MAUGIN PELLAUMAIL, Marcelle (1979). Le masochisme dit féminin. Paris : Stanké.

NOIZET, Pascale. (1996). L’idée moderne d’amour. Entre sexe et genre : vers une théorie du sexologème. Paris : Kimé.

SECRETARÍA NACIONAL DE LA FAMILIA. (1992). Adolecencia. San Salvador : Unidad de Asistencia al Adolescente de la SNF, OPS, UNICEF.

VIEZZER, Moema. (1982). Domitila : si on me donne la parole. La vie d’une femme de la mine bolivienne. Paris : Maspéro.

NOTES

[1] Note : Cet article doit beaucoup à de nombreuses femmes : celles qui ont témoigné de la violence qui leur a été faite, celles qui ont suscité, recueilli et analysé ces témoignages et toutes celles qui ont lutté contre cette violence d’une manière ou d’une autre. Je remercie en particulier Mercedes Cañas, première Salvadorienne a avoir osé aborder cette question de front, en pleine guerre civile révolutionnaire, Anne Marie Devreux pour ses encouragements à développer cette réflexion et ses remarques, et Anne Hugon pour m’avoir aidée à démêler les fils de ma pensée.