octobre 2009
Roxana BurlacuL’Harmattan / Peppers
978-2-296-10718-2
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Postface
à propos
Extrait publié en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur. Copyright © 2010 L’Harmattan 2009
présentation de l'éditeur
Quel bonheur pour une fois d’écrire en sachant que mon lecteur dispose d’une information fiable sur la réalité de celles que les médias désignent d’un bloc comme les " filles de l’Est ". Car si la personnalité de l’auteure peut être sans hésitation qualifiée d’exceptionnelle, le parcours qu’elle relate est plus proche de ce que vivent la plupart de ses collègues que des mauvais romans policiers que l’on nous donne habituellement pour la vérité de leur expérience. "
C’est en ces termes que s’exprime le postfacier de cette autobiographie d’une jeune prostituée moldave sur les trottoirs de Bruxelles. A travers son histoire, on découvre que ce qu’on appelle communément traite et esclavage ne sont autres que les moyens d’entrer dans l’espace Schengen que doivent monnayer des migrants volontaires, mais clandestins et, à ce titre, dépendants de passeurs rarement respectueux de leurs clientes ; que la " vente " des jeunes femmes au cours de leur périple n’en est pas une, même si les acteurs utilisent ce terme ; que le pire pour les prostituées de rue, ce n’est pas leur travail mais leur peur d’être expulsées.
" La vie qu’on a " est une véritable leçon de vie, faite de larmes, certes, mais aussi et surtout de courage. Elle devrait nous faire réfléchir sur le gâchis et les crimes qu’entraînent la fermeture des frontières de l’Union Européenne et le traitement comme délinquants de clandestins, soutiens économiques de leur pays d’origine - quand ce n’est pas de leur pays d’adoption.
Agée de vingt-huit ans, Roxana Burlacu est originaire d’un village très pauvre de Moldavie. Après deux ans d’études d’arts plastiques en Roumanie, elle est contrainte de gagner sa vie pour subvenir aux besoins de sa famille. Elle se prostituera en Europe et exerce aujourd’hui à Bruxelles.
Jean-Michel Chaumont est chercheur au Fonds National de la Recherche Scientifique belge et professeur de sociologie historique à l’Université de Louvain. Il a publié récemment Le mythe de la traite des blanches. Enquête sur la fabrication d’un fléau (La Découverte, 2009). http://www.ucl.be/283295.html
Marie-Laurence Flahaux se spécialise dans les migrations internationales. Diplômée en science politique et en démographie de l’Université de Louvain, elle est l’auteure de plusieurs articles sur ces questions.
Mots clefs
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Préface
Chapitre 1 : Avant, quand j’étais au pays
Chapitre 2 : Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit longue comme ça, l’histoire
Chapitre 3 : Je dirige ma vie toute seule
Remerciements
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(p.311-347)
Quel bonheur pour une fois d’écrire en sachant que mon lecteur dispose d’une information fiable sur la réalité de celles que les médias désignent d’un bloc comme les « filles de l’Est ». Car si la personnalité de l’auteure peut être sans hésitation qualifiée d’exceptionnelle, le parcours qu’elle relate est plus proche de ce que vivent la plupart de ses collègues que des mauvais romans policiers que l’on nous donne habituellement pour la vérité de leur expérience (ou même de son expérience, nous y reviendrons dans le post-scriptum). Grâce à Roxana, il devient enfin possible de poser un diagnostic juste sur leur condition, de réfléchir ensemble aux questions que cette condition soulève et aux moyens de l’améliorer.
Même si Roxana me présentait communément comme son « escritore » à ses connaissances, ce manuscrit est, au sens fort du terme, son œuvre : c’est elle qui a voulu qu’il voie le jour, qui a pris l’initiative du contact, qui surtout a rédigé, semaines après semaines, les épisodes de son histoire qu’elle-même a décidé de coucher sur le papier. Ainsi j’ai beau avoir accompagné pas à pas la genèse de son manuscrit, en le relisant, je me suis posé certaines questions comme si je le découvrais d’un bloc et, avant de rédiger cette postface, je les ai adressées à Roxana dans l’idée que peut-être ses lecteurs se poseraient des questions identiques.
Roxana qualifie son enfance de « simple », simple et sans histoire, prolonge-t-on spontanément. Or, à lire quelques-uns des épisodes qu’elle relate, on tire plutôt l’impression d’une jeunesse simplement abominable, ponctuée par des épisodes plus traumatisants les uns que les autres : ce père alcoolique, violent, incestueux avec sa mère, capable de jouer son épouse aux cartes, ce beau-père du même acabit qui finira par tenter d’abuser d’elle, cette pauvreté omniprésente, cet Azerbaïdjanais qui lui fait découvrir le sexe sous la modalité du viol, cette amie d’enfance qui la livre en pâture à deux voyous en Roumanie… Est-ce cela que l’on appelle une jeunesse simple dans sa Moldavie natale ? J’entends encore résonner le rire clair de Roxana quand je le lui ai demandé : et oui, elle se rend de mieux en mieux compte qu’en Moldavie, l’alcoolisme masculin et la violence conjugale sont encore complètement banalisés, et oui en Moldavie, la faute pour un viol est aisément reportée sur la victime, c’est comme ça, et le souvenir de l’époque pas si lointaine où il en allait exactement de même « chez nous » devrait nous permettre de le comprendre sans trop de mal ; et certes, ils n’étaient pas riches mais ils n’avaient pas faim à l’époque et leurs vêtements étaient décents, toutes ses camarades ne pouvaient en dire autant à l’école ; et puis sa jeunesse ne se résume pas à ces épisodes que, précisément, leur caractère extraordinaire rend mémorables à ses yeux, les jours banals sont sans histoire ; et il y a sa grand-mère et Leonid et Nikolai et la beauté du monde... Et puis il y a cette faculté de résilience dont une bonne fée a doté Roxana plus que d’autres sans doute, cette faculté de résilience qui ne l’a jamais quittée et qui aujourd’hui encore fait d’elle une battante qui plie mais ne casse pas. Loin de moi la prétention d’amalgamer nos expériences : comparée à la sienne, comparée à beaucoup d’autres qui me sont intimes et bien plus proches par leurs conditions initiales, ma jeunesse fut heureuse et privilégiée. Il n’empêche : la vision de ma mère écrasant sa cigarette sur le visage de mon père n’est pas une invention. Mais ce n’est pas elle qui a déterminé mon existence. Roxana est la preuve vivante qu’en soi un traumatisme n’entraîne pas de conséquences inéluctables, qu’aucun destin ne peut se déduire d’une somme d’épisodes traumatiques, que l’alchimie personnelle de chacun et les réactions de l’entourage permettent, ou non, de s’en relever. Il arrive que des existences soient rompues pour bien moins, il arrive au contraire que des personnalités se forgent à l’épreuve du feu et Roxana a la chance de compter parmi ces dernières. La chance ? Pas seulement. Le don de résilience est une condition nécessaire, encore faut-il, comme n’importe quel autre don, le cultiver. C’est un des mérites de Roxana de l’avoir aiguisé. Car, et c’est une deuxième question suscitée par la relecture de son manuscrit, je me suis demandé comment il était possible de concilier la Roxana libre et indépendante que je connais et cette jeune fille un peu cruche dépeinte dans la première partie de son manuscrit.
Voyez comme elle ne devine rien des bontés intéressées de l’Azerbaïdjanais, voyez quelle fleur bleue avec son premier amoureux, voyez comment elle se laisse embobiner par son maquereau albanais : est-ce bien la même personne ? C’est par un geste que Roxana a répondu à ma question : le geste de tirer une corde attachée à son cou, ajoutant par la parole que souvent la corde avait été tirée bien trop fort à son goût. L’image est excellente car elle déjoue les attentes. Dans mon esprit, elle est spontanément associée à celle des malheureux promis à l’esclavage traînés par leurs négriers. Or Roxana la mobilise dans une intention exactement opposée voulant signifier par là qu’elle a bien été forcée de cheminer, que c’est précisément ce chemin qu’elle n’eût, pas plus que quiconque, jamais choisi d’emprunter, qui rend compte de sa métamorphose. Les voies de l’émancipation sont parfois aussi insondables que celles de la providence. Qu’on ne fasse pas dire à Roxana ce qu’elle ne dit pas : elle ne considère pas ceux qui l’ont violée et violentée, ceux qui l’ont trahie, ceux qui l’insultent au quotidien comme des agents providentiels et elle compte bien sur le dieu vengeur de son enfance pour que tous, autant qu’ils sont, paient un jour ce qu’ils lui ont fait. Pas plus ne souhaite-t-elle à personne d’avoir à endurer son parcours, mais cela ne l’empêche pas de considérer qu’elle en est sortie grandie. Sa vie, écrit-elle, « lui a appris à être moi » et je puis témoigner qu’il n’y a aucun doute possible à ce propos : j’ai rarement croisé une telle individualité.
Peut-être, concèdera-t-on, Roxana représente-t-elle une heureuse exception, mais son témoignage même ne nous fournit-il pas aussi enfin la preuve de l’existence de ces terrifiants établissements de « dressage » destinés à briser toute résistance chez les futures esclaves sexuelles dont les reportages consacrés à la masse des « filles de l’Est » manquent rarement de nous entretenir ? Cela aussi je me le suis sérieusement demandé en relisant les pages terribles de son séjour dans cette « prison » qui, quelque part entre la Roumanie et l’Albanie, était, dit-elle, un « bordel privé ». Ne se pourrait-il pas que, sans même en avoir pleinement conscience, elle se soit retrouvée détenue dans un de ces lieux tout droit sorti, semble-t-il, des 120 journées de Sodome ? Voyez celui-là qui, voulant lui enfoncer son pénis dans la bouche, prétend en anglais lui apprendre son métier ? J’ai fait part de ce doute à Roxana et elle l’a écarté d’un revers de main : des salauds, des crapules, me dit-elle, usant et abusant, nous y reviendrons, du rapport de force qui, entre deux transactions, leur donne un pouvoir presque absolu, mais en rien des « instructeurs », en l’occurrence complètement inutiles puisqu’aucune des jeunes femmes présentes n’avait sur ce point besoin d’être instruite. Et pourtant, insistai-je, n’évoques-tu pas toi-même cette jeune femme rouée de coups pour avoir appelé à l’aide ? Certes, me répondit Roxana, nos nerfs ne sont pas en acier et, mêmes « consentantes », il arrive qu’on pète un plomb. C’était déjà suffisamment horrible comme cela, il est inutile d’en rajouter. Soit. Mais n’est-ce pas encore Roxana elle-même qui parle des ventes successives qu’elle et ses compagnes ont subies ? Ces dégradants marchés où les acheteurs viennent se rincer l’œil ne sont-ils pas la preuve définitive d’un esclavage et par conséquent d’une traite d’être humains ? Car enfin il ne s’agit pas ici d’un catalogue où, comme l’Internet en présente tant d’exemples affligeants, des jeunes femmes se présentent sous un jour avenant dans l’espoir de décrocher un travail ou un mari : ce n’est pas du marché de l’emploi ou du marché matrimonial en ce sens métaphorique qu’il s’agit. Dans les défilés glauques auxquels Roxana a participé, les acheteurs potentiels palpent littéralement leur « marchandise » humaine et décident ou non de passer commande. Que penser de cela ?
Le vocabulaire et l’argument sont anciens. J’en ai personnellement retrouvé les traces à la fois dans le jargon des milieux interlopes de l’entre-deux-guerres et dans l’argumentaire des militants contre la traite de la même époque. Ainsi le 10 février 1927 lors de la huitième séance de la sixième session du Comité Spécial d’Experts chargés par la Société des Nations d’une enquête internationale sans précédent – ni équivalent depuis lors – sur la traite des femmes, l’expert français Pierre Le Luc fit-il remarquer à ses collègues que « “vendre” est souvent employé dans le rapport, en ce qui concerne les prostituées. Ce terme, est, je crois, inexact : on ne vend pas les prostituées ; on les livre. Elles ne deviennent pas la propriété de ceux ou de celles qui les exploitent. » Son intervention suscita le très éclairant échange suivant. D’abord intervint l’expert britannique : « Le mot se trouve dans la citation d’un souteneur et c’est le langage qu’ils utilisent ; ils parlent de vente des filles. » Le Luc commença par acquiescer : « Il s’agit du langage des souteneurs, c’est entendu : mais dans l’esprit du lecteur non au courant des termes employés par ces individus, une idée fausse peut prendre naissance. Il ne s’agit pas, en effet, d’une véritable traite telle qu’elle s’exerçait lors de la vente des esclaves. La prostituée ne devient pas la propriété légale de son exploiteur. » Harris tenait pourtant à ce que l’expression fût conservée : « Je pense que c’est de la plus haute importance car cela montre la sorte d’idées qu’ont ces gens ; ils parlent en terme de business, d’acheter et de vendre. » L’expert belge surenchérit, de suite suivi par la princesse Bandini, l’experte italienne : « La femme devient une propriété effective. Les souteneurs vendent les femmes. Le fait qu’ils emploient cette expression est significatif » et la Princesse Bandini d’ajouter : « Comme femme, je demande qu’on maintienne ce mot. » L’expert français s’en remit alors à l’autorité du directeur des enquêtes, l’américain Bascom Johnson qui déclara à son tour : « Je pense que le terme est exagéré s’il est utilisé pour désigner une fille dans son propre pays mais je pense qu’il est très important de le laisser tel dans un cas comme celui-ci où nous avons affaire à de la traite internationale car il donne, selon moi, la meilleure image qui soit de la situation effective d’une fille dans un pays étranger, loin de chez elle et de ses amis. Le terme est substantiellement exact. » [2] Une note de bas de page précisant que « cette citation montre d’une manière frappante que les souteneurs s’imaginent être propriétaires des femmes qu’ils exploitent » [3] fut ajoutée dans leur rapport à titre de compromis entre l’expert français et les autres, mais aujourd’hui encore il est sans doute nécessaire de rappeler que même si les « acheteurs » s’imaginent être propriétaires et, plus fort encore, même si les intéressées elles-mêmes s’imaginent avoir été vendues et achetées, il s’agit d’une vue de l’esprit, d’une manière de parler et en aucun cas d’une vente véritable. À la différence du propriétaire d’esclaves jadis, jamais un trafiquant ne pourrait exhiber le moindre titre de propriété pour faire valoir ses droits sur Roxana ou n’importe laquelle de ses compagnes ; au contraire, toute velléité de ce type le désignerait immédiatement aux autorités comme un criminel passible de la justice pénale.
Bien. Admettons que le mot ne doive pas être pris stricto sensu. Il n’empêche, comme les experts de la Société des Nations le notaient à juste titre, qu’il illustre parfaitement la condition réelle de la malheureuse ainsi traitée comme un objet échangé de mains en mains aux plus offrants des « acheteurs ». Il y a du vrai dans cette représentation et il est de fait significatif que le vocabulaire de la vente et de l’achat soit utilisé par Roxana elle-même car il est indéniable que c’est précisément durant ce processus, longuement relaté dans la deuxième partie de son livre, qu’elle est de loin le plus exposée sans défense à l’arbitraire d’autrui. On peut même craindre que c’est parce qu’elle est alors à ce point dépendante de leur bon vouloir que l’instinct de puissance de ses abuseurs se déchaîne. Ce n’est guère flatteur pour l’humanité, mais quantité d’expériences historiques suggèrent qu’il n’est rien qui excite autant sa propension à l’abus de pouvoir sadique que l’extrême impuissance des victimes. Cela dit et bien acté, il faut quand même se souvenir qu’en l’occurrence, chaque nouvel acheteur la rapproche de son objectif à elle : pénétrer la forteresse Europe. Comme aucun texte scientifique ne m’avait permis de le comprendre, le témoignage de Roxana m’a rendu intelligible la mécanique du voyage pour celles qui sont dépourvues de titres légaux de transport et des fonds nécessaires – plusieurs milliers d’euros – pour payer elles-mêmes les services de passeurs.
Joindre l’Italie depuis la Moldavie, au temps de son premier voyage vers la riche Europe de l’Ouest, cela coûtait environ 5 000 euros. Roxana n’avait pas l’argent. À ce moment précis, malgré le séjour en Turquie, elle n’avait encore que des dettes contractées auprès de connaissances dans sa ville natale. C’est dans cette situation qu’elle contacte, via des annonces que chacune là-bas est capable de décrypter, ce qui deviendra dans le vocabulaire judiciaire, un « réseau » de « trafiquants ». Le principe de base est simple : comme Roxana n’a pas de quoi payer, elle devra rembourser son voyage par ses gains à l’arrivée. Le « réseau » lui-même n’est pas suffisamment « puissant » pour financer en une fois son transport jusqu’à destination et se faire rembourser ensuite, ce qui, limitant le nombre d’intermédiaires, lui permettrait pourtant d’empocher seul les bénéfices de l’opération. Mais en fait la poignée d’individus qui composent le « réseau » au départ dispose seulement des moyens de lui faire passer la première – et, à l’époque, la moins difficile – des frontières à franchir : celle qui sépare la Moldavie de la Roumanie (parce que la Roumanie n’avait pas encore intégré l’Union Européenne et, à l’initiative de cette dernière, considérablement renforcé les contrôles douaniers). Ensuite ce sont d’autres passeurs qui assument le transport au delà de la frontière avec la Serbie, d’autres encore qui la feront entrer en Albanie et d’autres encore en Italie. Chaque maillon du « réseau » prend ainsi en charge une partie du voyage. On peut certes considérer que les premiers et les derniers passeurs appartiennent au même « réseau », mais puisqu’ils ne se connaissent pas directement et surtout qu’ils ne sont subordonnés à aucune autorité commune, il me semble plus exact de les décrire comme une série de petits indépendants spécialisés chacun dans un tronçon du voyage. L’arrangement financier est tel que chaque passeur se rembourse – et empoche son bénéfice – par l’intermédiaire du suivant, entendu qu’en bout de course, c’est la « cliente » qui devra rembourser ce qu’elle aura coûté au dernier passeur, plus ses frais et, généreusement calculé, son bénéfice. Ainsi si le transport – auquel s’ajoute l’hébergement, la nourriture, d’éventuels vêtements et autres commodités (y compris les loisirs : les boissons consommées dans le dancing avec le « Gros » en Roumanie par exemple) – au delà de la frontière roumaine coûte 5 unités (en train régulier, il n’en coûterait qu’une unité mais dans ce genre de voyage, le plus cher, c’est le prix de la corruption), les premiers passeurs vont « revendre » Roxana à quiconque sera disposé à lui faire traverser la frontière suivante pour, mettons, 10 unités (5 de frais + 5 de bénéfices sachant que dans toute entreprise illégale, les marges bénéficiaires sont supérieures à la moyenne ; cela ne vaudrait sinon pas la peine de prendre le risque de la prison). Jules « vend » Roxana à Léon pour 10. Léon « vendra » ensuite Roxana à Marcel pour 20 et Marcel enfin la « vendra » pour 40 à Émile. Au moment de la « vente » chacun des acheteurs doit se demander si la « cliente » trouvera acquéreur à l’étape suivante, s’il trouvera un prochain acheteur disposé à lui rembourser ses frais augmentés de son bénéfice. Autrement dit, il évalue s’il vaut la peine ou non d’investir dans sa « cliente » : il doit lui avancer le montant de la dette qu’elle a déjà contractée d’une part, et lui fournir « gratuitement » le service qu’elle attend (soit franchir l’étape suivante) : il escompte bien en être récompensé à l’arrivée et, préjugés grossiers sur les prostituées aidant, il se paye couramment « en nature » en attendant cet heureux dénouement. Le dernier maillon de la chaîne occupe la position la plus délicate : il doit payer l’intégralité du voyage antérieur (soit, en l’occurrence, 3 000 euros), assumer les frais du franchissement illégal de frontières le plus risqué – ils se feront bel et bien tirer dessus par la police italienne et plus c’est dangereux, plus c’est cher – et rentrer dans ses frais par le travail de sa « cliente » : à la différence des intermédiaires précédents, il a donc tout intérêt à la mettre dans de bonnes dispositions car c’est en grande partie de sa bonne volonté que dépendra son retour sur investissement. Toni l’avait bien compris qui sut se faire aimer de Roxana.
Dans ce processus, le « paiement en nature » que certains passeurs estiment être leur dû est un viol caractérisé, il n’y a aucun doute à ce sujet, mais je ne suis pas certain du tout que les violeurs le vivent comme tel : souvenons-nous de nouveau que ces préjugés ont été assez puissants « chez nous » pour que certaines législations ne reconnaissent pas aux femmes prostituées le droit de se plaindre pour viol [4] : femmes publiques, elles étaient réputées ne pouvoir être violées, elles « appartenaient » à tout le monde et, s’il y parvenait, chacun pouvait en profiter à sa guise. Aujourd’hui encore, il reste parfois difficile dans les faits de faire admettre par exemple qu’un client allant au delà du service sexuel convenu doive être considéré comme un abuseur sexuel. S’il est dramatique que les passeurs, et parfois même leurs victimes, banalisent ces viols, ce n’est malheureusement pas très surprenant : la force des préjugés est colossale et c’est une raison de plus pour considérer que la lutte, entreprise de longue haleine, contre ces préjugés doit être jugée tout à fait prioritaire. Le crétin qui s’autorise à traiter Roxana de « sale pute » dans la rue et le passeur qui estime qu’il a « évidemment » le droit de la « baiser » se situent de ce point de vue sur un continuum : l’un et l’autre agissent sous l’empire d’un même préjugé très malheureusement renforcé chaque fois que l’insulte est prononcée, je n’ose songer combien de milliers de fois par jour dans n’importe quelle école du royaume de Belgique...
S’il est vrai, comme on le répète sans cesse, que la traite des êtres humains est un « esclavage », quelle différence y a-t-il entre une esclave et une migrante clandestine ? Malgré les efforts considérables qui sont déployés par les langues de bois expertes pour nous faire perdre le sens de cette distinction élémentaire, elle saute pourtant aux yeux : le malheureux africain promis à l’esclavage n’avait jamais songé à se rendre de lui-même vers des terres dont il ignorait jusqu’à l’existence. Roxana par contre connaît l’existence de pays beaucoup plus riches que le sien et c’est elle qui décide de s’y rendre pour subvenir aux besoins de son fils, de sa mère, de son frère et d’elle-même. Les Africains qui comme Roxana, et plus souvent qu’elle encore au péril de leurs vies, quittent aujourd’hui leur continent pour tenter leur chance en Europe, sont dans la même situation. Ils ne sont pas considérés par les conventions internationales et les législations nationales comme des esclaves ou des victimes de la traite mais bien comme des « illégaux » : quand, par malchance, ils sont arrêtés, ils sont détenus et expulsés. Leurs ancêtres étaient enchaînés pour être amenés à destination, il « faut » désormais les enchaîner dans les avions pour les ramener en Afrique. Veut-on plus claire différence entre l’esclave et le migrant clandestin ? Le spectre de l’expulsion, nous y reviendrons, représente aussi l’épée de Damoclès dont Roxana a été victime à plusieurs reprises et sous la menace de laquelle elle vit encore.
Quoique que puisse penser le lecteur du témoignage de Roxana, qu’il sache qu’aucune autorité d’aucun pays jusqu’à présent n’a estimé qu’il s’agissait d’une victime à secourir, encore moins d’une réfugiée à laquelle donner asile : c’est seulement dans les reportages médiatiques qu’elle est présentée comme potentiellement menacée par des réseaux criminels ; dans les faits, elle est logée à la même enseigne que le reste du « peuple des clandestins » [5]. Je ne dis pas pour autant que Roxana souhaiterait être traitée comme une victime ; je dis que, malgré les compatissants discours des élites qui nous gouvernent sur l’horrible destin des « filles de l’Est », l’histoire de Roxana n’a, de la manière dont elle la raconte, aucune chance de lui valoir le statut de victime et les droits, de séjour notamment, qui y sont parfois liés.
En vérité, Roxana est avant tout une migrante comme le sont si souvent ses semblables depuis bien longtemps. On peut trouver dommage qu’il ait voué sa vie à réprimer leur envol, mais Bascom Johnson le disait joliment au cours d’une session du Comité d’experts précédemment cité : « The prostitute is essentially a migratory bird. » [6] Le souvenir de certaines des émotions qui scandent le parcours de Roxana permet, mieux que tout discours, de s’en convaincre.
Ce sont d’abord souvent des émotions négatives : l’espoir déçu d’arriver enfin à destination. Ainsi lors de la première tentative pour traverser l’Adriatique : « Toni s’est assis après moi, suivi de son copain et sa copine. On est partis en douceur. J’avais peur parce que je ne savais pas nager. Mais je pensais seulement au futur. Cela m’a donné de l’espoir. Le bateau a accéléré. Nous partions en direction de l’Italie. Je pouvais laisser tout le mal, tous les problèmes en arrière. Je pensais à ma nouvelle vie, mais ça n’a pas duré longtemps. Tout d’un coup, on a vu une lumière. J’ai même entendu le bruit d’un autre bateau et des voix dire : “Police, police ! ” Je me disais : ce n’est pas vrai, pas encore... » Par contre, quand, la fois suivante, ils s’apprêtent à accoster en Italie, l’expression pure du bonheur d’atteindre l’objectif si longtemps poursuivi : « Au loin, j’ai vu des petites lumières. Le gommone perdait de la vitesse. En voyant toutes ces lumières, j’ai oublié la douleur, le froid, tout. Je voyais le futur. Je voyais une nouvelle vie. Je serrais Toni avec ma main droite très fort. Quel bonheur, on était presque arrivés. » Où est l’esclave qui aurait pu ressentir cela après la traversée de l’Atlantique ? « La liberté et le futur » à portée de la main lorsqu’ils prennent le taxi vers la ville italienne où elle fera le trottoir pour la première fois ? Cela ne signifie pas qu’elle s’y rende de gaieté de cœur : elle a peur, et on la comprend, de travailler dans un environnement inconnu et non protégé. L’hésitation est bien présente : « Je me demandais comment j’allais travailler. J’ai regardé Toni ; je voulais lui dire que je ne voulais pas rester. Mais la situation de chez moi, au pays, m’a donné la force de tenir le coup et de rester. » Combien de migrants, dans toutes les situations, dans toutes les professions, n’ont-ils pas ressenti des émotions pareilles ? Est-il si difficile à entendre que la peur et l’espoir puissent cohabiter, si incompréhensible qu’on puisse parfois pleurer les siens et son pays et être résolue pourtant à n’y revivre jamais ? Le doute serait-il un privilège des nantis, un état d’âme trop luxueux pour les nécessiteux ?
Si ce n’est de l’esclavage, est-ce alors une vie dorée ? Il suffit de poser l’alternative pour en saisir toute l’absurdité : le récit de Roxana permet de localiser une série de problèmes, parfois gravissimes, auxquels elle se trouve ou s’est trouvée confrontée et nous allons de suite tenter d’en pointer quelques-uns. Dans l’immédiat, commençons par observer toutefois que le cadre de référence de la « traite » interdit non seulement de les appréhender mais fournit des « solutions » qui vont exactement à l’encontre de ses intérêts. Ainsi, depuis le début du XXe siècle, la réponse « humanitaire » consistant à « rapatrier » les supposées victimes de la traite à laquelle s’emploie une « rescue industry » [7] où l’Organisation Internationale des Migrations (OIM) joue aujourd’hui un rôle majeur, représente le pire « service » que l’on puisse leur apporter. Alors qu’une véritable esclave serait évidemment soulagée d’être libérée de la servitude et ramenée chez elle, la dernière chose que souhaite Roxana serait de retourner vivre en Moldavie. Au début de son parcours, la raison en était presque exclusivement économique : par son travail, elle entretient toute sa famille et parvient à économiser de quoi assurer leur avenir tandis qu’en Moldavie elle se serait condamnée à une misère noire. J’écris au passé car si par malheur Roxana devait être expulsée aujourd’hui et, ce qui est peu vraisemblable, qu’elle ne trouve pas le moyen de revenir, elle pourrait probablement, grâce à ses économies, s’en sortir en Moldavie. Mais, de façon croissante, malgré la stigmatisation qu’elle endure parfois, Roxana a appris à apprécier la liberté dont elle jouit en Belgique en tant que femme et n’envisage plus comme une option possible l’existence confinée qui, dans le meilleur des cas, lui serait promise dans le cadre demeuré effroyablement patriarcal et hiérarchique de la société moldave.
Qu’il me soit permis de rapporter ce souvenir d’un séjour sur place. Nous étions avec le maire d’un village dont plusieurs habitantes se prostituent à l’étranger : il le sait, ses ouailles aussi et il les considère comme des malheureuses dont il vaut mieux ne pas trop parler. Il nous avait invités à une partie de pêche dans un petit étang lui appartenant à proximité du village. Arrivés sur place, en bordure de l’étang, un wagon abandonné dans lequel campe une espèce de concierge : je n’oublierai jamais la génuflexion spontanée de cet homme me prenant, comme à son patron et aux autres invités, la main pour la baiser en guise de bonjour. Il me semblait me trouver face à un serf de l’empire tsariste et même dans le Nordeste brésilien je n’avais expérimenté d’aussi extrêmes manifestations de servilité auxquelles des décennies de régime communisme n’ont apparemment rien changé. Si donc on « rapatrie » Roxana – euphémisme indécent pour signifier une expulsion pure et simple , elle cherchera, comme des générations de prostituées l’ont fait avant elle [8], le moyen de revenir à tout prix : l’enjeu n’est plus seulement sa survie économique, il s’agit de la défense de sa liberté. Réfugiée économique selon les critères internationaux, Roxana est devenue substantiellement, pour reprendre l’expression de Bascom Johnson, une réfugiée politique, une personne fuyant une discrimination sociale structurelle dont, en tant que femme et prostituée, elle subit la pleine rigueur. Faute de pouvoir compter sur l’aide de la communauté des pays où la cause de l’égalité des femmes est plus avancée, elle trouvera seule le moyen de revenir le cas échéant. Mais, comme au contribuable, chacune de ses expulsions lui coûte une fortune car si elle dispose désormais des réserves nécessaires pour financer son retour dans des conditions raisonnablement bonnes (ainsi son voyage par la Russie après la deuxième expulsion de Belgique), ce sont des mois et des mois d’économies qui partent aussitôt en fumée. Les bonnes âmes de la lutte contre la traite rétorqueront qu’elle n’a qu’à dénoncer ses « trafiquants » et peut-être alors, si la dénonciation aboutit à leur condamnation et qu’elle promet de ne plus se prostituer, se verra-t-elle octroyer un titre de séjour… Mais pourquoi Roxana dénoncerait-elle ses passeurs (rebaptisés systématiquement « trafiquants » dans le vocabulaire de la traite, ainsi dans son cas précis par exemple le membre de sa famille lors de l’expédition hasardeuse qui la fera arrêter à la frontière autrichienne) ? Comme l’avait bien vu Chris de Stoop [9], ils sont en règle générale ses alliés objectifs et elle n’a aucun intérêt à collaborer à leur répression. Inutile donc de brandir l’épouvantail de la crainte des représailles pour expliquer le refus obstiné de la plupart des « filles de l’Est » à témoigner contre les « trafiquants » : ce refus s’explique bien plus simplement en prenant leur histoire au sérieux.
Pas la peine cependant de s’illusionner : prendre sérieusement en considération sa parole est la dernière chose que souhaite la myriade d’acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux payés pour soi-disant lui venir en aide. Ce constat peut sembler sévère. Il s’autorise de la découverte du fait que, sauf dans le chef de quelques idéalistes sincères et abusés, le discours sur la traite des femmes et les politiques publiques qui s’en déduisent, n’ont jamais été conçus dans l’intérêt des intéressées : même si certains acteurs actuels de la lutte contre la traite sont de bonne foi, la manière dont ils appréhendent le phénomène a été forgée par des associations et des organisations dont l’objectif réel résidait le plus souvent dans l’éradication de la prostitution. [10] Cet objectif peut bien avoir disparu chez une partie de leurs héritiers contemporains, le discours n’a pas fondamentalement changé pour autant et ceux qui le perpétuent sont seulement devenus inconscients des intérêts qu’ils servent en le répétant docilement. Ce discours est fondé sur une description biaisée de la situation des prostituées migrantes car seule cette description biaisée est susceptible de justifier l’objectif souhaité : se débarrasser de ces indésirables et réprimer les intermédiaires qui organisent les conditions de leur offre de services (jadis les exploitants de bordels, aujourd’hui les « trafiquants »…). Telle est la raison profonde pour laquelle la parole des prostituées migrantes demeure inaudible pour les acteurs de la lutte contre la traite : cette parole les prive de leur raison d’être (et, par conséquent, de leurs salaires, aspect moins accessoire qu’il n’y paraît…) et ils sont donc disposés à toutes les manœuvres pour l’éluder. Certains choisiront de la disqualifier de différentes façons (par exemple en prétendant que Roxana est trop traumatisée pour avoir une parole véridique ou qu’il s’agit d’un cas exceptionnel), d’autres préfèreront prévenir toute confrontation à son point de vue et imposeront leur propre diagnostic de sa situation sur la base d’un critère de « victimisation objective » [11] qui présente l’insigne avantage d’autoriser l’ignorance active de l’expérience « subjective » des intéressées. Fermons donc cette parenthèse sur les censeurs et, puisque nous avons la chance de lire Roxana, tentons à présent de voir où elle-même situe les principales difficultés de son existence passée et présente.
Loin des représentations manichéennes courantes (du type victime versus bourreau), l’examen des relations qu’entretient Roxana avec les différents types d’individus qui peuplent son univers nous fournit une représentation nuancée et complexe des problèmes qu’elle rencontre : enfin, pas seulement des problèmes en vérité, tout autant de ce qui rend sa vie plaisante à ses propres yeux et qu’il ne faudrait pas oublier puisque c’est en grande partie ce qui lui permet en retour de supporter ou de surmonter ces problèmes. Mais puisque je suis sociologue et que les sociologues sont voués à pointer les problèmes, en particulier ceux que les individus peinent à affronter de leurs seules forces, c’est principalement à eux que je vais m’attacher.
Alors qu’un certain nombre de parlements nationaux envisagent de plus en plus sérieusement de criminaliser les clients de la prostitution, – et particulièrement les clients de « victimes de la traite » (comme si elles portaient un signe distinctif ! Mais si les « victimes de la traite » sont reconnaissables par les clients, on se demande pourquoi les policiers, dont c’est le métier, ne les secourent pas…) –, on notera pour commencer qu’ils sont ceux qui causent le moins de souci à Roxana. Pas d’illusions ici non plus toutefois : les clients violents ou simplement odieux existent et elle a en rencontré. Il lui est arrivé d’en être victime mais ils représentent l’exception et elle se targue d’avoir appris à gérer de nombreuses situations difficiles, y compris en s’inventant au besoin un proxénète, aussi brutal qu’imaginaire, pour prévenir toute velléité d’agression. Elle m’a répété souvent qu’elle avait personnellement le plus de difficultés avec les clients tombés amoureux ou qui se le figurent. Ceux-là deviennent collants et possessifs, ils quémandent de tendres privilèges et mettent la patience de Roxana à rude épreuve. Je me souviens de son air excédé quand elle me mimait la manière dont l’un d’eux lui caressait langoureusement le bras. Elle a beau tenter d’être claire avec eux, il n’est de pire sourd qu’un amoureux éconduit et il est rare que l’histoire se termine sereinement. Cela étant, eux aussi sont minoritaires. Alors il reste le gros du contingent : certains avec leurs manies, d’autres qui viennent juste tirer leur coup et qu’elle expédie le plus rapidement possible et puis ceux qu’elle préfère : ceux qui lui permettent d’alimenter son insatiable curiosité de la vie et du monde, ceux avec lesquels faire l’amour ouvre aussi l’espace d’un moment privilégié de parole. Je ne sais s’ils sont les plus nombreux mais je ne crois pas m’avancer outre mesure en disant qu’ils l’ont suffisamment été pour transformer progressivement le rapport de Roxana à son métier. Qu’il y ait eu transformation n’est pas contestable. Roxana le dit très explicitement : au début, ce n’était qu’une affaire d’argent, un moyen de survie, rien à voir avec un choix libre et éclairé, moins encore avec une vocation (pas plus cependant que l’usine de nourriture pour chiens d’Allemands). Très vite, dès la Turquie, des à-côtés agréables du métier se sont révélés à elle, bienvenue compensation d’aspects désagréables découverts tout aussi rapidement : l’ambiance des discothèques, le luxe des grands hôtels, des amitiés collégiales… C’est progressivement aussi qu’elle-même a fait un chemin dans sa tête, se rendant compte que, contrairement aux représentations qui lui avait été inculquées dans son entourage familial, scolaire et social, on ne faisait de mal à personne en se prostituant, qu’il s’agissait d’un étrange crime sans victime comme on l’appelle parfois dans les pays où la prostitution est interdite. [12] Mais il a fallu attendre plus longtemps encore pour qu’elle regarde ses clients comme des personnes et prenne plaisir à leur rencontre ; non pas plaisir physique mais, en rira qui sera assez bête, plaisir de ce que la langue française appelait le « commerce » spirituel : la conversation qui ouvre des horizons. Il ne faut pas se leurrer : l’argent reste le principal déterminant de son travail, mais c’est parce qu’elle ne le réduit plus à la quête financière que Roxana peut désormais l’associer à la liberté. Et, de nouveau, préciser de suite qu’il ne s’agit pas pour autant d’idéaliser la prostitution : Roxana ne se reconnaîtrait jamais dans certains discours militants qui la célèbrent comme intrinsèquement émancipatrice. Ils sont aussi dénués de sens à ses yeux que ceux qui la condamnent comme intrinsèquement aliénante et Roxana est allergique à toutes les idéologies. Sa posture est pragmatique et relativiste : sur la base d’une pesée réaliste des avantages et des inconvénients, elle s’estime simplement mieux lotie actuellement en se prostituant qu’à travers tout autre travail qu’elle puisse exercer. Le jour heureux où des jeunes femmes moldaves issues de milieu populaire et douées comme elle l’est de talents artistiques pourront finir leurs études d’architecture intérieure et en vivre ensuite, on pourra reparler de la justesse de son opinion. En attendant, prions fermement ses censeurs de ne pas l’encombrer de leurs principes pseudo-moraux. Car ils sont ceux qui, dans son quotidien actuel, lui pèsent le plus : les passants, plus nombreux que je ne me l’imaginais, qui s’autorisent à la traiter de « sale pute », relais primaires de la condamnation qui dans les beaux quartiers se décline dans le vocabulaire châtié de l’atteinte à la dignité humaine ou de l’offense aux liens sacrés de l’Amour. Ceux-là qui, tout en compatissant parfois de loin au funeste destin des prostituées, entretiennent la stigmatisation de la prostitution, ceux-là qui parviennent encore parfois à faire honte à Roxana de ce qu’elle fait et de ce qu’elle est…
Je sais que certains ne le croiront jamais mais après deux ans de présence proche, je puis témoigner du fait que Roxana n’a pas de souteneur. Ses clients paient la chambre de l’hôtel où elle les reçoit et elle conserve l’intégralité de ses gains. C’est vrai aujourd’hui, cela ne l’a pas toujours été. En Turquie, Cabir n’était pas vraiment « son » souteneur puisqu’il exploitait le travail de plusieurs filles et n’entretenait avec Roxana que des relations d’affaires. Cela étant, il est certain qu’il prélevait sur ses gains une part plus importante que ne le font indirectement les propriétaires de l’hôtel de passe où elle travaille actuellement. Outre que le prix des passes était bien moindre en Turquie – aujourd’hui il tend apparemment à s’aligner, par le bas malheureusement pour Roxana – qu’en Belgique, une vision strictement managériale de leur relation oblige à reconnaître que Cabir fournissait un service plus important : il avait avancé l’argent du voyage, du passeport et du visa de Roxana, il payait probablement les pots de vin nécessaires à l’exercice tranquille de son travail, il fournissait le gite et le couvert et surtout un lieu protégé (son hôtel) où racoler des clients. À l’époque, Roxana n’était pas en mesure de négocier de meilleurs termes pour leur contrat. Loin de la tenir en captivité, c’est lui qui la renverra de son hôtel lors de son deuxième séjour en Turquie : objectivement il lui rendra service (elle pourra alors travailler pour son compte quelque temps en compagnie de son amie Marina, période dont elle conserve un excellent souvenir) même si, Roxana n’en est pas sûre mais cela paraît probable, c’est encore lui qui les dénoncera à ses amis policiers et les fera ensuite expulser. Cabir cadre mal avec le portrait du trafiquant ou du proxénète tenant « ses » filles sous sa coupe impitoyable. Il ressemble plutôt à ce qu’il est : un propriétaire d’hôtel qui en augmente l’attrait auprès de sa clientèle en recrutant de jeunes prostituées et s’efforce de conserver, avec ses collègues d’autres hôtels, le monopole de l’offre. Je me le figure assez semblable aux patrons qui, dans les pays comme la Hollande, l’Allemagne ou l’Espagne, dirigent des Eros-centers et autres établissements spécialisés dans l’amour vénal. Je n’ai pas à leur endroit une sympathie excessive parce qu’ils occupent une place qui par définition n’est pas sympathique : quelle que soit l’activité à laquelle il emploie son personnel, un patron tend à maximaliser ses propres gains au détriment de ceux de ses employés. C’est pourquoi, dans ce cas de figure, on ne peut, me semble-t-il, que souhaiter l’intervention du droit social pour, ici comme ailleurs, obliger les patrons à fournir des contrats acceptables dans le respect des droits reconnus à l’ensemble des travailleurs. Car il ne suffit pas de réglementer l’exercice de la prostitution, il faut encore que la réglementation soit pensée au bénéfice des travailleurs et rien n’indique que ce soit automatiquement le cas : il paraît qu’en Espagne, des prostituées étrangères travaillent en toute légalité pour l’équivalent du salaire minimal et si une réglementation de ce type venait à être adoptée à l’échelle de l’Union Européenne, je ne verrais aucune raison pour les prostituées de s’en réjouir. Comme le dit Roxana, dans la prostitution on gagne vite et souvent beaucoup plus que dans d’autres professions, mais c’est de l’argent difficilement gagné et tant que le marché valorise davantage les services d’une prostituée que de beaucoup d’autres prestataires de services, il n’y aucune raison pour que les patrons bénéficient seuls de cet avantage comparatif.
Avec Toni c’est une toute autre histoire : voilà dans toute sa splendeur l’irruption dans son récit de la mafia albanaise à côté de laquelle la mafia italienne est, paraît-il, composée d’enfants de choeur. [13] J’ai reparlé de lui avec Roxana récemment : elle sait bien qu’il l’a menée en bateau et qu’elle a été stupide de le voir en prince charmant, mais elle n’a pas la haine du bonhomme parce qu’elle conserve aussi le souvenir des moments où, au sens littéral du terme (ainsi lors de la marche vers la Grèce), il l’a soutenue. Sans doute n’était-il pas le pire et elle a croisé des femmes bien plus maltraitées par leurs macs, albanais ou d’autres nationalités. Mais ce qui me frappe, c’est qu’il s’agit apparemment surtout de variations individuelles et non d’une organisation criminelle quelconque. En fait de bande organisée, ils sont deux macs qui contrôlent deux filles et même s’il est vraisemblable que l’une ou l’autre fille supplémentaire travaillait pour Toni, on ne voit pas qu’il soit l’homme de main d’un puissant réseau. Je retiens aussi du récit de Roxana les bons souvenirs de son étape albanaise et surtout, aux antipodes à nouveau des idées reçues, la figure de Sokol, parent de Toni pourtant. Je me dis qu’aucun policier n’aurait accepté de croire un instant qu’il n’était pas le proxénète de Roxana [14] et que là où les stéréotypes nous empêcheraient de voir autre chose qu’une nouvelle crapule, Roxana a rencontré un véritable ange gardien.
Pour revenir à Toni, je m’étonnais auprès de Roxana qu’elle soit retournée vers lui après son expulsion de Turquie : n’avait-elle pas compris encore quel genre d’homme c’était ? Et elle de répondre : chez lui, la place était chaude, alors je m’y suis assise parce qu’à côté j’aurais eu froid. Deux expulsions plus tard, Roxana n’aura plus besoin de faire appel à un protecteur : d’une part, elle aura constitué des économies, d’autre part elle aura appris à se débrouiller seule pour négocier son passage. Capital financier et capital d’expériences sont les deux mamelles de son indépendance. Quand on part de rien, il faut du temps pour les accumuler.
Depuis son arrivée en Belgique, Roxana travaille sans souteneur. Elle a été approchée plusieurs fois par des types désireux de le devenir mais elle a décliné leurs offres et ils n’ont pas insisté. Bien leur en a pris, Roxana saurait à quel policier s’adresser s’ils manifestaient la moindre velléité de se faire menaçants.
Des passeurs, il n’y a plus grand-chose à dire. Nous avons vu déjà en quelle situation de dépendance radicale vis-à-vis d’eux se trouvait Roxana quand elle était sans le sou et nous avons vu aussi que certains n’hésitaient pas à en abuser de façon éhontée. Cette dépendance radicale représente structurellement une invitation à des atteintes gravissimes à l’intégrité physique et mentale des personnes qui n’ont pas d’autre choix que de recourir à eux. L’histoire ici aussi se répète et, avant même le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’organisation anversoise d’aide aux migrants juifs Ezra ne manquait pas d’observer qu’à peine « ont-ils pris la décision de s’expatrier qu’ils perdent déjà, semble-t-il, leur qualité d’hommes et deviennent pour ainsi dire, aux yeux de certains, une sorte de marchandise dépréciée. Les intermédiaires et agents clandestins qui, soi-disant, les aident à franchir la frontière (étant donné les immenses difficultés qu’il y a dans certains pays, à se munir d’un passeport ou d’un visa en règle) sont sans scrupules et souvent dépouillent complètement leurs naïfs clients » [15]. Naïfs ou pas, les clients des passeurs n’ont pas le choix s’ils tiennent vraiment à leur projet migratoire et certains le paieront de leur vie. Notons que puisqu’il s’agit d’une chose sue depuis belle lurette, on ne peut plus ne pas savoir qu’en fermant les frontières, on exposera les candidats migrants à ces périls mortels, on ne peut pas ne pas savoir qu’en rendant l’accès toujours plus difficile, on leur rend le voyage toujours plus dangereux. On ne peut pas ne pas savoir qu’aucune répression ne parviendra pourtant à endiguer les flots aussi longtemps que les différences de niveau de vie seront aussi considérables. Alors que faire ? C’est peut-être actuellement le dilemme le plus tragique de nos sociales-démocraties : ouvrir les frontières et voir se détricoter encore davantage les protections sociales péniblement arrachées au capitalisme ou préserver les avantages relatifs des plus économiquement vulnérables dans nos sociétés ? Comme quoi les questions soulevées par le récit de Roxana ne concernent pas seulement « ses » problèmes ; comme quoi aussi, ce qu’elle est parfaitement disposée à entendre, l’intérêt des migrants n’est pas le seul qui doive être pris en compte dans ces difficiles arbitrages (mais qu’il le soit aussi est par contre une exigence élémentaire et non encore satisfaite).
Mais, pour en revenir aux passeurs, il faut éviter de généraliser indûment : il a beau être illégal, leur marché est concurrentiel et les bonnes comme les mauvaises adresses se transmettent par delà les frontières. Tout comme les souteneurs ont intérêt à ce que « leurs » femmes travaillent pour eux de bonne volonté, les passeurs ont intérêt à fournir un service minimalement correct et efficace s’ils veulent conserver une clientèle qui se recrute beaucoup par le bouche à oreille. On remarquera également qu’il s’agit d’un marché segmenté : en y mettant le prix, ce qui suppose évidemment qu’on en soit capable, on peut obtenir un service de qualité supérieure et l’on voit bien en comparant trois de ses voyages (via l’Albanie, via la Serbie et via la Russie) qu’il s’agit, comme dans un train, de troisième, seconde et première classe. Observons enfin, c’est particulièrement patent dans le voyage via l’Albanie, que les circuits empruntés par les prostituées migrantes recoupent partiellement, mais partiellement seulement, les circuits empruntés par les autres migrants : les unes et les autres se retrouvent côte à côte dans le gommone qui les mène vers l’Italie comme ils se retrouvent encore malheureusement, pour certains d’entre eux, détenus ensemble dans l’attente de l’expulsion. Qu’on vienne donc après cela expliquer à Roxana les subtiles différences qui permettraient de distinguer les victimes de la traite des migrants clandestins… Ils sont – c’est le cas de le dire – dans le même bateau, la même galère souvent, et il est indigne de prendre prétexte de la minorité à laquelle elle appartient (théoriquement jugée digne d’être secourue) pour expulser sans états d’âme la majorité des autres : Roxana, que sa « victimisation objective » aurait pleinement qualifiée au titre de victime de la traite (s’il n’y avait un abime entre la théorie et la pratique de nos autorités), se sent pleinement solidaire, parce qu’ils forment une évidente communauté de destin, de tous les autres sans-papiers comme elle en quête d’un avenir.
On peine à les regrouper en une seule catégorie tant leurs profils sont contrastés. Bien avant la prostitution, il y a d’abord le beau-père longtemps perçu comme un père idéal et qui, parce qu’entré à la police selon la mère de Roxana, deviendra alcoolique et violent jusqu’au point de rupture quelques années plus tard. Il y a ensuite, toujours avant la prostitution, ce policier apparemment attentionné après l’agression par un professeur à Chisinau qui se dévoilera ensuite comme intéressé surtout à profiter d’elle. Il n’y avait pas dans ces deux expériences précoces de quoi fonder une énorme confiance dans les gardiens de la paix. Les expériences suivantes ne les présentent pas sous un jour beaucoup plus avenant : en Albanie, celui qui s’assied auprès de Toni dans la voiture et leur fait passer les barrages de ses collègues sans s’inquiéter un instant de sa situation à elle, en Turquie où elle a de bonnes raisons de croire qu’ils sont de mèche avec le propriétaire de l’hôtel. Durant la première tentative de traversée vers l’Italie, Roxana ne sait pas si la police des frontières visait le bateau ou tirait en l’air mais le fait est que jamais elle n’a été confrontée à une situation objectivement aussi dangereuse (c’est potentiellement la seule fois où sa vie a été mise en danger). La représentation habituelle des policiers arrachant leurs victimes des griffes des trafiquants en sort quelque peu écornée. [16] Toujours en Italie, il en va de même quand la protection promise se mue d’un jour à l’autre en une expulsion ou quand Roxana est frappée parce qu’elle refuse de déclarer qu’un client est son souteneur… Mais c’est en Italie aussi que des policiers ordonnent à Roxana de quitter un lieu de travail où deux prostituées russes viennent d’être assassinées ou qu’elle se lie d’amitié sur la plage avec un policier qui la recueillera dans son appartement quand elle ne saura plus où aller après que d’autres policiers les eurent arrêtés, Sokol et elle. En Belgique, certains lui donnent leur carte de visite et l’invitent à faire appel à eux si nécessaire, tandis que d’autres lui mettent les menottes au cours des nombreuses rafles qui se soldent généralement par une nuit au poste. « Nous », écrit Roxana en parlant pour elle et ses collègues, « on n’a pas vraiment confiance dans la police ». On serait de fait rendu méfiant pour bien moins que cela. Mais la méfiance envers l’institution policière s’accompagne aujourd’hui d’une grande confiance dans certains policiers, pris individuellement : ceux-là, et parmi eux quelques femmes, la connaissent et la reconnaissent. Certains ont été jusqu’à l’encourager à écrire son livre et Roxana les considère, sinon comme de véritables amis, du moins comme de précieux alliés.
Les passants, les habitants du quartier
Avant de se fixer en Belgique, Roxana n’est jamais restée suffisamment longtemps au même endroit pour développer de réelles relations de voisinage. Il y a bien eu quelques embryons d’amitiés en Turquie mais c’est ici seulement qu’elle peut dire après quelques jours d’inactivité que le quartier lui manque : on reviendra sur les relations avec ses collègues, attachons-nous maintenant un instant au petit monde des voisins de la rue où elle travaille et aux passants. La première fois que j’ai été lui rendre visite sur son lieu de travail, il faisait beau et quelques voisins étaient sur le pas de leur porte. Roxana a tenu à me présenter à eux, j’étais son écrivain et nous avons ri ensemble. Certains d’entre eux font pourtant partie d’un comité de quartier qui milite activement contre la présence des prostituées dans la rue et les nuisances qu’elle engendre. Roxana le sait, elle représente sans doute à leurs yeux l’ami noir ou juif qui permet de ne pas se sentir raciste ou antisémite… Et Roxana sait aussi que les nuisances sont parfois réelles. La rue a depuis peu été fermée à la circulation et toute l’organisation de son travail en est rendue plus difficile, mais Roxana admet que souvent, particulièrement la nuit, les voitures sont bruyantes : celles des clients et surtout celles de ceux qui viennent mater et manifester bruyamment leur mépris des putes. Roxana regrette aussi que certaines de ses collègues s’habillent d’une manière qu’elle juge choquante, s’apostrophent ou se disputent comme si elles étaient sur une île déserte. Quant à elle et quelques autres, à force de petites attentions, elles ont gagné la sympathie de nombreux voisins qui, pour certains, lui apportent un bol de soupe chaude quand l’attente sur le trottoir est longue et froide. Les autorités communales paraissent vouloir, une fois de plus, déplacer les lieux où la prostitution de rue serait tolérée. C’est un autre vrai problème de Roxana : outre qu’elle y jouit d’une sécurité relative, elle est attachée au quartier et ce serait un véritable arrachement que de devoir déménager. Si tant est qu’occupation vaut possession, on pourrait faire remarquer qu’il abrite des prostituées depuis le XIXe siècle au moins et que la corporation pourrait donc faire valoir qu’elle y est plus anciennement représentée que les nouveaux habitants qui souhaitent son départ. Mais le quartier se gentrifie et la présence des prostituées y ralentit la hausse de l’immobilier, ce qui ne fait pas l’affaire des propriétaires. Nul doute qu’eux aussi bientôt trouveront que la prostitution est une atteinte à la dignité humaine…
Pour Roxana la plaie du boulot au quotidien, ce sont les jeunes mecs, plus rarement des filles (mais cela arrive, voyez « Ni putes, ni soumises »…), le plus souvent maghrébins, qui tirent vengeance sur les prostituées de leur trop plein d’humiliation. Ils insultent, crachent, menacent, agressent parfois. J’ai été étonné que Roxana ne les évoque pas davantage dans son livre tant ils sont présents dans ses conversations. Certaines associations s’efforcent dans les écoles du quartier de prévenir ces comportements chez les jeunes mais on n’en voit guère les résultats et est-ce étonnant si leurs parents et, au delà, les élites, les renforcent dans leurs préjugés ? Encore Roxana a-t-elle appris à se défendre contre ces jeunes coqs impuissants : ils l’importunent mais ne l’atteignent pas. On ne peut en dire autant des regards, pas forcément aussi hostiles, qu’elle capte à la dérobée : « Quand je suis dans cette rue, il y a beaucoup de personnes qui passent : des clients, mais aussi des passants, des voitures avec des familles… et tous ces gens nous regardent. Ce sont des regards qui me donnent envie de me cacher, de me retourner pour qu’ils ne me voient pas. J’ai encore honte, pas pour ce que je fais, mais du regard des gens comme ça sur moi. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours cette honte-là en moi, elle ne part pas. Je ne peux rien y faire. C’est un grand problème, un grand souci pour moi. Je n’arrive pas à me défaire de ça. »
Encore un chapitre tout en contrastes : sa plus proche amie est une collègue ; Roxana en retrouve avec plaisir quelques autres, notamment travestis, chaque jour sur le trottoir et, plus rarement, en dehors du boulot. Mais le monde des prostituées n’est pas tendre et il n’est pas facile de s’y faire une place : cela commence très concrètement par la place physiquement occupée sur le trottoir, conquise de haute lutte, toujours menacée par de nouvelles venues, et se poursuit dans la mise à l’épreuve répétée du respect réciproque. C’est que la concurrence est féroce. Surtout depuis qu’une présence policière accrue éloigne les clients, l’offre excède la demande et les prix piquent du nez : on ne se fait donc pas de cadeaux.
Même durant les voyages, le tableau est contrasté : des moments de grands partages mais aussi un chacun pour soi assez généralisé. Comme dans d’autres professions (policiers, infirmières…), des stratégies de défense sont indispensables et sans une certaine carapace, on ne tient pas longtemps. Les liens avec ses semblables s’en ressentent, les alliances sont fragiles, les méfiances pesantes. D’après l’expérience de Roxana, ce n’est pas demain la veille qu’un mouvement revendicatif initié par les prostituées elles-mêmes verra le jour. Je crains son diagnostic d’autant plus pertinent que bien trop souvent – mais heureusement, pas systématiquement – les collectifs de prostituées existant mobilisent une opposition entre les prostituées « autochtones » libres et consentantes et les prostituées étrangères ou « illégales » qui seraient par contraste contraintes et forcées. Le livre de Roxana permet de concevoir le caractère factice de cette opposition : sur le continuum délicat à manier (car dans tous les cas, plusieurs dimensions doivent être prises en compte) qui va du plein consentement à la pleine contrainte, les curseurs ne se déplacent pas nécessairement de la même façon selon le critère de la nationalité : à certains points de vue, ne fût-ce qu’au regard de leur situation administrative, les autochtones sont évidemment favorisées sans néanmoins réaliser de meilleurs scores à d’autres points de vue tels que, par exemple, la sérénité par rapport à leur métier. Ici comme ailleurs, il convient donc de se défier des généralisations abusives.
Ils sont là, pas très nombreux, discrètement évoqués dans son livre mais très importants dans sa vie. Comme les moments de solitude dont elle a un besoin intense, ils sont évidemment aussi cruciaux pour Roxana que pour n’importe lequel d’entre nous.
Sa mère, son frère, son fils. Ceux qui, comme tant d’autres compatriotes, vivent au pays de l’argent gagné par les migrants. C’est l’évidence même pour Roxana qu’ils sont prioritaires et même quand elle gagnait bien davantage que maintenant, elle n’a jamais vécu luxueusement afin de leur envoyer, soit pour les nécessités immédiates, soit pour des économies à long terme, le maximum d’argent possible. Il y a des périodes où pourtant elle aurait pu mener la grande vie mais, outre qu’elle ne s’en sentait pas le droit, elle n’en avait pas l’envie. Le goût des frivolités en lequel des générations de « spécialistes » ont cru jusqu’au milieu du siècle passé découvrir le motif du choix – coupable – de la prostitution lui est complètement étranger (elle a par contre une passion pour l’informatique et ses développements les plus récents). Le contact téléphonique est quotidien même si elle ne peut partager grand-chose de ses peines et de ses difficultés avec eux, généralement occupée au contraire à les réconforter. Sa mère à l’humeur changeante, parfois la meilleure des mères et parfois beaucoup moins. Son demi-frère, le plus proche d’être un confident, qu’elle couve comme l’oiseau fragile qu’il est, depuis peu rendu aveugle d’un œil par une cataracte qu’ils n’ont pas les moyens de faire opérer. Et puis son fils, sa blessure secrète, qui grandit loin d’elle parce que sa situation irrégulière ne lui permet ni de le faire venir ni même, ce qui est plus cruel encore, de lui rendre visite. Leur dernière rencontre date de la dernière expulsion, il y a cinq ans. Il avait quatre ans alors, il en a neuf aujourd’hui et elle sent qu’il devient difficile de maintenir le lien seulement par téléphone. L’énorme, le principal, le seul vrai problème de la vie de Roxana, ce ne sont pas les trafiquants, les souteneurs ou les clients, ce sont les papiers. [17]
Le risque de se faire expulser, quoique bien réel tant il s’agit d’une sinistre loterie, semble plus ou moins maîtrisé par Roxana : rien dans son apparence ne la désigne comme étrangère ; en rue et sur son lieu de travail, elle fait partie des meubles. Des policiers connaissent sa situation, savent qu’elle ne présente pas le moindre danger, qu’elle-même non plus n’est pas en danger et qu’il serait tout à fait inutile de l’expulser. En outre, une procédure de régularisation est en cours et son avocat l’assiste efficacement. Mais, aussi pudiquement exprimée soit-elle, la douleur de ne pouvoir rendre visite à son fils est immense, aussi considérable que le paradoxe qu’elle nous oblige à méditer. Voilà, je me lasse de le répéter, une personne que l’on nous présente comme privée de sa liberté soit littéralement à cause des réseaux criminels, soit, en un sens indirect, parce que la prostitution serait intrinsèquement aliénante de la dignité du sujet humain (et donc de la liberté qui distingue un sujet d’un objet). Nous avons vu ce qu’il en était des réseaux criminels dans son cas et, pour ce qui concerne la seconde proposition, un philosophe en a démontré récemment l’inanité mieux que je ne pourrais le faire. [18] Comme tout prisonnier le sait d’expérience, la privation de la liberté signifie d’abord et avant tout très concrètement une restriction artificielle de la possibilité de se déplacer. Dans une prison, la privation est extrême : on ne peut se déplacer au delà de l’enceinte des murs qui entourent le bâtiment. L’absence de papiers interdit de facto à Roxana de se déplacer au delà de la frontière du royaume – auquel elle est pourtant plus sincèrement attachée que nombre de mes compatriotes – et c’est précisément cette privation de liberté, considérablement moins extrême que dans une prison ou un centre fermé mais néanmoins réelle, qui provoque le seul vrai drame de son existence présente. J’entends déjà les censeurs s’exclamer : qu’elle rentre donc chez elle si son fils lui manque tant ! Certes. Ils pourraient tout aussi bien exhorter les prisonniers à s’évader de prison et, après les avoir remerciés de leur bon conseil, on cherchera entre gens sérieux des alternatives plus réalistes. En attendant, le paradoxe demeure irréductible : les autorités mêmes qui la désignent à l’opinion publique comme une « esclave » à libérer sont responsables de la principale privation de liberté qu’elle endure… Ce n’est pas dans la pelote des relations concrètes qu’elle entretient avec ses contemporains que se noue le drame qui la fait parfois pleurer à l’abri des regards, c’est dans la gestion de son dossier de régularisation par d’anonymes fonctionnaires chargés de l’application des mesures contre les migrants qui font office de politiques migratoires dignes de ce nom.
Même si elle reflète une dimension importante de sa vie, je ne voudrais pas terminer cette postface sur l’image de Roxana pleurant l’absence de son fils car ce serait céder à mon tour aux sirènes d’un misérabilisme dont tout son livre nous invite à nous départir. Je ne veux pas qu’en refusant de la poser en victime de la traite des êtres humains on soit condamné à enjoliver son existence, mais je ne souhaite pas non plus méconnaître sa détermination. Le courage et les larmes ne sont pas exclusifs et c’est sur le courage que je voudrais conclure. Peut-être le lecteur aura-t-il comme moi été frappé par la récurrence de l’expression la vie c’est comme ça sous la plume de Roxana. Dans d’autres contextes, je l’entendrais comme une expression de résignation mais, une fois de plus, Roxana m’a surpris en déplaçant sa signification courante : dans sa bouche, la vie c’est comme ça n’est en rien une invitation au fatalisme. J’y entends au contraire tout d’abord un diagnostic réaliste : malchance d’être née femme et pauvre dans le pays le plus pauvre d’Europe, injustice généralisée du monde, peu de cadeaux à attendre de ses contemporains, etc., sont des données de base avec lesquelles il faut compter et il ne sert à rien de s’en plaindre car ce sont des conditions pratiquement indépassables à son niveau. Dans un tel contexte, – on excusera le volontarisme apparemment naïf de l’alternative, mais il n’y a pas mille solutions –, soit on baisse les bras, soit on retrousse les manches et on cherche ce qu’il y a malgré tout à faire pour s’en sortir. La prostitution est apparue à Roxana comme la moins mauvaise des rares options disponibles et, une fois sa décision arrêtée, elle a surmonté ses propres réticences, parfois aussi ses propres répugnances, pour finir par parvenir à voir les bons côtés de cette nouvelle existence : cela n’avait rien d’évident et c’est un véritable travail sur elle-même qui a rendu possible cette évolution. C’est également dans le prolongement de ce difficile travail sur soi que se sont produits les autres changements qui l’ont fait devenir cette femme libre et lucide qu’elle est aujourd’hui. La critique est pour les universitaires un exercice professionnel. Dans le cas de Roxana, il a été un exercice vital : c’est par la critique des préjugés attachés à son métier qu’elle a pu non seulement se réconcilier avec lui mais aussi relativiser quantité de valeurs données pour absolues et ainsi s’élargir considérablement l’esprit, devenir une femme « éclairée », au sens le plus classique de l’Aufklärung. Roxana n’est pas seulement l’auteure de ce livre, elle est, bien plus que je ne puis personnellement le prétendre, l’auteure de son existence et tout le mérite lui en revient : Self Made Woman.
Avec Roxana, l’adversité a trouvé à qui parler et, malgré les coups reçus, elle est toujours restée debout. Je sais bien que cette manière d’exprimer mon admiration n’est pas dénuée d’ambivalences et je n’aurais pas recours à ce genre d’images plus souvent mobilisées pour louer les héros de guerre si l’imaginaire collectif n’associait pas habituellement les prostituées à l’image de femmes tombées, en grand besoin d’être relevées (réinsérées, dit-on aujourd’hui) par les bonnes gens qui, faute de meilleures occupations, se soucient du salut de leurs âmes. Qui oserait soutenir qu’elle est une femme déchue ? Malgré son jeune âge, Roxana est une grande dame et je lui suis infiniment reconnaissant de m’avoir permis d’associer mon nom à la publication de son histoire.
Jean-Michel Chaumont
Post-Scriptum sur la désinformation
Au cours des derniers mois, par l’intermédiaire du même travailleur social qui l’a dirigée vers moi, Roxana a été interviewée pour deux reportages. Il est frappant d’observer ce que les journalistes ont retenu de ses paroles. Dans le cadre d’un dossier sur la traite des êtres humains paru dans la revue de la branche belge d’Amnesty International, voici l’extrait qui la concerne :
« Un ange doré sur un fond rouge orne l’entrée d’un hôtel de passe. Sur l’autre trottoir, Jessica, d’origine moldave, nous raconte son histoire sans détour : “Je suis en Belgique depuis six ans. J’ai quitté la Moldavie pour gagner ma vie, après avoir lu une offre d’emploi dans le journal. Je ne pensais pas que c’était pour ce métier. Je suis tombée directement sous l’emprise de maquereaux albanais. Nous nous sommes souvent déplacés et, très vite, j’ai été violée à plusieurs reprises. Ils ont été jusqu’à se rendre dans ma famille pour voir si j’avais un enfant. Physiquement et psychologiquement, ils vous cassent pour faire ce qu’ils veulent de vous. Un jour, ils ont été arrêtés alors que nous étions en Turquie. Après je me suis rendue en Italie quelques mois. Aujourd’hui, je travaille seule. Quand on me pose une question, je dis que j’ai un maquereau albanais… Ça fait tout de suite peur et on me fiche la paix. J’ai un enfant de neuf ans. Je ne l’ai plus vu depuis quatre ans. Pour revenir en Belgique, je dois payer plus de 5 000 euros pour avoir des faux papiers… Il n’y a pas beaucoup de clients. Je suis là depuis 16 heures et je n’en ai pas eu un seul. C’est à cause des nouvelles arrivées de Bulgarie et qui demandent trop peu…” Pourquoi ne pas retourner en Moldavie auprès de son fils ? À cette question, Jessica répète : “Ma vie est finie là-bas. Je suis heureuse ici. Pour moi c’est un métier comme les autres. Un de mes clients est devenu mon petit ami. Nous sommes ensemble depuis quatre ans. Les contacts que j’ai avec Espace-P m’ont permis d’avoir plus confiance en moi. Depuis deux ans, j’écris mon histoire. Grâce à eux, j’ai rencontré un écrivain qui m’a aidée… J’espère terminer mon livre bientôt.” Après ces épreuves, comment trouver encore la force de vivre ? Pleine de lucidité, Jessica répond : “Je trouve la force quand je vois qu’il y a des gens qui souffrent ou qui ont encore plus souffert que moi.” [19]
Le second reportage, consacré cette fois à « La nouvelle prostitution », a été publié en février 2009 dans le magazine Le Vif/L’Express, le plus grand magazine généraliste d’information en Belgique francophone. Roxana y devient Olga et un encadré lui est consacré sous le titre « J’ai été vendue plusieurs fois » :
« “Par moments, j’ai la rage totale. Alors, je bois.” Olga a vécu le côté le plus sordide de la prostitution. A 19 ans, plaquée par un mari violent, cette jeune Moldave se retrouve seule, avec un bébé sur les bras. Dans le magazine Makler, très connu en Moldavie, elle répond à une des nombreuses annonces proposant des jobs de serveuse ou de danseuse à l’étranger. “Je me suis doutée qu’il s’agissait de quelque chose de louche, mais je bouffais des pommes de terre depuis des mois et là on me promettait un salaire de 1 000 dollars.” Envoyée dans un hôtel à Antalia, en Turquie, elle est poussée à se prostituer. “Mon premier client, un Turc de 40 ans, ne parlait pas ma langue. J’ai regardé le plafond en me donnant du courage. Je ne voulais pas le voir.” Très vite, elle tombe sous la coupe d’un réseau albanais et est déplacée. “Je me souviens d’une maison dans la campagne, en Albanie. Nous étions douze filles. Il fallait qu’on se déshabille et qu’on montre nos seins et nos fesses à des acheteurs qui défilaient. Ils vérifiaient qu’on n’ait pas de cicatrices ni de tatouages particuliers.” Revendue à plusieurs reprises, elle est violée par ses différents « propriétaires ». “À la fin je préférais ouvrir les jambes, c’était moins brutal.” Elle a subi trois avortements. Son dernier maquereau la fait passer en Italie, via la ville balnéaire de Vlora. “C’était la nuit. Nous étions une quarantaine dans une barque à moteur, avec, pour seul bagage, des vêtements secs dans un sac en plastique. Nous avons essuyé les tirs des carabinieri.” Débarquée clandestinement à Bari, elle est aussitôt mise sur le trottoir. Planqué à l’hôtel, son proxénète albanais l’appelle sans cesse sur son GSM pour la contrôler. Quelques mois plus tard, il est arrêté. “Il exploitait une autre fille, mineure.” Avec 700 dollars en poche, Olga en profite pour rejoindre la Belgique, où une cousine lui a dit qu’on pouvait se prostituer sans « mac ». Depuis sept ans, elle promène ses longues jambes dans Bruxelles où elle racole les clients. Pour être tranquille, elle fait croire qu’elle est toujours maquée. Depuis qu’elle a quitté la Moldavie, elle n’a pas revu son fils, élevé par sa mère. “Je continue à me prostituer pour l’argent et la liberté. Je n’ai pas beaucoup le choix, j’ai interrompu mes études à 16 ans, faute de moyens.” Arrêtée à plusieurs reprises par la police, elle a déjà reçu un ordre de quitter le territoire. Elle risque à tout moment de se faire expulser. Son ancien maquereau, sorti de prison, pourra alors facilement la retrouver. » [20]
La voilà dûment remise à la seule place que nos sociétés lui assignent dans l’opinion publique : celle de la pauvre victime en attente de secours et comprenne qui pourra les incohérences des récits. Il faudra prendre un jour cette question à bras le corps : quelle fonction remplissent ces portraits misérabilistes ? Est-ce le seul moyen par lequel les journalistes se figurent pouvoir gagner la sympathie de leur lectorat ? Avons-nous besoin de telles victimes pour supporter nos propres existences ? Est-ce, comme le suggèrent plutôt les photographies qui accompagnent généralement ce genre de dossiers, le dédouanement du voyeurisme ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que, pour bien intentionnés qu’ils soient, ces reportages nuisent à la compréhension de la réalité vécue par Roxana et ses collègues, c’est-à-dire qu’ils font exactement le contraire de ce qu’ils sont censés faire et ne contribuent en rien à l’adoption de politiques publiques qui leur seraient effectivement bénéfiques. C’est comme ça, la vie ?
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NOTES
[1] En écho au livre solaire de la sociologie américaine de l’entre-deux-guerres (1936) : Louons maintenant les grands hommes de James AGEE et Walker EVANS traduit en français dans la collection « Terre humaine » (Paris, Plon, 2002).
[2] Ces diverses interventions sont extraites des procès-verbaux de la 8ème séance de la 6ème session du Comité Spécial d’Experts, tenue à Genève le 10 février 1927, pp. 43 à 46. Les procès-verbaux dactylographiés sont consultables à Genève, aux archives de la Société des Nations, dossier S. 170.
[3] Rapport du Comité Spécial d’Experts sur la traite des femmes et des enfants, 1ère partie, Genève, 1927, p. 18 note 1.
[4] Cf. Ruth MAZO KARRAS, “The Regulation of Brothels in Later Medieval England”, Signs, Vol. 14, n°2, Winter 1989, p. 405.
[5] Pour reprendre le titre du livre de Smaïn LAACHER, Le peuple des clandestins, Paris, Calmann-Lévy, 2007.
[6] Intervention de Bascom JOHNSON au Comité Spécial d’Experts, séance du samedi 4 octobre 1924, Archives de la Société des Nations, dossier S. 169.
[7] Pour reprendre l’expression de l’excellent livre de Laura Maria AGUSTÍN, Sex at the Margins. Migration, Labour Markets and the Rescue Industry, Londres, Zed Books, 2007.
[8] Ainsi constatait, dépité, l’expert belge de la Société des Nations, les autorités ont beau les expulser, « malgré cela, il en est qui reviennent encore et certaines d’entre elles ont subi des peines d’emprisonnement six, sept et même huit fois, ce qui ne les a d’ailleurs pas empêchées de revenir encore » (Intervention de Isidore MAUS, Comité Spécial d’Experts, 2ème séance de la 6ème session, le 7 février 1927, p. 28a, Archives de la Société des Nations, dossier S. 170.
[9] Cf. Chris de STOOP, Les filles de l’Est, Bruxelles, Ed. Luc Pire, 2003.
[10] Cf. Jean-Michel CHAUMONT, Le mythe de la traite des blanches. Enquête sur la fabrication d’un fléau, Paris, La Découverte, 2009. Voir aussi le dossier « Traite et prostitution. Discours engagés et regards critiques (1880-2008) », Recherches sociologiques et anthropologiques, Vol. XXXIX, n°1, 2008, pp. 1-148.
[11] Ainsi dans le Rapport 2007 du Centre pour l’Égalité des chances et la lutte contre le racisme intitulé « La traite et le trafic des êtres humains », disponible sur le site internet dudit Centre.
[12] Roxana fait sien le vieil argument (il date de Saint Augustin…) selon lequel les prostituées préviennent viols et divorces. Je reste sceptique à ce sujet mais je dois bien reconnaître qu’elle n’a pas inventé les nombreux courriels de clients qui lui disent sa gratitude pour avoir sauvé leur mariage. Quant à savoir si les clients disent vrai ou s’ils s’inventent cette histoire pour se déculpabiliser, je n’ai aucun élément pour le vérifier.
[13] Voir cet exemple typique des « témoignages » lisibles sur Internet, l’article de Marion VAN RENTERGHEM, « Filles esclaves venues de l’Est », consulté le 21/4/2009 sur www.radicalparty.org/monitor... où un policier italien déclare : « Je croyais avoir tout vu avec la mafia italienne. Mais la mafia albanaise est la plus cruelle. Sans limites, sans scrupules. »
[14] Et de fait, lorsqu’ils furent arrêtés, Sokol et elle, à la frontière autrichienne, les douaniers lui rirent au nez quand elle soutint qu’il n’était pas son maquereau.
[15] « Questionnaire de l’émigration » (from M. Tolkowsky, Answers to questions of Bureau de l’Office de Protection de l’enfance), p. 13, Archives de la Société des Nations, Dossier S. 171.
[16] Voir François LONCLE, « L’Europe de l’Ouest, proxénète des femmes de l’Est », Le Monde Diplomatique, novembre 2001, p. 8 : « Irina est Moldave. À dix-huit ans, elle quitte sa ville natale de Chisinau (Moldavie), attirée par la promesse d’un emploi de serveuse à Milan. Elle prend le train, escortée par un homme qui lui fait traverser la Moldavie et la Roumanie. Son passeport confisqué, elle franchit plusieurs frontières clandestinement ou avec la complicité des douaniers. Elle se retrouve… en Albanie. Là commence l’enfer. Vendue à plusieurs reprises, elle tombe entre les mains d’un proxénète albanais qui la « conditionne » en lui faisant subir des viols à répétition. Refusant de racoler dans la rue, elle est battue et revendue à un autre souteneur albanais qui, à son tour, la brutalise et la viole. Elle est ensuite emmenée en Italie à bord d’un scafo, canot à fond plat échappant aux radars. Son calvaire s’achève quand la police italienne l’interpelle et la transfère dans un centre d’accueil. »
[17] Et là encore son cas est exemplaire : “In Europe, a fundamental contradiction accounts for the incoherent programming dedicated to migrants, as standard rhetoric on social inclusion and civil rights runs into exclusionary national immigration policies. Since so many migrants do not have permission to work legally or enjoy citizens’ rights outside their home countries, the single most widely voiced help they want is papers : whatever bureaucratic documents are required. Very few social agents are able to help more than a few individuals in this way even if they want to, and few projects dare make this kind of help overt or public : this is a tension between goals and results that cannot be resolved.” (Laura Maria AUGUSTÍN, op. cit., p. 193.)
[18] Cf. Norbert CAMPAGNA, Prostitution et dignité, Paris, La Musardine, 2008. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir Roxana hésiter à quitter son métier de prostituée partiellement en raison du fait qu’il l’a habituée à une liberté qu’elle pourrait difficilement retrouver dans les autres emplois qui lui seraient accessibles. C’est aussi en comparant leur situation du point de vue de leur liberté respective qu’elle s’estime gagnante par rapport à ses amies d’enfance restées au pays et honnêtes mères de famille (même si elle leur envie par ailleurs leur respectabilité et surtout leurs enfants présents à leurs côtés).
[19] Bruno BRIONI, « La nuit, je mens », consulté le 30 avril 2009 sur le site www.amnestyinternational.be/....
[20] Thierry DENOËL, « La nouvelle prostitution », Le Vif/L’Express, 6 février 2009, p. 42.