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Heidegger en Inde

De Jarava Lal Mehta aux subaltern studies

Matthieu Renault
Matthieu Renault est philosophe. Maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (CNRS, Sciences-Po Bordeaux).

citation

Matthieu Renault, "Heidegger en Inde De Jarava Lal Mehta aux subaltern studies ", REVUE Asylon(s), N°10, juillet 2012/juillet 2014

ISBN : 979-10-95908-14-2 9791095908142, Défaire le cadre national des savoirs, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1293.html

à propos

Mots-clés : subaltern studies, Jarava Lal Mehta, Heidegger, études postcoloniales, phénoménologie

Keywords : subaltern studies, Jarava Lal Mehta, Heidegger, postcolonial studies, phenomenology

résumé

Résumé : Cet article examine l’idée de gratitude anticoloniale développée par Dipesh Chakrabarty dans les dernières lignes de son ouvrage Provincialiser l’Europe. Interrogeant le « tournant heideggérien » des subaltern studies, nous en dévoilons les racines dans l’œuvre du philosophe Jarava Lal Mehta : dans sa critique de l’historicisme et son appel à la répétition (le « pas en arrière ») ; dans sa reprise, son approfondissement et son décentrement du motif (husserlien et heideggérien) de l’européanisation du monde ; dans sa constante revendication de l’inéluctabilité du « voyage dans l’étranger et l’étrange » en tant qu’inséparable du mouvement de « retour chez soi » ; dans ses réflexions herméneutiques sur le problème du langage et de la traduction. Ce que donne à voir l’œuvre de Mehta, c’est la genèse d’une phénoménologie postcoloniale.

Abstract : This paper examines the idea of anticolonial gratitude developed by Dipesh Chakrabarty in the closing lines of his Provincializing Europe. It questions the “Heideggerian turn” of subaltern studies and reveals its roots in the work of the philosopher Jarava Lal Mehta : in his critique of historicism and his appeal to repetition (“step back”) ; in his appropriation, deepening and decentering of the (Husserlian and Heideggerian) notion of the Europeanization of the world ; in his constant affirmation of the ineluctability of a “wandering into the foreign and the strange” as inseparable from the movement of “homecoming” ; in his hermeneutical thoughts on language and translation. Mehta’s work shows the making of a postcolonial phenomenology.

Introduction : un « esprit de gratitude anticoloniale »

« Provincialiser l’Europe n’a rien à voir avec le fait d’éviter ou d’éluder la pensée européenne. En effet, au terme de l’impérialisme européen, la pensée européenne nous a été laissée en cadeau. Nous ne pouvons parler de la provincialiser que dans un esprit de gratitude anticoloniale » [1]. C’est sur ces mots que se clôt l’ouvrage de l’historien indien des subaltern studies Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, publié en anglais en 2000 — et traduit tardivement en français en 2009. Sa réception en France, inséparable de celle des postcolonial studies, fut essentiellement la réception de son titre, un titre qui selon Jean-Loup Amselle « résume à lui seul la philosophie des études sur les groupes subalternes » et a assuré la « renommée » [2] de son auteur, sa « notoriété » [3] écrit quant à lui François Warin. Chez Amselle et Warin pointe une même critique : la provincialisation de l’Europe ne peut être qu’un projet culturaliste et relativiste rendant impossible toute pensée de la « communication » des cultures [4].

Ce jugement ne laisse pas d’étonner lorsque l’on sait que Chakrabarty ne cesse d’affirmer que le projet de provincialisation n’est en rien une « défense du relativisme culturel », un « projet nationaliste, indigéniste ou atavique » [5]. Chakrabarty ne considère pas « la raison/la science/les universels » comme des « éléments relatifs à la seule culture européenne » car sans les concepts de la pensée politique européenne (citoyenneté, État, société civile, etc), « il est tout simplement impossible de penser la modernité politique ». La pensée européenne constitue un « héritage [qui] est désormais mondial » et du sein duquel l’auteur lui-même dit écrire [6]. Plus sérieuse est la critique adressée par Vasant Kaiwar selon lequel l’esprit de gratitude anticoloniale revendiqué par Chakrabarty menace de n’être rien de plus qu’un « esprit de capitulation postcoloniale » signant définitivement le « triomphe de l’Europe capitaliste et bourgeoise » et la relégation des « histoires bengalis » dans le pur exotisme [7].

Mais qu’est-ce que Chakrabarty a-t-il réellement voulu signifier par l’idée de gratitude anticoloniale ? La réponse à cette question est selon nous toute entière contenue dans cette phrase : « Si Provincialiser l’Europe s’ouvre et s’achève sur la reconnaissance du fait que la pensée politique européenne est indispensable pour représenter la modernité politique non européenne, il affronte les problèmes de représentation qui résultent nécessairement de cette indispensabilité » [8]. Qu’est-ce à dire sinon que la provincialisation est un double projet de déprise et de reprise, de rupture et d’appropriation de la « pensée européenne », au-delà à la fois de tout mimétisme et de tout séparatisme ? En cela elle hérite de l’essentielle stratégie anticoloniale de retournement des armes miraculeuses (Aimé Césaire) du colonisateur contre ce dernier, un effet boomerang (Jacques Rabemananjara) dont les effets non seulement politiques, mais aussi proprement épistémiques sont encore en attente d’une analyse approfondie.

Cette notion de gratitude anticoloniale, nous chercherons quant à nous à l’examiner en prenant pour point de départ l’un des principaux reproches adressés à Chakrabarty et plus généralement aux subaltern studies, à savoir leur « tournant heideggérien ». Ainsi, selon Amselle, ce « contempteur de la science et de la technique » qu’est Heidegger « occupe une place à part dans ce phénomène de mise à distance de la pensée occidentale » ; s’il attire « tous ceux qui ont à cœur de relativiser la suprématie de la pensée européenne », c’est en raison de sa « haine du modernisme et de la civilisation industrielle », de son « primitivisme », de « son côté paysan de la Forêt-Noire » [9]. Quant à Kaiwar, il affirme qu’ « un ouvrage qui s’appuie sur Marx et Heidegger, mais dans lequel le premier disparaît peu à peu sous le second, ne saurait contribuer à provincialiser l’Europe » [10]. L’on est effectivement en droit de se demander ce qu’un philosophe dont les prises de position philosophico-politiques n’ont pas fini d’être sources de débat pourrait bien apporter à une école de pensée dont le mot d’ordre est celui du décentrement de l’Europe. Que la destruktion heideggérienne ait profondément inspiré la déconstruction derridienne, elle-même source d’inspiration fondamentale des postcolonial studies, paraît de peu de poids face à ce que d’aucuns qualifient de germanocentrisme de Heidegger, celui-ci reproduisant une division (épistémique) coloniale à l’intérieur des frontières de l’Europe [11]. Aller au-delà de ces a priori, par ailleurs légitimes, exige d’étudier dans le détail les usages effectifs de Heidegger dans les subaltern studies.

Le « saut salvateur » : une critique de l’historicisme

C’est sous le signe du marxisme, fût-ce d’un « marxisme occidental » fortement influencé par la figure de Gramsci et profondément critique envers les récits d’un certain « marxisme orthodoxe » sur l’histoire de l’Inde, qu’émergèrent au début des années 1980, sous l’égide de Ranajit Guha [12], les subaltern studies, celles-ci s’inscrivant alors de plein droit dans la perspective d’un marxisme postcolonial. Or cet héritage reste prégnant dans Provincialiser l’Europe, Chakrabarty affirmant que « Marx demeure […] un critique central pour tout projet historiographique postcolonial » [13]. Cela ne l’empêche pas de mettre en question l’historicisme de Marx, ou plus exactement des « récits historiques ‘marxistes’, articulés autour du thème de la transition historique » (vers le capitalisme et la modernité) qui ne conçoivent l’histoire de l’Inde que dans les termes « d’un manque, d’une absence, ou d’une incomplétude » [14]. Ces récits relèvent de ce que Chakrabarty appelle l’Histoire 1, « l’histoire universelle et nécessaire que nous associons au capital ». À cette histoire, il oppose l’Histoire 2, c’est-à-dire l’histoire de passés qui sont certes inhérents au capital, mais qui néanmoins « interrompent et ponctuent le déploiement de sa logique propre » ; une histoire qui se découvre au sein même du texte de Marx et qui « permet de ménager une place […] à la politique de l’appartenance et de la diversité humaines » ; une histoire qui oblige en somme à considérer « les manières multiples d’être humain et leur rapport à la logique mondiale du capital » [15].

Chakrabarty s’attache pourtant à montrer que chez Marx lui-même, l’Histoire 2 ne constitue jamais « qu’une vision fugitive […]. À peine entraperçue, elle disparaît » [16]. C’est pourquoi il en appelle à une toute autre tradition de pensée, la tradition herméneutique, laquelle « considère que la pensée est intimement liée à des lieux et formes de vie particulières » et apporte « un soin passionné au détail en vue de comprendre la diversité des mondes vécus » [17]. Or, si Marx était le représentant majeur de l’Histoire 1, l’ « exemple parfait » de la tradition herméneutique est quant à lui Heidegger. Chakrabarty l’avoue, ce qu’il a « emprunté à Heidegger (et essayé d’apprendre de lui) est d’abord une manière de penser ». S’il mobilise la philosophie heideggérienne, c’est alors pour thématiser les « rapports quotidiens, proto-analytiques, non objectivants » aux outils et au monde ; c’est pour défaire l’image de la totalité qui sous-tend les discours de la transition et revendiquer un « maintenant » par définition fragmentaire ; c’est pour souligner que tout « désir de retour » est à la fois projection vers le futur [18]. S’il ne s’agit jamais pour Chakrabarty de substituer Heidegger à Marx, mais comme il le dit lui-même de les faire dialoguer, il n’en reste pas moins que la figure de Heidegger joue essentiellement comme contrepoint permanent de l’historicisme marxien/marxiste.

C’est une critique analogue de l’historicisme qu’expose Ranajit Guha dans History at the Limit of World-History. Contre Hegel cette fois-ci, Guha en appelle à « sauver l’historicité (historicality) de son confinement dans l’Histoire du monde (World-History) » [19]. Tout comme Chakrabarty va puiser dans le texte de Marx les ferments d’une critique de l’historicisme, Guha découvre dans la théorie hégélienne de la reconnaissance (intersubjectivité) un effort pour penser le monde et la conscience quotidienne, la « vie prosaïque » [20]. Mais cette ouverture n’est à son tour que fugitive, car cette « prose du monde » se résorbe presque immédiatement dans la « prose de l’histoire » incarnée par le concept d’Histoire du monde (Weltgeschichte). Alors l’Esprit (Geist) se substitue à l’homme et devient le seul sujet de l’histoire. Cet Esprit « utilise les esprits nationaux [Völkergeister] pour s’actualiser dans le procès historique ». Dans cette Histoire une, l’ « Orient », considéré comme la « première configuration à avoir émergé dans le temps » [21] se voit irrémédiablement rejeté dans la pré-histoire. D’où la nécessité selon Guha de contrer cette Histoire en lui opposant de tout autres récits historiques fondés, telle l’épopée sanskrite du Mahâbhârata, sur « l’expérience, l’étonnement et le pathos » [22]. C’est à ce moment de sa réflexion que Guha fait appel à Heidegger qui, réinvestissant la notion d’ « étonnement » — auquel il confère le « sens de contemplation du thaumazein grec » —, met au jour « certains aspects d’une longue tradition européenne perdue » présentant de fortes « affinités avec l’ancien concept indien d’étonnement » [23]. Consacrant un épilogue à la critique par Rabindranath Tagore de la « pauvreté de l’historiographie », Guha mobilise à nouveau Heidegger pour jouer la quotidienneté et la « facticité de l’être » contre la « factualité de la représentation historiographique ». Il construit ainsi un singulier couple Heidegger-Tagore guidés par un même souci de « projeter l’historicité dans des régions situées au-delà des limites de l’historiographie », au-delà et contre donc la figure de Hegel [24].

Ces usages subalternes de Heidegger ne découvrent pourtant leur réelle signification qu’à la lumière de l’histoire de la réception de l’œuvre du philosophe allemand en Inde, une histoire marquée par les écrits du philosophe indien Jarava Lal Mehta à propos duquel Hannah Arendt aurait confié à Jitendra Nath Mohanty : « Savez-vous que le meilleur livre sur Heidegger, en toutes langues, est écrit par un Indien ? » [25]. Or, la question de l’histoire et de l’historicité est déjà au cœur des réflexions de Mehta du livre évoquée par Arendt, Martin Heidegger. The Way and the Vision [26] (1967) ainsi que dans ses nombreux autres essais sur Heidegger. Comme le fera Guha, c’est à Hegel qu’il oppose Heidegger. Hegel, dit Mehta, pense en « termes évolutionnistes » ; pour lui, ce qui vient en dernier est toujours « l’actualisation plus explicite, plus différenciée et plus mature » de ce qui le précède [27] ; dans la téléologie hégélienne ce qui se tient à l’origine ne peut donc qu’être le moins développé, ce qui sera nécessairement dépassé [28]. Mais, ajoute Mehta, l’idée hégelienne selon laquelle « la pensée philosophique est, à son commencement historique, la plus pauvre et la plus abstraite », l’idée selon laquelle « l’histoire commence avec le primitif et l’arriéré, le grossier et le faible », cette idée constitue, aux yeux de Heidegger, une « erreur fondamentale » [29]. À l’aufhebung hégélienne, Heidegger préfère en effet le « pas en arrière » (step back), la répétition en tant que libération des possibilités originelles jusqu’alors voilées : « Pour qu’un commencement se répète, écrit Heidegger, […] il faut que le commencement soit recommencé plus originairement et cela avec tout ce qu’un véritable commencement comporte de déconcertant, d’obscur et de mal assuré » [30]. Ce vers quoi tend Heidegger, c’est vers un recommencement de « l’existence historico-spirituelle » de l’Occident [31].

Mehta, argue Mohanty, écrit avec l’intime conviction qu’il est possible d’appliquer l’herméneutique heideggérienne à la tradition indienne afin de « retrouver » celle-ci [32]. Mais ce retour, précise Mehta, n’est en rien une « tentative de restauration du passé » — tentative dont Hegel avait à juste titre démontré la futilité [33]. C’est une appropriation nouvelle et plus radicale des commencements : c’est un « saut salvateur » (saving leap) ; c’est une répétition qui, orientée par le présent, implique de secouer le « poids mort » de la tradition pour en libérer les forces dissimulées. Cette (ré)appropriation est inséparablement une (ré)interprétation, d’où l’importance fondamentale conférée par Mehta à l’herméneutique dont il puise l’inspiration chez Heidegger, mais aussi Gadamer.

L’européanisation du monde

Est-ce à dire que le geste philosophique de Mehta n’est qu’un transfert et une répétition à distance, pour l’Inde, du même geste que Heidegger avait accompli pour l’Europe-Occident ? Non, car souligne William J. Jackson « l’agenda de Mehta n’est pas interchangeable avec celui d’un philosophe occidental » [34]. Pour le comprendre, il faut repartir d’un motif essentiel de son œuvre, à savoir le problème de l’européanisation du monde. C’est chez Husserl que ce problème se découvre, dans la célèbre conférence de 1935 : La crise de l’humanité européenne et la philosophie. À plusieurs reprises, Mehta cite les lignes suivantes :

Il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique, que tous les autres groupes humains eux-mêmes ressentent chez nous, et qui est pour eux, indépendamment de toute question d’utilité, et même si leur volonté de conserver leur esprit propre reste inentamée, une incitation à s’européaniser cependant toujours davantage, alors que nous, si nous avons une bonne compréhension de nous-mêmes, nous ne nous indianiserons (par exemple) jamais [35].

Une « entéléchie » gouverne le devenir de l’Europe et c’est dans la philosophie grecque que puise ses racines cet « esprit culturel universel, entraînant dans son sillage toute l’humanité » [36]. En ce sens, conclut Mehta, la philosophie et la science (européennes) sont pour Husserl la révélation de la « raison universelle, ‘innée’ dans l’humanité » [37]. Dans la Krisis, Husserl ajoute que seule la réalisation d’une philosophie universelle décidera si l’humanité européenne fut plus qu’une « humanité contingente, perdue au milieu d’humanités et d’historicités tout autres » ; si elle « porte en soi une idée absolue au lieu d’être un simple type anthropologique comme la Chine ou les Indes » ; « si le spectacle de l’européisation de toutes les humanités étrangères annonce en soi la vaillance d’un sens absolu » [38]. Ces arguments ont profondément marqué Mehta. Ne s’y voyait-il pas, en tant qu’Indien (sinon en tant que philosophe), relégué au rang d’objet empirique (particulier) sous les yeux du sujet transcendantal (universel) européen ? C’est pourquoi dans un défi lancé à Husserl il soulève cette question : « Mais cette ‘universalité’ factuellement inévitable est-elle le vrai telos de l’humanité » [39] ?

Ces réflexions de Husserl n’allaient pas être sans avenir. Elles seront reprises, dit Mehta, tant par Merleau-Ponty que par Ricœur [40]. Qu’en est-il de Heidegger ? Pour ce dernier, rappelle le philosophe indien, le nom même de « philosophie occidentale » n’est rien d’autre qu’une tautologie [41] ; il n’y a de philosophie (sinon de « pensée ») qu’occidentale. Qui plus est, selon lui, la pensée philosophique a déterminé toute l’histoire de la civilisation occidentale ; or, ajoute Mehta, c’est dans « le destin de l’Europe » que se joue désormais le « destin de la terre », le destin « de la civilisation mondiale fondée sur la pensée occidentale » [42]. Cependant, de Husserl à Heidegger, l’on est passé de la célébration du procès d’européanisation du monde à sa radicale critique : « l’européanisation de la terre, écrit Heidegger, attaque et ronge aux racines tout ce qui est essentiel » [43]. Répondant à la question formulée par Paul Valéry dans La crise de l’esprit, Heidegger affirme, dit Mehta, que l’Europe n’est peut-être d’ores et déjà plus qu’ « un petit cap du continent asiatique » quoiqu’elle « demeure en même temps le cerveau de tout le corps de la terre » [44]. La menace du nihilisme, conviée par la métaphysique et la technique, s’étend désormais sur toute la terre, celle-ci faisant l’objet d’une véritable « stratégie de conquête » [45].

C’est donc chez Heidegger que Mehta puise une critique intra-civilisationnelle de la civilisation — que d’autres penseurs non-européens allaient chercher chez Marx, Freud ou Nietzsche. Mais déplaçant cette critique au-delà des frontières de l’Europe, Mehta va s’attacher à penser les effets de l’européanisation du monde sur les mondes non-européens. Car le devenir mondial de la civilisation occidentale a rendu la signification même de la civilisation problématique « à la fois pour l’Occident et pour le reste du monde » [46]. C’est comme une « effrayante ombre d’elle-même », « vidée de toute sa substance » que la civilisation occidentale s’est étendue sur le reste du monde comme un « désert grandissant ». Et Mehta d’ajouter avec une véhémence qui ne lui est guère coutumière que la métaphysique a pénétré à l’intérieur des pensées non-européennes comme un « cheval de troie », comme un « virus […] altérant notre perception de la réalité » [47]. Mais comment Mehta peut-il alors en appeler à un « retour » (herméneutique) à la tradition indienne si l’européanisation du monde est pour lui inéluctable ?

Vers une pensée planétaire

C’est à nouveau dans le texte heideggérien que Mehta cherche une réponse à ces interrogations. Il en revient une fois encore au conflit Heidegger versus Hegel : « Heidegger, dont la pensée est par tant d’aspects une lutte contre Hegel, ne pouvait pas manquer de voir combien la propre pensée de Hegel était un combat contre ‘l’Orient’ » [48]. S’opposant fondamentalement à Hegel, Heidegger ne pouvait pas manquer d’entrer en dialogue avec ce à quoi Hegel s’opposait [49] et ce bien qu’il ne se soit jamais intéressé de près aux pensées asiatiques — à la différence de Schelling ou Hegel justement [50]. Mais c’est précisément cette indifférence qui lui permet, selon Mehta, de se prémunir de toute vision romantique et de faire preuve d’une réelle ouverture à l’Orient [51]. « Heidegger réalise qu’un ‘dialogue’ avec la pensée est-asiatique est inévitable » [52]. Ce dont il est en quête, c’est d’un nouveau commencement de la pensée « au-delà de l’Orient et de l’Occident » [53] ; car réaliser le « pas en arrière », en deçà de la métaphysique, c’est se projeter au-delà de la « dichotomie Orient-Occident » [54] pour donner lieu à une authentique « pensée planétaire ».

Cette nouvelle unité, elle ne saurait cependant se résumer à une « coexistence pacifique », à une douteuse synthèse. Au contraire, elle ne peut advenir qu’ « à travers un retour de chacun à ses propres origines » [55]. De ce point de vue, Mehta est parfaitement fidèle à Heidegger lequel, argue Fred Dallmayr, rejette tout « culte des formes de vie exotiques », préférant un « engagement patient avec l’héritage de la culture occidentale » [56]. Mehta formule la chose un peu différemment : en tant qu’Européen, Heidegger n’avait d’autre ressource que sa propre tradition philosophique pour se porter au-delà de la métaphysique [57]. N’avait-il pas démontré, avant Gadamer, que la compréhension n’était possible que depuis l’intérieur d’une tradition ? Ainsi qui l’affirmera lors de sa célèbre interview de 1976 au Spiegel :

Ma conviction est que c’est seulement à partir du même site mondial où le monde technique moderne est né qu’une conversion peut se préparer, qu’elle ne peut pas se produire par l’adoption du bouddhisme Zen ou d’autres expériences du monde faites en Orient. La conversion de la pensée a besoin de l’aide de la tradition européenne et de son nouvel acquis. La pensée n’est transformée que par la pensée qui a les mêmes provenance et destination. [58]

Ces paroles, que Mehta ne manque pas de citer, ne devaient-elles pas le laisser dubitatif ? En effet, dire que le dépassement — que Heidegger conçoit ici au sens proprement hégélien de l’aufhebung — de la métaphysique ne peut être opéré que depuis l’intérieur de la tradition (européenne) qui lui a donné naissance, n’est-ce pas exclure de ce devenir le monde non-européen, lequel, pourtant irrémédiablement exposé à l’européanisation du monde, n’en serait jamais que l’objet, dépourvu de tout pouvoir d’agir sur ce processus ? Jamais Mehta ne semble s’opposer frontalement à ces arguments. Il est à cet égard significatif qu’il décrive sa rencontre avec Heidegger en 1957 à Fribourg comme une « expérience de profonde rencontre […] d’un Indien, conscient de sa tradition mais cherchant à comprendre la tradition occidentale, en présence d’un penseur occidental essayant de transcender sa tradition depuis l’intérieur de la tradition elle-même » [59]. Cette formule ne témoigne-t-elle pas en effet d’une radicale asymétrie du point de vue du rapport que chacun des deux partenaires du dialogue entretient avec sa propre tradition et avec la tradition de l’autre, comme s’il était loisible au philosophe allemand de ne puiser que dans sa seule tradition tandis que le philosophe indien n’avait d’autre choix que de comprendre la tradition de l’autre ?

La seule « défense » de Mehta semble alors être de prouver que la réduction de la notion de philosophie à l’Occident est arbitraire ; car, dit-il, la chute dans la métaphysique (la pensée objectivante) est universelle ; tout homme y est sujet, « peu importe qu’il soit Grec, ou Chinois, ou Indien » [60]. La faiblesse de cette réponse, c’est que pour sauvegarder le rôle que peut jouer le « penseur asiatique » dans le dépassement de la métaphysique, elle passe sous silence le phénomène par ailleurs que Mehta juge par ailleurs essentiel de l’européanisation du monde pour en revenir à ce qui a toute l’apparence d’un d’universel abstrait. Mehta a cependant de tout autres arguments à faire valoir, lesquels, loin de rompre avec Heidegger, puiseront une fois de plus leurs racines dans sa pensée, mais ce à présent pour arracher celle-ci à son propre eurocentrisme.

« Un voyage à travers l’étranger et l’étrange »

Nous avons ouvert cet article avec la phrase conclusive du Provincialiser l’Europe de Chakrabarty revendiquant un esprit de gratitude anticoloniale. Il est temps à présent de souligner que cette conclusion est assortie d’une note de bas de page où il est précisé que :

Comme l’a écrit un philosophe indien : « Il n’y a pas d’autre chemin qui nous soit accessible, à nous Orientaux, nous devons poursuivre dans la voie de cette européanisation, jusqu’au bout. Ce n’est qu’au cours de ce voyage à travers l’étranger et l’étrange que nous pouvons regagner notre propre individualité ; ici comme ailleurs, le chemin vers ce qui est le plus proche de nous est le chemin de retour le plus long »  [61].

Ce philosophe indien, c’est Mehta qui ne cesse d’invoquer le motif du voyage dans l’étrange(r) et du retour chez soi, un motif qui marquera profondément ses interlocuteurs et lecteurs [62]. Mehta prend à cet égard appui sur la pensée tardive de Heidegger, et plus particulièrement sur les cours du début des années 1940 à propos des poèmes de Hölderlin Andenken et Der Ister. Ce qu’y illustre Heidegger, c’est que tout « retour chez soi » suppose une « traversée de l’étranger » [63], de longues pérégrinations [64]. Le thème central de ces cours, c’est, dit Dallmayr, la « rencontre des modes de vie autochtone et étranger » et la puissance transformatrice de l’étrangéisation (estrangement) ». Il ne saurait donc y avoir de chez-soi sans exposition radicale à l’altérité, sans dialogue avec l’étrangeté. Appropriation et expropriation sont intimement liées : le retour est aussi un exode. Jamais Heidegger ne se fait-il pour autant le chantre d’une pensée nomade car « le voyage à l’étranger est en même temps un retour aux origines, à la source (Quelle) » [65]. Pour Hölderlin, nous apprend Heidegger, le poète est un voyageur, non pas un aventurier, mais un marin [66]. Cette relation fondamentale du chez-soi et de l’étranger prend dans ces cours la figure de l’opposition de l’Allemagne et de la Grèce, de la « clarté » d’un côté et du « feu divin » de l’autre [67]. Ainsi, pour Heidegger, écrit Dallmayr, « la tâche et le chemin futur de la culture allemande implique un tournant en direction du feu divin spirituel, quelque chose en contradiction absolue avec la rationalisation processuelle et la maîtrise technique du monde » [68].

Heidegger, affirme Mehta, a appris « de Hölderlin la nécessité de voyager dans le lointain et l’étranger afin de revenir et de s’approprier librement, d’être-chez-soi dans ce qui est sien » [69]. S’appropriant librement ce motif heideggérien, Mehta, en appelle à son tour à voyager dans l’étranger (européen) pour revenir au chez-soi (indien). Selon Mehta, le penseur indien, en tant qu’il appartient « à l’horizon d’intelligibilité provenant de l’Occident » doit nécessairement faire usage des concepts de la philosophie occidentale. Il doit participer « sans peur et avec vigueur, à la pensée métaphysique occidentale » [70]. Ce qui est requis de lui, c’est « une marche téméraire et librement entreprise dans l’étranger, le douteux et le non chez-soi » [71] ; car, dit encore Mehta, « la compréhension de notre tradition culturelle est inéluctablement de nature dialectique et présuppose une sortie de soi, la rencontre avec l’autre et l’étrange, puis un retour à soi » [72]. Et Mehta de qualifier le « voyage » en Occident de « pèlerinage vers notre propre individualité » [73]. Le problème du retour à soi —si prégnant dans la littérature anticoloniale et postcoloniale — n’est donc en rien chez Mehta synonyme de refus de l’autre et de repli sur soi. Tout au contraire, il présuppose et même s’identifie au voyage dans l’étrange(r) : le retour à soi est un détour par l’autre (et réciproquement). Autrement dit, en situation d’européanisation du monde, la question du recommencement de la tradition (le « pas en arrière ») est inséparable du cheminement à travers l’Occident : le saut salvateur » est tout à la fois saut historique et géographique. C’est dans un unique geste que l’on retrouve l’étranger et le passé en soi.

Si la philosophie heideggérienne se révèle pour Mehta précieuse, c’est qu’elle permet à l’ « Orient » d’accueillir « l’Occident » dans son altérité sans être écrasé par son histoire ; de s’approprier la technique occidentale « sans être pris dans son ‘essence’ » [74]. Ce que rend possible la pensée de Heidegger, c’est donc une suspension de l’histoire (et indissociablement de la philosophie de l’histoire qui lui donne raison), ce que l’on peut appeler une épochè historique comme condition de possibilité d’un recommencement mutuel des histoires de l’Occident et de l’Orient, désormais placés sur un pied d’égalité. Qui plus est, le fait de se situer à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la « civilisation » européenne/mondiale devient pour l’Indien un atout, car cette situation autorise une appropriation sélective ; elle confère une liberté à l’égard de la philosophie européenne, un « jeu » qui semble interdit à l’Européen tout entier engagé/pris dans sa tradition. C’est pourquoi Mehta en appelle à penser aux limites de l’Europe, « à la frontière de l’héritage européen », en ce lieu où s’identifient le dedans et le dehors, le départ et le retour, le même et l’autre ; la limite, c’est le véritable lieu du dialogue des traditions : « la liminalité est le mode d’existence de l’homme contemporain qui séjourne dans une région où les civilisations, les cultures et les religions se touchent, où les temps et les lieux s’écoulent ensemble » [75].

Ce voyage dans l’étranger, c’est aussi le voyage de Mehta lui-même dans la philosophie européenne. N’affirme-t-il pas à propos de Jaspers, Heidegger et Sartre que « nous pouvons voyager avec eux… dans des régions largement inexplorées » [76] ? En ce sens, la philosophie heideggérienne se voit elle-même embarquée dans ce voyage ; elle ne saurait constituer une tierce perspective d’ores et déjà située au delà de la confrontation de l’Occident et de l’Orient — quoique puisse par moment laisser penser le texte de Mehta lui-même. Elle se convertit inévitablement sous la plume de ce dernier en « théorie voyageuse », sujette à des transformations et variation intimes ; objet de déplacements géo-épistémiques. Faisant sienne la thématique heideggérienne de l’étrangéisation, Mehta en renverse littéralement le sens, l’ « Orient » devenant le chez-soi auquel seul un détour par l’Occident permet de faire retour. En cela, il arrache la philosophie heideggérienne à son cloisonnement (occidental) dans la relation Allemagne/Grèce. Dès lors la répétition acquiert un sens nouveau, car il s’agit pour Mehta de répéter le commencement de la tradition indienne en répétant autrement la philosophie européenne, sans être assujetti à elle et en y puisant les ressources nécessaires à un surpassement de l’européanisation du monde. Ce geste de retournement des armes de l’Occident relève au plus haut point d’un esprit de gratitude anticoloniale ; c’est un geste qui, dans les termes d’une autre figure majeure des subaltern studies, Partha Chatterjee, conteste non seulement la problématique européenne-coloniale, en tant qu’ensemble de thèses et jugements, mais aussi et d’abord sa thématique, c’est-à-dire le système épistémologique et éthique en référence auquel ces jugements sont produits [77].

De la traduction

Disciple de Heidegger, Mehta, dans son effort pour penser l’au-delà (ou l’en deçà) du clivage Occident/Orient, ne pouvait manquer de soulever la question du langage. Mais quelle allait être la langue de cette pensée planétaire qu’il appelait de ses vœux ? L’essai de Heidegger « D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande » semble à cet égard avoir joué un rôle essentiel. À propos du concept d’esthétique, Heidegger y affirme : « Le nom, aussi bien que ce qu’il nomme, vient de la pensée européenne, de la philosophie. […] Les Extrême-Orientaux ont-ils besoin, ont-ils même avantage à faire la chasse au système conceptuel européen ? » [78]. Et le philosophe allemand de pointer du doigt le « péril que recèle nécessairement en lui-même notre entretien mené en allemand » [79] ; c’est-à-dire le péril que recèle un dialogue des deux « mondes » se déroulant dans l’une des langues de ces mondes ; un dialogue qui déplace tout en « climat européen » ; dans lequel tout est « forcé à venir de ce côté-ci, dans le domaine des représentations européennes » : « la langue de notre entretien ne cesse, à mesure, de ruiner la possibilité de dire ce dont nous parlons » [80]. Est-ce à dire que tout dialogue des mondes « occidentaux » et « orientaux » soit une illusion ? Peut-être pas, mais ce dialogue ne pourra avoir lieu qu’à condition d’en revenir en-deçà des langues à la source une de la parole, quoique Heidegger avoue ne pas encore savoir si « un déploiement de la parole peut parvenir à l’expérience de la pensée, tel qu’il garantirait l’entrée en mutuel dialogue du dire (Sagen) européen, c’est-à-dire occidental, et du dire de l’Extrême-Orient — et cela d’une manière telle qu’en elle chantât cela qui jaillit d’une unique source » [81]. La philosophie heideggérienne n’en reste donc pas moins une philosophie de l’intraductibilité des langues de pensée. Il le dit encore dans son interview au Spiegel : « Pas plus que des poèmes, on ne peut traduire une pensée. On peut tout au plus la paraphraser. Dès qu’on se met à traduire littéralement, tout est transformé » [82].

Pour Mehta, cet entretien, auquel il se réfère régulièrement [83], ne pouvait qu’évoquer son propre échange avec Heidegger lors duquel celui-ci avait exprimé « un doute quant à la possibilité de traduire sans distorsion les idées centrales de la pensée indienne dans une langue occidentale » [84]. Le problème, dit Mehta, c’est que l’Inde et l’Europe « se rencontrent dans un monde occidentalisé ». Fidèle à Heidegger, le philosophe indien rappelle qu’un dialogue n’est pas « quelque chose qui se passe entre des hommes […], mais entre une langue et une autre » [85]. La tâche d’une construction planétaire consiste donc à « trouver un langage qui aille au-delà de l’opposition de l’Orient et de l’Occident » [86], « un langage universel et fondamental de la Vérité » dont les différentes langues (empiriques) pourront être dérivées [87]. C’est donc dans la naissance d’un langage un en deçà du foisonnement des multiples langues que Mehta semble placer tous ses espoirs. Sa position est en réalité plus complexe dans la mesure où il en appelle aussi à donner voix à ce langage primordial dans une « multiplicité de langues » . Plus encore, pour lui, la situation herméneutique du penseur indien est telle qu’il n’a d’autre choix que d’interpréter sa tradition en anglais, donc de la traduire : l’expérience herméneutique d’interprétation est toujours à la fois une expérience de traduction [88]. Et Mehta de souligner la fonction primordiale de la traduction pour toute philosophie comparée, ou mieux herméneutique comparée [89].

Ainsi que l’explicite Souleymane Bachir Diagne [90], une telle pensée de la traduction rend possible un profond renouvellement du concept d’universel. Il y a bel et bien un universel de traduction, mais ce dernier n’est plus, comme le dit Merleau-Ponty, un « universel de surplomb » (un universel impérial), mais un « universel latéral […], incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » [91]. Ce n’est plus un universel s’offrant depuis une perspective prétendument non située (atopique) et se niant donc elle-même en tant que perspective ; c’est un universel qui n’est rien d’autre que l’intersection de la série inachevable des points de vues [92]. Cet universel de traduction, dit encore Bachir Diagne, conteste tant l’idée husserlienne d’une langue philosophique universelle que l’idée heideggérienne de l’intraductibilité des langues de pensée — qui s’accompagne d’un immense privilège conféré au grec et à l’allemand. S’il serait excessif d’affirmer que Mehta a définitivement rompu avec ces deux thèses, il n’en reste pas moins que sa philosophie ouvre la voie à une herméneutique de la traduction —en tant qu’indispensable contrepartie d’une herméneutique de la tradition.

Cette question de la traduction demeure prégnante, après Mehta, dans les subaltern studies où elle se lie très étroitement à la critique de l’historicisme. Guha évoque l’identification coloniale du mot sanskrit itihāsa au mot anglais history et son intégration au champ discursif de l’Histoire du monde : « la traduction suivit la conquête comme un exercice de violence plutôt que comme quelque chose tel qu’un échange volontaire entre langues dans une condition de neutralité politique » [93]. Mais en situation postcoloniale, la traduction est susceptible d’endosser de tout autres fonctions. Ainsi Chakrabarty s’attache-t-il à penser la traduction (contre la transition) des mondes vécus ; une traduction ou plutôt des traductions qui ne supposent plus de « mesure d’équivalence », de « moyen terme universel », de « règles universelles » ; des traductions qui s’apparentent plus « à un troc qu’à un échange généralisé » et dans lesquelles « on passe d’un code à un autre » sans que les différences ne soient neutralisées et rejetées dans les marges [94]. En ce sens, le projet de provincialisation de l’Europe, loin de ruiner l’idée d’universel, pourrait au contraire se révéler être la condition de possibilité de l’émergence d’un nouvel universel, dégagé de l’emprise colonial, un universel décolonisé.

Conclusion : méthode et horizon — une phénoménologie décoloniale

Ce que nous a donné à voir la philosophie de Jarava Lal Mehta, ce dont témoignent ses usages de Heidegger, c’est de l’émergence de ce que Chakrabarty appelle un « esprit de gratitude anticoloniale ». Aller plus loin dans la compréhension de cette genèse d’une critique postcoloniale, en deçà même des postcolonial et subaltern studies, exigerait d’approfondir deux concepts clés.

Le premier de ces concepts, c’est celui de méthode. Ici encore, Mehta s’inspire de Heidegger chez lequel « des réflexions dispersées sur la méthodologie peuvent être trouvées dans toute [l’]œuvre » [95]. Si Mehta s’intéresse de près à « la nature de la méthode phénoménologique » [96], ce qui retient le plus fortement son attention est la critique de la méthode formulée par Heidegger dans la « seconde phase » de sa pensée, sa critique du primat de la méthode dans la science et la philosophie moderne. C’est que la question de la méthode se révèle étroitement dépendante du subjectivisme qui gouverne cette philosophie, ainsi qu’en témoigne l’œuvre de Descartes. Or, pour Heidegger, dit Mehta, « aucune manœuvre méthodologique ne peut bâtir un chemin menant des étants à l’Être lui-même » [97]. Et le philosophe indien de souligner que le cercle herméneutique n’est pas un cercle méthodologique mais renvoie à une « propriété ontologique de la structure de la compréhension » ; le propre de l’herméneutique, c’est précisément de rompre avec tout carcan méthodologique [98]. À la notion de méthode, Heidegger préfère alors la notion (topologique) de chemin [99] ; il n’en va pas autrement de Mehta chez lequel le chemin de la connaissance s’identifie au double mouvement de « voyage » (cheminement) dans l’étrange(r) et de retour et aux déplacements épistémiques que ce mouvement génère. De ce point de vue, Mehta rejoint ces penseurs tels Frantz Fanon [100] pour lesquels il ne peut y avoir de savoirs décolonisés (ou, dans les termes Mehta, de « pensée planétaire ») sans décolonisation des modes de production du savoir, sans décolonisation de la méthode.

Le second concept demandant à être examiné est le concept phénoménologique d’horizon : l’horizon c’est le « contexte », la « perspective » à l’intérieur de laquelle les objets se montrent et peuvent être pensés. Ainsi, écrit Mehta, le premier Heidegger pense-t-il le monde non comme entité ou essence, mais comme horizon [101]. Chez Mehta, l’horizon devient horizon culturel [102] : « celui qui cherche à comprendre sa propre tradition ou celle d’autres cultures, ne peut le faire que depuis son propre point de vue particulier » [103]. Cela ne signifie en rien que les cultures/horizons soient clos sur eux-mêmes ; tout au contraire y a-t-il un « partage mutuel des horizons », une « certaine fusion des différents horizons » qui se produit dans l’effort même de compréhension de l’autre [104]. Ainsi l’Indien, en tant qu’il participe à la civilisation occidentale-mondiale, « doit apprendre à vivre dans cet horizon comme autre » pour « retourner, enrichi, à l’horizon dont il est initialement parti, celui de sa propre tradition » [105]. Ce que tâche de penser Mehta, c’est un monde un (devenu tel en vertu de son européanisation) sur lequel ne cessent de se croiser, de se confronter et de s’affronter, de se mélanger et de se fondre, une multiplicité de points de vue relevant d’horizons de vie hétérogènes. C’est ce qu’il désigne comme un perspectivisme, lequel est à nouveau au plus près de la conception de l’universel latéral [106] de Merleau-Ponty — lequel n’en fera pas moins preuve d’une tenace résistance épistémique face aux processus de décolonisation [107]. De ce point de vue la philosophie de Mehta, traversée de part en part par le souci de dégager l’horizon d’une parole et d’une pensée au-delà de l’européanisation du monde, s’inscrit de plein droit dans l’horizon d’une phénoménologie postcoloniale [108].

NOTES

[1] Chakrabarty, D. Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique. Paris : Éditions Amsterdam, 2009, p. 376. Nous soulignons.

[2] Amselle, J.-L. L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes. Paris : Stock, 2008, p. 149.

[3] Warin, F. « La haine de l’Occident. Et les paradoxes du postcolonialisme », EspacesTemps.net, http://www.espacestemps.net/documen....

[4] Ibid. ; Amselle, J.-L. L’Occident décroché, op. cit., p. 150. Amselle reconnaît néanmoins qu’il ne s’agit pas tant pour Chakrabarty « d’opposer culturalisme et indigénisme, d’une part, et universalisme, d’autre part, que d’adapter les énoncés universalistes “occidentaux” à des contextes exotiques ». Il n’en reste pas moins que cette « torsion des signifiants universalistes et leur transformation en signifiés particularistes » reste à ses yeux hautement problématique (ibid., p. 37).

[5] Chakrabarty, D. Provincialiser l’Europe, op. cit., pp. 88-89. Chakrabarty avait du reste anticipé ces critiques : « à l’heure actuelle un grand nombre de chercheurs tendent à voir de l’étroitesse d’esprit, de l’essentialisme ou du relativisme culturel dans toute affirmation d’une différence non-occidentale » (ibid., p. 144).

[6] Ibid., pp. 33-34, 88.

[7] Kaiwar, V. « Des subaltern studies comme nouvel orientalisme », ContreTemps, n° 12, février 2005, p. 147. Voir également Kaiwar, V. L’orient postcolonial. Sur la « provincialisation » de l’Europe et la théorie postcoloniale. Paris : Éditions Syllepse, 2013.

[8] Chakrabarty, D. Provincialiser l’Europe, op. cit., p. 61.

[9] Amselle, J.-L. L’Occident décroché, op. cit., p. 10. Voir également Warin, F. « La haine de l’Occident », op. cit., « Le paradoxe Heidegger ».

[10] Kaiwar, V. « Des subaltern studies comme nouvel orientalisme », op. cit., p. 147.

[11] Voir Maldonado-Torres, N. « The topology of being and the geopolitics of knowledge. Modernity, empire, coloniality », City, vol. 8, n°1, April 2004, p. 32.

[12] Voir Guha, R., Chakravorty Spivak, G. (ed.) Selected Subaltern Studies. New-York : Oxford University Press, 1988.

[13] Chakrabarty, D. Provincialiser l’Europe, op. cit., p. 72. Voir également ibid., p. 95.

[14] Ibid., pp. 72, 74, 369.

[15] Ibid., pp. 118-119, 123.

[16] Ibid., p. 125.

[17] Ibid., p. 56.

[18] Ibid., pp. 124, 369.

[19] Guha, R. History at the Limit of World-History, New-York : Columbia University Press, 2002, p. 6.

[20] Ibid., p. 20.

[21] Ibid., pp. 35-36.

[22] Ibid., 4 : « Experience, Wonder, and the Pathos of Historicality », pp. 48-74.

[23] Ibid., p. 65.

[24] Ibid., pp. 79-93.

[25] Mohanty, J. N. « Introduction » in Mehta, J. L. Philosophy and Religion. Essays in Interpretation. New Delhi : Indian Council of Philosophical Research, 1990, p. v.

[26] Mehta, J. L., Martin Heidegger, The Way and the Vision. Honolulu : The University Press of Hawaï, 1976.

[27] Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy » in Philosophy and Religion, op. cit., p. 9.

[28] Dans des termes très proches de ceux de Chakrabarty, Mehta ajoute que pour Hegel les philosophies et religions asiatiques sont de l’ordre du « pas encore déterminé », l’Orient ne pouvant se définir que par le manque (Mehta, J. L. « Problems of Inter-Cultural Understanding in University Studies of Religion » in India and the West. The Problem of Understanding. Chico (California) : Scholar Press, 1985, p. 120).

[29] Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy », op. cit., p. 8.

[30] Heidegger, M. Introduction à la métaphysique. Paris : Gallimard, 1967, p. 50.

[31] Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy », op. cit., p. 8.

[32] Mohanty, J.,N. « Introduction », op. cit., p. vii.

[33] Mehta, J. L. « Understanding and Tradition » in India and the West, op. cit., p. 146.

[34] Jackson, W. J. « Prelude. Steps Toward the Whole Horizon : J. L. Mehta’s Contribution to Hermeneutics » in Jackson, W. J. (ed.) J. L. Mehta on Heidegger, Hermeneutics and Indian Tradition. Leiden, New-York, Köln : E. J. Brill, 1992, p. 2.

[35] Voir Husserl, E. « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » in La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Paris : Gallimard, 1976, Annexe III, pp. 353-354. Mehta renvoie aussi parfois à l’ouvrage de Bertrand Russel, Wisdom of the West.

[36] Ibid.

[37] Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue » in Philosophy and Religion, op. cit., p. 35.

[38] Husserl, E. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 21.

[39] Mehta, J. L. cité par Halbfass, W. « Foreword » in J.L. Mehta on Heidegger, Hermeneutics & Indian Tradition, op. cit., p. xii.

[40] Mehta, J. L. « Problems of Inter-Cultural Understanding un University Studies of Religion », op. cit., p. 114 ; Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue » op. cit., p.35.

[41] Mehta, J. L., Martin Heidegger, The Way and the Vision, op. cit., p. 463.

[42] Mehta, J. L. « In Memoriam : Martin Heidegger » in Philosophy and Religion, op. cit., p. 25.

[43] Heidegger, M. « D’un entretien de la parole. Entre un Japonais et un qui demande » in Acheminement vers la parole, Paris : Gallimard (Tel), 1976, p. 101.

[44] Mehta, J. L. « The Saving Leap » in J.L. Mehta on Heidegger, Hermeneutics & Indian Tradition, op. cit., p. 94.

[45] Dallmayr, F. The Other Heidegger. Ithaca, London : Cornell University Press, 1993, p. 72.

[46] Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue » op. cit., p. 37.

[47] Ibid., pp. 36-37. Toutes choses égales par ailleurs, ces arguments ne sont pas sans évoquer ceux de l’écrivain iranien Jalal Al-e-Ahmad dans son ouvrage de 1962, L’Occidentalite. La peste de l’Occident. Mehta souligne à de multiples reprises la violence épistémique générée par cette imposition de la raison européenne ; mais il n’évoque guère le lien intime que cette domination des esprits a entretenu avec la domination (coloniale) des corps. Tout au plus note-t-il incidemment que « depuis 1850, avec l’essor complet de l’époque coloniale, cette domination, dans le champ des idées, des perceptions et des attitudes, semble être devenue irréversible » (Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue », op. cit., p. 34).

[48] Mehta, J. L. « A Stranger from Asia » in Philosophy and Religion, op. cit., p. 51.

[49] Mehta, J. L. « Problems of Inter-Cultural Understanding in University Studies of Religion », op. cit., p. 118. Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue », op. cit., p. 39.

[50] Voir Michel Hulin. Hegel et l’Orient, suivi de la traduction annotée d’un essai de Hegel sur la Bhagavad-Gîtâ, Paris : Vrin, 1979.

[51] En cela, la relation de Mehta à Heidegger n’est pas sans rappeler la relation du père de la psychanalyse indienne, Girindrashekhar Bose, à Freud, et son désintérêt envers cet « amoureux » de l’Inde qu’était pourtant Jung (voir Nandy, A. The Savage Freud and Other Essays on Possible and Retrievable Selves, New Delhi, Oxford University Press India, 1999).

[52] Mehta, J. L., Martin Heidegger, The Way and the Vision, op. cit., p. 465. Voir également Dallmayr, F. The Other Heidegger, op. cit, p. 71 ; Mohanty, J.,N. « Introduction », op. cit., p. viii.

[53] Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy », op. cit., p. 12.

[54] Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue » in Philosophy and Religion, op. cit., p. 43.

[55] Mehta, J. L. « Problems of Inter-Cultural Understanding in University Studies of Religion », op. cit., p. 464 ; Mehta, J. L., Martin Heidegger, The Way and the Vision, op. cit., p. 464.

[56] Dallmayr, F. The Other Heidegger, op. cit, p. 74.

[57] Mehta, J. L. « The Saving Leap » in J.L. Mehta on Heidegger, Hermeneutics & Indian Tradition, op. cit., p. 90. Nous soulignons.

[58] Heidegger, M. interrogé par Der Spiegel. Réponses et questions sur l’histoire et la politique. Paris, 1977, pp. 65-66.

[59] Mehta, J. L. « In Memoriam : Martin Heidegger », op. cit., p. 29.

[60] Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy », op. cit., p. 15 ; Mehta, J. L., Martin Heidegger, The Way and the Vision, op. cit., p. 468.

[61] Mehta, J. cité par Chakrabarty, D. Provincialiser l’Europe, op. cit.,p. 376, note 43 (voir également p. 272). Mehta, J. L., Martin Heidegger, The Way and the Vision, op. cit., p. 466. Nous corrigeons la dernière phrase de la traduction française (qui dit : « le chemin le plus proche de nous est celui d’un grand retour en arrière »), dans la mesure où elle évacue l’idée de déplacement « géographique » au profit du seul déplacement « historique ». Il s’agit néanmoins d’un choix de traduction plutôt que de la rectification d’une erreur, car nous verrons que Mehta cherche précisément à penser l’identité de ces deux mouvements.

[62] Voir Dallmayr, F. The Other Heidegger, op. cit., p. 74) ; Halbfass, W. « Foreword », op. cit., p. ix.

[63] Mugerauer, R. Heidegger and Homecoming. The Leitmotif in the Later Writings. Toronto, Buffalo, London : University of Toronto Press, 2008.

[64] Dallmayr, F. The Other Heidegger, op. cit., p. 154.

[65] Ibid., pp. 153-157.

[66] Mugerauer, R. Heidegger and Homecoming, op. cit., p. 118. C’est comme migration que Heidegger pense cette « métamorphose » qu’est le dépassement de la métaphysique (Heidegger, M. « D’un entretien de la parole », op. cit., p. 97).

[67] Voir Mugerauer, R. Heidegger and Homecoming, p. 120.

[68] Dallmayr, F. The Other Heidegger, op. cit., pp. 157-158.

[69] Mehta, J. L. « A Stranger from Asia » op. cit., p. 53.

[70] Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy », op. cit., pp. 17-18. Voir également Halbfass, W. « Foreword », op. cit., p. ix.

[71] Mehta, J. L. « The Saving Leap », op. cit., p. 92.

[72] Mehta, J. L. « Problems of Inter-Cultural Understanding in University Studies of Religion » op. cit. p. 129.

[73] Mehta, J. L. « Problems of Understanding » in Jackson, W. J. (ed.) J. L. Mehta on Heidegger, Hermeneutics and Indian Tradition., op. cit., p. 271.

[74] Mehta, J. L. « In Memoriam : Martin Heidegger », op. cit., p. 25. La chaleureuse réception dont la philosophie de Heidegger a pu faire l’objet en dehors de l’Europe et des États-Unis (Mehta mentionne le Japon, la Chine, l’Inde et l’Iran) prouve que l’accusation de provincialisme que lui adresse Habermas se révèle par trop étroite, ce qui ne signifie pas qu’elle soit sans fondement. Du moins pour en décider faudrait-il s’attacher à répondre à cette question : Comment une pensée si « provinciale » (européenne ou allemande) a-t-elle pu être utilisée comme instrument d’une provincialisation de l’Europe ?

[75] Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue » in Philosophy and Religion, op. cit., pp. 44, 46. Sur l’idée d’une pensée des limites, voir aussi Guha, R. History at the Limit of World-History, op. cit., pp. 7-8.

[76] Mehta, J. L. cité par Jackson, W. J. « Prelude. Steps Toward the Whole Horizon : J. L. Mehta’s Contribution to Hermeneutics » in Jackson, W. J. (ed.) J. L. Mehta on Heidegger, Hermeneutics and Indian Tradition, op. cit., p. 3.

[77] Voir Chatterjee, P. Nationalist Thought and the Colonial World. A Derivative Discourse. Minneapolis : University of Minnesota Press, 1993, pp. 36-53.

[78] Heidegger, M. « D’un entretien de la parole », op. cit., p. 88. À quoi son interlocuteur japonais répond, dans des termes qui auraient pu être ceux de Mehta que « face à l’industrialisation technique de toutes les parties du monde, il semble bien qu’il n’y ait plus ici aucun moyen d’esquive » (ibid.).

[79] Ibid., p. 94.

[80] Ibid., p. 90, 99-100. Cette prudence ne prémunit pourtant pas Heidegger de toute conception orientaliste ; voir à ce propos la remarque au sujet de la « toilette japonaise » de la femme du comte Kuki (ibid., p. 89) ainsi que l’échange autour de Rashomon (ibid., p. 101).

[81] Ibid., p. 93.

[82] Heidegger, M. interrogé par Der Spiegel. Réponses et questions sur l’histoire et la politique, op. cit., pp. 65-66.

[83] Voir par exemple Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy », op. cit., p. 14.

[84] Mehta, J. L. « A Stranger from Asia », op. cit., p. 50. Voir aussi Mehta, J. L. « In Memoriam : Martin Heidegger » in Philosophy and Religion, op. cit., p. 28.

[85] Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue », op. cit., p. 42.

[86] Mehta, J. L. « Problems of Inter-Cultural Understanding in University Studies of Religion », op. cit., p. 133.

[87] Mehta, J. L., Martin Heidegger, The Way and the Vision, op. cit., p. 65.

[88] Ibid., pp. 464-465.

[89] Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy », op. cit., p. 5 ; Halbfass, W. « Foreword », op. cit., p. ix.

[90] Diagne, S. B. « Le postcolonial, la traduction et l’universel latéral », « On the postcolonial and the Universal », Rue Descartes, 2013/2, n° 78, pp. 7-18.

[91] Merleau-Ponty, M. « De Mauss à Claude Lévi-Strauss » in Signes. Paris : Gallimard, 2001, p. 193.

[92] Voir également le concept d’intermonde : Merleau-Ponty, M. Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard, 1979, p. 112.

[93] Guha, R. History at the Limit of World-History, op. cit., p. 51.

[94] Chakrabarty, D. Provincialiser l’Europe, op. cit., pp. 128, 144-148.

[95] Mehta, J. L. « Finding Heidegger » in J.L. Mehta on Heidegger, Hermeneutics & Indian Tradition, op. cit., p. 44.

[96] Voir par exemple Mehta, J. L. « The Nature of the Phenomenological Method » in J.L. Mehta on Heidegger, Hermeneutics & Indian Tradition, op. cit., pp. 61-68.

[97] Mehta, J. L. « Finding Heidegger », op. cit., p. 47.

[98] Mehta, J. L. « Understanding and Tradition », op. cit., p. 154.

[99] Voir notamment Heidegger, M. « D’un entretien de la parole », op. cit., p. 97.

[100] Fanon, F. Peau noire, masques blancs. Paris : Le Seuil, 1971, p. 9. Renault, M. Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale. Paris : Éditions Amsterdam, 2011, pp. 177-179.

[101] Mehta, J. L. « Finding Heidegger », op. cit., p. 47. Heidegger reprochera plus tard au concept d’horizon de demeurer dans le champ de la métaphysique. Il lui substituera alors les notions de région (Gegend) et de lieu/site (Ort), lesquelles s’inscriront à leur tour dans une perspective topologique (ibid.) qui ne manquera pas d’inspirer ce que l’on peut appeler la « géographie de l’esprit » de Mehta.

[102] Mehta, J. L. « Problems of Inter-Cultural Understanding un University Studies of Religion », op. cit., p. 114.

[103] Ibid., p. 131.

[104] Mehta, J. L. « Problems of Understanding », op. cit., p. 268.

[105] Mehta, J. L. « Heidegger and the Comparison of Indian and Western Philosophy », op. cit., p. 17.

[106] Ce perspectivisme ne peut également manquer d’évoquer les thèses du philosophe vietnamien Tran Duc Thao qui fut avec Merleau-Ponty l’un des tout premiers à étudier les manuscrits inédits de Husserl qu’il fera connaître au public dans son ouvrage Phénoménologie et matérialisme dialectique (Thao, T. D. Phénoménologie et matérialisme dialectique. Paris : Minh-Tân, 1951). Dès 1946, dans Les Temps modernes, Tran Duc Thao décrit le conflit colonial indochinois en arguant de l’hétérogénéité des horizons respectifs de ses protagonistes, français d’un côté, vietnamiens de l’autre. Mais tandis que Mehta s’attache, en situation postcoloniale, à penser la compénétration des horizons, Tran Duc Thao, lui, témoigne de leur irréductibilité et de leur essentiel conflit (colonial). Il ouvre ainsi la voie à une thématisation du binarisme colonial (manichéisme) qui va marquer les esprits (anticoloniaux), de Sartre à Fanon (Voir Tran Duc Thao. « Sur l’Indochine », Les Temps Modernes n° 5 (février 1946), pp. 878-900).

[107] Voir notamment Merleau-Ponty, M.« Sur Madagascar (1958) » in Signes, op. cit., XI.

[108] Cette phénoménologie « husserlienne » est chez Mehta — comme du reste, et toutes choses égales par ailleurs, chez Fanon — inséparable d’une confrontation avec la phénoménologie hégélienne, d’une subversion (plutôt que d’une négation) de l’Histoire (occidentale) du monde narrée par Hegel, dont la philosophie, confesse-t-il, demeure « si continuellement séduisante » (Mehta, J. L., « ‘World Civilization’ : The Possibility of Dialogue », op. cit., p. 36 ; Renault, M. Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, op. cit., pp. 70-77).