Entretiens
présentation de l'éditeur
Sophie RETIF (dir.), Exils - Entretiens , Rennes : L’oeil électronique Editions, 27 oct. 2007 genre/thème : témoignages, politique, histoire, exil - format : 15,5 x 23 cm - ISBN : 978-2-9516484-7-0 - Editeur : L’oeil électronique (27 octobre 2007) - Contact : contact@oeil-electrique.org - ISBN : 2082100995 - Prix : 18 € Textes : Sophie Rétif - Illustrations : Sébastien Lumineau - Conception graphique : Samuel Jan |
Mots clefs
Exils réunit cinq témoignages de personnes ayant dû quitter leur pays pour des raisons politiques. Chacune d’entre elles est originaire d’un pays différent (Chili, Iran, Vietnam, Bosnie-Herzégovine et Angola) et vit aujourd’hui en France, aux États-Unis ou au Portugal.
À travers de longs récits qui abordent des questions telles que la langue, la famille ou le rapport à soi-même, le livre interroge les effets de l’exil sur l’identité. Des hommes et des femmes racontent comment ils ont vu le cours de leur existence bouleversé souvent de manière subite, et comment ils ont construit leur vie malgré cette rupture.
La problématique identitaire est centrale mais les témoignages rassemblés dans Exils permettent également de découvrir des épisodes historiques parfois mal connus comme la révolution iranienne ou la décolonisation de l’Angola.
Je suis né à Sarajevo, en 1952, dans une famille catholique [1] originaire d’Autriche-Hongrie. J’ai grandi dans le quartier turc, musulman, où mes parents avaient une maison. Mes grands-parents paternels sont arrivés à Sarajevo en 1906, ils faisaient partie de ces familles qui s’étaient installées dans la ville après l’annexion de la Bosnie par l’Empire austro-hongrois. Mon grand-père, ingénieur dans les chemins de fer, était très engagé en politique. Il a participé au congrès de fondation du Parti communiste yougoslave et en est devenu l’un des dirigeants, tout en militant activement au sein du syndicat qui a organisé la première grande grève en Bosnie. Lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté, il n’a pas voulu quitter Sarajevo et sa famille a tout perdu à cause de la crise économique. Ma grand-mère, qui avait eu des domestiques toute sa vie, a dû travailler comme couturière. Leur situation s’est améliorée petit à petit durant l’entre-deux-guerres.
Du côté de ma mère, on retrouve une histoire similaire. Ma grand-mère maternelle était une femme très cultivée qui avait grandi à Budapest et parlait quatre langues. À la fin de ses études, elle a fait un voyage à Dubrovnik où elle a rencontré mon grand-père qui était d’origine autrichienne. Ils se sont mariés et ont ouvert une boucherie près de Sarajevo. Malheureusement, la Seconde Guerre mondiale est arrivée. Ma mère, la première de leurs six enfants, avait alors dix-huit ans. Mon grand-père, qui était catholique, n’a pas voulu s’engager dans l’armée fasciste croate [2]. Il soutenait plutôt le Parti communiste. En 1941, les partisans [3] sont arrivés dans le village et la famille a dû se cacher. L’armée nazie est arrivée à son tour et a arrêté mes grands-parents parce qu’ils n’avait pas pris les armes contre les partisans. On les a obligés à s’installer en Pologne, où les nazis, qui avaient besoin de main d’œuvre, implantaient des populations d’origine catholique. C’était ça ou être tué. Toute la famille est donc partie pour la Pologne. Ils ont voyagé quatre mois et sont arrivés début 1942 dans un petit village où l’armée allemande leur a trouvé une maison. Ils n’y sont finalement restés que six mois. L’Armée rouge commençait à progresser vers l’ouest et, comprenant que les Russes allaient arriver, ils ont décidé de repartir. Comme il était impossible de retourner en Yougoslavie, ils sont partis vers le village de mon grand-père en Autriche, se sont réinstallés dans sa maison natale et ont attendu la fin de la guerre.
En 1945, dès que cela a été possible, toute la famille est rentrée à Sarajevo. En arrivant, ils ont été immédiatement mis en prison, même mon oncle qui n’avait que six mois. Les partisans estimaient qu’ils avaient collaboré avec l’armée fasciste, puisqu’ils étaient partis en Pologne. Des gens m’ont raconté comment, en détention, ma grand-mère achetait avec de l’or de la nourriture pour le bébé. Ils ont tout perdu comme ça. Mon grand-père a été tué en prison, tandis que sa femme et les enfants ont été condamnés à quinze ans de travaux forcés et envoyés dans un camp. Ma mère a réussi à trouver un travail, comme cuisinière, à l’intérieur de ce camp où ils ont vécu trois ans. Elle n’a jamais trop raconté sa vie dans le camp. Elle ne parlait que des quelques moments heureux, par exemple de la première fois qu’ils y ont organisé une danse. Maintenant que j’ai moi aussi traversé une guerre, je comprends pourquoi elle ne parlait pas plus, et pourquoi elle ne voulait se souvenir que des beaux moments.
En 1948, Tito [4] a rompu les relations avec l’URSS et il n’y avait plus assez de prisons dans le pays pour y mettre tous les communistes « staliniens ». Les détenus ont été libérés mais l’État avait confisqué tous leurs biens. La famille de ma mère a perdu la maison et la boucherie, elle a juste été autorisée à s’installer dans l’abattoir. Ma mère a dû trouver du travail comme cuisinière dans un centre de rééducation pour les traumatisés de guerre. C’est là qu’elle a rencontré mon père, en 1950. Après des études à Vienne, il travaillait dans les usines d’armement et avait eu droit à quinze jours de vacances dans ce centre. Ils se sont mariés, ma mère a arrêté de travailler et ils ont eu deux enfants, ma sœur en 1951 et moi en 1952. Nous avons vécu avec ma grand-mère paternelle, une femme très dure qui traitait ma mère comme une boniche. Elle n’aimait que moi, j’étais son petit chéri. Son dernier geste avant de mourir a été de confier son alliance à mes parents, pour qu’elle me revienne le jour de mon mariage. C’était quelque chose de très important dans la famille et moi je l’ai perdue, cette bague.
Ma famille était catholique, pratiquante, mais cela ne posait pas de problème dans une ville comme Sarajevo où cohabitaient des musulmans, des juifs, des orthodoxes. Mes parents insistaient beaucoup sur le respect des différences. Néanmoins, l’histoire de la famille de ma mère m’a suivi tout au long de mon enfance. Quand, entre gosses, on jouait aux partisans et aux fascistes, j’étais toujours obligé d’être un fasciste. Vers l’âge de seize ans, il a fallu, en gros, que je décide si je voulais m’engager au sein du PC, ce qui impliquait de renoncer à la religion. La majorité des jeunes en Yougoslavie était confrontée au même choix. Ma sœur militait déjà beaucoup. Mon père, quant à lui, était sympathisant du parti sans en être membre, ce qui était très rare pour quelqu’un travaillant dans les usines d’armement. La politique avait toujours eu une place importante dans sa famille. L’un de ses frères, qui combattait avec les partisans, avait été fusillé en 1941. Mes parents m’ont dit de faire ce que je voulais. Je n’étais pas très attaché à la religion et je me sentais assez proche du communisme, alors le choix a été relativement facile. Mais plutôt que d’adhérer immédiatement au parti, j’ai commencé par les mouvements de jeunesse. J’étais un adolescent un peu rebelle, j’adorais la musique rock, les Beatles, les Rolling Stones. Ce n’était pas très courant pour un membre des jeunesses communistes, mais pour moi la politique ne devait pas empiéter sur la vie privée. À l’époque, on ne pouvait écouter du rock que sur une radio de l’Ouest, Radio Luxembourg. On allait l’écouter la nuit, dans des caves d’immeuble. Ça m’a valu de passer une nuit au poste en 1972. Un grand congrès politique avait lieu à Sarajevo cette année-là. Ils ont voulu « nettoyer » la ville et les flics nous sont tombés dessus.
J’ai commencé à travailler relativement tard. Je me suis pas mal battu contre mon père qui insistait pour m’envoyer au lycée général alors que je voulais être réparateur de télévision. Finalement, à dix-huit ans, j’ai été embauché dans une usine comme technicien électronique. J’ai vite perdu ce premier boulot parce qu’on devait attendre dix-huit mois pour avoir des congés et que je n’avais pas envie de renoncer aux vacances avec ma famille. J’ai dit à mes parents que l’usine fermait et je suis parti avec eux. Forcément, quand je suis rentré à Sarajevo, il a fallu que je cherche du travail ailleurs. J’ai vite compris que c’était dur d’être ouvrier et, après trois ans à l’usine, je suis entré à l’université. C’est à cette époque que je suis devenu membre du PC, j’étais secrétaire du parti à la fac. Après mes études, j’ai été embauché dans une compagnie d’assurances où j’ai travaillé jusqu’en 1992.
À la fin des années soixante-dix, alors que j’étais encore célibataire, mon meilleur pote est tombé amoureux d’une fille. Il m’a parlé d’une copine de cette fille, qui était jolie selon lui, et me l’a présentée. C’était Zlata, ma future femme. Dès notre première rencontre, on s’est disputés. Elle avait la langue bien pendue et beaucoup de répartie. J’aurais préféré qu’elle me donne une claque plutôt qu’elle me dise ce qu’elle me disait. Pendant deux ans, je l’ai vue de temps en temps, avec des amis, mais on avait des relations difficiles. Elle me provoquait en permanence. Et puis, un jour, j’ai appris qu’elle avait perdu sa mère et je suis allé lui présenter mes condoléances. Là, ça s’est mieux passé, on est devenus vraiment amis. Je l’ai aidée à trouver un poste de secrétaire dans mon entreprise. Quelques temps plus tard, nous sommes partis en vacances au bord de la mer avec des amis et nous sommes sortis ensemble. À cette époque, ma maison natale a été vendue et mon père a voulu acheter un appartement à ses deux enfants. Pour des raisons administratives, j’avais droit à un appartement plus grand si je me mariais. Ça tombait bien parce que je voulais épouser Zlata tout de suite, j’avais peur de la perdre. Tout s’est fait de manière très officielle, nous avons organisé une rencontre entre nos parents. Zlata vient d’une famille musulmane originaire de Herzégovine. C’étaient des gens qui n’étaient ni pratiquants, ni traditionalistes, mais il y avait quand même une certaine culture religieuse à la maison. La question de la religion inquiétait son père. Il pensait que nous étions encore jeunes, mais qu’en vieillissant, nous traverserions sans doute des choses plus difficiles et que chacun se tournerait alors vers son dieu. Moi, j’étais athée, membre du PC depuis mes vingt-deux ans, je me sentais prêt à affronter ça. Le père de Zlata m’a dit qu’il était d’accord pour le mariage, mais qu’il ne voulait jamais entendre parler de problèmes de religion entre nous. Mes parents, de leur côté, ont bien accepté la chose. Nous nous sommes mariés en septembre 1979. Je voulais avoir des enfants tout de suite. J’avais déjà vingt-sept ans et pour moi, le mariage, c’était un gosse ou rien. Zlata, qui était plus jeune, en rigolait, elle n’était pas tout à fait prête. Mais j’ai eu de la chance parce qu’elle est tombée enceinte rapidement, et qu’en plus il y en avait deux. Les jumeaux, Igor et Ines, sont nés en mai 1980. Nous avons reçu notre premier appartement, ce qui nous a permis de ne pas avoir à vivre avec mes parents, comme c’était la tradition en Bosnie.
En 1980, Tito est mort. Ça a été un grand choc pour nous tous même si, au sein du parti, nous nous y étions préparés. J’ai eu le même sentiment plus tard, lorsque j’ai perdu mes parents. Aujourd’hui encore, j’ai la chair de poule quand j’y pense. Six mois après cette disparition, la Yougoslavie a traversé une grave crise économique. L’État avait une dette énorme. On vivait très bien avant 1980, sans doute mieux qu’en France à la même époque, mais on s’est alors rendu compte que c’était uniquement grâce aux crédits internationaux. Même une famille comme la nôtre, qui avait relativement les moyens, ne pouvait plus rien acheter. Les magasins étaient vides. Nous étions obligés de nous servir de nos réseaux, de nos connaissances, pour trouver de la nourriture. Il existait, pour les gens des ministères, des magasins spéciaux où les prix étaient moins élevés. J’avais beau être communiste, je ne voulais pas profiter de ces magasins parce que ça m’aurait fait entrer dans un système mafieux. Le parti me décevait de plus en plus. Beaucoup de membres du PC n’étaient pas de vrais communistes, mais des profiteurs qui s’enrichissaient pendant la crise économique. Des gens qui gagnaient bien leur vie grâce au bakchich. Tout ça a commencé à me dégoûter. Alors, en 1985, j’ai décidé de rendre ma carte. Ça n’a pas eu de conséquences importantes même si j’étais secrétaire du parti dans mon entreprise.
Tous les problèmes de la Yougoslavie ont commencé à cette époque, à partir de la mort de Tito. Mais personne ne le comprend parce qu’ils ne se sont révélés que plus tard. Le 26 juin 1991, les Slovènes et les Croates ont déclaré leur indépendance. Il y a eu une première guerre de quinze jours en Slovénie [5]. En Bosnie, nous sommes restés comme des idiots, sans aucune réaction. C’était choquant, mais on pensait presque que ça ne nous regardait pas, parce que ce n’était pas chez nous. Les Slovènes avaient toujours été un peu à part au sein de la Yougoslavie et nous nous sentions très loin de ce qui se passait là-bas. Puis la guerre a commencé en Croatie. Et quand ils ont bombardé Dubrovnik, j’ai compris ce qui se passait. On commençait à nous catégoriser en fonction de notre appartenance religieuse. J’étais catholique, Zlata était musulmane, nos meilleurs amis étaient orthodoxes. Tout ça nous passait complètement au-dessus. Je suis catholique, mais avant tout bosniaque. Je ne me suis jamais senti croate, de toute façon je ne croyais pas en dieu. J’étais un habitant de Sarajevo, c’est tout. Mais les Serbes voyaient en moi un Croate. Cette catégorisation était quelque chose de nouveau, je ne la sentais pas avant la guerre.
Zlata et moi passions chaque été nos vacances au Monténégro, chez des amis serbes. Pendant l’été 1991, en pleine guerre en Croatie, nous sommes quand même partis. Le voyage a été difficile, il m’a ouvert les yeux sur ce qu’était en train de devenir la Yougoslavie. Les premières conséquences de la guerre étaient palpables, on traversait difficilement les frontières intérieures. Nous avons quand même passé de très belles vacances, nos dernières vacances au Monténégro. Et j’ai commencé à me préparer au pire, même si je continuais à penser que cela n’était pas possible chez nous. En Bosnie, environ 55 % des mariages de notre génération étaient mixtes. Tous nos enfants avaient des cultures mixtes. Je ne voyais pas comment on pouvait se faire la guerre, c’était inimaginable.
En mars 1992, il y a eu un référendum sur l’indépendance de la Bosnie. Nous étions en faveur de cette indépendance. Je connaissais le système économique de la Yougoslavie et je savais que, dans le cadre d’une union avec la Serbie, la Bosnie allait être défavorisée. Nous risquions de devenir pauvres. Si la Yougoslavie était restée telle qu’elle était avant 1991, j’aurais eu un avis différent. Mais sans la Slovénie et la Croatie, ce n’était pas possible. J’ai incité mes amis à voter oui. On a gagné le référendum et l’armée yougoslave, dont 80 % des officiers étaient serbes, a immédiatement attaqué la Bosnie. Nous savions que nous avions pris ce risque, mais nous ne voulions pas y croire. La guerre nous a pris complètement au dépourvu. Dès le début des combats, le 6 avril 1992, les bombardements ont commencé sur certains quartiers de la ville, surtout la nuit. En journée, c’était à peu près normal. Beaucoup de gens sont partis tout de suite, essentiellement en Allemagne mais aussi dans d’autres pays européens. Une amie serbe qui vivait en Suède nous a proposé de nous accueillir là-bas mais nous avons décidé de rester. Nous avions peur de tout perdre. Zlata avait été au chômage technique pendant quatre mois et elle venait juste de retrouver son poste. Je refusais moi aussi de prendre le risque de perdre mon boulot et puis, j’avais des problèmes de santé. De toute façon, j’avais peur de la nouveauté, de quitter mon pays. Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? Où est-ce qu’on pouvait aller ? L’histoire de ma famille m’avait montré qu’il était compliqué de partir. Surtout avec deux enfants de douze ans. Avant la guerre, nous avions pu donner à nos enfants tout ce qu’ils voulaient. Ils allaient à l’école de musique, ils faisaient de la danse classique, ils ont beaucoup voyagé. S’ils voulaient faire du judo, ils faisaient du judo. Comment pouvait-on continuer à leur assurer une vie comme il faut en partant avec un sac à dos ?
Malgré les risques, nous avons donc décidé de garder les enfants avec nous à Sarajevo. Nous avions juste stocké de la nourriture au cas où les choses dureraient un peu mais on pensait que, en quelques mois, les États occidentaux allait réagir et arrêter tout ça. Qu’ils feraient pression au moins politiquement sur la Serbie. Le 28 avril, en arrivant au bureau, j’ai trouvé ma mère qui m’attendait. Elle m’a proposé d’emmener les enfants à Ljubljana, où nous avions de la famille. Elle ne voulait pas que ses petits-enfants vivent ce qu’elle avait vécu. Ils sont partis dès le lendemain, dans le dernier convoi officiel quittant Sarajevo. Le 1er mai, toute la ville a été bombardée et les centrales téléphoniques ont été détruites. La vie est devenue de plus en plus difficile, les problèmes d’approvisionnement se sont accentués. Ce que l’on avait stocké n’allait pas durer longtemps et il a fallu s’organiser. On m’avait indiqué un village, à quelques kilomètres de Sarajevo, où l’on pouvait acheter de la nourriture dans des fermes. En arrivant là-bas, j’ai été surpris d’entendre le chant des oiseaux. Depuis que les bombardements avaient commencé, il n’y avait plus d’oiseaux à Sarajevo. Je suis allé voir une famille serbe qui a été très gentille et qui m’a fait cadeau d’une partie de la nourriture. En mai, nous avons eu la possibilité de partir en Croatie, avec des papiers spéciaux pour Zlata. Mais je n’ai finalement pas voulu. Je n’ai pas non plus intégré l’armée bosniaque. J’avais toujours été anti-militariste, je n’avais pas fait mon service avant la guerre.
Assez rapidement, il n’a plus été possible d’aller travailler. Il fallait quand même nous présenter au boulot une fois par semaine pour dire que nous étions encore à Sarajevo. Nous recevions nos salaires mais ils nous permettaient tout juste d’acheter des allumettes. L’argent ne valait plus rien, les prix avaient flambé. L’eau et l’électricité étaient coupées. Nous avions installé un four à bois dans l’appartement. Tous les jours, il fallait aller chercher de l’eau et du bois alors sous les bombardements. Combien de fois nous sommes allés dans le centre ville au milieu des bombes qui pleuvaient ! On ne savait jamais où elles allaient tomber, s’il fallait se coucher ou courir. J’étais un peu fou, je marchais parfois plus de quinze kilomètres dans la ville, malgré les snipers [6]. On ne réfléchissait pas. Il a fallu par exemple, en plein bombardement, aller récupérer les meubles de la sœur de Zlata qui était partie en Croatie. On ne pouvait pas les laisser dans sa maison vide, ils auraient été volés. Plusieurs fois par semaine, nous devions traverser une place qui était une cible des snipers. Nous passions à cinquante mètres de distance l’un de l’autre. On voyait des chaussures au sol, ou de l’eau renversée, l’eau que les gens étaient allés chercher. On disait en rigolant que Zlata avait de la chance avec les snipers, elle arrivait toujours à éviter les balles. Mais un jour, alors qu’elle traversait, des gens se sont mis à crier. Elle a regardé au sol et vu un morceau de tête. Elle ne pouvait plus bouger. Après ça, elle n’a plus voulu sortir, même pour aller récupérer l’aide humanitaire. Psychologiquement, elle ne pouvait pas en supporter plus.
Nous cherchions tout le temps une occupation. Si nous ne sortions pas en ville, nous discutions beaucoup avec les gens autour de nous. On évoquait les souvenirs d’avant la guerre. Nous avons aussi beaucoup lu, des livres d’histoire, ce qu’on trouvait. Chaque jour, je fabriquais six bougies pour qu’on puisse lire jusqu’à deux ou trois heures du matin. À cause des bombardements, nous ne pouvions pas dormir. Pendant les attaques, il fallait se réfugier sous les escaliers de l’immeuble. On y passait nos journées, en rentrant juste en vitesse pour aller aux toilettes. Forcément, nous avons fait connaissance avec les voisins, avec qui nous n’avions que très peu de contacts avant la guerre. Ils nous parlaient beaucoup d’Igor et Ines qu’ils connaissaient bien, et nous disaient que c’étaient des enfants formidables. Ça nous faisait plaisir et les amitiés sont nées comme ça. On s’entraidait beaucoup. Dès que l’un de nous arrivait à trouver de la nourriture, il partageait. Un soir, deux voisins qui n’avaient rien à manger se sont mis, pour rire, à renifler comme des chiens les odeurs qui sortaient des appartements. Zlata venait de faire cuire une pâte à pizza avec un peu de fromage fondu. Ils ont senti l’odeur qui sortait de chez nous et ont frappé à la porte en disant : « Ici, il y a de la pizza, et c’est la meilleure odeur de l’immeuble. » Nous avons partagé la pizza à quatre. L’un d’eux nous a invités à regarder le journal chez lui, où nous nous sommes retrouvés avec une quarantaine de personnes chez lui. Il avait un accumulateur qui lui permettait de faire fonctionner la télévision. Un autre jour, nous avons partagé une dernière cigarette à cinq, pendant un bombardement. On l’avait à peine finie que la crise de manque a commencé. J’ai pris un cachet pour dormir et je me suis mis au lit pour oublier le tabac. À la fin de l’après-midi, quelqu’un est venu frapper à la porte. En ouvrant, j’ai vu une main qui me tendait des cigarettes. C’était mon voisin qui avait réussi à trouver un paquet et était immédiatement venu me le donner.
Jusqu’au mois de septembre, nous n’avons pas trop souffert de la faim. Tous les membres de notre famille étaient partis et nous avions un stock de nourriture suffisant pour deux. Mais c’est vrai qu’on en donnait pas mal autour de nous, aux gens qui avaient des enfants, par exemple. Au marché noir, il n’y avait rien. L’aide humanitaire ne représentait pas grand-chose non plus. On regardait quand même les paquets comme des gosses, il y avait des bougies, des piles, des bonbons, des choses qu’on ne trouvait plus du tout. Le 25 septembre, l’entreprise de la sœur de Zlata nous a convoqués pour que nous récupérions son salaire et celui de son compagnon. Puis nous sommes allés chercher les nôtres. Nous avons réuni comme ça huit salaires et décidé d’aller rendre visite à sa cousine. Sur le chemin, j’ai senti une odeur de nourriture. Elle sortait d’un restaurant, on voyait des gens qui mangeaient à l’intérieur. C’était quelque chose d’extraordinaire. Nous sommes entrés pour voir ce qu’on pouvait se payer avec tout notre argent. Ils ont accepté la monnaie en l’indexant sur le cours du deutschemark. Avec huit salaires, nous ne pouvions pas avoir deux repas complets. Nous avons donc partagé une soupe et un plat. Tout l’argent y est passé, mais ça laisse un souvenir incroyable : en pleine guerre, à Sarajevo, tu as mangé au restaurant. Quand nous sommes arrivés chez sa cousine qui nous avait préparé du pain, nous avons dû lui expliquer pourquoi nous n’avions pas faim. On a tous beaucoup ri. Elle nous a dit qu’une chose comme ça ne pouvait arriver qu’à nous.
En octobre-novembre, les grosses difficultés économiques avaient commencé et nous pensions de plus en plus sérieusement à quitter la ville. Nous n’avions que très peu de nouvelles des enfants, il était impossible d’entrer directement en contact avec eux. On faisait sortir des lettres par les convois de casques bleus mais leur acheminement mettait souvent plusieurs mois. Les nouvelles arrivaient toujours trop tard : une lettre envoyée en octobre nous parvenait en janvier. C’était très dur, nous voulions les retrouver. Il a fallu se préparer psychologiquement et physiquement. On est très faible quand on ne mange pas régulièrement. Nous essayions de marcher souvent pour nous entraîner et ne pas laisser nos muscles s’atrophier. Pendant l’hiver, il a fait moins vingt degrés. Le 21 décembre, alors que j’étais chez notre voisin, j’ai senti comme un coup de couteau dans le ventre. Mon ulcère avait pété. J’étais déjà malade avant la guerre mais je n’y pensais plus, j’avais autre chose en tête. Je suis rentré chez moi et j’ai dit à Zlata que je devais partir à l’hôpital. Mon cousin venait de me confier cinq litres d’essence qu’il comptait vendre au marché noir. On avait besoin de cette essence pour aller jusqu’à l’hôpital, alors j’ai décidé de la voler pour sauver ma vie. Ils m’ont opéré en urgence pendant la nuit. Sans électricité, sans anesthésie, sans chauffage. Moins vingt-trois degrés. Avec juste une grosse dose de somnifères, ce qui ne m’a pas empêché de sentir toute l’opération. Zlata est rentrée chez nous avec les voisins, j’ai cru que je lui disais au revoir pour toujours. Le matin, vers 5 h, je me suis réveillé de ma torpeur et j’ai vu une flamme qui montait et descendait. Chez nous, on met des bougies à côté de la tête des morts. J’ai pensé : « Ils se sont trompés, je ne suis pas mort. » Et j’ai vu une infirmière qui chauffait ma perfusion avec un briquet pour éviter qu’elle ne gèle. C’était une femme à qui j’avais rendu service avant la guerre et qui m’a sauvé la vie en chauffant la perfusion toute la nuit.
Après l’opération, j’étais trop faible pour quitter Sarajevo. En mars, quand j’ai commencé à me sentir mieux, nous avons à nouveau décidé de partir. Nous avions entendu dire qu’il était possible de sortir de la ville en traversant les pistes de l’aéroport, pour arriver dans une zone contrôlée par l’armée bosniaque. Il fallait une autorisation de la mairie. Les autorités ont accepté de me laisser sortir, mais sans Zlata qui avait des obligations militaires parce que les enfants n’étaient pas là. On a attendu dix jours de plus pour obtenir un certificat médical disant qu’elle n’était pas apte au service. Une fois qu’on l’a eu, la mairie a refusé de nous délivrer une autorisation de sortie. Je pétais les plombs. Je n’étais plus jeune mais j’étais toujours rebelle, et j’avais décidé que personne ne nous empêcherait de nous en aller. Nous sommes partis, le 16 mars 1993, chacun avec un petit sac à dos. Nous ne savions pas vraiment où nous voulions aller, nous pensions trouver une solution pendant le voyage. Il était éventuellement possible d’aller en Autriche et en Suède et d’y demander l’asile politique. Nous avons contacté une sorte de guide, une connaissance de Zlata, qui nous a conduits dans une banlieue de Sarajevo. Une autre personne nous a emmenés jusqu’aux pistes de l’aéroport. Elle nous a juste demandé 100 deutschemark, c’était comme un cadeau, le prix d’un café. On pouvait payer jusqu’à 5000 DM pour ça. Nous avons traversé les pistes, le guide a porté Zlata sur plus de la moitié de la route. Après l’avoir payé, nous sommes restés seuls, en pleine nuit. Nous avons marché jusqu’à un check point de l’armée bosniaque où on nous a donné d’autres indications. Pour rejoindre la première grande ville libre, il fallait traverser une zone de combats. En journée, ce n’était pas possible, on ne pouvait passer que pendant la nuit. Des militaires qui nous ont guidé jusqu’à Hrasnica.
Après huit jours de voyage, nous sommes arrivés chez ma tante, à Zagreb, où j’ai retrouvé ma mère. La première chose qu’elle m’a dite, c’est : « Tes gosses sont en France ». Ils y étaient arrivés le 3 mars, emmenés par ma belle-sœur, après une succession de hasards. La sœur de Zlata s’était réfugiée en Croatie dès 1992 et elle avait pas mal galéré. En Bosnie, elle était professeur de français mais là, elle n’arrivait pas à trouver un petit boulot pour nourrir sa fille. Un jour, dans une pharmacie, elle a rencontré des journalistes français qui ne parlaient pas serbo-croate et avaient besoin de médicaments. Elle les a aidés en traduisant, ils l’ont invitée à boire un café pour la remercier. Après avoir écouté son histoire, ils lui ont proposé de partir en France. Une association de Lyon, Équilibre, faisait venir des femmes avec des enfants pour passer l’hiver 92-93. Les journalistes l’ont mise sur la liste du convoi et elle a été accueillie dans une famille, à Lorient. Elle a ensuite trouvé du travail comme traductrice dans un camp de réfugiés bosniaques. Comme elle savait que mes enfants étaient à Ljubljana, elle a décidé de les récupérer, en profitant d’un convoi français qui allait chercher une femme avec son enfant en Slovénie.
Ma mère avait le numéro des enfants en France mais ma tante ne m’a pas autorisé à les appeler. Nous avons dû attendre le lundi pour aller à la poste et nous avons passé la soirée au téléphone avec eux. Et puis, il y a eu un autre coup du destin : ma belle-sœur savait qu’il y avait, le lendemain, un vol de Zagreb à Paris qui emmenait des réfugiés. Nous avions une chance d’être autorisés à prendre ce vol mais c’était compliqué, nous ne parlions pas français. Ma belle-sœur nous a faxé une lettre à présenter aux responsables. Elle nous avait dit que l’avion était à 7 h du matin mais, quand nous sommes arrivés à l’aéroport, il n’y avait personne, juste la femme de ménage. Nous avons passé la matinée à attendre l’avion qui partait en fait à 14 h. Les gens dans l’aéroport n’arrivaient pas à croire que nous arrivions de Sarajevo. Ce n’était pas possible, à cette époque, même les oiseaux ne sortaient pas de la ville. Tout le monde nous regardait. Les journalistes se sont rués vers nous avec leurs caméras, mais nous n’avons pas voulu être filmés. Nous étions très maigres, très sales et fatigués par le voyage. L’un des huissiers présents à l’aéroport nous a dit qu’on ne pourrait pas partir. Nous avons vu arriver la délégation française, avec un officiel, un très beau mec. Comme dit ma femme, le plus beau Français qu’elle n’aie jamais vu. L’huissier m’a pris ma lettre des mains et a couru vers la délégation. Je l’ai suivi, je paniquais. L’officiel a rapidement lu la lettre, et a dit quelque chose en français . Les gens nous ont regardés en souriant : « Oui, vous partez ». Ma femme a commencé à pleurer. « Nom, prénom et date de naissance ». L’avion allait à Biarritz, Lyon et Paris. Avant d’embarquer, ils ont collé sur nos vêtements un papier, rouge, bleu ou vert, en fonction de notre destination, pour que ce soit plus simple au moment de descendre. Zlata m’a dit en souriant : « Heureusement qu’ils ne nous mettent pas un papier jaune ».
Nous sommes arrivés à Biarritz, où nous avons retrouvé les enfants. L’État français avait créé un camp spécial pour les réfugiés bosniaques, dans le pays basque, dans lequel nous avons été hébergés avec quarante familles de différentes régions de Bosnie. Au départ, nous n’avions pas le droit de demander l’asile politique. Nous étions censés attendre en France la fin de la guerre et rentrer en Bosnie ensuite. Certaines familles refusaient de toute façon l’idée de la demande d’asile, car c’était aller contre notre pays. Moi, je ne pensais pas au retour, je savais que la guerre ne finirait pas rapidement et que nous avions tout perdu en Bosnie. La sœur de Zlata, qui était partie dès juin 1992, ne comprenait pas notre point de vue. Elle n’avait pas vu comment les choses avaient évolué, le système mafieux qui s’était développé là-bas. Dans le camp, les choses se passaient plutôt bien, même si, petit à petit, on a vu émerger des problèmes entre catholiques, musulmans et orthodoxes. On nous donnait quatre heures de cours de français par jour, avec un très bon professeur. De mars à août, nous étions comme des imbéciles, nous n’avons rien fait d’autre qu’apprendre le français. Zlata était forte en vocabulaire et mauvaise en grammaire et moi, c’était le contraire. Elle dit toujours qu’elle me sert de dictionnaire. En juin, nous avons eu une carte de résidence pour dix ans. On nous donnait une certaine somme d’argent par semaine, nous avons commencé à nous organiser. Une association nous a trouvé un appartement à Bayonne et nous avons quitté le camp le 1er août. Les enfants sont entrés à l’école en suivant directement les cours en français. C’était très difficile pour eux. L’année suivante, nous les avons inscrits dans un collège privé qui avait mis en place des cours de français pour les enfants étrangers. Ces problèmes de départ, ce stress, ont laissé des traces chez eux par la suite. Ils ont toujours eu l’impression qu’ils auraient du mal à s’intégrer.
Dès notre arrivée, nous avons été pris en charge par une assistante sociale. Les choses ne se passaient pas bien avec elle parce que je me sentais surveillé. Je croyais qu’elle allait nous aider à trouver un job, c’était ça qui était important. Mais elle avait l’air de penser que j’étais content de toucher le RMI, alors que ça ne m’intéressait pas. J’avais l’impression d’être un mendiant, et de toute façon, ce n’était pas suffisant pour faire vivre une famille. Je ne voulais pas rester à la maison. Qu’est-ce que j’aurais fait devant une télé à laquelle je ne comprenais rien ? Alors j’allais tout seul à l’ANPE. J’avais repéré le mot « électricien » et c’était comme ça que je choisissais les annonces. Les gens rigolaient, ils ne savaient pas quoi faire de moi. J’ai fini par trouver un premier boulot, un contrat emploi solidarité. Quatre cents francs de plus que le RMI, mais j’avais l’impression d’avoir intégré le monde du travail en France. C’était quelque chose de très important pour moi. Je restais souvent assez tard au boulot, ce qui provoquait les critiques de mes collègues. Pour Zlata, les choses ont été plus compliquées, elle a eu beaucoup de mal à trouver du travail. L’assistante sociale, qui l’adorait, l’a pas mal aidée dans ses recherches. Après un an de chômage, elle a été embauchée comme femme de ménage. Elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer, elle qui avait toujours été une enfant très gâtée. Tu te demandes ce qui a pu arriver pour que tu deviennes femme de ménage. Chez son premier employeur, ça a été difficile, mais elle a travaillé par la suite dans une association où les gens la respectaient. Un jour, ils ont eu un problème avec la photocopieuse et c’est Zlata qui a réussi à le régler. Quand elle a dit qu’elle avait été secrétaire en Bosnie, ils n’en revenaient pas. Les gens n’arrivaient jamais à imaginer ce que nous avions été avant la guerre.
Notre fils faisait de la danse classique et, comme il était très doué, il a été accepté au conservatoire de Toulouse. Nous avons alors déménagé. Zlata a fait un stage de trois mois avec d’autres femmes étrangères qui travaillaient toutes comme cuisinières. Elle s’est dit que ce serait peut-être plus facile pour elle dans ce domaine et a commencé à travailler dans une cantine. Elle a aussi essayé de passer un concours pour devenir fonctionnaire mais ça n’a pas marché. Ça lui a quand même beaucoup remonté le moral parce qu’elle a eu de bonnes notes. Ensuite, elle a fait une petite dépression. Elle avait eu des problèmes avec ses collègues et avait dû démissionner. Elle est redevenue femme de ménage dans une famille, puis dans le restaurant d’un de nos amis où elle est restée quatre ans. Le fait d’avoir une situation professionnelle aussi instable a été un gros facteur de stress pour elle. Aujourd’hui, elle est à nouveau au chômage. Parce qu’elle est étrangère, qu’elle a cinquante ans, mais surtout parce que c’est une femme. En France, les choses sont très difficiles pour les femmes, beaucoup plus qu’en Bosnie. On les respecte moins. De toute façon, pour nous, le travail a toujours été un problème ici. Au début, c’est vrai qu’il y avait le problème de la langue. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas mais le fait d’être étranger complique encore les choses. Les gens ne veulent pas faire l’effort de comprendre notre accent, ils s’impatientent tout de suite. Quand tu es étranger, on part du principe que tu es moins intelligent que la moyenne. Et si on découvre que ce n’est pas vrai, ça ne s’améliore pas. Moi, j’essaie toujours de cacher qui je suis. Malgré tout, j’interviens quand il y a un problème à régler parce que c’est mon caractère. Je n’aime pas être soumis, je suis communicatif. Je sens que les gens se demandent qui je suis et ça me met hors de moi, j’ai envie de tuer. Nous ne sommes pas pauvres, nous sommes comme tout le monde. Nous avons juste tout perdu. Ici, je veux seulement un boulot et que les gens me respectent.
Grâce à ma belle-sœur qui connaissait déjà des gens en France, nous nous sommes engagés dès notre arrivée dans des associations d’aide à la Bosnie. Nous n’avons pas senti le besoin de nous reposer ou de penser à autre chose. C’était comme une obligation, nous savions ce que représentait chaque morceau de sucre qui arrivait à Sarajevo. Et puis, nous recevions des nouvelles terribles de Bosnie. C’était un choc à chaque fois. Comme si nous avions été sur place. La décision de ne pas rentrer dans notre pays n’a pas été difficile à prendre. Le jour où nous sommes partis, le 16 mars 1993, je savais que c’était définitif. La guerre psychologique contre moi-même, je l’avais faite avant de quitter Sarajevo. Lorsque j’ai pris mon sac à dos, c’était fini. Et quand mes enfants sont rentrés à l’école, à Bayonne, je leur ai parlé de notre avenir : « Pour vous deux, l’objectif ici, c’est d’apprendre le plus vite possible la langue française et d’être les meilleurs élèves. Sans diplôme, vous ne serez rien. Là-bas, oubliez, il n’y aura pas de retour. Ne rêvez pas. Maman et moi, on va apprendre comme on peut le français et on va travailler. Et il ne faudra pas être tristes quand vous verrez papa faire des boulots difficiles. Oubliez que votre papa avait un bureau, un ordinateur. »
Nous sommes rentrés pour la première fois à Sarajevo en 1996, juste après les accords de Dayton, avec une délégation française. Pour tous les deux, le retour a été un choc plus terrible que le départ. La ville était en ruine, comme les relations entre les gens. L’humanité avait disparu, la société tout entière était détruite. Avant la guerre, Sarajevo était une ville moderne, une grande ville européenne, avec beaucoup de culture. 80 % des habitants sont partis et ont été remplacés par des gens de la campagne qui ont apporté avec eux leur culture rurale. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que ceux qui étaient en haut sont en bas, et vice-versa. Les gens attendent que tu leur offres des cadeaux, sinon tu ne les intéresses pas. J’ai fait visiter mon bureau aux gens de la délégation française, pour leur montrer ce que j’avais été. J’y ai trouvé un mec qui était ouvrier avant la guerre. Il m’a demandé ce que je faisais là et a menacé d’appeler la sécurité pour me virer. Je n’étais plus rien dans cette ville, alors qu’avant, j’étais quelqu’un, on me respectait. Ça, ça te détruit. Pendant les cinq jours que nous avons passés sur place, j’ai dormi dans un logement en face de notre ancien appartement. La dernier jour, j’ai eu le droit d’y entrer. Il ne restait qu’un cendrier. Tout avait été piqué. Nous n’avons aucun droit sur ce qui nous appartenait à Sarajevo. C’est l’anarchie. Quand je suis rentré en France, j’étais malade, dépressif. Un ami m’a suggéré d’aller chez un psychologue. Nous avons préféré attendre trois ans avant de retourner à nouveau en Bosnie. En 1999, j’y ai emmené mon fils qui n’était encore jamais rentré et notre séjour s’est relativement bien passé. La vie est redevenue normale. Nous avons fait deux autres voyages, un avec notre fille en 2000 et une dernière fois, tous les deux, en 2001. Pour Zlata, les choses ont aussi été très difficiles. Nous allons retourner à Sarajevo cet été, pour voir si la situation s’est améliorée. Je ne sais pas si tout ça peut se surmonter. Je préfère passer quatre jours à la mer en Espagne plutôt qu’un mois à Sarajevo. Pour Zlata, ce n’est pas à tout à fait la même chose. Elle est beaucoup plus attachée à la Bosnie, peut-être parce que les histoires de nos familles sont différentes.
Nous ne voulons pas demander la nationalité française, notre titre de séjour est renouvelable automatiquement. C’est important de rester bosniaque, malgré ce qu’est devenu le pays. Je ne peux pas être autre chose que bosniaque. Pour mes gosses, c’est différent, je pense qu’ils seront naturalisés un jour ou l’autre. Le fait de ne pas devenir français m’empêche d’obtenir le droit de vote mais ça ne m’intéresse pas de voter en France. Je connais bien la politique et j’ai peur pour le futur. Je suis préparé psychologiquement à partir à nouveau. Je sais déjà où j’irai. Nous avons passé le réveillon du nouvel an au Danemark et le pays m’a plu. Je commence à préparer ma femme à un éventuel départ là-bas. Les choses ne se passeront pas comme la dernière fois. Je réagirai plus vite. Je n’ai pas jeté le sac à dos avec lequel je suis arrivé en France. En cinq minutes, il est prêt. Je laisserai tout ici et je recommencerai, encore, s’il le faut.
NOTES
[1] La Yougoslavie rassemblait des peuples de différentes « nationalités », souvent étroitement associées à une religion. Les Croates sont dans leur grande majorité catholiques, les Serbes orthodoxes. En Bosnie-Herzégovine, les Musulmans (slaves islamisés) sont majoritaires, mais on trouve également des populations croates et serbes. Parce qu’elles sont catholiques, les familles comme celle de Zdravko seront catégorisées comme croates lors des conflits qui poseront la question des nationalités.
[2] En 1941, la Yougoslavie fut envahie par les armées allemande, hongroise et italienne. Un État indépendant de Croatie fut alors proclamé. Il s’allia à l’Allemagne nazie et persécuta les Juifs, les Serbes et les Roms. La résistance s’organisa sur le territoire yougoslave et fut le fait de deux groupes principaux : les tchetniks (nationalistes serbes restés fidèles au gouvernement royal exilé à Londres) et les partisans de Tito.
[3] Les partisans, dirigés par Tito, étaient liés au Parti communiste yougoslave. Contrairement aux tchnetniks, ils rassemblaient des résistants des différentes nationalités yougoslaves. Avec l’aide de l’Armée rouge, ils libérèrent Belgrade en 1945.
[4] Josip Broz (1892-1980). Il fut élu secrétaire général du Parti communiste yougoslave en 1937 et dirigea, pendant la Seconde Guerre mondiale, la résistance des partisans. Suite à la victoire du Parti communiste aux élections de 1945, il devint chef de la Fédération yougoslave jusqu’à sa mort en 1980.
[5] L’Armée populaire yougoslave (JNA) intervint en Slovénie, le 27 juin 1991, pour empêcher la sécession décidée par référendum. Les troupes se retirèrent le 7 juillet, sous la pression des pays européens. Le 3 juillet, la JNA intervint en Croatie.
[6] Note sur les snipers.