citation
Joëlle Marelli,
"Traduire, trahir et diviser. Jalons pour penser les juifs arabes et le conflit dans la cité ",
REVUE Asylon(s),
N°10, juillet 2012/juillet 2014
ISBN : 979-10-95908-14-2 9791095908142, Défaire le cadre national des savoirs,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1254.html
résumé
En partant du titre du séminaire, on essaie de voir en quoi la traduction est une défection, en quoi son affaire est de décomposer et recomposer les frontières, voire des lignes de front. Soient les frontières mobiles qui prétendent séparer et rapprocher tour à tour, et concurremment, chrétiens, juifs, musulmans. En s’appuyant sur la lecture que fait Nicole Loraux de L’homme Moïse et le monothéisme de Freud, on réfléchit à la constellation qui conduit l’Europe à se réinventer sous la qualification inédite de « judéo-christianisme ». Freud : « Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre : le difficile n’est pas d’exécuter l’acte, mais d’en éliminer les traces ». Quelles déformations sont-elles imposées au texte juif-arabe par le nouvel évangile « judéo-chrétien » ? Qu’est-ce que ces déformations supposent en termes de meurtre(s) et d’effacement(s) ? De quelle irréalisation d’un texte se paie l’idéalisation d’un autre texte ?
Abstract :
Of division and of translation
In what way does translation have to do with defection, in how far is it its business to decompose and recompose boundaries, or even frontlines ? Take the mobile boundaries meant to alternately and concurrently separate or bring together Christians, Jews and Muslims. Leaning on Nicole Loraux’s reading of Freud’s Moses and Monotheism, we’ll attempt to reflect upon the constellation on the basis of which Europe has been reinventing itself, under the unheard of qualification of « Judeo-Christianism ». Freud : « The distortion of a text is not unlike a murder… The difficulty lies not in the execution of the deed, but in doing away with the traces. » What distortions have been imposed upon the Jewish-Arab text by the new « Judeo-Christian » Gospel ? What do such distortions imply in terms of murder and erasing of traces ? How unreal must one text get in order for another text to become ideal ?
Keywords : S. Freud, N. Loraux, Jewish, Christian, Arab-Jew, Orientalism.
Mots clefs
« Au moment même où les juifs quittaient le cachot on y introduisait la grande masse des peuples, » écrivait Theodor Lessing en 1930 [1]. Theodor Lessing, tourmenté par le prix à payer pour l’appartenance et la loyauté, par l’impôt de la trahison et de la défection inévitablement prélevé dans toute assomption d’identité. Theodor Lessing, s’affirmant « convaincu que seule la lutte des classes et non la politique actuelle des États nationaux pourra apporter à l’humanité la solution décisive », et lui-même « irrémédiablement étranger à tout nationalisme, même juif », et qui pourtant forgea comme à son corps défendant la serrure qui allait verrouiller pour longtemps le débat juif sur le sionisme, en conférant à la notion de « haine de soi » l’autorité d’un couperet.
Partir de Theodor Lessing pour répondre à une question portant sur le défaire, la nation et la traduction [2], c’est lier la lecture de cette question à un environnement marqué par le tragique propre aux situation verrouillées. Comment déverrouiller la situation tragique ? Peut-être, comme toujours, en choisissant un mot dans l’énoncé paratactique du problème (« Défaire le cadre national des savoirs. Une tentative de traduction ») et si possible pas un mot d’emblée substantif, mais le verbe qui fonctionne comme opérateur grammatical de connexion subversive de la chaîne des noms et des noms adjectivés : cadre, nation, savoirs, tentative, traduction. Défaire. Quitte à nous offrir le luxe d’une double substantivation, une substantivation alternative dont l’une et l’autre branche font glisser le terrain du tragique au drame. C’est un début. À la différence de la tragédie, le drame, d’un goût moins élevé il est vrai, ouvre cependant la possibilité, risquée mais vivante, d’une issue de la forme « dénouement ».
« Défaire » a bien sûr le sens qu’a en anglais « undoing », dénouage d’une trame en vue d’un dénouement favorable, voire déprogrammation d’un destin mal noué, embranché en vue du désastre. Mais « défaire » fait aussi résonner la défaite, celle de l’ennemi bien sûr. Bien sûr ? La structure transitive de l’expression implique la question de savoir quelle est la trame adverse qu’il s’agit de défaire [3]. Ici une structure théorique – le « cadre national des savoirs », un appareil idéologique, la nation, parergon spécifique du politique, chargé à la fois de le contenir et de définir sa vérité hors-champ [4].
Mais le mot a aussi un sens intransitif, du moins dans une construction substantivée : « faire défection », c’est quitter les rangs auxquels on est assigné dans une situation d’opposition ; cela ne veut pas dire forcément passer de l’autre côté, en d’autres termes cela ne signifie nécessairement ni renier ni trahir, mais la connotation potentiellement infâmante de « désertion », de lâche abandon, de renoncement, est bien là. On trouve chez Genet une mise en œuvre subversive du retournement de la valeur du thème « trahison » qu’éclaire la lecture de Nietzche bien sûr, mais plus spécifiquement, dans un contexte colonial, de Fanon [5]. Ce thème peut s’avérer délicat à manier à une époque où un autre retournement s’opère, notamment sous le nom disqualifiant de « repentance », mais il faudra le garder à l’esprit et y revenir, ailleurs et plus tard. Dans un contexte délimité d’un côté par le problème du « cadre national des savoirs », et de l’autre par la question de la traduction, l’enjeu peut, en attendant, être de dérober quelque chose au potentiel d’enrôlement de l’identification collective qui se donne sous le nom politique de « nation ». Faire défection, ce serait alors s’abstraire tout ou partie du front auquel on est assigné dans un affrontement, s’extraire pour un temps ou pour toujours de sa « position » dans un conflit, dans une bataille, un combat ou une guerre. Cet épochè n’a rien de théorique et on n’atteint pas, grâce à lui, le détachement et la sérénité. C’est un séjour où l’air est rare et où il convient d’être économe de ses mouvements.
On évoque rarement, en définitive, le couple traduction-trahison dans sa dimension opérationnelle, je veux parler du rôle de la traduction dans les scénarios d’espionnage, de passage à l’ennemi ou d’agents doubles, etc. Cette orientation installe un climat romanesque qui résoudra peut-être la question du genre poético-littéraire propre à accueillir notre sortie du tragique. Traduire, c’est trahir moins le texte que son camp. Quant à « faire défection », si ce n’est nécessairement ni précisément renier ni trahir, cela met en jeu la question de la loyauté, son caractère conditionné, conditionnel ou inconditionnel. Cela peut être le nom d’une conduite qui se situe dans le voisinage sémantique et éthique de l’abandon, du renoncement, du lâchage. Cela peut aussi nommer le moment de la désidentification : retrait de la situation qui met front à front des partis opposés. Je lâche le camp auquel j’appartiens dès avant de savoir parler, le camp dans lequel j’ai appris à parler, le camp dont la parole configure, pour moi, le monde. Pour autant je n’ai pas, pas encore, peut-être jamais, rejoint un autre camp, l’autre camp. Je me retire de la situation d’altercation frontale, je ne me reconnais plus tout à fait dans le groupe de ceux qui étaient, avant que j’aie quelque chose à en dire, « les miens », à qui j’étais de tous temps (de tous mes temps) identifiée et tenue de m’identifier, et dans le combat de qui j’étais engagée jusqu’au moment, déchirant, où il m’est apparu que je pouvais faire autrement. Faire défection, ce peut être lâcher les siens, mais il n’est pas forcément moins dramatique de seulement lâcher prise.
Ce n’est pourtant pas nécessairement abandonner le combat ni, surtout, retourner les armes contre ceux qui se disent et sont dits et sont peut-être effectivement ce qu’on appelle « les siens ». Faire défection c’est peut-être se mettre en situation d’attente, d’expectative, ou de travail en vue de redéfinir les termes du combat, de l’alternative, du conflit, les conditions de l’hostilité dans un engagement éthique qui a bien la forme du suspens et qui, c’est important, peut avoir une dimension quichottesque, emportant par conséquent des risques à la fois psychiques et physiques, les risques associés au fait de s’avancer en terrain mouvant, de quitter le sol solide des certitudes. Ce sont les risques de solipsisme qu’emporte tout séjour dans un langage instabilisé, c’est à dire dans ce qui demeure un langage privé, cet impossible, aussi longtemps que ne s’est pas formée et reconnue la communauté capable de parler et d’entendre ce langage. Le moment de la traduction offre parfois un refuge de choix pour la durée de cet exil. Avant de traduire, il peut en effet s’avérer nécessaire de quitter le séjour rassurant du « propre » camp et des formes familières du langage jusqu’à ce que soit formée la communauté qui pourra de rendre compte du sens de la défection et de ce à quoi elle peut donner lieu. C’est à dire jusqu’à ce qui permettra la sortie du langage privé, ce séjour limbique de quiconque est en suspens de politique, en exil dans le « cadre national des savoirs ».
Y a-t-il place aujourd’hui pour un savoir autre que national ? Comment faire de la place, chercher sa place, autrement qu’en faisant défection ? Et que faire devant l’accusation de reniement et de trahison qui guette, vise et attaque ? La subjectivité défectueuse est peut-être celle qui invente ou découvre la traduction comme moyen de cultiver l’intervalle, de se donner du temps pour choisir son camp – ou pas – du temps avant d’être décrétée traîtresse, rénégate ou déserteuse – à la nation, à la vérité nationale, mais aussi, indissolublement, au savoir universel – cette admirable invention bien faite pour nier, dénier, refouler, le conflit, l’antagonisme, par hégémonie de l’une des parties.
Dans La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Nicole Loraux évoque en des termes admirables le processus d’identification d’un objet pour la chercheuse :
« Ni subite ni vraiment maîtrisée, la rencontre d’un objet est le produit des méandres d’une recherche et souvent elle a eu lieu bien avant qu’on ne s’en avise, au cours d’un cheminement, pour une bonne part inconscient, à travers des investissements théoriques qui longtemps coexistent avant de se croiser [6]. »
Ce passage se situe dans le contexte d’une réflexion sur les conditions de possibilité d’une homologie entre cité et psyché dans la pensée grecque de la démocratie. Introduisant au propos principal du livre, qui est que la pensée de la division est toujours déjà là, sous les différents noms du conflit (éris, stasis, polemos), occultée/déniée/refoulée, consubstantielle à l’unité supposée du démos et de son kratos, Nicole Loraux a recours au Freud de la métapsychologie, celui de L’homme Moïse et le monothéisme, chez qui elle trouve des éléments permettant de penser l’oubli et le déni comme mécanismes témoignant d’une analogie de fonctionnement à caractère psychique entre l’individu et la cité. « La cité pense, ce qui revient à faire de la cité un sujet [7] ». Elle reconnaît que c’est problématique, mais elle en fait une hypothèse de travail à condition, dit-elle, de ne pas se laisser aller à voir ce sujet dans « le méson [lieu médian] isomorphe où la cité se projette et trouve son identité » mais plutôt de ne pas hésiter à « reconstruire des opérations de pensée qui, face à la réalité politique de la cité, ressemblent fort à la mise en œuvre de dénégations, voire de dénis [8]. » Et Nicole Loraux poursuit :
« Mais à créditer ainsi la cité de modes de défense qui sont autant de façons médiatisées de refuser le réel (ou, du moins de ne l’accepter que neutralisé), il faudra peut-être faire un pas – un pas de plus, et en terrain mouvant – pour doter ce problématique sujet de quelque chose comme un inconscient. Je sais les difficultés – pour ne pas parler des résistances – que soulève immanquablement le recours à cette notion, appliquée à un sujet collectif. Mais quand bien même il ne s’agirait que d’un mot pour avancer, j’y verrais au moins l’occasion d’aborder enfin de front une question que ceux-là mêmes qui, comme les anthropologues de la cité, parlent volontiers d’ « imaginaire » ou de « symbolique », traitent trop souvent par prétérition [9]. »
Une fois mobilisé les termes « refoulement » et « déni », Loraux avance donc en cherchant à penser la stasis grecque précisément sous le régime du refoulement : la cité grecque exclut de penser que la stasis puisse être l’un de ses états, l’un des états de la cité. L’homologie permettrait de penser cette exclusion à la manière de la fiction d’unité du sujet, et la difficulté à penser sa conflictualité interne comme l’un de ses états.
Il faudrait ici suivre les développement de Nicole Loraux sur la stasis, sur le conflit en tant qu’il est à au fondement de la cité à la fois dans sa réalité et dans sa négation. C’est alors le recours au Freud de L’homme Moïse et le monothéisme qui permet de « mettre au jour … un refoulé dont le contenu serait une autre pensée de la stasis, une pensée qui, si on la laissait s’exprimer, s’énoncerait sur le mode, cette fois-ci, d’un jugement de louange : la stasis y serait de fait quelque chose comme le ciment de la communauté. En un mot, il me faut construire, au sens où Freud parle d’un "travail de construction ou, si l’on préfère, de reconstruction". Construire un scénario où [la haine serait plus ancienne que l’amour], où l’oubli n’est valorisé qu’à la mesure de la jouissance indicible qu’apporte la colère qui ne s’oublie pas [10] ».
Pour traduire rapidement dans le propos qui m’occupe ici et ailleurs : toute unité supposée d’une identité collective (nationale, religieuse, culturelle, linguistique) serait alors pensable sous le régime d’un déni initial, premier, d’un refoulement des conditions éristiques, polémiques, conflictuelles, meurtrières, qui ont rendu cette unité possible.
Ce ne serait sans doute pas très difficile à démontrer, et cela renverrait au thème de la violence fondatrice, approché par Loraux à partir de son déni, de son refoulement, de son occultation et de son effacement, qui permet ou nécessite de conduire l’analogie si problématique entre l’unité supposée du sujet collectif (peuple, nation, religion, langue, culture) et celle du sujet individuel par-delà ses divisions, sa propre multiplicité, et les nombreuses langues, discours, régimes de pensée, de langage – et de genre – qui coexistent en lui – en elle.
Inversement peut-être alors, on pourrait risquer l’hypothèse que tout antagonisme structuré, conçu comme structurel, figé pour ainsi dire dans le marbre des représentations – et notamment tout antagonisme entre deux sujets qui occupent l’un et l’autre une position d’altérité et de minorité relativement à l’instance qui catégorise, inclut, et exclut, et particulièrement qui nomme l’antagonisme même – recouvre une unité plus ancienne (nationale, culturelle, linguistique) qu’il importe à cette instance tierce de refouler, dénier, effacer, oublier et faire oublier au profit d’une autre unité de construction récente qu’il importe de lui substituer. Que l’unité qu’il s’agit d’occulter soit elle-même partielle et recouvre à son tour des conflits localisés ne change rien au fait de l’occultation, qui trouve au contraire d’autant plus facilement matière à monayer ces ruptures locales pour étager l’altérité.
Je prendrai pour exemple – pas tout à fait au hasard – l’inimitié supposée de toute éternité entre « jJuifs [11] » et « Arabes » et son pendant, l’unité tout aussi supposée bimillénaire, en réalité toute jeune (60 ans), que désigne le néologisme « judéo-christianisme », ses dérivés et les entités qu’il qualifie (« civilisation », « pensée », « morale », « culpabilité »…).
Dans La Cité divisée, l’événement historique par le truchement duquel Nicole Loraux envisage la dimension psychique de la cité, ou plutôt tente une analogie entre cité et psyché, à travers l’exemple fondateur de la cité athénienne, c’est l’effacement du meurtre d’Éphialte, l’un des pères, avec Clisthène, de la démocratie athénienne. Le rapprochement qu’elle effectue avec le meurtre supposé de l’un des deux Moïse postulés par Freud en fait un événement à la fois fondateur et occulté, effacé, de l’histoire collective, par un processus semblable, dit-elle, à celui que Freud « reconstruit et en vertu duquel, selon ce dernier "il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre : le difficile n’est pas d’exécuter l’acte, mais d’en éliminer les traces" [12] ».
Si je reprends mon hypothèse de l’occultation d’une unité d’un certain type entre ce que l’Europe sépare sous l’antagonisme par elle postulé entre « juif » et « arabe », on peut envisager cette occultation, cet effacement à la fois comme la déformation d’un texte, et dans un sens comme un meurtre indéfiniment reconduit. On peut alors éventuellement dire avec Freud et Nicole Loraux que « le difficile n’est pas d’exécuter l’acte, mais d’en éliminer les traces ». L’unité postulée sous le terme « judéo-christianisme » correspondrait assez adéquatement, dans ce modèle, à l’effacement des traces du meurtre.
Si elle nous met dans une position inconfortable, la défection a du moins l’avantage de laisser ce qu’on pourra appeler du temps libre. Cette vacance peut être mise à profit, en attendant la réorganisation des investissements, par exemple pour traduire, ce qui est une manière d’aménager l’inconfort du séjour dans l’entre-deux. Le temps libre à aménager, c’est peut-être ce qu’on peut appeler, avec une pointe d’apocalyptisme « le temps qui reste » en référence à Paul, Agamben [13] et peut-être aussi à Elia Suleiman [14]. Chemin faisant, la traduction installe le psychisme vacant dans le dialogue raréfié entre le « pur langage [15] » et l’occasion qui le réalise en le corrompant. Si l’occasion est en rapport avec l’identité et l’appartenance, avec le sujet collectif, tous les risques sont réunis pour que la traduction, art singulier qui est aussi un funambulisme de l’identité, devienne vertigineuse opération.
Quand on parle de ce qui s’est passé, se passe et se passera – dans l’hypothèse où le temps du futur n’est pas radicalement hypothéqué – en Israël/Palestine, on met le plus souvent deux termes en regard : les Juifs, les Arabes – palestiniens et/ou autres ; ou encore les juifs, les musulmans, selon que le « conflit » est pensé en termes nationaux ou religieux. Les autres instances (l’Europe, les États-Unis) sont comptées le plus souvent comme arbitres, observateurs plus ou moins bienveillants, plus ou moins investis, plus ou moins mal à l’aise.
Si on veut parler du sionisme, on admet éventuellement que les deux termes en présence sont d’abord les Juifs et l’Europe. Les Palestiniens apparaissent alors comme figurants dans la généalogie et la mise en œuvre de la solution trouvée à l’antisémitisme européen. Pas seulement parce que les Palestiniens sont ou seraient les grands « oubliés » de la pensée sioniste avec la formule « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », attribuée à Weizmann mais en réalité reprise, de loin en loin, vraisemblablement au proto-sionisme des protestants anglais [16], mais parce que le sionisme est fondamentalement une histoire qui met en présence des Juifs européens et l’Europe qui, après avoir entretenu avec eux des rapports qu’on dira heurtés, a prétendu les « émanciper [17] », puis les a, disons, violemment rejetés pour enfin les « reconnaître » dès lors qu’ils eurent réalisé le long rêve européen du « retour » en Palestine et, du point de vue européen toujours, remis ce faisant les choses à leur place supposée. Le sionisme est une alliance de (ré)conciliation nouée avec l’Europe sous la figure de la séparation et du départ. On pourrait dire pour paraphraser un ancien ministre de l’intérieur : « Les juifs en Europe, ça va maintenant qu’il y en a peu. C’est quand il y en avait beaucoup que c’était compliqué. » On sait bien que le peu et le beaucoup ne sont pas des notions quantitatives dans ce genre d’énoncé. Tout dépend de la manière dont on envisage le sujet compté. Désormais « les Juifs » peuvent être autant qu’ils veulent – on admet que leur nombre ne fait pas, ou plus, problème. Mais surtout, ils peuvent occuper les fonctions de pouvoir qu’on leur déniait auparavant tout en leur imputant un pouvoir occulte [18] ; en quittant symboliquement l’Europe « ils » se sont réconciliés avec elle.
Mais c’est surtout en acquérant les droits et la représentation d’un État-nation et en prenant la relève postmoderniste de l’entreprise coloniale, qu’« ils [19] » se sont acquis le silence et le soutien, parfois gênés, mais plus ou moins inconditionnels des États européens. La condition du sionisme, en effet, c’est l’oubli ou l’effacement de la présence des Arabes – et pas seulement des Arabes palestiniens, mais aussi de la présence des juifs arabes et, à travers ce double oubli-effacement, un troisième tout aussi important : celui des Juifs européens comme Arabes de l’Europe, ou si l’on préfère, comme présence orientale (« asiatique », dans tout ce qui s’écrit sur les Juifs d’Europe du XVIIIeme au milieu du XXeme siècle) en Occident [20]. La condition du sionisme c’est aussi l’arraisonnement des identités juives sous la bannière nationale et l’oubli, l’effacement des juifs non sionistes, avec encore les transformations qui affectent la notion de « diaspora » depuis la création de l’État d’Israël [21]. C’est l’évidence supposée de l’identification « des juifs » de la « diaspora » à Israël, en l’absence de toute recherche sérieuse sur cette question, dont la moindre des difficultés n’est pas l’établissement d’échantillons de population en vue de sondages statistiques, l’onomastique remplaçant potentiellement le (dé)pistage au faciès, non sans d’innombrables difficultés.
Ici je voudrais parler de la peur qui saisit, qui doit saisir quiconque met en question le texte déformé et s’empare des traces du meurtre, de la déformation et de l’effacement de ces traces ; de qui envisage de mettre en question la belle unité « judéo-chrétienne » pour porter le regard sur l’opération de substitution d’un antagonisme supposé de toute éternité entre juifs et arabes à la réalité de l’antijudaïsme chrétien et européen qui n’a trouvé sa solution que dans l’anéantissement puis la dégradation en nationalisme d’une identité juive inassimilable (dans tous les sens du terme) ; je veux parler de la peur qui doit légitimement saisir quiconque songe à porter le regard sur la substitution d’un postulat d’irrésoluble animosité entre juifs et arabes à la réalité de l’identité juive arabe (aussi réelle que l’identité juive allemande ou juive portugaise) réalité qui se présente au moins sous deux aspects, d’une part ce faisait des juifs des Arabes en terre arabe et d’autre part à ce qui associe et disjoint « les Juifs » et « les Arabes » dans la perception européenne, avec pour conséquence aujourd’hui des effets de refoulement d’un côté, compensés de l’autre par un redoublement d’animosité [22].
Je voudrais parler de la peur qui saisit, dès lors, quiconque pense le « conflit » et en parle non dans le registre de la guerre de religions, ou de la « simple » dispute territoriale, voire dans celui de l’antagonisme culturel, ethnique ou dans tout autre lexique renvoyant à une conception essentialiste de la division, mais bien comme d’un conflit colonial, le sionisme fonctionnant à la fois comme un colonialisme européen en terre arabe et comme peut-être la seule possibilité laissée par l’Europe aux Juifs pour continuer d’exister une fois qu’elle les eût excrétés d’elle-même. Je veux parler de la peur qui saisit quiconque se risque à évoquer le privilège des Juifs aujourd’hui en terre européenne (avec ses colonies américaine et israélienne) comme un privilège accordé conditionnellement. Les Juifs sionistes ont raison, je crois, de dire que la protection dont ils jouissent en Europe dépend de l’existence de l’État d’Israël qui fait d’eux ou cherche à faire d’eux une identité nationale, comme pour conjurer le transnationalisme diasporique qui leur fut reproché et qui, s’il n’a pas cessé d’exister, a reçu un autre sens et une autre valeur depuis la création de cet État. Ils ont donc raison, à bien des égards, de ne pas se fier à la bienveillance que leur témoignent les États européens aujourd’hui. Mais ils ont tort de s’accrocher à une protection conditionnée par une construction à la fois si fragile et si criminelle.
La peur explique que parler publiquement d’Israël et du sionisme aujourd’hui, dans les médias mais aussi dans les livres, se fait le plus souvent alternativement sur le ton hystérique du défi, quand le propos est critique, ou dans une forme d’arrogance hystérico-paranoïaque, quand il est d’apologie. On pourrait affiner la typologie des attitudes en y ajoutant le détachement étudié et la distance scientifique héritée des savants orientalistes qui n’ont pas fini de sévir et qui trouvent leur intérêt bien compris dans l’hystérisation des discours critiques, d’un côté, dans l’hystérie paranoïaque des spécialistes, de l’autre.
L’hystérie place le sujet dans un certain rapport à une instance normative réelle ou supposée qu’elle cherche, vainement, à instabiliser, qu’elle reconduit au contraire indéfiniment. Elle met en jeu des affects excessifs et déplacés pour exprimer quelque chose qui ne se laisse pas exprimer dans la relation instituée. Elle fonctionne par substitution d’un excès symptomatique à un discours qui ne tire son sens que de la position de chacun dans le rapport de pouvoir, et où l’apport de sens nouveau est donc nécessairement minimal. L’hystérie vise à mettre à la fois plus et moins de sens qu’il n’est permis dans un propos ou une action donnée. Cherchant à intensifier le sens, elle l’épuise. L’orthodoxie y trouve son intérêt, opposant à l’excès d’affect un savoir peut-être tout rhétorique, mais qui a pour lui de reconduire l’état des choses qui à son tour renforce son autorité.
L’hystérique se perd en voulant à tout prix maintenir le contact avec l’instance normative. Mais passer outre au rapport hystérie-hystérisation c’est pousser la transgression à son terme par des discours dont l’antisémitisme peut se manifester indifféremment soit comme antisionisme, soit comme sionisme. S’il est essentiel de réfléchir au rapport de facilitation réciproque entretenu par les discours transgressifs avec des discours plus normatifs, ainsi qu’à la manière dont cette double contrainte pèse aujourd’hui sur la politique des identités, cela dépasserait le cadre de cette esquisse.
Posons pour l’instant que l’hystérie est en rapport avec la peur, avec le savoir et avec le pouvoir. Peur, savoir et pouvoir sont des matériaux qui entrent dans la composition du tabou.
Judith Butler raconte qu’ayant grandi dans une famille et une communauté juives à la fois traditionnelles et marquées par un fort engagement sioniste, la rupture qui l’a conduite à prendre publiquement des positions qui contredisaient cet engagement lui a valu des attaques plus difficiles à subir que tout ce qu’a impliqué son coming-out en tant que lesbienne : « Je dois dire qu’en comparaison de cette rupture-là, « sortir du placard » en tant que lesbienne a été infiniment plus facile ! (rires) Vous savez, je peux faire autant de bruit que je veux comme lesbienne, je peux endosser toutes les identités perverses qu’on voudra et de manière provocante s’il le faut. Cela me vaut des attaques, bien sûr, mais ce n’est rien, absolument rien, à côté des attaques que je subis pour mes positions antisionistes ! On m’attaque en me disant que j’ai trahi ma famille, mon peuple. Je dois alors expliquer que non, je ne suis pas déloyale, que bien loin de trahir quiconque, je fais fonctionner au contraire certaines des valeurs qui m’ont été transmises dans une direction qui me paraît plus juste [23] ! ».
À l’époque où était réalisé cet entretien, une jeune chercheuse en sociologie de l’éducation, aujourd’hui doctorante, rédigeait en France un mémoire de Master 2 où elle comparait le processus traversé par des Israéliens qui se distancient du discours hégémonique aux différentes phases de prise de conscience par lesquelles un sujet est conduit à faire son coming out : la dissociation d’avec le discours hégémonique « oppresseur » conduit d’abord à une vulnérabilité accrue et à un sentiment d’isolement, puis une phase d’acquisition de connaissances et de mise en question active des thèmes hégémoniques ouvrent la voie à la constitution d’une communauté recomposée permettant une réappropriation de la puissance d’agir à partir d’une subjectivité transformée [24]. Un tel rapprochement entre la rupture d’avec le sionisme normatif, que ce soit au sein d’une communauté juive américaine ou en Israël, et l’exposition radicale associée au « coming out » nous invite à mesurer le poids du tabou, des peurs, des investissements contraires, voire des menaces réelles que peut susciter la nécessité de penser en dépit de toutes les raisons que l’on peut avoir de ne pas le faire.
La peur peut être panique. Elle peut provoquer des actions ou des conduites irrationnelles, du type « sauter à l’eau alors qu’on ne sait pas nager », chez le sujet qui transgresse l’interdit de penser. Le moment de la rupture peut au contraire se produire au terme d’une longue maturation. Quoiqu’il en soit, la rupture avec le discours hégémonique nécessite d’élaborer un rapport à ce discours : que ce soit en Israël ou en France (par exemple) il existe des investissements très forts dans la justification du sionisme et dans la consolidation de l’identité formulée dans les termes de l’idéologie sioniste. Je ne sais pas si on mesure bien la virulence de l’accusation d’antisémitisme et des thèmes afférents – « haine de soi », etc. Et je ne sais pas si on mesure bien ce qu’elle recèle comme dangers en termes de passage au-delà.
À la fin de l’introduction de L’Orientalisme, Edward Said évoque le fait que ses recherches l’ont conduit à réaliser que l’orientalisme est un « étrange compagnon secret », « a strange, secret sharer » (l’expression « secret sharer » provient d’une nouvelle de Joseph Conrad qui porte ce titre [25]) de l’antisémitisme [26]. Orientalisme, racisme et antisémitisme sont inséparables dans la pensée européenne du XIXeme siècle. On peut les distinguer analytiquement selon l’aspect qu’on choisit d’étudier, mais au fond, ce sont les faces inséparables d’une volonté de savoir qui correspond à la volonté de pouvoir européenne, à la volonté hégémonique de la conscience européenne. Cette remarque de Said a eu un important impact sur la critique du sionisme, notamment à partir d’une position particulière qui est la position « juive-arabe », aussi appelée « mizrahi » [27]. Après les travaux du sociologue Shlomo Swirski [28] qui prennent acte des soulèvements mizrahi à la fin des années 1950 et dans les années 1970 et s’écartent de la sociologie de « l’échec » ou de « l’arriération » des populations juives en provenance du monde arabe, la thèse d’Ella Shohat sur la politique des représentations dans le cinéma israélien s’inscrit explicitement dans une mise en œuvre des outils fournis par la critique saidienne dans un cadre intra-israélien non prévu par le penseur palestino-américain [29]. Un autre texte fondateur de cette chercheuse, par son titre, explicite tout un programme de prise de conscience politique tout en reprenant un titre de Said : « Le sionisme du point de vue de ses victimes [30] » devient « Le sionisme du point de vue de ses victimes juives [31] ». On commence à comprendre l’importance historique des mouvements sociaux mizrahi qui ont précédé la reprise en main politique par la droite dans les années 1980 [32], et l’importance littéraire de quelques écrivains qui refusent de céder sur leur arabité [33]. Dans les années 1990 plusieurs organisations voient le jour : Adva [34], Hakeshet hademokratit hamizrahit [35], Kedma [36], pour peser sur l’analyse sociologique et politique, les représentations, l’éducation, la distribution des ressources.
Avec l’arrivée massive des populations originaire de l’ancienne URSS dans les années 1990, l’idéologie sioniste de la « négation de l’exil [37] » a été battue en brèche, ce qui a permis un renouveau de l’expression multiculturelle juive en Israël. La musique, les arts plastiques, la poésie portent ainsi le témoignage d’une nouvelle conscience mizrahi qui problématise l’hégémonie culturelle et politique ashkénaze. Avec un risque corollaire évident de « digestion » par la culture majoritaire et de dissolution partielle (voire de folklorisation) du potentiel subversif initial de cette conscience.
Qu’est-ce donc que ce courant qui thématise d’une part une identité revendiquée comme hybride (« hyphenated » selon le terme employé par Ella Shohat) et qui s’associe dans beaucoup de ses expressions à une pensée politique qui critique, à divers degrés, le sionisme comme idéologie ou comme politique nationale d’État ? La présence des juifs originaires du monde arabe et musulman fut perçue dans son existence même, dès avant la création de l’État, par l’hégémonie, ou l’« establishment », comme potentiellement subversive.
Il s’agit donc pour celles et ceux qui s’identifient au courant dit mizrahi, de contredire la doxa selon laquelle il existe de tous temps un antagonisme fondamental entre jJuifs et Arabes ou entre juifs et musulmans, et de montrer que non seulement la Palestine était peuplée de Palestiniens arabes – musulmans, chrétiens et juifs, mais que les jJuifs du monde arabe et musulmans faisaient déjà partie de l’aire linguistique et culturelle à laquelle appartenait la Palestine. Il s’agit d’insister sur le fait qu’Israël et la Palestine font partie du Moyen-Orient, malgré la persistante dénégation dont cette constatation fait l’objet dans la classe dominante depuis les débuts de l’État. Il s’agit enfin, pour ce courant, de rendre possible pour les populations issues du monde arabe une identification politique avec le peuple palestinien, identification qui à bien des égards comporte une dimension libératrice, tant il est vrai que les « juifs-arabes » sont invités à affirmer leur légitime appartenance à la nation israélienne en rejetant leur propre arabité, en sur-affirmant leur éloignement d’avec les Palestiniens.
Enfin, la recherche mizrahi cherche à attirer l’attention sur la discrimination structurelle qui vise, sous la direction sioniste en Palestine mandataire puis dans l’État israélien, les juifs originaires du monde arabe. Des chercheurs comme Shlomo Swirski, Yehuda Shenhav, ou plus récemment Sami Shalom Chetrit, montrent comment les populations juives-arabes ont été enrôlées dans le projet sioniste par la propagande dans les pays d’origine, puis discriminées et instrumentalisées dans l’État d’Israël. Dans ce contexte, bien souvent il s’agissait pour ces juifs déracinés, définitivement exilés, d’afficher une loyauté exemplaire pour l’État, dans l’espoir qu’ils finiraient par être reconnus comme membres à part entière de la nouvelle société. C’est ainsi que dans les années soixante-dix il fut facile à la droite populiste de Begin d’attirer des groupes qui avaient été laissés pour compte par l’establishment ashkenaze, l’État de Ben Gourion et de Golda Meïr, et qui n’avaient pas plus vocation à voter à droite que les autres, mais dont le déplacement à droite sur l’échiquier politique fut et est encore interprété par la « sociologie de l’arriération » comme associée à un « retard » culturel essentiel. Étant donné que toute mention, tentative de dénonciation, voire de rébellion devant cette exclusion, voire cette racisation, était dénoncée d’emblée à son tour comme antinationale, il n’est pas difficile de comprendre dans quel type de double bind se trouvaient les juifs issus du monde arabe.
Jusqu’au début des années 1990, les juifs issus du monde arabe et musulman constituaient environ 70 % de la population juive israélienne. Ils forment aujourd’hui environ 50 %. Il n’est pas difficile de comprendre l’enjeu consistant à prévenir leur éventuelle collusion avec la population palestinienne, leur identification aux victimes du sionisme, leur éventuelle « défection ».
Dans ses formes intellectuelles et littéraires les plus radicales, le courant mizrahi en Israël et aux Etats-Unis a une existence minoritaire, mais réelle, une existence publique, culturelle et institutionnelle. Il y a des chercheurs dans des universités prestigieuses, des auteurs qui publient dans des maisons d’édition reconnues, des films, des récits, des romans, des poèmes, des œuvres d’art. Il faut noter aussi, et faire plus que noter, que la dimension théorique est venue, historiquement, après des mobilisations politiques fondamentales pour la prise de conscience collective des discriminations et de l’instrumentalisation (« villes de transit », « frontières humaines », confiscation de la mémoire juive-arabe et son enrôlement dans le discours vilipendant les sociétés arabes d’origine), même si elles se sont soldées par des échecs. Les grandes dates sont la révolte de Wadi Salib, en 1959 et la révolte des Panthères noires israéliennes dans les années 1970 [38].
En France, où il y a une forte présence personnes issues du monde arabe, et notamment d’Afrique du nord, et parmi les Juifs une importante proportion de personnes venues d’Afrique du nord ou issues de parents venus d’Afrique du nord, ce pan de la recherche et de la production littéraire et artistique fait l’objet d’un désintérêt qui peut apparaître paradoxal ou naturel selon la perspective qu’on adopte, mais qui ne peut être l’effet du hasard, et qui pourrait concorder avec un intérêt assez fort (moins populaire qu’intellectuel et administratif) pour la reconduction de l’antagonisme supposé immémorial entre juifs et Arabes, entre juifs et musulmans. Il est vrai que la sociologie des Juifs originaires du monde arabe, en France, est très différente de celle qui continue à prévaloir en Israël. Proportionnellement plus importante qu’aux États-Unis (par rapport au segment ashkenaze de la population juive présente sur le territoire), elle est toutefois relativement proche de cette dernière quant à sa situation sur l’échelle des catégories socio-professionnelles. Il est donc possible que les Juifs français originaires du monde arabe (pour lesquels continue à prévaloir l’appellation sépharades) soient relativement peu sensibles à l’aspect social et au potentiel politique des revendications mizrahi en Israël.
Imaginons-nous pourtant ce qui arriverait quand, en France, « juifs arabes » (cet oxymore [39]) et musulmans arabes seraient en contact avec des approches qui leur permettent de revisiter tous les aspects de leur histoire commune et les raisons européennes de les maintenir séparés dans les discours, les statistiques, les camps politiques [40]. Il ne faut pas idéaliser le passé. Mais depuis une quarantaine d’année environ (c’est-à-dire à peu près depuis 1967) nous sommes abreuvés d’ouvrages, d’articles et de propos sur le malheur des juifs en pays arabe, sur l’antisémitisme essentiel des arabes et/ou des musulmans, et ainsi de suite. La réciproque – l’anti-islamisme ou l’anti-arabisme tout aussi viscéral des Juifs – passe pour une évidence. Étant donné qu’une lecture attentive de ces ouvrages laisse assez peu de doutes sur leur sérieux historique et leur rigueur méthodologique, étant donné aussi que les quelques auteurs qui dévient de cette doxa le font dans un cadre académique qui leur assure s une respectable confidentialité [41], tandis que ceux qui adoptent une position explicitement politique se voient garantir une réputation sulfureuse [42], il me semble qu’il faut tout mettre en œuvre pour que les corpus de la recherche et de la création mizrahi soient traduits de l’hébreu et de l’anglais.
Le projet mizrahi insère un coin dans le théorème fondamental du sionisme de Herzl : « nous sommes un peuple un ». Il introduit une division, non pas dans le but de nier ou de renier l’existence d’une identité juive commune, mais pour contrecarrer l’idée que cette identité serait homogène et incompatible avec, voire antagoniste d’une identité arabe. Le projet mizrahi complique l’identité, et introduit des divisions secondes et partielles qui tendent à rendre impossible la division cardinale « juif/arabe ».
La division, affaire de traduction. Ni tragédie, ni drame, ni roman, et un peu de tout cela, la traduction prend acte du défaut d’unité et rend possible la vie avec les divisions, toujours en déstabilisant, toujours en décomposant et en recomposant des identité partielles et fragmentaires.
NOTES
[1] Theodor Lessing, La haine de soi : Le refus d’être juif, traduit de l’allemand par M.-R. Hayoun, Paris, Berg International Éditeurs, 2001, p. 171.
[2] Une première version de ce texte fait l’objet d’une communication au séminaire de Rada Ivekovicv au Collège international de philosophie, séminaire dont le titre général est « Défaire le cadre national des savoirs. Une tentative de traduction ».
[3] Voir Gil Anidjar, The Jew, the Arab, a History of the Enemy, Stanford University Press, 2003 ; ainsi que du même auteur, Semites. Race, Religion, Literature, Stanford University Press, 2008.
[4] Voir Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010. Parergon renvoie à Jacques Derrida, La vérité en peinture, Flammarion 1978.
[5] Frantz Fanon, Œuvres, Paris, La Découverte, 2011, voir notamment L’An V de la révolution algérienne. Sur Genet, voir Dominique Eddé, Le crime de Jean Genet, Paris, éditions du Seuil, 2007.
[6] Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 24.
[7] Op. cit. p. 57.
[8] Idem.
[9] Ibid., p. 59.
[10] Ibid.
[11] Je développe dans un travail en cours, les raisons de mon recours à cette double initiale, majuscule et minuscule, pour le nom « Jjuif ». La difficulté, singulière au français, consistant à devoir choisir entre les deux manières d’écrire ce nom, renvoie à l’inquiétude passionnée qui depuis bientôt trois siècles porte sur le fait de savoir sous quelle catégorie penser les populations juives en Europe. Cette inquiétude a commencé à s’exprimer au moment des débats sur l’émancipation et sur les conditions de l’intégration des jJuifs à la citoyenneté en formation. Il convenait de savoir avant tout s’ils formaient un peuple, une nation ou une religion. Cette inquiétude ne s’est jamais apaisée, mais elle a connu un temps de latence après le génocide nazi, avant de se réinvestir sur d’autres groupes minoritaires et altérisés.
[12] Ibid., p. 73.
[13] Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, traduit de l’italien par Judith Revel, Paris, Rivages, 2004.
[14] Le temps qu’il reste, film d’Elia Suleiman, France-Palestine, 2009.
[15] Walter Benjamin, « La tâche du traducteur », in Œuvres I, Paris, Gallimard-Folio, 2000.
[16] Voir E. Said, The Question of Palestine, New York, Times Books, 1979.
[17] L’emploi du terme « émancipation » pour désigner le changement de statut légal et symbolique des jJuifs en France et en Allemagne pose un certain nombre de difficultés que je ne peux aborder dans le cadre présent. Je recours à ce terme par convention et parce qu’il renvoie à un ensemble de réalités historiques relativement bien connues, tout en réservant une discussion plus développée. J’emploie des guillemets pour « émancipation », « reconnaissance » et « retour », au risque d’alourdir le texte, parce que la terminologie qui désigne ces étapes dans la « normalisation » (encore des guillemets) des jJuifs mériteraient toutes d’être discutées, mais que cela me mènerait trop loin, toujours dans ce cadre.
[18] Nonobstant quelques moments de retour du refoulé où s’exprime à haute voix le sentiment qu’ « ils » sont partout – et surtout précisément aux postes de pouvoir ou d’influence ; ce qui est l’occasion de curieuses alliances apparemment contre-nature passées en défense de l’auteur qui a « dérapé ». Je pense évidemment à la séquence qui suivit la parution du Journal où l’écrivain Renaud Camus relevait une « surreprésentation » des « juifs » sur France-Culture et notamment dans l’émission Panorama (arrêtée en 1999). L’émotion suscitée par cette affaire donna lieu à des prises de position parfois inattendues. Il me semble qu’il faudrait s’interroger sur le moment, entre l’année 1994 où furent écrites les phrases incriminées, l’année 2000 où la parution du journal suscita cet émoi, et l’élection présidentielle de 2012, auquel se situa le tournant qui rendit possible l’appel lancé par cet auteur à voter Marine Le Pen au premier tour. Et je m’interroge tout autant sur ce qui poussa dès juin 2000 Alain Finkielkraut à se mettre à son clavier pour défendre contre la levée des boucliers bien pensants un auteur qui, puisqu’il citait Mandelstam, ne pouvait être antisémite (cf. Alain Finkielkraut « La France grégaire », Le Monde, 6 juin 2000). Une forme d’identification, quelques temps avant que la propre parole du chroniqueur de France-Culture se mette à déraper chroniquement au sujet d’autres « hôtes » qui ne connaissent apparemment pas suffisamment, eux non plus, les « lois de l’hospitalité » qui définissent la bonne répartition des « devoirs », des « responsabilités » et des « privilèges » ? Quoi qu’il en soit, il y a matière à songer à ce qui s’est passé entre le moment où Renaud Camus écrivait dans son journal : « Les lois que personnellement j’aurais voulu voir appliquer, aux groupes et surtout aux individus d’autres cultures et d’autres races qui se présentaient chez nous, ce sont les lois de l’hospitalité. Il est trop tard désormais. Elles impliquaient que l’on sût de part et d’autre qui était l’hôte, et qui l’hôte. À chacun ses devoirs, ses responsabilités, ses privilèges. Mais les hôtes furent trop nombreux dans la maison. Peut-être aussi restèrent-ils trop longtemps. Ils cessèrent de se considérer comme des hôtes, et, encouragés sans doute par la curieuse amphibologie qui affecte le mot dans notre langue, ils commencèrent à se considérer eux-mêmes comme des hôtes, c’est-à-dire comme étant chez eux. » (R. Camus, La Campagne de France, Fayard, p. 61), le moment de la publication et la période qui suivit, où peu à peu les termes dans lesquels est définie dans ce passage la relation qui doit prévaloir entre une société conçue comme a priori autochtone et homogène et les minorités qu’elle accueille, et conçues comme a priori étrangères et vouées à le rester, sont devenus acceptables voire normatifs dans les discours les plus communéments admis, et prononcés à l’unisson depuis les lieux de pouvoir et au coin de la rue, lorsqu’ils portent sur les musulmans, les Rroms, les Africains et les Chinois.
[19] Les guillemets marquent ici ma distance quant à la supposition d’une correspondance effective de de l’ensemble des personnes qui se reconnaissent à un titre ou un autre une identité juive par rapport aux nombreuses représentations dont « ils » font l’objet, la principale étant l’adhésion supposée « naturelle » au projet sioniste et l’identification à l’État d’Israël.
[20] Cf. l’exergue du film Ashkenaz de Rachel Leah Jones (2007) : « A Jew is an Arab born in Poland », formule tirée du roman de Philip Roth Operation Shylock, A Confession. Voir aussi Le sionisme du point de vue de ses victimes juifs, Paris, La Fabrique, 2006. Sur l’idée d’effacement, voir l’article de Sami Shalom Chetrit « L’effaceur sioniste », dans la revue De l’autre côté, n°1, 2006.
[21] Pour une réflexion concentrée et incisive sur ce thème et plus généralement sur la question des identifications juives, on se reportera à Gil Anidjar, « La libération des Juifs (pour une autre agence juive) », dans la revue De l’autre côté n°2, automne 2006, Paris, La fabrique, p. 63-69.
[22] Voir Gil Anidjar, The Jew, the Arab, a History of the Enemy, op. cit.
[23] Judith Butler, entretien avec Frank Eskenazy et Joëlle Marelli, revue De l’autre côté n°5, automne 2009, p. 10-23. Citation p. 14.
[24] Tal Dor, ‘Queering Zionism’. An Israeli Anti-Hegemonic Transformative Process. Centre de Recherche sur la formation du CNAM et Université Paris XIII, mémoire soutenu le 1er octobre 2010 au CNAM de Paris, sous la direction de Christine Delory-Momberger et Nacira Guénif-Souilamas.
[25] James Pasto, "Islam’s ‘Strange Secret Sharer’ : Orientalism, Judaism and the Jewish Question", in Comparative Studies in Society and History (1998), 40 : p. 437-474.
[26] Edward Said, Orientalism, New York, Random House, 1978, p. 27.
[27] Remarque 1 : le terme mizrahim, ou « orientaux » recouvre dans toute leur extension les juifs originaires du monde arabe mais aussi de Turquie, d’Iran, d’Afghanistan, d’Inde, du Caucase et des Balkans. L’expression « juifs arabes », due à Ella Shohat, renvoie à la volonté d’affirmer une communauté linguistique, culturelle avec les sociétés d’origine, contre le refoulement de cette communauté par l’hégémonie sioniste-ashkenaze historique. Elle renvoie aussi à l’effort consistant à définir une solidarité politique avec les Palestiniens auxquels le discours hégémonique cherche à les opposer tout en les associant à eux dans le même rejet de « l’Orient ». Remarque 2 : Je suis obligée ici d’employer des termes très chargés du type « discours hégémonique », ou « discours dominant ». Il faut en effet ici choisir Gramsci avec Said, non pas contre Foucault, mais en différant l’examen de l’aspect microphysique du pouvoir ; on pourrait dire aussi que la productivité normative de la discursivité sioniste et europocentriste est si forte qu’elle s’assimile assez facilement à une instance du type de celles que Foucault cherche à remettre en question. De ce point de vue, on peut émettre l’hypothèse que la diffusion des idées sionistes, plutôt lente au début, a donné aux dirigeants du mouvement le loisir d’affiner un discours relativement restreint, avec une quantité relativement circonscrite de variantes qu’il a été excessivement facile de diffuser auprès de populations juives européennes fragilisées par le génocide ; et par la suite, auprès de populations juives orientales rendues vulnérables à la politique de propagande exercée dans les pays d’origine d’abord par l’impact des politiques coloniales de segmentation de la société, puis par la fragilisation politique après la création de l’État d’Israël ; et, une fois arrivées sur place, par l’exil lui-même et le désenchantement devant les conditions particulièrement ingrates qui étaient faites aux populations immigrées en provenance du monde arabe.
[28] Shlomo Swirski, Lo nehshalim ela menuhshalim : mizrahim ve-ashkenazim beYisrael, Haïfa, Mahbarot le-mehkar u-le-vikoret, 1981 (en hébreu) (Israel : the Oriental majority, Londres, Zed Publishers, 1989)
[29] Ella Shohat, Israeli Cinema : East/West and the Politics of Representation, 1989, rééd. New York, I.B. Tauris, 2010.
[30] Edward Said, La question de Palestine, 1979, tr. fr. Jean-Claude Pons, Actes Sud 2010.
[31] Ella Shohat, Le sionisme du point de vue de ses victimes juives, Paris, La fabrique, 2006.
[32] Le processus par lequel la droite de Begin a pu prendre le pouvoir au début des années 1980 grâce au rejet de la gauche hégémonique ashkenaze par les populations mizrahi discriminées a été bien analysé par plusieurs auteurs. Voir notamment Sami Shalom Chetrit, Intra-Jewish Conflict : White Jews, Black Jews, New York, Routledge, 2010 et, pour une approche synthétique en français, Michel Warschawski, Sur la frontière, Paris, Stock, 2002.
[33] Les plus connus étant, chez les « anciens », Shimon Ballas, Sami Michael, Samir Naqqash ; aujourd’hui de nouvelles générations ont émergé avec Sami Shalom Chetrit, Ronit Matalon et bien d’autres. Voir notamment l’anthologie réunie par Ammiel Alcalay, Keys to the Garden : New Israeli Writing, City Lights Books, 1996. Voir http://acc.teachmideast.org/audiovi.... Voir aussi le film documentaire Forget Baghdad, du réalisateur suisse Samir (Dschoint Venture Filmproduction), où sont interviewés des auteurs juifs israéliens d’origine irakienne, notamment Shimon Ballas et Ella Shohat.
[34] http://www.adva.org/default.asp?pageid=5
[35] http://www.ha-keshet.org.il/english...
[36] http://kedma-edu.org.il/main/siteNe...
[37] Voir Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté : judaïsme, sionisme et pensée binationale, tr. fr. Catherine Neuve-Église, Paris, La fabrique, 2007. Pour une bibliographie plus complète et une présentation de cet auteur, on se reportera à J. Marelli, « Scènes proches, orientales », in Vacarme n° 31, printemps 2005.
[38] Cf. Sami Shalom Chetrit, Intra-Jewish Conflict, op. cit.
[39] Tout le travail d’Ella Shohat consiste à montrer qu’il s’agit d’un faux oxymore.
[40] Gil Anidjar relève que l’une des « opérations implicites » de la parole hégémonique sur l’identité juive et ses rapports avec le sionisme et l’antisémitisme consiste à dénier ou du moins à occulter que les Juifs originaires d’Afrique du Nord, en France, soient « immigrés » ou « issus de l’immigration ». Voir « La libération des Juifs », art. cit., p. 63-64.
[41] Je pense à Haïm Zafrani et à l’ensemble des chercheurs juifs qui se situent dans sa lignée.
[42] Je pense évidemment à Maxime Rodinson.