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Dépister les vénériens

Quelques réflexions au détour d’un précédent historique

Jacques Rodriguez
Professeur de sociologie à l’université de Lille 3 – Sciences humaines et sociales

citation

Jacques Rodriguez, "Dépister les vénériens Quelques réflexions au détour d’un précédent historique", REVUE Asylon(s), N°13, Novembre 2014-Septembre 2016

ISBN : 979-10-95908-17-3 9791095908173, Trans-concepts : lexique théorique du contemporain , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1340.html

résumé

Nous sommes tous de plus en plus concernés – et cernés – par les dépistages. Cette pratique est d’ailleurs souvent discutée ou évaluée par les spécialistes de santé publique, qui examinent en particulier ses avantages et ses limites dans le cadre des politiques de prévention. Mais le dépistage n’a cependant pas donné lieu à une investigation systématique sur son origine, les conditions sociales et techniques de son émergence, ses évolutions ultérieures et les questions qu’il soulève ici et maintenant. Ce sont ces questions que cet article se propose d’aborder de manière exploratoire en s’intéressant au dépistage de la syphilis, une pathologie qui contribua notablement, au début du XXème siècle, à l’extension de cette pratique en France. Un tel détour historique permet alors de préciser ce que recouvrent au juste les opérations de dépistage, de souligner leur portée proprement politique et de jeter les bases d’une réflexion sur les mutations du pouvoir sanitaire.

Introduction

Le dépistage est désormais devenu une pratique assez courante, qui déborde du monde médical où il a été forgé pour se déployer ailleurs, au sein de l’institution judiciaire, ou encore dans les entreprises, la police ou l’administration sociale. Et son développement est d’autant plus rapide aujourd’hui que le dépistage suscite des attentes très fortes, notamment de la part des médecins, car il est censé permettre de prendre le mal à la racine, donc de le prendre de vitesse, multipliant ainsi les chances de guérison tout en diminuant le coût des soins. De fait, il s’agit d’un procédé qui doit son succès aux bénéfices indéniables qu’il a permis de dégager, sur le terrain épidémiologique ou thérapeutique, et à l’importance que l’on accorde, collectivement, à la santé [1]. Mais ce succès ne doit-il rien, aussi, à cette exigence grandissante de sécurité et d’efficacité que manifestent nos sociétés ? N’est-ce pas ce que suggère, par exemple, l’expertise collective de l’INSERM qui, en 2005, réclamait le dépistage des « troubles de conduites » des tout jeunes enfants, considérés comme les signes avant-coureurs d’un comportement asocial ou dangereux [2] ? Et le dépistage n’est-il pas finalement un procédé assez ambivalent, un procédé qui rend la médecine plus performante, sans doute, mais qui favorise également la sophistication et la diffusion de certains dispositifs de contrôle, de sélection, et de surveillance des individus ?

Ces interrogations excèdent, bien sûr, le propos de cet article, dont l’objectif est beaucoup plus modeste. Dans les développements à venir, on s’intéressera avant tout aux origines assez méconnues des opérations de dépistage, mais en soulignant, justement, que l’ambivalence qui les caractérise est d’emblée au cœur de cette pratique de santé. Il s’agira donc, ici, d’envisager ce procédé à l’état natif, de repérer son émergence dans le champ des interventions sanitaires, en allant, si nécessaire, au-delà des dispositifs connus sous ce nom. D’où vient en effet le dépistage ? Comment et par qui est-il pensé, puis mobilisé ? À qui est-il destiné ? Répondre à de telles questions suppose alors de mobiliser l’histoire, non parce que celle-ci a les charmes d’une région inconnue (ou moins connue), mais avec le projet de « ressaisir le présent », comme le propose Robert Castel [3], c’est-à-dire de retracer l’avènement d’une question actuelle pour éclairer ce qui en fait, aujourd’hui, la spécificité.

Dans ce qui suit, c’est l’exemple de la syphilis et de sa prise en charge par les institutions sanitaires qui servira de fil conducteur à l’analyse en permettant de tracer cette épure historique. La syphilis marque en effet, avec la tuberculose, l’entrée du dépistage dans l’ère de la production de masse au cours des premières décennies du XXème siècle. Enquêter sur l’installation de cette pratique dans l’arsenal de la lutte antivénérienne permet alors d’en préciser la nature et les contours (1), mais aussi de mettre au jour la charge politique qu’elle porte en elle (2) ; surtout, ce détour historique donne à voir les changements intervenus depuis lors en matière de politique de dépistage et amène à s’interroger sur les formes contemporaines du pouvoir sanitaire (3).

1. Du contrôle sanitaire au dépistage

Une première difficulté surgit lorsqu’on s’efforce de repérer l’émergence des pratiques de dépistage. En effet, de la consultation des dictionnaires médicaux, des revues et de la littérature spécialisées, il ressort qu’il n’y a quasiment pas de références au dépistage avant la toute fin du XIXème siècle. Pourtant, si le mot lui-même n’est pas utilisé, il existe d’ores et déjà, bien avant cette période, des mesures de suivi et de surveillance sanitaires des individus. De sorte que, comme souvent, le contenu de la notion et l’intention elle-même semblent a priori antérieurs au mot.

La syphilis donne lieu, par exemple, à des contrôles particulièrement nombreux dès les premières décennies du XIXème siècle – au moins [4]. L’administration « ne peut pas rendre les hommes vertueux », ni « réprimer l’impétuosité des passions », écrit à cet égard Alexandre Parent-Duchâtelet en 1836, mais « elle peut aller au devant des dangers qu’affrontent les imprudents […] et elle le doit » [5]. Aller au devant du danger : cela désigne en l’occurrence tout un ensemble de projets, plus ou moins coercitifs, conçus pour enrayer la « syphilisation professionnelle », celle des verriers notamment, et, surtout, pour contrôler et réglementer l’ « industrie insalubre » de la prostitution. Tout au long du XIXème siècle, ce parti pris « réglementariste » sous-tend diverses initiatives qui visent à rechercher, recenser et inspecter les prostituées, considérées comme des « contaminatrices en puissance » [6]. « Parce que la vérole des filles publiques alimente la vérole des autres classes », indique par exemple le docteur Alfred Fournier en 1860, « le moyen prophylactique par excellence, c’est la visite médicale des prostituées » [7]. Mais s’agit-il alors, à proprement parler, d’opérations de dépistage ? En d’autres termes, faut-il vraiment considérer ces mesures de police, dont le XIXème siècle n’est pas avare, comme une forme prodromique de dépistage, un modèle précurseur, en somme, qui aurait été par la suite reproduit et étendu ?

En réalité, cette police des mœurs qui traque les prostituées s’avère assez limitée, dans ses moyens bien sûr, mais aussi dans son projet. Plus exactement, elle exerce un pouvoir direct sur les corps, que sa brutalité même condamne à l’inefficience. Dans ce cadre, en effet, tout repose sur l’examen médical auquel sont astreintes les filles publiques, et que la police impose sans ménagement aux grisettes et aux prostituées clandestines. De fait, « soumise » ou « insoumise », pour reprendre le vocabulaire de l’époque, aucune d’entre elles n’est censée échapper à la surveillance sanitaire. Car ce type d’examen doit permettre théoriquement d’identifier celles qui sont malades – ou seulement suspectes – afin qu’elles soient aussitôt séquestrées, hospitalisées d’office, voire emprisonnées [8]. Au danger sanitaire répondent donc, sous une forme très classique [9], la répression et l’enfermement systématique des filles de joie qui sont accusées de le propager. De ce point de vue d’ailleurs, comme le souligne l’historien Gérard Jorland, le traitement de la prostitution est emblématique de l’ « ontologie sociale » qu’implique alors l’ordre bourgeois : d’un côté, la circulation des biens et des éléments, à commencer par l’air et l’eau, de l’autre, la fixité des hommes [10]. Comme l’hôpital, la caserne, l’asile et la prison, la maison de tolérance – ou maison « close » – a ainsi vocation à contenir les mobilités illégitimes et à faciliter les contrôles tout en séparant nettement les prostituées de la « partie saine de la population ». Là, les filles dûment enregistrées sont astreintes à une surveillance médicale régulière. Quant aux autres, mobiles et instables, elles sont implacablement pourchassées car elles incarnent à la fois la marginalité et le péril sanitaire. « Plus on cernera la syphilis chez les filles publiques, où il est permis de la poursuivre à outrance, plus elle diminuera », indique sans détour le docteur Adolphe Trébuchet [11]. Mais pour les opposants au « réglementarisme », il s’agit-là, avant tout, d’un procédé « inique et inefficace » [12]. Inique car il est l’expression d’une « police unilatérale », qui préserve soigneusement les prérogatives sexuelles des hommes. Et inefficace, parce que cette police des corps repose sur un examen sanitaire à la fois dégradant et très aléatoire (cf. encadré).


La surveillance sanitaire des prostituées

L’examen auquel sont soumises les filles de joie vise essentiellement à détecter les lésions cutanées (chancre, « goutte matinale », etc.) susceptibles de se former aux points d’inoculation. Parent-Duchâtelet décrit avec une grande minutie les conditions de cette inspection intime qui « multipliait le nombre des récalcitrantes et des insoumises » [13]. Tout au long du XIXème siècle, d’ailleurs, ce procédé suscite de vives critiques qui pointent le caractère arbitraire et inadapté de ces contrôles, que les unes évitent, et que les autres déjouent parfois en maquillant leurs lésions [14]. De même, les partisans d’une abolition pure et simple de la prostitution, en France comme en Angleterre, dénoncent sans relâche des visites médicales humiliantes, impudiques et attentatoires à la dignité des femmes [15]. Celles-ci, soumises à un véritable interrogatoire, obligées de se déshabiller en public, scrutées dans les recoins les plus intimes de leur anatomie et souvent passibles d’une investigation menée au moyen du speculum, sont placées dans une situation qu’Alfred Fournier définit encore, en 1900, comme un « reste d’incivilisation » [16]. Or, si de tels examens sont particulièrement injustes et vexatoires, ils s’avèrent aussi très insatisfaisants d’un point de vue strictement médical. Les signes visibles de la syphilis – les lésions cutanées – peuvent en effet s’estomper, voire s’effacer peu à peu, sans que la maladie disparaisse pour autant ; de plus, il existe des cas de syphilis « latente » très difficiles à détecter sauf à mener une « exploration générale et approfondie du malade », dont les traités de médecine livrent les secrets à la fin du XIXème siècle [17].


L’exemple de la syphilis et des débats suscités par cette prophylaxie de choc est, ici, particulièrement instructif. Car il signale que le suivi sanitaire des individus entretient toujours une certaine complicité avec tout un ensemble de mesures liberticides. Le dépistage de la syphilis, tel qu’il s’organise au début du XXème siècle, n’échappe pas à la règle, et certains de ses promoteurs aspirent encore à « boucler sans pitié » les vénériens [18]. Pourtant, le projet qui sous-tend ces opérations diffère, semble-t-il, de celui qui animait jusqu’alors la police de la prostitution. De sorte qu’il convient de distinguer les interventions relevant à proprement parler du dépistage de celles qui les ont précédées sous d’autres noms. Tout au long du XIXème siècle, en effet, la lutte antivénérienne est inséparable de préoccupations morales visant, en l’occurrence, à limiter la débauche et à « ramener la décence dans la rue » [19]. La fille publique, et plus encore « la prostituée libre sur le trottoir libre », pour reprendre la formule du docteur Butte, sont alors les cibles toutes désignées des « missionnaires de la morale d’État », qui lient le soin à la sanction et subordonnent la santé à l’ordre public [20]. « La répression a pris le pas sur la prévention » déplore ainsi Émile Duclaux, le directeur de l’Institut Pasteur, et il est urgent, indique-t-il en 1902, de distinguer la police sanitaire de la police des mœurs, de dissocier l’hygiène de la morale, bref de médicaliser davantage la lutte antivénérienne [21]. Le dépistage de la syphilis participe, semble-t-il, de ce changement de perspective et de l’émergence d’une police d’un nouveau genre. Celle-ci s’attaque moins au « mal vénérien » qu’à la « maladie syphilitique », pour reprendre les catégories dont Claude Quétel note l’apparition à la fin du XVIIIème siècle ; elle s’affranchit a priori de tout moralisme, revendique un champ d’intervention beaucoup plus vaste et s’en remet principalement aux médecins pour faire régner l’ordre sanitaire.

« Pour supprimer les maladies vénériennes », écrit par exemple Henri Gougerot dans les années 1920, « il faut chercher les syphilitiques partout où ils se trouvent [et] le dépistage nous paraît être la base de la lutte antivénérienne moderne ». Il ne s’agit donc plus, ici, d’agir sur l’environnement en débondant les cloaques ou en assurant l’innocuité de la prostitution, comme le souhaitait jadis Parent-Duchâtelet ; et il ne s’agit pas, non plus, de prêter attention aux seules catégories d’individus supposément dangereux, qu’il faudrait coûte que coûte débusquer et cloîtrer. Gougerot rend bien compte de ce glissement de la problématique lorsqu’il précise :

« Mais où peut-on dépister le syphilitique ? C’est avant tout dans la clientèle des médecins praticiens, des maternités, des œuvres de protection maternelle et infantile, chez les marins à bord même des navires, sur les quais des ports, chez les ouvriers des grandes usines et en particulier chez les travailleurs étrangers, chez les détenus si fréquemment contaminés, chez les prostituées » [22].

Cet inventaire est instructif, à un double titre : d’une part, l’auteur ne mentionne qu’en dernier les prostituées, qui constituaient jusqu’alors la cible principale – sinon exclusive – des contrôles sanitaires ; et d’autre part, il dresse une liste assez longue qui inclut, de fait, des pans entiers de la population – notamment les enfants d’âge scolaire, concernés par la « syphilis héréditaire », les nourrices ou encore les femmes enceintes, « en vue de la découverte des syphilis ignorées » [23]. Le dépistage ne s’adresse donc pas seulement aux « vénériens contagieux » : au-delà des malades, c’est la maladie elle-même que l’on espère cartographier, circonscrire, prévenir et même « supprimer », comme l’annonce Gougerot. Dès avant la fin des années 1920, plus d’un million de personnes ont ainsi été contrôlées en France [24], un chiffre qu’il faut comparer aux quelques milliers de prostituées parisiennes suivies jusqu’alors par la police des mœurs.

À la lumière de ce qui précède, tout conduit à penser, finalement, que le dépistage élargit en fait un type de surveillance médicale jusque-là réservé – pour l’essentiel – à des populations interlopes cantonnées aux franges de la société. Il permet en l’occurrence d’intensifier la lutte antivénérienne à une époque où la syphilis suscite une mobilisation importante du corps médical, qui dissocie de plus en plus cette maladie de la débauche et de la prostitution [25]. Avec cette précision qu’il ne s’agit plus, alors, d’opérer seulement des contrôles autoritaires dans le cadre d’un dispositif coercitif : la surveillance médicale devient l’auxiliaire d’une stratégie au moins autant préventive que strictement punitive. Mais c’est-là aussi, semble-t-il, l’ambigüité originelle de cette pratique qui, en passant d’un registre à l’autre, de la répression à la prévention, n’en reste pas moins socialement discriminatoire. N’est-ce pas en effet aux ouvriers, aux étrangers, aux prisonniers et aux marins que songe « avant tout » Henri Gougerot ? De sorte que le dépistage se présente apparemment comme l’instrument d’une médecine de masse vouée au contrôle des classes populaires – une caractéristique qui n’est sans doute pas étrangère à son succès dans certains cercles médicaux, et au-delà.

2. Un levier du biopouvoir

Demeure cependant une question importante : comment expliquer le surgissement de ces pratiques qui suscitent l’enthousiasme de Gougerot et des autres syphiligraphes de combat, Jeanselme, Sicard de Plauzoles ou Vernes ? En d’autres mots, à quelles transformations faut-il associer ce glissement, qui tend à inscrire la police de la prostitution, notamment, dans le cadre d’une intervention sanitaire beaucoup plus ambitieuse ? De telles questions n’ont pas qu’un intérêt historique : elles visent à éclairer ce que signifie à l’origine le dépistage et pourquoi il en est fait grand cas parmi les médecins-hygiénistes. Il s’agit donc d’enquêter sur les conditions et les raisons de son émergence afin de repérer les linéaments de son évolution ultérieure. L’entreprise est toutefois hasardeuse car le dépistage procède d’un entrecroisement de logiques. Mais au-delà du cas particulier de la lutte contre la syphilis, il est possible de faire l’hypothèse que le dépistage apparaît dans l’arsenal des interventions sanitaires au confluent d’une double évolution, scientifique et politique [26].

Il est tentant, en première analyse, d’associer l’apparition du dépistage aux progrès des connaissances scientifiques et du savoir sur les maladies. Cette hypothèse n’est pas sans fondement si l’on songe, en particulier, que la médecine a trouvé son principal ennemi : le germe ou le microbe – dont on révèle en outre qu’un individu peut être porteur sain [27]. De fait, jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’origine des maladies et les mécanismes de la contagion font l’objet de débats incessants [28]. Mais avec les découvertes des pasteuriens et de leurs homologues allemands, à partir des années 1880, les affections sont associées – parfois hâtivement – à l’action d’un bacille ou d’un « microbe spécifique, pathogène » [29] que l’on peut identifier. Autrement dit, le mystère qui entourait jusqu’ici les maladies se dissipe peu à peu à mesure que le savoir médical progresse. Le combat sanitaire s’en trouve alors redéfini tandis que se renouvellent, en parallèle, les armes disponibles pour le mener.

D’un côté, en effet, la « source du mal », qu’un Fournier, faute de mieux, identifiait aux filles publiques, change radicalement de nature : c’est le microbe, omniprésent et volatile, qu’il faut désormais traquer. Il s’ensuit que l’enfermement d’une poignée de « contaminatrices » ne saurait suffire. Non qu’il soit inutile – la police de la prostitution reste d’ailleurs très active, surtout pendant la Grande Guerre, où elle se double d’un examen systématique des soldats permissionnaires [30]. Mais l’action sanitaire doit mener son combat sur un front autrement plus large. D’un autre côté, la théorie de l’immunité et la mise en évidence du rôle des anticorps contribuent à bouleverser les méthodes du diagnostic. À cet égard, la découverte du bacille de la syphilis (tréponème pâle) par les biologistes allemands Fritz Schaudinn et Erich Hoffman, en 1905, puis, l’année suivante, la mise au point du test de Wassermann [31], dotent la médecine de moyens inédits. « De toutes les méthodes », écrit le docteur Paul Gastou dès 1910, « c’est celle de Wassermann qui est la plus positive, celle sur laquelle on doit tabler pour faire un diagnostic certain » [32]. De fait, grâce au procédé de la séro-réaction, il paraît envisageable, non seulement de trancher les cas litigieux, mais aussi – et peut-être surtout – d’étendre, dans des proportions potentiellement considérables, le champ des investigations sanitaires. En d’autres termes, tout le monde devient, pour ainsi dire, « dépistable ». C’est pourquoi Henri Gougerot préconise par exemple de renforcer les équipements disponibles dans les services de consultations, affirmant qu’ « il serait facile d’ajouter aux laboratoires déjà existants le matériel complémentaire nécessaire au Wassermann ». Il imagine aussi un système de « voiture vénéréologique », munie d’une « cantine bactériologique », qui permettrait d’effectuer des contrôles dans les localités les plus éloignées des grands centres urbains [33] – un service médical itinérant, en somme, comparable à celui que la fondation Rockefeller inaugure dans l’Eure-et-Loir à la fin des années 1910 pour dépister la tuberculose. Bref, nul doute que le dépistage résulte à bien des égards de l’avancée des connaissances et des techniques médicales.

À ce stade, pourtant, il est important de distinguer le dépistage du test (de type Wassermann) qui en facilite l’exécution. S’agissant de la syphilis, en particulier, tout indique que les opérations de dépistage restent adossées, avant tout, à un examen symptomatique des individus. Ainsi, c’est par exemple au moyen d’une exploration de la cavité buccale qu’un certain docteur Railliet préconise de détecter rapidement les personnes affectées par cette maladie [34]. Quant à la séro-réaction de Wassermann, qu’Ilana Löwy décrit d’ailleurs comme un coup de force scientifique [35], elle n’est pas d’un usage si courant en France, pas plus dans les dispensaires antivénériens que dans le cadre de la médecine libérale. Les médecins-hygiénistes peuvent bien affirmer qu’ « on ne devra pas se borner à un examen clinique, si complet soit-il », et « qu’on ne saurait aujourd’hui faire de la bonne médecine sans laboratoire » [36], rien n’y fait : les tests sont coûteux, difficiles à réaliser, et les équipements insuffisants. C’est pourquoi, au milieu des années 1920 encore, moins du quart des consultations de vénérologie mobilise des techniques de laboratoire [37]. Et il en va de même, à bien des égards, en ce qui concerne le dépistage de la tuberculose, l’autre grand péril sanitaire : jusqu’à la guerre au moins, les appareils de radioscopie ou les centrifugeuses, nécessaires à l’examen des crachats, sont encore trop peu nombreux pour servir de support aux opérations de dépistage. Ce n’est donc pas l’existence d’un test, tel l’examen sérologique, radioscopique ou radiologique, qui suffit semble-t-il à expliquer la mise en place des consultations de dépistage. Celles-ci, autrement dit, se développent avec les tests, sans doute, mais pas grâce à eux. Plus exactement, si les protocoles et les tests facilitent les contrôles et s’ils permettent de concevoir une nouvelle stratégie de surveillance de la population, ils n’en sont cependant pas le fait générateur. En un mot, l’instrument n’est pas à l’origine de l’idée, l’outil ne précède pas la pensée.

Pour tenter d’expliquer l’émergence des pratiques de dépistage, qui ne sont d’ailleurs pas cantonnées aux seules maladies infectieuses, on ne saurait donc s’en tenir à des considérations scientifiques, ni à un quelconque déterminisme technique. Il est important, surtout, de souligner que le progrès des connaissances médicales entre alors en résonance avec tout un ensemble de transformations qui affectent les modes d’exercice du pouvoir.

« La santé publique, qui est le premier fondement de la prospérité, de l’existence de nations, devient enfin l’une des préoccupations des hommes d’État » note ainsi avec satisfaction Henri Monod en 1888 [38]. À cette date, une direction de l’hygiène vient compléter l’organigramme des administrations centrales et traduire, sur le terrain institutionnel, l’attention croissante que les pouvoirs publics accordent aux questions de santé. De fait, une nouvelle conception du rôle de l’État lui assigne pour tâche de gérer la population, le « corps-espèce », c’est-à-dire aussi une « machine à produire » qu’il faut entretenir et réparer. On doit à Michel Foucault d’avoir souligné la portée de cette « mutation technologique » du pouvoir : jadis « percepteur et prédateur », explique-t-il, instrument de « soustraction économique », celui-ci s’enrichit tout au long du XIXème siècle de fonctions nouvelles exercées de manière beaucoup plus continue – des fonctions d’incitation, d’amélioration, de stimulation, de surveillance, etc [39]. Sans doute est-ce d’ailleurs à la fin de ce siècle que l’on trouve une excellente illustration historique de ce que Foucault appelle le biopouvoir, entendu comme « l’ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux, va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique […], d’une stratégie générale du pouvoir » [40]. Dans cette perspective, la politique investit alors les différents aspects de la vie, tandis que la médecine, la statistique, de même que la biologie ou la démographie, deviennent les ingrédients d’une « gestion calculatrice de la vie », qui s’emploie en particulier à maximiser la santé des populations tout en faisant de celle-ci une dimension essentielle de l’ordre public. Or tout conduit à penser que c’est là, assurément, le soubassement des pratiques de dépistage, des pratiques qui résulteraient donc autant du mandat politique dont la médecine se trouve investie que des savoirs et des techniques (examens, tests, etc.) qu’elle peut effectivement mobiliser. « Union sacrée entre la science, la médecine et la politique » contre le malheur humain, diront certains [41] ; collusion, en réalité, du savoir et du pouvoir, dont le dépistage est à la fois l’instrument et l’expression.

Il n’est pas anodin de souligner, à cet égard, que la surveillance sanitaire de la population au moyen du dépistage occupe une position à part dans l’arsenal des mesures préconisées alors par les médecins, les psychiatres ou les psychologues pour « conserver et accroître le capital humain », selon la formule ambigüe de Léon Bourgeois. Plus exactement, le dépistage est surtout mis en avant par ceux qui se défient de l’étiologie sociale des maladies et substituent volontiers à l’hygiène du milieu des méthodes plus énergiques ou plus radicales, fondées en particulier sur la séparation et l’isolement des individus [42]. Ce sont en effet les pasteuriens, les psychiatres ou les adeptes des théories de l’hérédité qui multiplient les références aux pratiques de dépistage, recommandent leur mise en œuvre et s’activent pour en faire usage. Et pour cause : son mode opératoire – le repérage des malades ou des « mal-nés » – le range du côté des dispositifs qui, pour gérer la population et assurer sa sécurité, s’attachent avant tout à mieux identifier les individus présentant, d’une manière ou d’une autre, un danger pour les autres. Certains considèrent ainsi que le dépistage des tuberculeux est le meilleur moyen de « préserver la race en fuyant un danger de contagion » [43] ; d’autres, parmi les promoteurs de l’hygiène mentale, ajoutent par exemple qu’il serait opportun de dépister les « tares » des élèves, afin que les enfants « retardés, anormaux ou irréguliers » soient relégués dans des classes spéciales [44]. De sorte qu’il n’est sans doute pas infondé de situer aussi le dépistage dans le droit fil des projets qui, de l’anthropologie criminelle à l’anthropométrie de Bertillon, reposent sur une utilisation signalétique des corps : rechercher les traces, les indices permettant de mieux contrôler les individus « à risques » – au premier rang desquels figurent, à la fin du XIXème siècle, les vagabonds et les chemineaux [45]. Certes, avec le dépistage, on passe de la physionomie du « criminel-né » [46] et des stigmates de la « dégénérescence », cette obsession « fin de siècle », aux signes cliniques et aux données biométriques. Mais à chaque fois, il s’agit bel et bien que le corps livre un savoir utile à l’action, un savoir médical, médico-social ou de type médico-psychologique qui vient grossir fiches, fichiers, dossiers, livrets et « casiers » [47] sanitaires.

3. (Dis)continuité historique

On pourrait objecter, bien sûr, qu’« il y a loin des intentions exprimées à l’exercice d’un biopouvoir », ainsi que le rappelle Jacques Léonard [48]. Et de ce point de vue, le dépistage n’a souvent d’existence que rhétorique avant les années 1900 – si l’on prend soin de le distinguer des examens de santé pratiqués dans certaines entreprises à direction paternaliste, par exemple, ou de la surveillance à laquelle sont assujetties les filles de joie. Autrement dit, les propositions, recommandations et incantations diverses ne parviennent pas toujours à se traduire en actes, loin s’en faut. Car, tel qu’il est conçu alors, le dépistage relève en fait d’un paradigme de santé publique qui met aux prises les droits individuels et la raison d’État, la logique libérale de la médecine et l’autoritarisme des hygiénistes. Il apparaît non seulement comme une sorte de bertillonnage sanitaire qui pourrait contrevenir à la règle du secret médical [49], mais encore comme une pratique qui risque toujours de subordonner l’intérêt du malade à celui de la communauté qu’il affaiblit ou menace. Avec lui, en effet, l’hygiénisme tutoie à certains égards l’eugénisme, et l’amélioration de la santé peut conduire à l’épuration sanitaire [50]. Pratique-limite, donc, le dépistage illustre en un sens l’hypertrophie du pouvoir médical au début du XXème siècle, tandis que l’hygiène publique prend pour objet « la conduite des peuples » [51] et entend jouer un rôle politique éminent. Plus exactement, il se situe d’emblée à ce point précis où le souci de la prévention et de la sécurité sanitaires peut basculer vers des formes insidieuses de contrôle social et de gestion rationnelle, optimisatrice, du matériel humain.

Ce qui précède suggère en effet que les pratiques de dépistage s’inscrivent à l’origine dans une stratégie de défense sociale destinée à protéger la société de ceux qui l’affaiblissent. Tel est en tout cas le projet de ces réformateurs médico-sociaux qui aspirent à intervenir malgré le silence de la loi, y compris la grande loi sanitaire de 1902, comme pour pallier la pusillanimité de l’État [52]. De fait, dans les dispositifs pionniers qu’ils mettent en place dès le début du XXème siècle, le dépistage est à chaque fois l’instrument d’une « prophylaxie spéciale », le vecteur d’une normalisation des comportements et d’un assujettissement disciplinaire des cas suspects. Émile Duclaux, le directeur de l’Institut Pasteur, ne fait pas mystère de ses intentions à cet égard lorsqu’il déclare que « le malade a cessé d’être ce res sacra miser sur lequel s’épuisaient en vain les ressources de la charité ». « Il est devenu un être redoutable par les milliards de germes qu’il répand autour de lui », ajoute-t-il, c’est pourquoi « on a le droit de l’empêcher d’être nuisible à la communauté » [53]. Autoprotection de la société donc, qui incite à rechercher les malades et, le cas échéant, à les placer hors du circuit des échanges sociaux. Il faut « ouvrir aux tuberculeux de petits asiles où les dispensaires et autres dépisteurs pourront les diriger en leur laissant l’illusion qu’ils vont s’améliorer », recommande de son côté le leplaysien Édouard Fuster, avant de préciser « qu’il est essentiel de leur parler toujours de traitement possible si l’on veut obtenir qu’ils se laissent isoler, interner » [54].

Sous cet éclairage, il est tentant de situer les pratiques de dépistage à l’intérieur de ce « paradigme immunitaire » que Roberto Esposito présente comme une caractéristique essentielle de la modernité politique [55]. Les réflexions de l’auteur sont à cet égard d’autant plus heuristiques qu’elles permettent aussi d’éclairer l’évolution des pratiques de dépistage et de la « philosophie » qui les sous-tend.

Prolongeant les analyses de Michel Foucault sur la biopolitique, le philosophe italien rappelle tout d’abord que la question de la conservation de la vie et l’exigence de sécurité occupent une place toujours plus grande dans la réflexion et l’action politiques. Il précise toutefois que si les protections sont essentielles à toute société comme à tout individu, elles n’en sont pas moins redoutables dans la mesure où la préservation de la vie peut conduire à son atrophie, voire à sa destruction. Selon Esposito, en effet, les différents « dispositifs immunitaires », qui assurent l’autoprotection de la société, engendrent toujours la clôture et le rétrécissement de ce qu’il appelle la « communauté ». De tels dispositifs protègent « la vie des risques potentiellement présents dans les relations entre les hommes, fût-ce au prix de la disparition des liens communautaires », écrit l’auteur [56]. En d’autres mots, la « politique immunitaire », dont la lutte contre les germes ou les bacilles est emblématique, contribue le plus souvent à limiter les contacts, à interrompre les échanges, à briser les chaînes de la solidarité. Ainsi en est-il des opérations de dépistage, telles qu’elles ont été initialement conçues et mobilisées – que l’on songe, par exemple, à la volonté exprimée tantôt par Jean-Robert Nuytten, qui souhaitait « boucler sans pitié » les syphilitiques. De fait, le dépistage se présente bien, à l’origine, comme une sorte de check-point sanitaire, un dispositif de contrôle utilisé avant tout pour gérer les risques liés à la proximité dans une société massifiée. Qu’il s’agisse de rechercher les malades contagieux, de détecter les « avariés » ou les immigrants « inaptes », le dépistage porte alors en lui cette charge « immunitaire » qui conduit à hérisser la communauté de barrières de protection.

Cette interprétation est particulièrement suggestive lorsqu’on la confronte à la gestion politique de l’épidémie du sida – syndrome d’immunodéficience acquise. En effet, parce qu’il s’attaque aux défenses immunitaires des individus et qu’il revêt en outre un caractère épidémique, le sida entre directement en résonance avec les analyses de Roberto Esposito. Mieux, la question immunitaire qui est ici posée n’a plus rien de métaphorique puisque c’est la capacité d’autoprotection des individus et de la société elle-même que le virus prend pour cible. Or, si des mesures d’inspiration défensive ont bel et bien été évoquées, en particulier le dépistage obligatoire, l’isolement des séropositifs et l’enfermement des malades dans des « sidatorium », c’est une tout autre politique qui a été effectivement mise en œuvre. En France, à la différence de certains autres pays, point de surveillance systématique, de mesures coercitives, de fichage ou de sélection, mais une gestion « libérale » et « éthique » de l’épidémie, qui a mis l’accent sur la participation volontaire des individus aux opérations de prévention [57]. De fait, partout, à l’hôpital, à l’armée autant qu’en prison, le dépistage du VIH constitue en principe un acte biologique nécessitant l’accord exprès des personnes concernées. C’est cette position que défendent sans relâche les responsables français de la prévention à partir de la fin des années 1980. Dans ce cadre, la politique de dépistage n’a donc pas été conçue pour identifier à tout prix les « individus polluants » [58] porteurs du virus, ni pour protéger coûte que coûte la collectivité de leur influence. Autrement dit, aux dérives « immunitaires » a succédé apparemment une tout autre démarche, qui tend à faire du dépistage l’instrument d’une stratégie misant avant tout sur la docilité et la « compliance » des individus [59].

Cette discontinuité historique est ici particulièrement instructive. Car elle ne signifie pas, en réalité, que le dépistage ne participe plus du processus d’immunisation sociale. Elle suggère plutôt qu’il est amené à y contribuer de manière radicalement différente. De fait, associé jadis à certaines formes de « gouvernement de la misère », le dépistage se présente semble-t-il de plus en plus, désormais, comme l’instrument d’un bon gouvernement de soi.

Conclusion

Évoquer le précédent historique que constitue le dépistage des vénériens permet de souligner que cette pratique ne se réduit pas, initialement, à la réalisation d’un test comparable à ceux qui sont aujourd’hui devenus familiers. Le test biologique n’est en effet que le moment technique qui vient éventuellement se greffer sur un ensemble d’opérations sociales et médicales qui définissent alors la réalité des pratiques de dépistage. Ainsi, dans les années 1930 encore, dépister la syphilis suppose de combiner enquête familiale, exploration clinique et examen sérologique [60]. Cette analyse des interventions sanitaires en direction des vénériens met également en lumière ce que le dépistage doit à la volonté de contrôler, non seulement les « maladies populaires » [61], mais aussi les groupes qui sont les plus susceptibles de les contracter et de les transmettre. En l’espèce, les craintes suscitées par la « pandémie syphilitique » incitent les médecins-hygiénistes à plaider pour une systématisation des contrôles, assortis d’un pouvoir de contrainte du praticien – en particulier lors des examens prénuptiaux [62]. Dès lors, si le dépistage est venu outiller ce que le sociologue David Armstrong appelle une « médecine de surveillance », qui va scruter la santé des populations saines et contribuer à la médicalisation des bien-portants [63], tout indique que cette surveillance s’est exercée prioritairement sur des populations défavorisées et assimilées, au plan sanitaire, à de véritables « classes dangereuses ».

De ce point de vue, la confrontation rapide de ce précédent historique à la gestion politique du sida suggère que le dépistage n’est plus aujourd’hui au service d’un certain autoritarisme sanitaire balançant entre défense sociale et sollicitude à l’égard des malades. Il se présente de moins en moins, en effet, sous la forme de contrôles obligatoires, y compris s’agissant de maladies contagieuses ou transmissibles : désormais, l’individu n’est plus tant la « cible » que le « pivot » de la prévention, selon le mot de Georges Vigarello [64] ; il est celui à qui on confie, finalement, l’entière responsabilité du dispositif immunitaire. L’hypothèse qui s’esquisse ici, celle d’une métamorphose de l’État dépisteur contemporain, nécessite bien sûr d’être explorée plus avant et d’être testée en étudiant les pratiques en vigueur dans d’autres compartiments de la prévention. Mais cette hypothèse est a priori assez féconde et permet d’éclairer les changements qui travaillent les modes d’exercice du pouvoir sanitaire.

Ceux-ci se caractérisent en effet, comme le suggèrent les développements qui précèdent, par un adoucissement des contraintes normalisatrices et des formes les plus immédiates du « gouvernement des corps ». Mais ces changements traduisent une reconfiguration, bien plus qu’une dilution du pouvoir sanitaire. Reconfiguration car, en objectivant avec une précision croissante les dangers qui nous menacent, l’épidémiologie des risques de santé tend désormais à faire de la maladie « un point sur un axe temporel », comme dit David Armstrong, une possibilité permanente qui incite les individus à l’autodiscipline et à l’auto-surveillance – donc au dépistage [65] ; et reconfiguration encore, car, en donnant de plus en plus à chacun les moyens de la surveillance médicale, le dépistage transforme la maladie en une affaire personnelle, et fait de la santé un devoir pour tous. Il est alors tentant de voir dans ces évolutions l’expression d’une forme de « gouvernementalité insidieuse » [66], qui ne vise pas à imposer des normes mais amène les individus à se prendre en charge et à devenir, finalement, les auxiliaires de la santé publique. Sous cet éclairage, si les formes du contrôle sanitaire ont effectivement changé, les politiques de dépistage portent encore la trace de leur origine et des intentions qui animaient jadis les médecins-hygiénistes.


Titre : Dépister les vénériens : quelques réflexions au détour d’un précédent historique

Résumé : Nous sommes tous de plus en plus concernés – et cernés – par les dépistages. Cette pratique est d’ailleurs souvent discutée ou évaluée par les spécialistes de santé publique, qui examinent en particulier ses avantages et ses limites dans le cadre des politiques de prévention. Mais le dépistage n’a cependant pas donné lieu à une investigation systématique sur son origine, les conditions sociales et techniques de son émergence, ses évolutions ultérieures et les questions qu’il soulève ici et maintenant. Ce sont ces questions que cet article se propose d’aborder de manière exploratoire en s’intéressant au dépistage de la syphilis, une pathologie qui contribua notablement, au début du XXème siècle, à l’extension de cette pratique en France. Un tel détour historique permet alors de préciser ce que recouvrent au juste les opérations de dépistage, de souligner leur portée proprement politique et de jeter les bases d’une réflexion sur les mutations du pouvoir sanitaire.

Mots-clés (auteur) : Dépistage - Syphilis - France - Biopouvoir - Immunité - Histoire

Abstract : Everyone is more and more concerned and surrounded by screenings. This practice is often discussed or evaluated by public health specialists, especially on rate its advantages and limits in preventing policies. But screening has not yet generated questions about its origins, about the social and technical conditions that have led to its birth and rise, its latest evolutions and the questionings it raises here and now. These are the questions that this article is willing to answer, first in an exploratory way by studying the screening of syphilis, an illness that heavily contributed, at the beginning of the XXth century, to the development of testing in France. This historical example will then allow us to precise what screenings actually mean, to underline their proper political meaning and to throw the basis of a reflexion about the mutations of health power.

Keywords (author) : Screening - Syphilis - France - Biopower - Immunity - History

NOTES

[1] Pierret Janine, 2008, « Entre santé et expérience de la maladie », Psychotropes, 14, 2, pp.47-59.

[2] Coll., 2005, Troubles de conduites chez l’enfant et l’adolescent, Paris, Les Éditions de l’INSERM.

[3] Voir Castel Robert, 1997, « Présent et généalogie du présent », dans Coll., Au risque de Foucault, Paris, Éditions du Centre Pompidou.

[4] Corbin Alain, 1978, Les filles de noces. Misère sexuelle et prostitution au XIXème siècle, Paris, Aubier-Montaigne. Voir aussi Quétel Claude, Le mal de Naples. Histoire de la syphilis, 1986, Paris, Seghers. L’auteur pointe en particulier l’ancienneté des mesures de contrôle qui visent, dès le début du XVIème siècle, à endiguer la progression de la « grosse vérole ».

[5] Parent-Duchâtelet Alexandre, [1836] 1857, De la prostitution dans la ville de Paris, 3° éd., Paris, J.-B. Baillière et Fils, tome 1, p.612.

[6] Esquiros Adolphe, 1840, Les vierges folles, Paris, Auguste le Gallois Editeur, p.95.

[7] Fournier Alfred, 1860, De la contagion syphilitique, Paris, Adrien Delahaye Libraire, p.124-125.

[8] Pour une peinture assez crue des diverses facettes de la prostitution, des contrôles opérés sur les filles publiques et des examens pratiqués par les autorités de police sanitaire, je renvoie en particulier au roman de mœurs de Victor Margueritte, [1907] 1920, Prostituée, Paris, Ernest Flammarion, notamment tome 1, pp.180-224.

[9] Quétel Claude, 1984, « Syphilis et politiques de santé à l’époque moderne », Histoire, Économie, Société, 3, 4, pp.543-556.

[10] Jorland Gérard, 2010, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIX° siècle, Paris, NRF-Gallimard, p.69-70.

[11] Cité par Fournier Alfred, op. cit., p.124.

[12] Fiaux Louis, 1919, E. Gaucher et la protection de la femme, Paris, Félix Alcan, p.34.

[13] Parent-Duchâtelet Alexandre, op. cit., p.656-57.

[14] Victor Margueritte (Prostituée, op.cit., p.196) fournit une description suggestive de ces tentatives de dissimulation : « La brune avait l’air moins rassurée. Une blennorragie la tourmentait. Bah ! Elle s’en tirerait bien, cette fois encore… Elle disparut, un moment, dans les latrines, comme son tour allait venir, en revint plus paisible. Elle en avait été quitte pour sacrifier un mouchoir. A présent elle était nette. Le docteur pouvait mettre ses lunettes. Impossible de rien voir après ce ‘coup de torchon’ ».

[15] Sur le débat entre « réglementarisme » et « abolitionnisme », voir en particulier : Gaucher Ernest, Gougerot Henri, 1913, « Les dangers de la syphilis pour la communauté et la question du contrôle de l’État », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 4, tome 20, 5, p.385-415.

[16] Fournier Alfred, 1900, La stérilisation de la syphilis, Paris, Imprimerie Jean Gainche, p.36. C’est pourtant le même Fournier qui recommandait dans sa thèse ce type d’examen. « Point n’est besoin, pour juger de sa santé spéciale, d’un long examen », écrivait-il en 1860 : « il suffit d’un coup d’œil jeté sur les lèvres vulvaires écartées, et de temps à autre d’une exploration vaginale et buccale » (Fournier Alfred, 1860, De la contagion syphilitique, op. cit., p. 128).

[17] Brouardel Paul, Gilbert Augustin, 1895, Traité de médecine et de thérapeutique, tome 2, Paris, J.P. Baillière, p.498-499.

[18] Nuytten Jean-Robert, 1916, Organisation et fonctionnement d’un service de vénériens, Paris, Imprimerie J. Dumoulin, p.16.

[19] Voir encore, à cet égard, les remarques de Barthélemy Toussaint, 1890, Syphilis et santé publique, Paris, J.-B. Baillière, pp.229-238.

[20] Herzlich Claudine, Pierret Janine, 1991, Malades d’hier, malades d’aujourd’hui, Paris, Payot, p. 202 sq.

[21] Duclaux Émile, 1902, L’hygiène sociale, Paris, Félix Alcan, pp.243-245. « Tout deviendrait si simple », écrit-il (p.248), « si l’on consentait à laisser à leur place la morale, la religion et tous les préjugés qui sont nés pendant des siècles de leur mélange avec les questions d’hygiène, si on renonçait en un mot à faire de la police des mœurs pour faire de la police sanitaire ». Voir le commentaire qu’en font Herzlich Claudine et Pierret Janine, op. cit., p. 202-203.

[22] Gougerot Henri, 1928, « La prophylaxie antivénérienne », Revue d’hygiène et de médecine préventive, 11, p.812.

[23] Ibid., p.810.

[24] Cavaillon Jean, 1928, « L’effort de la France contre les maladies vénériennes », Vers la santé, n°1, pp.13-21.

[25] De Luca Virginie, 2009, « Natalisme et hygiénisme en France de 1900 à 1940. L’exemple de la lutte antivénérienne », Population, 64, 3, pp.531-560. L’auteure souligne en particulier combien la syphilis, maladie honteuse, a gagné en visibilité lorsque les médecins ont mis en avant l’importance de ses victimes « innocentes », parmi lesquelles un grand nombre d’enfants.

[26] Sur cette hypothèse, voir Fassin Didier, 2008, Faire de la santé publique, Rennes, Presses de l’EHESP.

[27] Herzlich Claudine, Pierret Janine, op. cit., pp.139-143 ; Fantini Bernardino, 1999, « La microbiologie médicale », in Grmek Mirko (ed.), Histoire de la pensée médicale 3, Paris, Seuil, pp.115-146.

[28] Si l’on connaît par exemple l’existence des virus, micro-organismes, spores et autres animalcules, beaucoup de médecins considèrent encore que les infections proviennent de l’intérieur du malade et que ces « infiniment petits » en sont un résultat, non une cause, encore moins la cause efficiente. Voir en particulier Léonard Jacques, « Comment peut-on être pasteurien ? », 1986, in Salomon-Bayet Claire, Pasteur et la révolution pastorienne, Paris, Payot, pp.145-182.

[29] Bouloumié Paul, 1896, « Rapport sur les maladies évitables », Revue d’hygiène et de police sanitaire, 18, p.895.

[30] Voir sur ce point Le Naour Jean-Yves, 2002, « Sur le front intérieur du péril vénérien (1914-1918) », Annales de démographie historique, 1, pp.107-119.

[31] Dans le prolongement des recherches de Jules Bordet et Octave Gengou, deux pasteuriens belges, August Von Wassermann met au point en 1906 une méthode de détection de la syphilis à partir d’un prélèvement sanguin. Ce test met en évidence la présence éventuelle d’anticorps dans le sang par réaction sérologique – séro-réaction.

[32] Gastou Paul, 1910, « Intérêt prophylactique des nouvelles méthodes de diagnostic de la syphilis », Bulletin de la Société française de prophylaxie sanitaire et morale, 10, 1, p.39.

[33] Gougerot Henri, 1917, « La lutte antivénérienne. Organisation des dispensaires antivénériens, ‘services annexes’ dans la population civile », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 4, 27, pp.193-212.

[34] Railliet Georges, 1917, « Dépistage de la syphilis par l’exploration buccale », Paris Médical, 7, 47, pp.37-41.

[35] Löwy Ilana, 1995, « Les ‘faits scientifiques’ et leur public : l’histoire de la détection de la syphilis », Revue de synthèse, 4ème série, 1, pp.27-54. À la suite des travaux pionniers de Ludwik Fleck, l’auteure souligne que le test de Wassermann est en réalité d’une qualité médiocre en termes de sensibilité et de spécificité. Elle explique que son succès – au niveau des pratiques professionnelles et dans les politiques de santé – serait largement dû au fait d’avoir renforcé la croyance populaire selon laquelle il existerait un « sang syphilitique ».

[36] Chalet A. L., 1922, De l’organisation sociale du traitement de la syphilis, Paris, Joestedt, d’Aste et Cie, Éditeurs, p.39.

[37] Cavaillon Jean, 1928, « L’effort de la France contre les maladies vénériennes », art. cité, p.20.

[38] Monod Henri, 1888, Des pouvoirs de l’administration en matière sanitaire, Paris, Imprimerie nouvelle, p.25.

[39] Foucault Michel, [1981] 2001, « Les mailles du pouvoir », in Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard-Quarto, pp.1001-1021 ; Blanchette Louis-Philippe, 2006, « Michel Foucault : genèse du biopouvoir et dispositifs de sécurité », Lex Electronica, 11, 2, pp.1-11.

[40] Foucault Michel, 2004, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-78, Paris, Gallimard-Seuil, p.3.

[41] Richet Charles, 1923, « Préface », in Trisca Petre, Les médecins sociologues et hommes d’État, Paris, Félix Alcan, p.iv.

[42] Autant de principes qui guident déjà l’architecture hospitalière à la fin du XIXème siècle. Voir à cet égard les plaidoyers successifs du pasteurien Jacques-Joseph Grancher dans les colonnes du Bulletin médical en 1890, ainsi que son article de synthèse paru en 1900 : « Un service antiseptique de médecine. Statistique de dix années », Le Bulletin médical, 6, pp.985-994. Il faudrait d’ailleurs, à cet égard, examiner en détails les débats scientifiques pour mesurer combien ils sont surplombés, à l’époque, par une interrogation sur la portée pratique des découvertes médicales et sur les risques liés à la conversion de ce savoir en instruments de pouvoir sur les corps. Dans cette perspective, l’idée selon laquelle l’homme lui-même est un réservoir de germes – ce que martèlent les hygiénistes pasteuriens au tournant du siècle – ne s’impose pas si facilement dans le monde médical. Voir sur ce point aux analyses de Jacques Léonard, 1981, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, Paris, Aubier-Montaigne, en part. pp.242-274, et de Gérard Jorland, op. cit., p.249 sq.

[43] Martin Louis, 1907, Traité d’hygiène, vol. VIII, Hygiène hospitalière, Paris, Librairie J.-B. Baillière, p.145.

[44] Dr. Ley, 1906, « Le médecin et le pédagogue », L’Année psychologique, 13, 1, pp.92-99.

[45] Courtine Jean-Jacques, Vigarello Georges, 2006, « Identifier. Traces, indices, soupçons », in Corbin Alain, Vigarello Georges, Courtine Jean-Jacques (ed.), Histoire du corps, tome 3, Paris, Seuil, pp.261-277 ; Wagniart Jean-François, 1999, Le vagabond à la fin du XIXème siècle, Paris, Belin.

[46] Voir notamment la description saisissante du « criminel complet » que fait Letourneau Charles, 1887, « Préface », in Lombroso Cesare, L’homme criminel, Paris, Félix Alcan, p.iv.

[47] Le « casier » sanitaire est un dispositif inauguré dans certaines villes, dont Paris, à partir des années 1880. Il se présente sous la forme d’un état des lieux de la situation sanitaire de chaque maison, périodiquement révisé. Celui-ci comprend, outre un plan et une description des logements, un résumé de leur histoire sanitaire : les maladies qui y sont survenues, le nombre de personnes touchées, les interventions des services d’hygiène, etc. Son principal instigateur, Paul Juillerat, le présente comme un outil au service de la politique d’assainissement. Mais d’autres, à l’instar du pasteurien Émile Roux, souhaitaient que ces informations puissent être communiquées au public, comme celles de l’état civil, de manière à éclairer les choix résidentiels. Voir Juillerat Paul, 1921, L’hygiène urbaine, Paris, Éd. Ernest Leroux, en part. pp.129-133.

[48] Léonard Jacques, op. cit., p.303.

[49] Brouardel Paul, 1887, Le secret médical, Paris, J.-P. Baillière.

[50] Voir sur ce point Murard Lion, Zylberman Patrick, 1977, « La cité eugénique », Recherches, 29, pp.423-453.

[51] Calmette Albert, 1922, « L’œuvre de Pasteur et les progrès de l’hygiène », Bulletin de l’Académie de Médecine, 3° série, 88, p.692. Sur la dimension politique du mouvement de l’hygiène publique, voir Jorland Gérard, op. cit., p.282 sq.

[52] Murard Lion, Zylberman Patrick, 1996, L’hygiène dans la République. La santé publique en France, ou l’utopie contrariée, Paris, Fayard.

[53] Duclaux Émile, op. cit., préface.

[54] Fuster Édouard, 1904, « La tuberculose, maladie sociale », Revue d’hygiène publique et de police sanitaire, 26, p.32.

[55] Esposito Roberto, [2008] 2010, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, Paris, Les prairies ordinaires.

[56] Ibid., p.157. L’auteur propose à cet égard une contre-histoire du concept de « communauté » tel qu’il a été développé notamment par la sociologie allemande. Il suggère que la « communauté » ne renvoie pas à une appartenance ou une identité, ni à ce qui est propre à un groupe de personnes déterminées. Selon lui, la « communauté » se rapporte au contraire, étymologiquement, à ce qui appartient au plus grand nombre, ce qui est partagé par tous et qui, par conséquent, constitue une menace pour l’identité de chacun. Ce qui est commun n’est pas privé et particulier, mais public et général, indique-t-il, de sorte que la communauté « n’a pas à voir avec l’identité, mais au contraire avec altérité ». L’immunité, principe de clôture, s’oppose donc à la communauté ainsi entendue. Voir aussi Esposito Roberto, 2002, « Réflexions sur l’impolitique », in Université de tous les savoirs, Le pouvoir, l’État, la politique, Paris, Odile Jacob, pp.289-299.

[57] Sur les débats suscités par cette épidémie en France et son traitement dans l’espace public, voir en particulier Favre Pierre (dir.), 1992, Sida et politique. Les premiers affrontements (1981-1987), Paris, L’Harmattan ; Setbon Michel, 1993, Pouvoirs contre sida. De la transfusion sanguine au dépistage : décisions et pratiques en France, Grande-Bretagne et Suède, Paris, Seuil ; Pinell Patrice (dir.), 2002, Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France 1981-1996, Paris, PUF ; Dodier Nicolas, 2003, Leçons politiques de l’épidémie du sida, Paris, Éditions de l’EHESS ; Heard Mélanie, 2007, Un nouveau paradigme de santé publique : droits individuels et VIH/Sida, 25 ans d’action publique en France, Thèse de science politique, IEP de Paris.

[58] Sontag Susan, 1989, Le sida et ses métaphores, Paris, Christian Bourgois Éditeur, p.95.

[59] Moreau Delphine, 2005, « ‘Dispositifs de sécurité’ et épidémie de sida », Labyrinthe, 22, pp.101-110.

[60] Rudaux Paul-Édouard, Montlaur Henri, 1931, Dépistage de la syphilis en pratique obstétricale et prophylaxie de la syphilis héréditaire, Paris, Masson & Cie.

[61] Rénon Louis, 1905, Les maladies populaires, Paris, Masson & Cie.

[62] Carol Anne, 1995, Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation XIX°-XX° siècles, Paris, Seuil.

[63] Armstrong David, 1995, « The Rise of Surveillance Medicine », Sociology of Health and Illness, 17, 3, pp.393-404.

[64] Vigarello Georges, [1993] 1999, Histoire des pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen-Âge, Paris, Seuil.

[65] Armstrong David, art. cité.

[66] Massé Raymond, 2007, « Le risque en santé publique : quelques pistes pour un élargissement de la théorie sociale », Sociologie et sociétés, 39, 1, pp.13-27.