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Recueil Alexandries

< 20/80 >

Diane Afoumado

Exil impossible

L’errance des Juifs du paquebot "St-Louis"

présentation de l'éditeur

AFOUMADO Diane, Exil impossible - L’errance des Juifs du paquebot "St-Louis" , Paris : L’Harmattan (coll. Racisme et eugénisme), 2005, 286 pages. 286 p., 25,00 € - ISBN : 2-7475-8508-5 - L’HARMATTAN, 7 rue de l’École Polytechnique 75005 Paris - http://www.editions-harmattan.fr - A lire : la présentation, le sommaire, la préface et l’introduction du livre

Mots clefs


Présentation

 :

Le 17 juin 1939, le paquebot allemand St. Louis accoste à Anvers avec à son bord 907 passagers juifs. Partis un mois plus tôt de Hambourg, à destination de la Havane, ils espéraient de là gagner l’Amérique. Mais Cuba a refusé de les laisser débarquer et l’Amérique du Pdt Roosevelt ferme ses portes. Le navire revient donc en Europe avec sa cargaison humaine, dont la majorité se retrouve¬ra bientôt prise dans l’étau nazi. Le périple du St. Louis symbolise l’échec d’une partie des démo¬craties face au problème de l’accueil des réfugiés juifs, à la veille de la Seconde Guerre mondiale puis durant la Shoah. Etude rigoureuse des archives américaines et allemandes, jusque-là non exploitées, qui prend intensément vie grâce au talent de narratrice de l’auteur. Diane AFOUMADO est docteur en histoire. Elle a enseigné à l’uni¬versité Paris X-Nanterre. Co-auteur avec Serge Klarsfeld de La spoliation dans les camps de province, La Documentation française, Paris, 2000.


TABLE DES MATIERES

Préface de Serge Klarsfeld

INTRODUCTION

CHAPITRE I : FUIR À TOUT PRIX

LA POLITIQUE A L’EGARD DES REFUGIES DEPUIS LA CONFERENCE D’EVIAN Le contexte mondial de la 2ème moitié des années 1930 L’Allemagne judenrein Le rôle de la Hapag Les bateaux fantômes

PARTIR Qui a organisé le voyage ? Trouver un billet Un voyage spécial très rentable, sur un bateau de luxe Embarquement à Hambourg et traversée

CHAPITRE II : A CUBA : L’ÎLE DES ESPOIRS PERDUS

CONTEXTE CUBAIN Cuba et les Juifs Le Décret n° 937 L’arrivée à La Havane Déchaînement de la presse cubaine

CUBA : INTERDITE AUX JUIFS Les négociations Le St. Louis quitte La Havane Un monde hermétiquement fermé aux Juifs

CHAPITRE III : L’AMERIQUE : UN MIRAGE DE LAIT ET DE MIEL

UN PAYS EN CRISE L’Amérique et les réfugiés L’antisémitisme aux Etats-Unis

L’INFLEXIBILITE AMERICAINE FACE AU ST.LOUIS Les télégrammes envoyés à F.D. Roosevelt L’attitude consensuelle de la presse américaine Position des Juifs d’Amérique Les Etats-Unis jugés par l’Europe Le désespoir des passagers

CHAPITRE IV : L’EUROPE AU SECOURS DES REFUGIES

UNE COURSE CONTRE LA MONTRE L’Europe et les réfugiés Le temps des négociations L’Europe accepte les passagers La répartition

UN DANGEREUX REFUGE PROVISOIRE L’accueil des réfugiés Gustav Schröder : un capitaine perdu Les réfugiés font débat

CONCLUSION

DOCUMENTS
- Liste des passagers du St. Louis
- Repères chronologiques
- Parcours du St. Louis entre le 13 mai et le 17 juin 1939
- Bibliographie Remerciements


PREFACE de Serge KLARSFELD

Nous connaissons aujourd’hui l’odyssée du St. Louis, navire chargé de proscrits juifs de l’Allemagne hitlérienne qui, parti de Hambourg en dernière minute avant la conflagration de la Seconde Guerre mondiale pour livrer à Cuba sa cargaison humaine, revint en Europe toujours chargé de sa cargaison, dont une partie finit dans les crématoires nazis.

Chacune des victimes avait pu contempler des ponts du St. Louis les palmiers de Cuba sans avoir pu mettre pied à terre.

Oui, cette croisière sans escale et qui aboutit au naufrage non du navire mais de beaucoup de ses passagers est connue de tous ; peut-être d’ailleurs à cause du nom du navire qui rappelle un roi de France qui fut saint tout en haïssant les Juifs ; mais les raisons de l’échec de ce sauvetage de plus de 900 êtres humains restent mal connues sinon inconnues.

Neuf centre trente-sept personnes, ce sera deux ans plus tard le chargement habituel des trains de déportation des pays de l’ouest vers Auschwitz ou Sobibor, les deux camps d’extermination où furent dirigés les Juifs de Hollande, de Belgique et de France parmi lesquels plus de 270 passagers du St. Louis.

Diane Afoumado s’est plongée dans les archives de cette malheureuse odyssée et elle nous explique dans des chapitres au développement logique et remarquablement clairs les tenants et les aboutissants de ce fatal engrenage : imaginez, en aval de quelques semaines de la lamentable Conférence d’Evian où les organisations juives ne furent pas admises à siéger et où les possibilités d’émigration des Juifs persécutés en Europe furent officiellement réduites à zéro et en amont de quelques semaines du déclenchement de la guerre, un paquebot luxueux appartenant à la compagnie allemande Hapag et se dirigeant de Hambourg vers Cuba où les autorités avaient débloqué autant de permis de débarquement que de passagers. Ils furent annulés, annulés parce que le Président cubain n’admettait plus le trafic de ces permis et que malgré les interventions il restera inflexible et impitoyable. Ainsi les premiers européens à être refoulés d’un pays ex-colonisé furent les Juifs du St. Louis.

Dans un récit très bien structuré, Diane Afoumado décrit avec précision les multiples démarches effectuées à Cuba essentiellement par le Joint pour tenter de débloquer la situation, pour trouver dans quelque pays que ce soit, en Amérique Centrale, du Sud et du Nord un havre pour ce navire, dont le capitaine allemand mais anti-nazi partageait les espoirs et les désespoirs de ses passagers et faisait presque l’impossible pour les débarquer ailleurs qu’en Allemagne. Les Juifs du St. Louis ont essuyé refus après refus d’une série de pays qui avaient pourtant un intérêt évident à accueillir sur leur sol des immigrants intelligents, instruits, aisés pour la plupart d’entre eux et professionnellement aptes à développer l’économie et la culture du pays d’accueil.

Diane Afoumado montre que malgré l’intérêt médiatique intense soulevé par le sort du St. Louis aux Etats-Unis même, ni Roosevelt et son entourage, ni les grandes organisations juives n’ont osé remettre véritablement en question l’intransigeance de l’administration : seuls les Juifs en possession d’un visa d’immigration valable pouvaient s’installer aux USA ; certes la plupart des passagers disposaient d’affidavits leur permettant de postuler pour cette immigration ; ils étaient en sursis mais leurs numéros n’avaient pas été tirés au sort.

Les colonies africaines des démocraties européennes étaient fermées au St. Louis ; l’Angleterre se refusait à laisser entrer en Palestine les Juifs persécutés en Europe de peur de mécontenter les Arabes : le 8 juin 1939 l’expression « Holocaust » est apparue pour la première fois dans le New York Times, qui constatait l’impossibilité voulue par tous les responsables de la diplomatie internationale de toute action humanitaire pouvant aboutir à un sauvetage.

Les conclusions du New York Times que souligne Diane Afoumado sont terrifiantes car tellement lucides : « l’Allemagne avec l’hospitalité de ses camps de concentration accueillera ces malheureux à la maison » et celles du Washington Post sont tout aussi réalistes : « Il existe des sanctuaires pour les oiseaux aux Etats-Unis mais pas de sanctuaire pour 907 êtres humains persécutés ».

Diane Afoumado démontre comment ce refus américain est à l’origine d’un sentiment de culpabilité qui, plus tard, après la Shoah, allait influencer les milieux dirigeants américains et plus encore les grandes organisations juives confrontées au désastre, et restées impuissantes.

Diane Afoumado met en lumière l’impressionnante réaction d’Hitler qui se réjouit ouvertement de l’égoïsme des démocraties, lesquelles ne voulaient ou ne pouvaient entreprendre des actions concrètes et qui lui laissaient le champ libre pour opprimer des Juifs confrontés à l’impossibilité d’avoir accès à des pays de refuge.

Sur le St. Louis qui erre entre Cuba et la Floride un passager regarde en face la tragédie dans laquelle il est impliqué et qui implique non seulement tous les passagers mais aussi les Juifs européens : « Sommes-nous vraiment la vermine de l’humanité pour être traités comme des lépreux ? Ou l’humanité a-t-elle cessé d’être humaine ? »

Hambourg ne sera quand même pas la destination finale de cette croisière du désespoir. Dans l’espoir d’une improbable solution le Capitaine Schröder retarde de son mieux le retour du bateau réclamé par la Hapag. Plus tard il recevra une médaille des Justes bien justifiée. Morris C. Tropper le directeur européen du Joint, cette organisation juive américaine qui se dévoue dans le monde entier pour les Juifs en danger, réussit le tour de force de convaincre la France, la Belgique, la Hollande et l’Angleterre de se partager les passagers du St. Louis et ce malgré les réticences du Premier Ministre britannique, Chamberlain, qui exprime ainsi sa pensée profonde : « Si nous devons offenser quelqu’un que ce soient les Juifs plutôt que les Allemands ».

Pour faciliter leur admission et sauver les passagers, le Joint garantit et paiera 500 dollars pour chacun des 400 hommes, 300 femmes et 200 enfants du St. Louis. En France l’OSE prendra en charge dans ses maisons d’Eaubonne et de Montmorency plusieurs dizaines de ces enfants. Les passagers sont débarqués à la mi-juin 1939 à Boulogne pour les 224 à qui la France est assignée et à Anvers pour tous les trois autres pays : 214 pour la Belgique, 288 pour la Grande-Bretagne, 181 pour la Hollande.

Désormais les passagers du St. Louis sont des réfugiés assistés et surveillés qui partageront le même sort que les autres réfugiés. Ceux d’Angleterre seront tous préservés de la barbarie nazie ; ceux du continent auront à affronter la Gestapo et les polices hollandaise, belge et française qui seront mises au service des Allemands pour arrêter le gibier juif.

Grâce à la rigueur de Diane Afoumado comme historienne et grâce à son talent de narrateur pour exprimer ce drame tous les lecteurs de ce passionnant ouvrage comprendront clairement les prémisses de la Shoah anticipée en cet épisode : le St. Louis depuis 1939 est emblématique de ces bateaux fantômes chargés de Juifs et condamnés à errer sans pouvoir s’amarrer : le Struma de février 1942 a coulé, bloqué en face de Constantinople avec 769 passagers dont un seul survivant.

1939 marquait le début de la Shoah ; en 1942 elle battait son plein ; le sort des Juifs en mer suivait parallèlement celui des Juifs restés sur le continent européen.

Sur 907 passagers, 231 seront déportés. Parmi les milliers de photos d’enfants juifs déportés de France que j’ai publiées, je me souviens en particulier de celle de Brigitta Joseph dont le sourire exprime le charme et la joie de vivre et qui fut assassinée à 12 ans avec ses parents et sa sœur.

Légende de la photographie : Dans la grande rafle des Juifs étrangers de la zone libre plus de 500 enfants furent arrêtés par la police de Vichy et livrés à la Gestapo en zone occupée. Parmi eux, Brigitta JOSEPH dont le sort tragique mérite d’être raconté plus en détail. Ses parents, Benno et Herta, et elle-même ont été des passagers du paquebot St. Louis qui a tenté de gagner Cuba avec sa cargaison de 937 Juifs allemands munis de visas cubains invalidés pendant la traversés. Les passagers n’ont pu débarquer dans aucun port de l’Amérique Centrale ou du Nord. Beaucoup d’entre eux réfugiés en France, furent arrêtés comme Allemands en septembre 1939 et internés. Ceux qui ne l’avaient pas été encore y compris les enfants, le furent en mai 1940 lors de l’avance allemande. La loi du 4 octobre 1940 permettant l’internement administratif et arbitraire de tous « les ressortissants étrangers de race juive » fit le reste. Apparemment la famille Joseph, après un séjour au Mans, est passée en zone libre et a été assignée à résidence forcée à Monbalen dans le Lot-et-Garonne puis, le 26 août 1942, arrêtée et transférée dans le camp de rassemblement départemental de Casseneuil, d’où elle fut envoyée à Drancy le 4 septembre. Le 9 septembre 1942 le convoi n° 30 les emporta vers Auschwitz, d’où seul revint le père.

Serge KLARSFELD


INTRODUCTION

Le 17 juin 1939, les 907 passagers qui avaient embarqué le 13 mai sur le somptueux paquebot St.Louis à Hambourg, à destination de l’île de Cuba, débarquent à Anvers pour être répartis entre la Belgique, les Pays-Bas, la France et la Grande-Bretagne. Un mois plus tôt, ils avaient touché du doigt le droit à la liberté, le droit de vivre. Après avoir surmonté les démarches administratives pour fuir l’Allemagne nazie ; après avoir, au bout de plusieurs mois d’attente, obtenu des permis de débarquer à Cuba en payant le prix fort ; après avoir retenu des places sur un paquebot de croisière, le plus dur semblait accompli.

Près de quinze jours passés en mer sur l’un des plus luxueux bateaux de l’époque, ils avaient repris goût à la vie, à leur ancienne vie, celle d’avant l’arrivée au pouvoir de Hitler. Fini les brimades, les humiliations, les exclusions, les spoliations, les persécutions et les camps de concentration. Ils quittaient un pays, leur pays, l’Allemagne, une certaine Allemagne qu’ils avaient jusqu’alors aimée et qui n’existait désormais plus. Ils quittaient l’Europe et ses bons et mauvais souvenirs. Ils avaient tourné une page qu’ils voulaient définitive. Ils avaient rêvé d’Amérique, mais la loi sur les quotas la rendait inaccessible dans l’immédiat. Alors, dans l’urgence, ils se virent contraints d’accepter des permis de débarquer à Cuba en attendant le rêve américain. Cuba ou n’importe où, pourvu que ce fût loin de l’Allemagne, loin de la vieille Europe. De toute façon, ils n’avaient plus le choix. Ils n’avaient plus de temps à perdre ; il leur fallait partir. Cuba était proche de l’Amérique et les enfants s’y plairaient. Après avoir tout perdu, seule la vie comptait. Cuba serait donc une chance de vivre libre, sans jamais plus avoir peur de mourir. Mais le sort en décida autrement.

Après un mois passé en mer, le refus de Cuba de laisser débarquer les réfugiés juifs du St. Louis ; après le silence de l’Amérique, le mépris canadien et l’indifférence du monde, le millier de passagers revint en Europe où, à peine quelques mois plus tard, une partie d’entre eux serait anéantie dans les camps de mise à mort de Pologne. Que s’était-il passé en à peine plus d’un mois pour que l’espoir de ces immigrés juifs s’effondrât ? Par quel hasard, avaient-ils été contraints de revenir en Europe après avoir traversé l’océan Atlantique ? De nos jours, le drame des immigrés du St. Louis fait figure d’acte manqué de la part des démocraties confrontées au « problème » des réfugiés juifs. Ces hommes, ces femmes, ces enfants et ces vieillards qui avaient tout abandonné dans l’espoir de survivre ailleurs furent sacrifiés au nom de la diplomatie et du contexte mondial tendu.

Les questions abondent tant la situation des 937 passagers du St. Louis nous paraît absurde aujourd’hui encore, plus de soixante ans après ce drame relativement mal connu dans notre pays. Curieusement, plus d’un demi-siècle après les faits, la mémoire collective a jeté un voile opaque sur l’épisode tragique du St. Louis. Après avoir occupé la une de la plupart des journaux de l’époque et ce dans le monde entier, le St. Louis évoque aujourd’hui peu de choses. Il faut dire que l’historiographie du St. Louis est relativement pauvre jusque dans les années soixante.
Le premier livre à paraître est celui du capitaine de bateau, Gustav Schröder, publié en 1949 [1]. En 36 pages, il retrace brièvement quelques moments du voyage en y ajoutant parfois ses impressions. Il faut attendre 1961 pour que le journaliste et écrivain Hans Herlin s’intéresse au sujet et publie un ouvrage dans lequel certains faits réels sont romancés [2]. Dans cet ouvrage, aucune source n’est clairement citée et, pour le profane, il est difficile de séparer les événements du roman. Puis, en 1974, paraît le livre de deux journalistes anglo-saxons intitulé The Voyage of the Damned [3], sans doute l’ouvrage le plus connu dans la mesure où il servira de support au film britannique éponyme rassemblant une pléiade d’acteurs américains célèbres [4]. Si les deux auteurs citent à la fin de leur ouvrage les nombreuses sources qu’ils ont consultées, le corps du texte ne renvoie en revanche à aucune note précise. Ce livre paraîtra en français deux ans plus tard. Pourtant, aucun historien français ne manifestera alors un quelconque intérêt pour cet épisode certes fort bref dans le temps, mais emblématique à plusieurs titres. Aucun ouvrage français abordant le thème des réfugiés pendant l’entre-deux-guerres n’y fera référence.

En France, on ne recense qu’un seul article paru dans Le Figaro en 1969 [5] et qui n’est autre que la traduction d’un texte paru dans plusieurs publications américaines, et un article paru en 1999 dans la Revue des Etudes Juives mais qui, du fait de sources insuffisantes, comporte quelques inexactitudes [6]. En fait, il faut attendre les années 2000 pour que des historiens allemands posent leur regard sur cette odyssée [7]. Désormais, l’épisode du St. Louis n’est plus étudié isolément. Georg Mautner considère que l’histoire du St. Louis « n’est pas seulement un drame émouvant ; c’est aussi une véritable mosaïque pour la compréhension de cette période [8] ». Ce dramatique ‘fait divers’ est replacé dans le contexte historique des années d’immédiat avant-guerre et de la thématique des réfugiés.

On peut s’interroger sur l’apparent « manque d’intérêt » des historiens français en comparaison de l’attitude de leurs collègues européens et d’outre Atlantique. En effet, le St. Louis a fait l’objet d’une attention toute particulière aux Etats-Unis. Il est même devenu une véritable icône symbolisant l’absence de réaction de l’administration américaine de ce temps pour sauver les Juifs en danger. Les Etats-Unis se sont littéralement emparés de cette affaire pour l’ériger en exemple dans un grand mea culpa collectif. Et si aucun livre ne lui est intégralement consacré, de nombreux ouvrages relatifs à la politique américaine à l’égard des réfugiés ou l’Amérique et l’Holocauste – la Shoah – comportent souvent une référence à l’épisode du St. Louis. La mémoire du St. Louis en Amérique est encore très vive bien que son étude soit réduite à un chapitre dans certains ouvrages [9]. Afin de comprendre ce qui s’est passé, il convient de s’intéresser au contexte mondial avant le départ du bateau.

Trois mois avant le début de la Seconde Guerre mondiale, des dizaines de paquebots transportant des Juifs d’Europe centrale fuyant les persécutions errent sur tous les océans, sur toutes les mers du globe à la recherche d’un port dans lequel ils seront autorisés à débarquer leur cargaison humaine. Quelques centaines d’hommes, quelques dizaines, une poignée ; tous prennent des risques incommensurables en embarquant sur des bateaux de fortune, légalement ou clandestinement. Les plus chanceux possèdent des papiers d’immigration en règle leur permettant de débarquer en toute légalité dans leur futur pays d’accueil. D’autres tentent leur chance, sans visa, sans permis de débarquer, sans aucun papier, en priant pour qu’un pays accepte de fermer les yeux sur ce qui n’est rien d’autre qu’un trafic d’êtres humains. Et puis, il y a ceux qui pensent avoir des papiers adéquats leur ouvrant les portes d’un pays lointain, trop lointain peut-être, un pays exotique dans lequel ils patienteront avant de pouvoir gagner l’Amérique et y vivre librement.

Les 937 passagers qui prennent place à bord du St. Louis appartiennent à cette dernière catégorie. Pendant des semaines, des mois, voire une ou deux années, ils ont économisé, afin d’acheter un billet pour Cuba. Toutes les catégories sociales sont représentées. Avocats, médecins, commerçants, petits artisans, tous ont connu, à des degrés divers, la violence des persécutions antisémites. Certains ont même déjà fait l’expérience de la vie concentrationnaire. Leurs biens ont été spoliés et leurs magasins dévastés lors de la ‘Nuit de Cristal’ [10]. Certains ont perdu leur travail, d’autres ont tout perdu. Peu à peu, leur univers rétrécit comme une peau de chagrin. L’Allemagne qui avait été la patrie de leurs aïeux devient un monde méconnaissable dans lequel les Juifs n’ont plus leur place.

Depuis que le 30 janvier 1933, le président allemand Paul von Hindenburg a fait d’Adolf Hitler le nouveau chancelier, la haine des Juifs doit être l’un des principaux chevaux de bataille de l’ancien caporal, devenu un chancelier avide de pouvoir. Le 22 mars 1933, Dachau, le premier camp de concen-tration est ouvert près de Munich. Le 15 septembre 1935, les premières lois de Nuremberg sont promulguées pour défendre la « race aryenne ». En juillet 1938, les pièces d’identité doivent arborer le tampon « J » identifiant leurs porteurs comme juifs. Les 9 et 10 novembre 1938, les « émeutes » dites de la Nuit de Cristal éclatent. Les Juifs sont poursuivis, humiliés, passés à tabac, battus, exécutés. Les synagogues sont pillées, profanées, incendiées. Tout cela sous le regard passif de la police allemande. Les hommes sont internés dans des camps de concentration. En décembre de la même année, le gouvernement du Reich promulgue la loi d’aryanisation qui force tout propriétaire juif d’un commerce, d’une entreprise ou même d’un petit atelier, à le quitter pour être remplacé par un « administrateur aryen ». La spoliation des biens appartenant aux Juifs est ainsi légalisée.

Durant toutes ces années, la politique antisémite du Reich est secondée par une propagande d’une violence sans précédent. Joseph Goebbels, ministre de la Propagande, s’ingénie à distiller une véritable haine des Juifs grâce à un matraquage qui utilise tous les supports. Affiches, tracts, films, expositions, rassemblements spectaculaires, rien n’est laissé au hasard pour que l’antisémitisme se répande le plus largement possible au sein du pays. La phobie du Juif doit atteindre l’ensemble de la population grâce à un endoctrinement quotidien. Sur tous les murs, les Allemands voient de monstrueuses caricatures de Juifs accusés de nuire à la « race aryenne ». Partout, le Juif est pointé du doigt comme un être vil, un profiteur, un faiseur de guerre, une maladie qui ronge de l’intérieur la société et l’économie allemandes. Il est devenu un parasite dont il faut se débarrasser.

Les premiers plans sont échafaudés. Le but est d’arriver à ce que l’Allemagne soit vide de tout Juif. Durant les années trente, on envisage alors de leur faire quitter le territoire et de les envoyer n’importe où pourvu que cela soit loin des frontières du Reich. En juillet 1938, le « Projet Sosua » propose l’installation de 100.000 réfugiés juifs d’Europe en République Dominicaine, près de Saint-Domingue contre le versement de plusieurs millions de dollars par l’association américaine Joint Distribution Committee [11]. Les Juifs deviennent une monnaie d’échange, un produit que l’on vend volontiers lorsque l’on trouve un acheteur. Un mois plus tard, le Reichszentralstelle für jüdische Auswanderung (le bureau central pour l’émigration juive) s’installe à Vienne dans le but de faciliter l’immigration des Juifs du Grand Reich. Le 26 août, Adolf Eichmann est nommé à la tête de ce bureau. La même année, Hitler charge Hermann Göring d’étudier un plan de colonisation juive sur l’île de Madagascar [12]. Les plans les plus fantaisistes seront envisagés. Aucune considération économique, sociale, géopoli-tique, voire climatique n’entre en ligne de compte. Le seul but à atteindre est de ne plus recenser un seul Juif sur le territoire allemand qui, parallèlement, poursuit son expansion territoriale.

Nombreux seront les Juifs qui n’attendront pas qu’on leur trouve une terre d’asile pour quitter l’Allemagne et l’Autriche, nouvellement rattachée au Reich. L’immigration juive se transforme en une véritable hémorragie, surtout à partir de 1938 et se prolongera jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Mais partir signifie surmonter de nombreux obstacles. Au-delà des multiples démarches administratives, du coût que représente l’achat d’un billet, encore faut-il trouver un pays qui accepte de délivrer des visas. Or, à la fin des années trente, de nombreux pays renforcent leur appareil législatif afin de se prémunir contre cette marée humaine. Parmi ceux-ci, la Suisse. A la demande de Heinrich Rothmund, chef de la police fédérale, le gouvernement allemand estampille d’un « J » tous les passeports de ces ressortissants juifs afin de les empêcher de traverser la frontière suisse.

C’est donc dans ce contexte que 937 personnes contraintes de quitter leur pays de naissance embarquent sur un paquebot de luxe le 13 mai 1939. Aucune d’entre elles ne peut alors penser que ce voyage allait se transformer en cauchemar, en tragédie humaine offerte aux regards du monde entier.

La présente étude s’attachera donc à explorer les archives concernant l’histoire du St. Louis tout en la replaçant dans la perspective plus vaste du problème des réfugiés juifs à la fin des années trente. Les archives de la Hapag, la compagnie maritime à laquelle appartient le St. Louis, les documents officiels du Département d’Etat américain, de nombreux papiers privés appartenant aux passagers, des témoignages, mais aussi la presse américaine, cubaine, allemande, française, belge, hollandaise et britannique constituent le corpus de cet ouvrage et sont autant de sources permettant de reconstituer l’épisode du St. Louis.

 



NOTES :

[1] Gustav SCHRÖDER, Heimatlos auf hoher See (L’Epopée du St Louis), 1949, Beckerdruck - Berlin, 47 p. Photographies, Dokumenten - Anhang.

[2] Hans HERLIN, Kein gelobtes Land. Die Irrfahrt der St Louis. Dokumentation und Interviews : Zwy Aldouby, Carl - Heinz Mühmel, Yvonne Spiegelberg, Hamburg, nannen Verlag, 1961, 208 p.

[3] Gordon THOMAS, Max MORGAN-WITTS, Voyage of the Damned, London, Hodder & Stoughton, 1974, 317 p.

[4] Voyage of the Damned, distribué par Avid Home Entertainment, Van Nuys, CA, 1992. Film. Dans la distribution figuraient entre autres : Faye DUNAWAY, Max Von SYDOW, Oskar WERNER, Malcolm McDOWELl, Orson WELLES, James MASON, Ben GAZZARA, Katharine ROSS, Lee GRANT, Julie HARRIS, Wendy HILLER, Sam WANAMAKER, Maria SCHELL, Michael CONSTANTINE, Fernando REY, Lynne FREDERICK, Helmut GRIEM, Jose FERRER.

[5] Arthur D. MORSE, « 1939 : la tragique croisière des Juifs du « St. Louis » », In : Le Figaro, 6 et 13 janvier 1969.

[6] Diane AFOUMADO, « Les « vaisseaux-fantômes » à la veille de la Seconde Guerre mondiale », In : Revue des Etudes Juives, tome 158, juillet-décembre 1999, pp. 421-443.

[7] Georg J.E. MAUTNER, Das St. Louis-Drama. Hintergrund und Rätsel einer mysteriösen Aktion des Dritten Reiches, Graz - Stuttgart, Leopold Stocker Verlag, 2001, 200 p ; Georg REINFELDER, MS « St. Louis » Frühjahr 1939 - Die Irrfahrt nach Kuba. Kapitän Gustav Schröder rettet 906 deutsche Juden vor dem Zugriff der Nazis, Teetz, Hentrich & Hentrich, 2002, 270 p.

[8] Georg J.E. MAUTNER, Das St. Louis-Drama, Op. Cit, p. 14.

[9] Sur ce sujet cf : Diane AFOUMADO, « La mémoire du St. Louis (1939– 2003) », In La Revue d’Histoire de la Shoah – Le Monde juif, N° 181, juillet – décembre 2004, pp. 339 – 355. Ce texte est la traduction d’une première intervention lors de la conférence organisée par le CEGES/SOMA en collaboration avec la Koninklijke Vlaamse Academie van Belge voor Wetenschappen en Kunsten et le Goethe Institute, 15-16 janvier 2004, Document de travail, pp. 135-148 et d’une seconde intervention intitulée « The Voyage of the St. Louis » au Third Annual Martin and Doris Rosen Summer Symposium « Remembering the Holocaust » organisé par Appalachian State University à Boone, en Caroline du Nord, Etats-Unis, 26 juin – 2 juillet 2004.

[10] Sur la Nuit de Cristal, cf. Rita THALMANN et Emmanuel FEINERMANN, La Nuit de Cristal, 9 – 10 novembre 1938, Paris, Robert Laffont, 1972, 244 p.

[11] Environ 500 Juifs seulement furent accueillis par Saint-Domingue selon ce plan et en 1940, l’île cessa d’accepter des immigrés.

[12] Le plan de Madagascar : La politique d’émigration des Juifs envisagée par le Reich fut envisagée même après la déclaration de guerre. Les divers plans concernaient le déplacement de plusieurs milliers de Juifs. Mais le plan de Madagascar fut de loin le plus ambitieux puisqu’il touchait plusieurs millions de personnes afin de se débarrasser de la quasi totalité des Juifs vivant dans la zone du Reich-Protektorat et en Pologne occupée. La Section III de l’Abteilung Deutschland du Ministère des affaires étrangères se trouvait à l’origine de ce plan. Heydrich se montra enthousiaste à la lecture dudit projet qui fut non seulement celui qui englobait le plus grand nombre de Juifs, mais également le dernier plan destiné à résoudre la « question juive » par l’émigration. Cf. Raul HILBERG, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1985, pp. 340 à 343.