citation
Orazio Irrera,
"Pour une généalogie postcoloniale de la citoyenneté écologique ",
REVUE Asylon(s),
N°10, juillet 2012/juillet 2014
ISBN : 979-10-95908-14-2 9791095908142, Défaire le cadre national des savoirs,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1314.html
résumé
Toward a postcolonial genealogy of the ecologic citizenship
This paper deals with the creation of a form of citizenship stemming from claims related to the reconfiguration of the public space around both the environmental common management and the emergence of “environmental subjectivities”. This paper examines a specific case : the management of forest resources in two Indian Sub-Himalayan communities : Kumaon and Garhwal. This analysis aims to explain how the current methods of forests common management and decentralization cannot be understood without a genealogical inquiry likely to link the rationality and the technologies of colonial governmentality with the modifications of the forms of struggle and resistance that affects the relations among individuals, communities, and states. From a postcolonial perspective, the analysis of this case is a relevant example of how such a resistance actually disrupted the national power/knowledge framework, which intends to be universal. These struggles stressed the right to determine the meaning of “environment” within social and epistemological frameworks that are very different from the national, European and imperial frameworks. Keywords : ecologic citizenship ; environmental history ; subaltern studies ; forests ; colonial governmentality
Mots clefs
Cet article porte sur l’émergence d’une forme de citoyenneté issue des revendications concernant la restructuration de l’espace public autour de la gestion communautaire de l’environnement et de la naissance, qui lui est liée, d’un certain type de « subjectivités environnementales ». Question qu’il faut considérer comme d’autant plus importante si l’on pense que les conflits autour de l’environnement ont contribué de façon déterminante à mettre radicalement en crise le paradigme du développement issue après la Deuxième Guerre Mondiale [1]. Un des points les plus critiqués consistait dans le fait que le régime de véridiction économique ainsi que les technologies politiques d’intervention mises en acte pendant des décennies par des pays et des institutions internationales comme la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International et supporté par des politiques axées sur le marché, étaient au fond problématiquement axés sur la dichotomie propriété/gestion publique versus propriété/gestion privée. Face à l’obsolescence croissante démontrée par ce paradigme « développementaliste », une des manières les plus efficaces d’aborder la question du développement passe par l’analyse des Common-Pool Resources (CPRs) et de la propriété commune.
Dans le sillage des études du prix Nobel pour l’économie Elinor Ostrom, la question du « commun » et des biens communs se présente actuellement comme une des manières les plus remarquables de sortir de la dichotomie propriété publique versus propriété privée, au bénéfice de formes plus participatives et décentralisées d’accès et d’usage des ressources, parmi lesquelles, les formes environnementales occupent une place privilégiée [2]. Cette configuration particulière des rapports entre individu et communauté s’avère d’une importance considérable dans la mesure où par ce biais se déroulent encore aujourd’hui des efforts importants pour intégrer politiquement au sein de l’État plusieurs communautés indigènes qui demeurent à la marge, notamment dans nombre de pays ayant fait l’expérience de la colonisation et de la décolonisation.
Les ressources environnementales ont depuis longtemps été censées être soumises à une surexploitation et à un mauvais usage par des individus qui agissaient en fonction de leurs intérêts. Les solutions les plus communes prévoient soit une régulation gouvernementale centralisée, soit la privatisation des ressources. Mais, selon Elinor Ostrom, dans son texte séminal Governing the Commons, il y a aussi une troisième manière d’aborder la question des ressources communes : le profil d’institutions durables et coopératives, organisées et gouvernées par les usagers eux-mêmes. L’axe principal de problématisation de cette perspective institutionnelle pivote autour des modalités à travers lesquelles « un groupe d’individus qui se trouvent dans une situation d’indépendance réciproque peut s’organiser pour obtenir des avantages conjoints et continus même quand tous ces individus peuvent être tentés par le comportement du « passager clandestin », de l’escamoteur, ou par des actes autrement opportunistes » [3].
Cependant, les dites Common Studies ont jusqu’ici abordé cette question de manière presque exclusivement « synchronique », en examinant la configuration structurelle et fonctionnelle de ces nouvelles formes d’organisation communautaire, sans se focaliser sur la question « diachronique » de l’émergence de ces modèles. Étant donné ce cadre, cette tentative de généalogie postcoloniale commence en abordant deux questions principales : premièrement, est-il possible d’utiliser une grille foucaldienne pour avoir une compréhension historique plus profonde de l’émergence de ces modèles de technologie gouvernementale caractérisant les CPRs ainsi que les formes de subjectivité qui leurs sont liés ? Deuxièmement, est-il possible d’expliquer comment les arrangements institutionnels s’appuyant sur la propriété et le management « commun » sont historiquement enracinés dans toute une série de luttes et de négociations entre gouvernement et résistance ?
Pour débuter une telle analyse, il faut expliciter que le cadre de cet article est constitué par d’un type important de ressource environnementale dont l’usage et l’accès ont provoqué maints conflits, à savoir les forêts. En particulier, on analysera le cas des forêts himalayennes de l’Inde, notamment celles de l’État d’Uttarkhand avec ses deux divisions, le Kumaon et le Garhwal. À partir d’une perspective postcoloniale, le cas examiné apparaît comme un exemple très significatif de la manière dont ces résistances locales ont de fait bouleversé un cadre de savoir et de pouvoir national dans sa prétention impériale à se présenter comme universel. Ces luttes portaient sur le droit de déterminer ce que signifie l’« environnement » à l’intérieur de cadres épistémologiques et sociaux très différents des cadres nationaux, européens et impériaux.
À la différence du paradigme développementaliste, questionner les relations complexes entre gouvernement et résistance demande d’examiner le passage d’une exploitation intensive qui a marqué la période coloniale à un ensemble de technologies politiques qui, dans la phase postcoloniale, ont cherché à administrer ce type de ressources à travers un processus de décentralisation. Cette décentralisation, qui caractérise les formes communautaires de gestions des ressources des forêts, a concerné les règles qui définissent l’accès, l’usage, l’exclusion, la gestion, la surveillance, les sanctions et les modalités d’arbitrage des usagers par rapport aux forêts. Dans les dernières deux décennies et à travers l’analyse des coûts de surveillance et d’application des ce règles, plusieurs études ont expliqué comment la décentralisation vers une gestion collective basée sur la communauté s’est avérée plus efficiente que les formes de management et de propriété privée et que les formes centralisées de gestion gouvernementale à la fois [4].
Ce processus de dévolution vers les communautés a déjà été abordé à travers une grille foucaldienne pour prendre en considération la naissance des nouvelles formes de subjectivité politique-environnementale. À ce propos, Arun Agrawal a inventé la notion d’« environnementalité » « pour désigner le cadre conceptuel à l’intérieur duquel les technologies de soi et celles de pouvoir sont impliquées dans la création de subjectivités nouvelles par rapport à leur environnement. Il y a toujours un écart – continue Agrawal – entre l’effort que les individus font pour se remodeler [pour remodeler leur identité] et les technologies de pouvoir que les plans institutionnels cherchent à consolider. La formation de subjectivités environnementales particulières logées au cœur de cet écart est aussi contingente que politique. C’est donc la prise en compte de cette contingence qui rend possible l’introduction du registre politique pour penser la formation d’une subjectivité » – une subjectivité environnementale [5].
Si l’on désire saisir radicalement cette contingence historique il faut remonter aux conditions d’émergence de ce type de management. C’est pour cette raison qu’il faut s’arrêter sur la gouvernementalité coloniale en essayant d’esquisser une généalogie environnementale de l’entrelacement entre les technologies coloniales de gouvernement de l’environnement et les luttes que les paysans ont mené afin de résister. C’est sous cet angle qu’une approche foucaldienne peut rencontrer l’écologie politique dans la mesure où, comme Joan Martinez Alier l’a fait remarquer, ce dernier domaine pourrait être défini comme l’étude des conflits concernant la distribution écologique [6].
Il semble utile de faire remonter cette généalogie de l’environnement à 1864, date à laquelle le Royaume-Uni, qui s’était déjà affirmé comme le leader mondial dans la déforestation en vertu de la dévastation de ses propres bois ainsi que des forêts des ses colonies, institue le Département Impérial des Forêts (Imperial Forest Department) visant explicitement à contrôler la déforestation intensive des décades précédentes. Pour atteindre cet objectif il fallait créer des procédures juridiques capables de revendiquer et de sauvegarder le contrôle et le monopole de l’État sur les forêts, en écourtant l’accès dont bénéficiaient les communautés rurales depuis des siècles, bien avant la colonisation britannique. Madhav Gadgil et Ramachandra Guha soutiennent que la création d’un département ainsi spécifiquement qualifié a marqué un changement qualitatif dans la perception coloniale de la valeur stratégique des forêts. Cela est bien attesté par les premières tentatives de mise en place d’une législation compréhensive visant à régler l’usage et l’accès aux forêts – à savoir les Indian Forest Acts, respectivement en 1865 et 1878. Cet ensemble de normes a une importance capitale dans la mesure où il a constitué un modèle de législation des forêts qui a également été appliqué dans d’autres colonies britanniques [7].
Cette discontinuité dans la gouvernementalité coloniale des ressources des forêts présupposait aussi le développement d’un domaine scientifique particulier visant la vie et le vivant non par rapport à l’espèce humaine mais en relation aux Plantes. Cela impliquait tout aussi bien la formation de toute une série des disciplines et sous-disciplines comme la sylviculture, la botanique, la phytopathologie, etc.) que la création respective de figures professionnelles. Une entreprise réalisée par le biais d’un certain nombre d’experts allemands – je voudrais rappeler en passant le rôle remarquable joué à ce propos par Dietrich Brandis et ses disciples. Ce nouveau domaine scientifique – la sylviculture – a permis au Département des Forêts d’introduire de nombreuses et brutales manipulations de l’environnement afin de favoriser la production et la régénération des espèces de bois les plus résistantes et durables, comme le sal (shorea robusta), le teck, le cèdre de l’Himalaya (Cedrus deodara) et le pin chir (Pinus roxburghii), utilisées pour construire des train-couchettes (à cette époque le réseau ferroviaire était en train de s’étendre très rapidement) ou pour la production de résine végétale. Tout cela au détriment des chênes et d’autres espèces à larges feuilles, plus précieuses pour l’agriculture de colline, et situées dans l’équilibre écologique qui caractérisait le mode de vie traditionnel des populations locales.
Ces interventions qui marquent ce qu’Alfred Crosby a appelé « impérialisme écologique » [8] ont causé une altération de ladite « succession écologique », c’est-à-dire du processus naturel de longue durée d’évolution et de développement de l’écosystème d’un stade initial à un stade théorique dit « climacique [9] » – à savoir l’état final rejoint par un type de végétation qui s’est adapté à l’approvisionnement d’eau le plus riche qu’un certain écosystème local soit capable de fournir. Ce cycle correspond aussi à une succession par étapes d’habitats et de communautés vivantes, végétales et animales, et donc rend compte de la structure d’occupation d’un espace écologique déterminé (le biotope). Or, les manipulations apportées par le Département des Forêts a occasionné une véritable disjonction entre le cours naturel de la succession écologique selon lequel le chêne constituait le « stade climacique » et les impératifs de la sylviculture commerciale qui par contre favorisait l’extension des conifères.
Ce type de management scientifique des forêts s’appuyant sur un monopole étatique a été mis en acte par les deux Indian Forest Acts en 1865 et 1878. Ces lois ont distribué la responsabilité juridique et administrative de la gestion des forêts entre des agences gouvernementales différentes (notamment entre le Forest Department et le Revenue Department) ; ont classifié les forêts en réservant de vastes zones aux espèces les plus précieuses pour le commerce ; et, enfin, ont défini 1) un ensemble d’offense aux forêts, 2) tout un domaine d’actes interdits (surtout dans les dites Reserved Forests), 3) un système d’amendes pour toute violation des normes établies par les Forest Acts. Pour les habitants des collines du Kumaon et du Garhwal, dont la subsistance s’appuyait sur un mélange d’élevage de bétail et d’agriculture, ces nouvelles lois avaient des conséquences considérables dont j’esquisse rapidement une petite liste : a) ces lois causaient des restrictions importantes des droits coutumiers de coupe des arbres pour le fourrage et le bois de chauffage ; b) limitaient les droits de pâturage des villageois ; c) restreignaient l’usage des produits de forêt qui ne dérivaient pas du bois ; d) interdisaient l’extension des surfaces cultivées ; e) accroissaient les prestations de travail imposées aux villageois ; f) augmentaient les gardes forestiers ; g) supprimaient la pratique annuelle consistant à brûler le tapis forestier pour obtenir du fourrage vert ; h) obligeaient les villageois tant à signaler aux autorités les feux illégaux qu’à collaborer avec les gardes forestiers afin de les éteindre [10].
À partir d’une perspective foucaldienne, il sera utile de porter l’attention sur la matérialité des pratiques de ces villageois, telle qu’elle résulte des relations entre pouvoir et savoir, gouvernementalité coloniale et sylviculture scientifique. Du coup, on peut bien considérer la gouvernementalité coloniale de l’environnement comme une « conduite des conduites » façonnant le processus de normalisation pour déterminer les conduites environnementales qui sont admises et celles qui ne le sont pas [11] . Les conduites ciblées par le pouvoir colonial concernaient en fait tout un mode de vie coutumier, traditionnel, qui réglait les échanges écologiques entre les ressources naturelles et les populations rurales de ces régions himalayennes bien avant la colonisation britannique. Ces conduites constituent le véritable champ des relations de pouvoir où peut apparaître de façon évidente comment un discours scientifique (celui de la sylviculture) et certaines technologies gouvernementales (les Indian Forest Acts) sont de fait entrés en conflit avec toute une série de connaissances locales et de pratiques sociales [12]. Il s’agit d’une phénomène très proche de celui que Michel Foucault a désigné en 1976, dans son Cours au Collège de France, comme « savoirs mineurs » [13].
À ce titre, dans le sillage des études novatrices de Philippe Descola [14], Arturo Escobar a rappelé que « la nature n’existe que dans un univers dense de représentations collectives qui fondent directement des manières différentes de faire des choses avec/dans la nature. En bref – continue Escobar – plusieurs communautés dans le monde représentent et usent leur environnement naturel d’une manière qui est en contraste évident avec les modes les plus courants et les plus acceptés de regard sur la nature en tant que ressource extérieure aux êtres humains que l’on peut s’approprier librement et indifféremment. Les pratiques qui déterminent comment la nature est appropriée et utilisée sont définies non seulement par des facteurs économiques ou par des conditions écologiques, mais aussi par des significations culturelles » [15]. Du coup, il n’est pas question ici de comparer deux régimes de vérité caractérisés par rapport à une capacité technique supérieure ou inférieure en termes de manipulation de la nature ou de l’environnement (la sylviculture et le savoir natif) ; il s’agit plutôt de deux régimes de vérité plus compréhensifs dans la mesure où la capacité technique de disposer de la nature est entendue seulement comme une des fonctions liées aux manières de concevoir des formes éthiques et politiques d’existences imbriquées avec les conditions de l’environnement local. C’est à l’intérieur d’un tel cadre conceptuel et méthodologique qu’on pourrait mieux développer ce que Foucault a désigné « l’insurrection des ‘savoirs assujettis’ » et appliquer ainsi cet outil analytique aux formes de résistance que les habitants du Kumaon et du Garwahl ont porté à l’existence. Si l’on ne considérait point ce genre de résistance, même les transformations internes qui ont affecté aussi bien la sylviculture scientifique que les technologies gouvernementales seraient moins claires. Néanmoins, il faut également éviter de penser cette réactivation des « savoirs mineurs » comme quelque chose de monolithique ; il faut en revanche souligner les discontinuités dans la trajectoire des protestations sociales de ces habitants des collines himalayennes par rapport au renforcement progressif et de plus en plus invasif de l’ordre colonial. C’est ainsi que la réactivation de « savoirs mineurs » laissera apparaître son caractère modulaire et stratégique.
Dans sa très remarquable étude sur la protestation sociale en Himalaya, Ramachandra Guha montre l’importance d’un changement spécifique, d’une discontinuité essentielle dans les formes et les stratégies de résistance [16]. Guha affirme que dans une première phase, à partir à peu près du Forest Act de 1878, les villageois se limitaient à adopter des attitudes non collaboratives contre les tentatives des fonctionnaires coloniaux pour appliquer les nouvelles normes. À ce propos, Guha emploie les notions de « formes quotidiennes de résistance paysanne » et d’« armes des pauvres », empruntées à James Scott [17] et celles de « protestation élusive » (avoidance protest) qu’il emprunte à Micheal Adas [18], afin d’aborder toute une série de stratégies de résistance axée sur la non-confrontation, comme le fait de « traîner les pieds, la fausse complaisance, l’ignorance feinte, la migration, la violation déguisée de la loi (breaches of the law), les appels sociaux aux ‘traditions’ » [19].
Ces pratiques étaient codifiées par un ancien idiome coutumier de protestation sociale nommé dhandak, qui tirait tout sa légitimité de la tradition et ne visait pas à bouleverser l’ordre social. Les susdites pratiques quotidiennes de résistance, même quand la rébellion était manifeste, étaient ainsi adressées plutôt aux fonctionnaires incompétents ou corrompus qui ne gardaient pas les limites traditionnelles de leur pouvoir. Ces mécanismes de la protestation fonctionnaient comme une valve de soupape fonctionnelle permettant régulièrement de dégager des manifestations constructives de mécontentement. Guha soutient aussi que la source d’autorité de ce pacte entre gouvernants et gouvernés s’appuyait sur le lien divin de parenté, une qualité qu’on peut bien repérer auprès d’autres royaumes et monarchies locales. Une telle relation entre gouvernants et gouvernés était aussi marquée par un style de domination patriarcal qui administrait la justice et protégeait ses sujets de manière paternaliste [20]. Un aspect très important et distinctif du dhandak était l’absence de violence physique : les paysans préféraient un abandon temporaire du travail pour revendiquer leurs droits à travers des actions démonstratives, comme les marches vers la capitale, où les masses se rassemblaient autour d’un temple ou d’un sanctuaire, ou encore en demandant audience au roi [21].
Entre 1910 et 1911, lorsque le lois draconiennes mises en acte par les Forest Acts furent strictement renforcés, Guha remarque que les villageois avaient tendance à abandonner les « armes des pauvres » mentionnées précédemment pour adopter « des formes de protestation et de confrontation beaucoup plus ouvertes : attaques des réseaux de communications, des bâtiments de l’État, et de plus en plus fréquemment, des forêts dont le bois était destiné au commerce et aux dépôts de résine » [22]. Une de ces pratiques de résistance a eu une grande importance pour les autorité coloniales : celle d’incendier les forêts réservées à l’exploitation commerciale. Il s’agissait d’une réinscription stratégique d’une pratique traditionnelle (celle de brûler annuellement le tapis forestier pour obtenir du fourrage vert) à l’intérieur d’un idiome nouveau, qui s’appuyait sur la connaissance vaste et détaillée de l’environnement local avec toutes ses montagnes et ses vallées.
Les années 1916 et 1921 furent très sèches et à cette occasion, le système colonial de surveillance se trouva compromis à cause de l’énorme quantité et de la vaste extension de feux allumés volontairement : un phénomène que les autorités ont appelé « planned incendiarism » et qui a massivement endommagé la production de bois commercial tout comme l’extraction de résine, en compromettant irrémédiablement les plans de régénération adoptés par le Département de Forêts. Incapable de réagir par l’usage de la force, le gouvernement colonial du Kumaon fut obligé d’instituer en 1921 le Kumaon Forest Grievances Committee pour examiner les protestations continues de ces villageois. Après que plus de cinq mille témoignages furent pris en considération, la Commission envoya au gouvernement une liste de recommandations que ce dernier chercha à rendre opérationnelle notamment sur deux points principaux : le premier consistait dans la « dé-réservation » de portions très vastes des nouvelles Reserved Forests crées entre 1911 et 1917 ; et le deuxième instituait des forêts pour l’usage exclusif des communautés locales ; il s’agissait de forêts dont la gestion aurait été réalisée à travers un ensemble très large de règles encadrées par le gouvernement, mais qui auraient aussi pu être implémentées par les villageois eux-mêmes en fonction des nécessités émanant de leur usage quotidien et de leurs conditions environnementales particulières. Enfin, en 1931 les Forest Panchayat Rules marquèrent juridiquement l’émergence des communautés rurales comme subjectivités politiques capables de mettre en place des formes d’autogouvernement dans la gestion de leur environnement. Ce nouveau corpus législatif ne sera par la suite modifié qu’à deux reprises, en 1971 et 1976, et constituera la base de nombreux systèmes actuels de management des common-pool resources.
Ces luttes sont historiquement à la base des relations profondes et durables qui permettent encore aujourd’hui aux communautés subhimalayennes de transformer les individus impliqués dans les pratiques régulatrices de leurs forêts en subjectivités environnementales. Ces formes d’organisation communautaire arrivent à créer des individus qui ont le souci de leur environnement et pour lesquels celui-ci devient une catégorie conceptuelle qui organise des modalités coopératives de politisation de l’espace public en tant qu’écosystème, selon une instance qui est à la base de la citoyenneté écologique. L’émergence de telles formes de subjectivités environnementales témoigne aussi de la nécessité politique de percevoir les rapports individuels et collectifs avec l’environnement, bien au-delà de la dichotomie entre propriété/gestion publique et privée, imposée d’abord par la colonisation puis et ensuite par le discours développementaliste. Ce qui peut ainsi émerger est alors une conception de l’espace public traversée de façon consistante par l’idée des biens communs et de la coopération communautaire où l’écologie occupe une place importante dans les processus de subjectivation politique. Ce sont ces subjectivités politiques qui actuellement cherchent à résister aux impératifs du marché ou à la dépolitisation locale produite par la centralisation bureaucratique : deux phénomènes qui pour les communautés coïncident souvent avec le risque de dissolution et de déracinement de leur environnement.
Résumé / Abstract
Pour une généalogie postcoloniale de la citoyenneté écologique
Cet article porte sur l’émergence d’une forme de citoyenneté issue des revendications relatives à la restructuration de l’espace public autour de la gestion communautaire de l’environnement et de la naissance concomitante d’un certain type de « subjectivités environnementales ». On se focalise sur un cas spécifique : celui de la gestion des ressources des forêts qui a concerné certaines communautés subhimalayennes du Kumaon et du Garhwal en Inde. À ce propos, on essaiera de montrer que les formes actuelles de décentralisation et de gestion communautaire des forêts ne deviennent intelligibles qu’à la lumière d’une enquête généalogique en mesure de coupler la rationalité et les technologies propres à la gouvernementalité coloniale avec les modifications des modalités de lutte et de résistance qui ont affecté les rapports entre individus, communautés et États. À partir d’une perspective postcoloniale, le cas examiné apparaît comme un exemple très significatif de la manière dont ces résistances locales ont de fait bouleversé un cadre de savoir et de pouvoir national dans sa prétention impériale à se présenter comme universel. Ces luttes portaient sur le droit de déterminer ce que signifie l’« environnement » à l’intérieur de cadres épistémologiques et sociaux très différents des cadres nationaux, européens et impériaux.
Mots-clé : citoyenneté écologique ; histoire environnementale ; études subalternes ; forêts ; gouvernementalité coloniale.
Toward a postcolonial genealogy of the ecologic citizenship
This paper deals with the creation of a form of citizenship stemming from claims related to the reconfiguration of the public space around both the environmental common management and the emergence of “environmental subjectivities”. This paper examines a specific case : the management of forest resources in two Indian Sub-Himalayan communities : Kumaon and Garhwal. This analysis aims to explain how the current methods of forests common management and decentralization cannot be understood without a genealogical inquiry likely to link the rationality and the technologies of colonial governmentality with the modifications of the forms of struggle and resistance that affects the relations among individuals, communities, and states. From a postcolonial perspective, the analysis of this case is a relevant example of how such a resistance actually disrupted the national power/knowledge framework, which intends to be universal. These struggles stressed the right to determine the meaning of “environment” within social and epistemological frameworks that are very different from the national, European and imperial frameworks.
Keywords : ecologic citizenship ; environmental history ; subaltern studies ; forests ; colonial governmentality Notice bio-bibliographique
Orazio Irrera est chercheur associé au Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques (CSPRP) de l’Université Paris 7 – Denis Diderot. Il est co-directeur de la revue materiali foucaultiani et membre du comité scientifique du Réseau Terra. Il coodirige le séminaire Décolonisation et géopolitique de la connaissance entre la Fondation Maison des Sciences de l’Homme – Paris (FMSH) et l’Université Paris-Est Créteil (UPEC). Ses thèmes de recherche actuels sont la pensée de Michel Foucault et les études postcoloniales. Son prochain livre portera le titre Généalogies postcoloniales. L’insertion de l’éthique dans la politique chez Foucault, Said et Gandhi (Éd. L’Harmattan, Paris)
NOTES
[1] A. Escobar, « Discourse and power in development : Michel Foucault and the relevance of his work to the Third World », in Alternatives, n. 10 (1984), pp. 377-400 ; Id., Encountering development : The making and unmaking of the Third World, Princeton University Press, Princeton NJ, 1995.
[2] E. Ostrom, Governing the Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press, Cambridge & New York 1990.
[3] Ibidem, p. 29 (traduit par moi, O.I).
[4] A. Agrawal, « The Community vs the Market and the State : Forest Use in Uttarakhand in the Indian Himalayas », in Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 9 (1996), pp. 1-15.
[5] A. Agrawal, « Environmentality. Community, Intimate Government, and the Making of Subjects in Kumaon, India », in Current Anthropology, vol. 46, n. 2 (2005), pp. 161-190, en part., p. 166 (souligné par moi). Id., Environmentality : Technologies of Government and the Making of Subjects, Duke University Press, Durham 2005.
[6] J. Martínez Alier, The Environmentalism of the Poor. A Study of Ecological Conflicts and Valuation, Edward Elgar, Cheltenham (UK)-Northampton (USA) 2002.
[7] M. Gadgil, R. Guha, This Fissured Land : An Ecological History of India, Oxford University Press, New Delhi 1992.
[8] A. Crosby, Ecological Imperialism : The Biological Expansion of Europe, 900 – 1900, Cambridge University Press, Cambridge (UK) 1982.
[9] Climacique : de climax.
[10] A. Agrawal, Environmentality : Technologies of Government and the Making of Subjects, cit., p. 65 et suivantes.
[11] M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (1982), in Dits et Écrits, Gallimard, coll. « Quarto », (ed. vol. 2), 2001, tome II, pp. 1041-1062.
[12] En général sur le rapport entre savoirs indigènes et connaissance scientifique voir A. Agrawal, « Dismantling the Divide Between Indigenous and Scientific Knowledge », in Development and Change, vol. 26 (1995), pp. 413-439.
[13] M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France 1975-1976, Seuil-Gallimard, Paris 1997.
[14] Ph. Descola, G. Pálsson, Nature and Society : Anthropological Perspectives, Routledge, London and New York 1996 ; Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris 2005.
[15] A. Escobar, « Difference and conflict in the struggle over natural resources : a political ecology framework », in Development, vol. 49 (2006), pp. 6-13.
[16] R. Guha, The unquiet woods : ecological change and peasant resistance in the Himalaya, Oxford University Press, New Delhi 1989.
[17] J. Scott, Weapons of the Weak : Everyday Forms of Peasant Resistance, Yale University Press, New Haven 1986 ; Id., J. Scott, La domination et les arts de la résistance, Ed. Amsterdam, Paris 2008.
[18] M. Adas, « From Avoidance to Confrontation : Peasant Protest in Precolonial and Colonial Southeast Asia », in Comparative Studies in Society and History, vol. 23 (1981), p. 217-247.
[19] R. Guha, The unquiet woods : ecological change and peasant resistance in the Himalaya, cit., p. 126.
[20] Ibidem, pp. 89-90.
[21] Ibidem, pp. 67-69.
[22] Ibidem, p. 126.