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Tidiane Diakité

La traite des Noirs et ses acteurs africains

présentation de l'éditeur

Tidiane Diakité, La traite des Noirs et ses acteurs africains du 15° au 19° siècle , Berg International, nov. 2008, 240 p.

En librairies le : 15 novembre 2008 - Éditeur : Berg International - Reliure : Broché - Description : 240 pages au format 15 x 24 cm- ISBN : 978-2-917191-15-6 Prix : 19 €

Mots clefs

A lire ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’éditeur, un chapitre complet : Pour éteindre le feu

Pour acheter ce livre : en ligne

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PRESENTATION

Tidiane Diakité , professeur agrégé, originaire du Mali, fut très tôt sensible au phénomène de la traite atlantique dont il fit le thème de son mémoire de maîtrise universitaire. Il est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’Afrique et les questions relatives au développement et d’articles sur l’école, l’immigration, la religion, la société…


Par sa conception, son organisation et ses effets, la traite atlantique, ou traite européenne, fut un phénomène sans précédent dans l’histoire de l’humanité, une "barbarie jusqu’alors inconnue dans l’histoire de la barbarie".

Mais au "devoir de mémoire" et à la "repentance" qui ne font qu’exacerber ressentiment et culpabilisation, il faut substituer le "droit de savoir". C’est à ce prix qu’on pourra refermer le livre de l’esclavage pour se tourner résolument vers l’avenir. Il importe avant tout d’essayer de comprendre, non de juger ou de condamner unilatéralement les peuples blancs ou noirs afin d’avoir enfin une approche honnête et dépassionnée de ce sujet.

Si l’histoire de l’esclavage et celle de la traite des Noirs sont généralement assez connues, leurs dimensions spécifiquement africaines n’ont jamais fait l’objet d’une étude autonome alors qu’elles constituent un des aspects essentiels de cette histoire. Certes, tous les peuples d’Afrique ne furent pas acteurs ni tous les rois africains marchands de "bois d’ébène", mais dire la vérité historique c’est rendre hommage aux victimes de cette tragédie multiséculaire.

Ce livre révèle le rôle précis des Africains dans ce commerce d’êtres humains qui saigna leur continent pendant cinq siècles.

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TABLE DES MATIERES

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INTRODUCTION

CHAPITRE I
LES TEMPS PREMIERS : XVe-XVIe SIÈCLES
LES AFRICAINS COMPLICES OU VICTIMES ?

Derrière les épices et la croix, les esclaves
La primauté portugaise. Pour le salut des « âmes noires »

CHAPITRE II
LE TOURNANT DU XVIIe SIÈCLE :
LES ROIS VENDENT LEUR « BOIS D’ÉBÈNE »

Le Portugal au ban des nations
Le retournement des consciences
La mêlée européenne en Afrique
Les objets de traite : esclaves et marchandises

CHAPITRE III
EUROPÉENS ET AFRICAINS EN ACTION
Qui sont ces acteurs africains moteurs de la traite ?
Comment se procure-t-on des esclaves ?
Le XVIIIe siècle ou le siècle d’or des acteurs africains

CHAPITRE IV
L’ENGRENAGE OU L’ANARCHIE TRIOMPHANTE
La surenchère
Qui vend qui ?
Qui n’a pas vendu qui ?

CHAPITRE V
POUR ÉTEINDRE LE FEU

La voix des victimes. L’ Angleterre, figure de proue
À contre-courant : les résistances ailleurs et en Afrique
Les cendres encore fumantes
Les fruits de la traite

CONCLUSION

ANNEXES
Projet d’élimination du roi Congo
Projet de destitution du roi Damel
Description de la réception de l’ambassadeur du roi d’Ardres en France
La répression de la traite des Noirs
La traite en Afrique orientale selon le Capitaine Burton
Le Gouverneur du Sénégal, Faidherbe, au Commandant de Gorée

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

POUR ÉTEINDRE LE FEU

© 2008 Éditions Berg International Editeurs - Paris

HAUT DE PAGE

La voix des victimes. L’Angleterre, figure de proue

L’incendie allumé sur la côte africaine depuis le milieu du XVe siècle continuait encore à la fin du XVIIIe siècle de consumer chaque jour et chaque mois ses contingents d’esclaves noirs. Les voix qui se sont élevées à l’intérieur du continent, dont l’émouvante supplique du roi Alfonso Ier du Congo au roi du Portugal Joao III, en 1521, au nom de l’humanité et du christianisme, les révoltes de populations généralement converties à l’islam, des Peuls, comme en Sénégambie au cours du XVIIIe siècle, de même que la résistance de groupes de populations ainsi que de souverains africains étaient faibles, trop faibles. Trop faibles également les objections répétées du courant antiesclavagiste en Europe depuis le XVIe siècle, pour venir à bout des éléments déchaînés qui attisaient ce brasier ardent et dévorant qu’était devenu le commerce des esclaves en Afrique. Les voix de l’extérieur devaient peser d’un poids plus conséquent. Parmi elles, d’abord celles des victimes déportées.

Le marronnage fut l’une des premières expressions de résistance à l’esclavage, et par extension à la traite, parce que tous les esclaves « marrons » des Antilles et d’Amérique étaient fils de la traite. Ce terme « marron » désignait à l’origine les esclaves noirs qui refusaient les rigueurs de la servitude et qui, pour y échapper, s’enfuyaient loin du domaine de leur maître pour se réfugier dans les montagnes ou la forêt. Si le marronage fut « la plaie continuelle des Antilles » depuis qu’on y introduisit les premiers esclaves noirs, il fut sans doute aussi la première fissure visible dans le système de l’esclavage en général.

Les esclaves qui osaient choisir la voie du marronnage savaient à quoi ils s’exposaient car, dès le début de la colonisation aux Antilles, « les mesures les plus rigoureuses furent prises contre les marrons. » [1] Plusieurs de ces mesures, décidées depuis la métropole et mises en application sur le terrain par l’administration des colonies, allaient toutes dans le sens de l’exigence d’une discipline stricte et sans faiblesse imposée aux esclaves. Elles furent sans cesse rappelées avec insistance et sans cesse appliquées avec rigueur, mais les fuites répétées d’esclaves et la violence des révoltes constituaient la meilleure réponse aux esclavagistes prétendant que la condition des esclaves était meilleure en Amérique, chez leurs maîtres blancs, que chez eux sur leur terre natale. Le marronnage et les terribles représailles qui en découlaient sont constitutifs de l’histoire de l’esclavage aux Antilles. « Toutes les îles à esclaves, à quelque nation qu’elles appartiennent, ont leurs marrons », affirmait Victor Schoelcher.

Les violences des révoltes d’esclaves furent telles au Surinam et à la Jamaïque que la Hollande et l’Angleterre, incapables de les réduire après des années de représailles féroces et de guerres sanglantes, finirent par reconnaître la liberté totale des esclaves sur une portion de chacune de ces îles [2].

Quant aux colonies françaises, les mêmes chasses et les mêmes guerres incessantes y furent menées contre les esclaves fugitifs ou révoltés. Voici quelques exemples de ces représailles :

  • « Par arrêt du Conseil de la Martinique du 5 juillet 1677, le nègre Petit Jean est condamné à avoir la jambe gauche coupée en présence de tous les autres nègres des habitations voisines ; le nègre Jacques à avoir le jarret coupé au dessous du genou et à être marqué sur le front de la fleur de lys. » [3]

Le 17 juillet 1679, le Conseil de la Martinique condamne quelques Nègres accusés d’avoir voulu s’évader de l’île, les hommes à avoir la jambe gauche coupée, les femmes le nez, les uns et les autres à être marqués de la fleur de lys sur le front. Le 3 septembre 1681, le même Conseil prend un arrêt général contre les marrons car, « si ces désordres continuaient, on serait exposé aux révoltes, dont les exemples encore récents donnent sujet d’en craindre de nouvelles. » [4]

En effet, ces révoltes se produisirent, de plus en plus nombreuses et de plus en plus violentes, ôtant au colon sécurité et tranquillité sur les terres qu’il considérait comme siennes. Les esclaves faisaient ainsi payer aux maîtres, chaque jour plus cher, le prix pour la production de ces denrées de luxe : sucre, café, tabac, ainsi que leur sécurité et celle de leurs proches.

Le Code Noir promulgué par Louis XIV en 1685 devait réglementer et « humaniser » les rapports maîtres-esclaves. Son article 38 précise :

  • « L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; s’il récidive un autre mois à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et la troisième fois, il sera puni de mort ».

Ainsi, comme l’écrit Lucien Peytraud citant des documents d’archives coloniales, à la suite d’une lettre des administrateurs de la Martinique, le roi promulgua, le 1er février 1743, une ordonnance portant que :

  • « Les esclaves surpris en marronage avec armes blanches ou à feu, seraient condamnés à mort ; avec couteaux autres que ceux appelés jambettes [couteaux pliants, sans ressort ni virole], punis de peine afflictive et même à mort, au besoin […] ceux qui chercheraient à s’enfuir de la colonie auraient le jarret coupé […] ». [5]

Puis, une « Déclaration royale du 1er mars 1768, d’après laquelle les esclaves ayant mérité les galères seront marqués de la fleur de lys, auront une oreille coupée et seront attachés à la chaîne à perpétuité ; à la première évasion, ils auront la seconde oreille coupée, puis ils seront pendus ; ceux qui auront mérité la mort pour marronage seront marqués de la fleur de lys, auront les deux oreilles coupées et seront condamnés à la chaîne à perpétuité ; ils seront pendus à la première évasion. » [6]

Il y eut des esclaves marqués de la fleur de lys, des oreilles coupées, des condamnés à la chaîne à perpétuité. Et pourtant, malgré toutes ces mesures draconiennes le XVIIIe siècle fut celui qui enregistra le plus de révoltes et le plus grand nombre de marrons aux Antilles car, « il faut avouer que, de toutes les guerres, celle de Spartacus est la plus juste, et peut-être la seule juste ». [7] Si les colons des Antilles subissaient directement les conséquences des révoltes de leurs esclaves, celles-ci étaient aussi quelquefois ressenties dans les métropoles. La longue et sanglante révolte de Saint-Domingue à partir de 1791, priva un temps l’Europe de sa denrée de luxe du siècle, le sucre, et fit prendre conscience de la condition des esclaves aux Antilles. Cette révolte, devenue révolution, n’accoucha-t-elle pas d’une république de Haïti « fondée sur le massacre des colons français » ? Dès lors, on s’interrogea sur le sort du système esclavagiste, sur celui des plantations d’outre-mer et donc de la traite atlantique.

Des révoltes d’une violence extrême éclatèrent en bien d’autres lieux, au Brésil ou ailleurs en Amérique. Et comme l’affirme H. Thomas :

  • « Les révoltes d’esclaves obsédaient tous les colons. Plus d’une douzaine de rébellions majeures eurent lieu au XVIIIe siècle à la Jamaïque, lorsque des esclaves marrons, retranchés dans les forêts des montagnes, poursuivirent la guérilla contre plusieurs colonies. Long Island avait connu une révolte servile en 1708 et la ville de New York en 1712 et 1733 ; en 1739, un groupe d’esclaves en Caroline du sud s’empara d’armes et se mit en route vers le Sud et la Floride, c’est-à-dire croyaient-ils, vers la liberté. » [8]

La peur se propagea des colonies aux métropoles et l’on vit désormais dans les colonies des « barils de poudre » enfouis sous des milliers de mines menaçant d’exploser à tout moment et d’engloutir colons et plantations.

Néanmoins, au XVIIe siècle, des esclaves noirs amenés en France avaient été libérés par décision royale car « selon le droit de nature, chacun doit naître franc ». Une lettre ministérielle datée du 4 octobre 1691 nous apprend que :

  • « Le roi ayant été informé qu’il est passé sur le vaisseau L’Oiseau, deux nègres de la Martinique, Sa Majesté, pour punir le Chevalier de Hère qui le commande, de n’avoir pas eu à cet égard toute l’attention qu’il fallait pour les empêcher de s’embarquer […]. Elle n’a pas jugé à propos de les renvoyer aux îles, la liberté était acquise par les lois du royaume aux esclaves, aussitôt qu’ils en touchent la terre. » [9]

Dès lors, des esclaves tenteront par tous les moyens de se rendre en France, seuls ou en compagnie de leur maître pour enfin goûter à la liberté.

Après les nombreuses révoltes de captifs à bord des navires négriers, la première expression d’opposition à la traite atlantique fut le cri poussé sous les coups de fouet dans les plantations de café du Brésil ou de la Jamaïque, dans les plantations de canne à sucre aux Antilles ou de champs de coton en Alabama.

Ce cri des esclaves devint chant, le chant devint musique, la musique devint littérature, arme défensive et offensive, moyen de résistance censé rendre à l’esclave sa fierté et sa dignité. Le chant sera aussi art pour protester contre la servitude, pour résister.

La musique en général mais surtout le jazz, le negro-spiritual, le blues, seront à la foi cri de révolte et cri d’espérance. Les paroles de ces chants et cette musique seront autant de symboles de la résistance intérieure et, selon Lawrence Levine :

  • « Les chansons des Noirs ont exprimé le feu et la lutte de leurs vies depuis qu’ils ont ouvert la bouche pour la première fois dans cette région du monde [les États-Unis]. Ils ont toujours désiré un jour meilleur. Le blues permettait aux Noirs de s’exprimer collectivement et individuellement, d’en tirer de grands plaisirs, de perpétuer des traditions, de préserver des valeurs. » [10]

Valeurs et traditions qui les rattachaient à l’Afrique vers laquelle ils tendaient la main par delà l’océan en vue d’éteindre le feu qui la consumait, étaient célébrées par les chanteurs de jazz, de blues et de negro-spirituals américains auxquels les Noirs haïtiens descendants d’esclaves répondaient par la voix et la plume de leurs poètes :

  • « Afrique
    Tes enfants perdus t’envoient le salut.
    Maternelle Afrique.
    Des Antilles aux Bermudes et des Bermudes aux États-Unis,
    Ils soupirent après toi… » [11]

D’anciens esclaves libérés prendront le flambeau de la résistance et seront les militants de la liberté pour tous les esclaves, en Amérique comme en Afrique. C’est aux États-Unis en effet, pendant la période esclavagiste « […] dans la Nouvelle Angleterre et dans les villes de l’Est où le Noir est libre depuis le début du XIXe siècle que naît une littérature afro-américaine, imitant l’européenne certes, et souvent coupée de la tradition orale, mais qui va donner la preuve de l’ascension raciale et venir au secours de l’abolitionnisme » [12].

À cet égard comme le précise si bien E. M’Bokolo, les États-Unis constituent un parfait symbole, car ce pays était au centre de la traite atlantique à la fois comme fournisseur de navires spécialisés à l’Espagne et au Portugal mais aussi comme marchand d’esclaves et comme vivant de l’esclavage à travers ses plantations de coton et de tabac.

Cependant, c’est surtout l’Europe qui servit de caisse de résonance et d’amplificateur à la voix des esclaves ou d’anciens esclaves noirs d’Amérique. L’affaire James Somerset fut en ce sens riche de symbole. Esclave noir emmené par son maître de Virginie à Londres en 1769 « rattrapé par celui-ci après une tentative de fuite et revendu à un planteur en partance pour la Jamaïque », il recouvra sa liberté en 1772 à la suite d’un procès qu’il gagna contre son maître, la justice se référant « au droit naturel et au constat qu’aucune loi ni coutume n’autorisait l’esclavage en Angleterre. » [13] Ce procès eut un retentissement spectaculaire dans le monde entier et servit de déclencheur. Ce fut la brèche par laquelle allaient s’engouffrer tous les abolitionnistes britanniques et européens. Le mouvement était désormais en marche vers l’abolition de l’esclavage et par voie de conséquence, de la traite. Le témoignage et le combat de l’ancien esclave Ottobah Cuguano (originaire du Nigeria) s’inscrivirent dans le sillage du procès de James Somerset. Ardent militant de l’abolition de la traite atlantique, il publia en 1789 son célèbre livre autobiographique La Véridique histoire d’Olandah Equiano, Africain esclave aux Caraïbes, homme libre par lui-même. Cet ouvrage connut un succès phénoménal. Plusieurs fois réédité, il fut un excellent amplificateur de la voix et du combat de son auteur qui donna de nombreuses conférences à travers toute la Grande-Bretagne, jusqu’à sa mort en 1797. L’argumentation développée par Cuguano ne pouvait laisser indifférent ; en témoigne cet extrait du vibrant plaidoyer en faveur de l’abolition de la traite :

  • « La population, les entrailles et le sol de l’Afrique regorgent de ressources précieuses et utiles ; les trésors dissimulés pendant des siècles seront exhumés et mis en circulation. Les industries, les entreprises, les mines prendront leur véritable développement en fonction de la marche de la civilisation. En un mot, un champ infini s’ouvre au commerce du fabricant et du négociant britanniques qui oseront. L’intérêt des fabriques et l’intérêt général sont synonymes. L’abolition de l’esclavage sera véritablement un bienfait universel. [...]
  • J’avance cette théorie en m’appuyant sur des faits, c’est pourquoi elle est infaillible. Si l’on permettait aux Noirs de rester dans leur propre pays, leur nombre doublerait tous les quinze ans. C’est en proportion de cet accroissement que se feraient les demandes en objets manufacturés. Le coton et l’indigo poussent à l’état spontané presque partout en Afrique ; considération qui n’est pas sans avoir de grandes conséquences pour les villes industrielles de Grande-Bretagne.
  • Ceci ouvre des perspectives infinies, à la fois glorieuses et heureuses, – pour l’habillement, etc., à un continent de dix mille miles de circonférence dont les productions de toutes sortes, d’une richesse considérable, peuvent s’échanger contre des objets manufacturés. » [14]

Il conforta ainsi la lutte engagée par les abolitionnistes britanniques qui prit son plein essor à la fin du XVIIIe siècle. En effet, à ces voix de victimes répondirent l’action et la persévérance des abolitionnistes européens qui, sous la bannière de la Grande-Bretagne, entreprirent une véritable croisade en Afrique contre les trafiquants d’esclaves. Avant la croisade anglaise, il y eut de nombreux signes précurseurs et de légers frémissements ici ou là allant tous dans le sens d’une réflexion sur l’esclavage, voire d’une remise en cause du système de la traite. Sans remonter aux siècles antérieurs le XVIe siècle offre quelques références irréfutables. Ainsi, en 1560, l’archevêque de Mexico, un dominicain, s’adressait-il par écrit au roi Philippe II d’Espagne :

  • « Nous n’avons aucune raison valable qui justifie l’asservissement des Nègres plutôt que celui des Indiens, car on nous dit qu’ils reçoivent l’Évangile de bon gré sans faire la guerre aux chrétiens. » [15]

Quelques années plus tard, Tomas de Mercado, un autre dominicain, était encore plus direct en condamnant implicitement la traite dans un ouvrage publié en 1569, même si lui aussi considérait « que la situation des esclaves était souvent meilleure en Amérique qu’en Afrique ». Il mettait surtout l’accent « sur le caractère inhumain des traitements subis par les esclaves noirs, la manière dont tant d’êtres humains étaient capturés par le rapt ou la tricherie, même si voleurs et tricheurs étaient africains ». Il reconnaissait que :

  • Les fortes sommes proposées pour les esclaves par les Européens encourageaient aussi les rois africains à envahir les territoires les uns des autres, persuadaient les pères de vendre leurs enfants, parfois par malveillance […]. L’indulgence vis-à-vis de la traite vers l’Amérique obligeait automatiquement les responsables à vivre en état de péché mortel. » [16]

Il y eut d’autres réflexions de religieux. Ainsi, Joao Alvaras, un jésuite du début du XVIIe siècle, déclarait-il : « J’estime personnellement que les malheurs qui accablent le Portugal viennent des esclaves que nous obtenons injustement dans nos conquêtes et les pays où nous traitons. » [17] Enfin, l’historien Juan Suarez de Peralta (1580) se demandait pourquoi les Noirs sont traités différemment que les Indiens puisque, disait-il « […] la seule différence entre eux est une différence de couleur. » [18]

Si ces voix isolées, lointaines, frêles et timides, furent vite étouffées, enfouies sous le poids des siècles triomphants de la traite atlantique, elles n’en constituèrent pas moins un long et discret cheminement, une remontée du plus profond vers la surface des consciences.

Toujours au XVIIe siècle, des quakers nord-américains passaient progressivement du doute moral timidement exprimé à la véhémente condamnation. Ainsi, en 1688, des quakers allemands de Germantowm (Philadelphie) signèrent-ils un manifeste dénonçant la traite des Noirs. Ce mouvement parti des quakers, sous l’impulsion du professeur Benezet notamment, ira s’amplifiant jusqu’au XVIIIe siècle, unissant dans la même réprobation et la même condamnation de la traite, les quakers d’Amérique et ceux de Grande-Bretagne. C’est précisément dans ce pays que fut brandi officiellement et pour la première fois l’étendard de la lutte contre la traite des Noirs.

Comment expliquer une telle initiative au moment précisément où la Grande-Bretagne dominait de loin, et ce depuis le XVIIIe siècle, la traite par le nombre de ses navires négriers, par le nombre d’esclaves transportés ainsi que par les activités et le dynamisme sans précédent de ses ports de traite, tout particulièrement Londres, Liverpool et Bristol, ce dernier opérant alors une véritable métamorphose : hier simple hameau de pêcheur « devenu le deuxième en richesse et en population dans l’Empire britannique » [19] grâce à la traite ?

Pourquoi cette nation, dont les marchands négriers venaient d’obtenir après des siècles de revendication la libéralisation totale du trafic d’esclaves africains, avec la perspective et les moyens d’accroître encore plus les capacités de ses navires, le nombre de ses trafiquants et celui d’esclaves déportés, renonçait-elle à autant de prérogatives ?

Comment justifier l’abandon de tant de profits au moment même où l’Angleterre occupait le premier rang devant les grandes nations de traite qu’étaient le Portugal, la France, les Pays-Bas pour la déportation d’esclaves noirs, et alors que les négriers de Liverpool en étaient arrivés à vendre plus de la moitié des hommes arrachés à l’Afrique par les Européens ?

Le XVIIIe siècle s’ouvrait sur les meilleurs auspices pour la Grande-Bretagne qui venait, par les traités d’Utrecht en 1713, de se voir octroyer non seulement de nouvelles possessions en Amérique dont l’île de Saint-Christophe aux Antilles, mais surtout le contrat de l’asiento, ravi à la France et qui lui conférait le monopole de la traite. Ces traités lui assuraient une hégémonie politique, maritime et commerciale dans le monde et la domination sans partage du commerce des esclaves sur les côtes africaines.

Comment expliquer, enfin, au regard de tant d’atouts et de perspectives heureuses pour la traite anglaise, ce désengagement et ce spectaculaire revirement ? Si pratiquement dans toutes les grandes nations pratiquant l’esclavage, à des degrés et à des périodes divers, quelques voix commençaient à s’élever en faveur de l’abolition de la traite, comment comprendre également que l’Angleterre ait pris la tête d’une si vaste et si audacieuse campagne, avec une si constante détermination pour l’obtenir ? Les interrogations suscitées par l’initiative et l’action de la Grande-Bretagne sont nombreuses et justifiées.

Ces interrogations furent d’abord le fait des Britanniques, l’initiative de l’abolition émanant d’une minorité active tout au long du XVIIIe siècle. Ces pionniers, marginaux et incompris, durent s’atteler avec opiniâtreté à la conquête de leur opinion nationale. Des arguments multiples furent développés tout au long de la dernière décennie du siècle, arguments de toute nature et de toutes origines : humanitaires, moraux, juridiques, religieux. Avant d’en faire un sujet de bataille diplomatique et de campagne internationale, les abolitionnistes durent commencer par convaincre l’opinion britannique de la nécessité de l’abolition de la traite anglaise.

Des hommes s’y employèrent, de toutes tendances et longtemps, car la traite britannique avait ses partisans et parmi ses avocats attitrés des hommes de grande stature et d’influence dans tous les milieux : économique, politique, culturel, qui voyaient dans la traite l’un des fondements de l’économie et de la prospérité de la nation ou encore, pour quelques-uns parmi eux, un moyen « […] de civiliser l’Afrique et pour qui les Africains n’étaient pas assez mûrs pour la liberté. » [20]

Des abolitionnistes, de leur côté, affirmaient au contraire que « l’Afrique ne serait jamais civilisée tant que perdurerait la traite ». [21]

Enfin, certains arguments développés en faveur du maintien de la traite ne manquaient pas d’originalité ni de vision, tel le suivant exprimé dans un article relevé dans le London’s Magazine, dont l’auteur, parlant des habitants de la Guinée, prétendait que ces derniers :

  • […] connaissent l’état d’esclavage le plus déplorable sous les pouvoirs arbitraires de leurs princes, tant pour leur vie que pour leurs biens. Dans leurs divers degrés de subordination, tous les grands personnages sont les maîtres absolus de leurs dépendants immédiats. Plus bas, chaque chef de famille est propriétaire de ses épouses, enfants et serviteurs et peut les envoyer à la mort ou sur un meilleur marché […]. Un tel état est contraire à la nature et à la raison, car chaque créature humaine a un droit absolu à la liberté […] mais il n’est pas en notre pouvoir de guérir les maux de l’univers et de libérer tous les royaumes du monde de la domination des tyrans […]. Tout ce qu’on peut faire en l’occurrence, c’est donner autant de liberté et de bonheur que possible dans les circonstances et selon le désir des gens ; c’est certainement ce qui se passe dans la traite de Guinée. Car en achetant, ou plutôt en rachetant les Nègres pour les éloigner de leurs tyrans nationaux en les transplantant sous les influences bienfaisantes du droit et de l’Évangile, on les avance à de bien plus hauts degrés de liberté, quoique ce ne soit pas la liberté absolue. » [22]

Les arguments des partisans et des adversaires du trafic négrier furent nombreux et variés. L’argument économique vint opportunément conforter les motifs humanitaires et juridiques déjà exprimés et renforcer ainsi l’arsenal abolitionniste. Les travaux de l’économiste Adam Smith démontraient que « le travail accompli par des hommes libres coûte finalement moins cher que celui effectué par des esclaves ». [23]

William Pitt le jeune, Premier ministre fit un discours devant la Chambre des communes en avril 1792. Son vibrant appel à la conscience humaine est un condensé du plaidoyer pour l’arrêt de la traite :

  • S’il est évident que cet exécrable trafic est aussi contraire à l’utilité qu’aux préceptes de la pitié, de la religion, de l’équité et à tous ceux qui doivent remuer la poitrine […] comment pouvons-nous balancer un instant à abolir ce commerce de chair humaine qui défigure depuis trop longtemps notre pays, exemple qui contribuera sans doute à l’abolir à chaque coin du globe. » [24]

Pour lui, la traite « est le plus grand mal effectif qui eût jamais frappé l’espèce humaine. »

Cette lutte exceptionnelle qui finit par faire de l’abolition de la traite une cause nationale, fut menée et portée pendant deux décennies par des hommes d’exception : Palmerston (même s’il était « plein de mépris pour les Noirs »), William Pitt, Clarkson et surtout Wilberforce qui, au terme de ces 20 ans de lutte quotidienne acharnée et de débats harassants, de 1787 à 1807, virent triompher officiellement la condamnation de la traite par leur nation.

La loi votée le 23 février 1807 et appliquée à partir du 1er mai 1807 ouvrait la première brèche importante dans l’édifice multiséculaire de la traite atlantique.

Au discours du Premier ministre, W. Pitt, devant le Parlement, répondait, devant la même assemblée, celui du Lord Chancellor, après le vote historique de la loi d’abolition :

  • C’était notre devoir à l’égard de Dieu et de notre pays, le phare de l’Europe éclairée, dont la fierté et la gloire consistaient à accorder la liberté et la vie commune, à apporter l’humanité et la justice à toutes les nations, de remédier à ce mal. » [25]

Dans ces deux discours, Dieu, la justice, l’humanité sont les principes autour desquels s’est opéré le ralliement des Britanniques pour abolir chez eux le trafic d’esclaves noirs. Ces mêmes principes faisaient désormais obligation à la nation anglaise de porter la bannière d’une croisade internationale afin d’obtenir de toutes les nations l’arrêt définitif du commerce d’êtres humains.

L’Angleterre se tourna donc vers ces nations, en tout premier lieu celles d’Europe. Ce fut une autre étape, d’une autre dimension, associant diplomatie et armes. La France, le Portugal et l’Espagne restaient à convaincre, tout particulièrement les deux dernières où le commerce entre l’Afrique et le Brésil pour la première et entre l’Afrique et Cuba pour la deuxième apparaissait depuis si longtemps, mais plus encore vers la fin du XVIIIe siècle, non seulement comme une priorité économique, mais aussi comme un élément de stabilité politique. Ce furent en conséquence les États les plus déterminés à poursuivre la traite et où la diplomatie britannique se heurta aux obstacles les plus enracinés et les plus irréductibles. Incontestablement, l’Angleterre aura été la figure de proue de la lutte antiesclavagiste ; elle initia l’objection et même la guerre contre la traite atlantique, en jouant le rôle de gendarme, en ralliant les autres puissances à sa cause, car elle était désormais convaincue « […] que le devoir et la mission lui incombaient d’utiliser l’influence et la puissance qu’il a plu à Dieu de lui donner pour sortir l’Afrique de la poussière et la mettre à même d’abattre par ses propres moyens l’esclavage et le commerce des esclaves. » [26]

Ainsi par un curieux retournement de l’histoire, la nation qui exerça sa suprématie de façon incontestée sur le commerce des esclaves en Afrique durant tout le XVIIIe siècle devenait, à la fin de ce siècle, la championne de la lutte contre la traite. De toutes les nations, elle fut celle qui fournit les efforts les plus grands et les plus constants. Ses penseurs, ses philosophes et écrivains, ses religieux et industriels épousèrent la nouvelle cause :

  • Si l’on a pu évoquer l’Écriture pour justifier la traite, le libre arbitre qui libère les consciences contribua plus facilement que dans le monde catholique à utiliser la même Écriture pour la combattre. Dans l’Angleterre protestante, la philanthropie et l’esprit de la Réforme se donnèrent ainsi la main pour créer des œuvres charitables. » [27]

À contre-courant : les résistances ailleurs et en Afrique

HAUT DE PAGE

Lorsque, au tout début du XIXe siècle, la Grande-Bretagne décida d’entreprendre cette campagne énergique contre la traite atlantique, elle n’avait que deux arguments à faire valoir. D’abord, son exemple qui faisait d’elle un modèle en la légitimant dans ce rôle où elle s’auto-investissait désormais. C’est elle qui œuvra activement pour que le congrès de Vienne, en 1815, adopte la « Déclaration des puissances sur l’abolition de la traite des Nègres ».

Le second argument, non le moindre, était sa suprématie sur les mers et la puissance de son industrie par rapport à celle des autres nations de cette époque. Face à sa détermination se dressaient en revanche des forces qui avançaient autant de contre arguments pour battre en brèche sa volonté de parvenir à la suppression de la traite et de l’esclavage dans le monde entier.

La première de ces forces était celle de l’habitude, car depuis le milieu du XVIe siècle la traite était devenue une tradition qui avait modelé les mentalités de part et d’autre de l’Atlantique. La deuxième force était celle des intérêts nationaux et individuels des grandes puissances engagées dans ce commerce. De plus, aussi bien en Europe qu’en Amérique, ceux qui avaient baigné dans ce trafic durant tant de siècles et de générations n’entendaient pas – quel que soit l’argumentation développée – y renoncer du jour au lendemain.

Le Royaume-Uni eut ainsi à convaincre d’abord les grandes nations esclavagistes, comme les États-Unis et la France, du bien-fondé de sa politique d’interdiction de la traite. Il devait les amener à en accepter le principe et à coopérer à son application. Mais comment suivre dans cet élan abolitionniste la nation qui, depuis le début du XVIIIe siècle, avait tiré les plus gros profits de ce commerce qu’elle dominait en tous points sur les côtes africaines ? D’où la suspicion légitime des Français, Portugais, Espagnols et Américains face à cette nouvelle attitude.

Ce revirement anglais semblait si étrange et inattendu qu’il suscita chez les autres nations adversaires et concurrentes scepticisme d’abord, puis accusation d’hypocrisie. La Grande-Bretagne fut soupçonnée de chercher à asseoir sa suprématie sur les mers et à ruiner par un humanitarisme de façade le commerce et l’économie des nations concurrentes. Cette suspicion contribua à durcir leur attitude à l’égard des Anglais et de l’abolitionnisme. Elles y verront longtemps ou feindront d’y voir une manœuvre déguisée destinée à nuire à leurs intérêts.

Dès 1808, l’Angleterre institua le « droit de visite » qui consistait pour les différentes nations à accepter des visites réciproques de leurs navires en mer pour s’assurer qu’ils ne transportaient pas d’esclaves. Seuls le Danemark, la Suède et les Pays-Bas l’acceptèrent d’emblée. L’Espagne et le Portugal décidèrent de se soumettre à cette mesure de droit de visite à condition qu’elle ne concerne pas les régions de l’Afrique situées au sud de l’Équateur, ces régions qui s’étendent du Congo à l’Angola étant considérées par le Portugal depuis le XVe siècle comme sa « zone d’exclusive. » L’Espagne et le Portugal obtinrent en outre une substantielle compensation financière à leur adhésion au droit de visite s’élevant pour la première à 1 135 000 livres et pour la seconde à 2 850 000 livres.

En vue d’une plus grande efficacité dans la répression de la traite, en 1822, la Grande-Bretagne ajouta au droit de visite une nouvelle mesure dite « clause d’équipement » qui permettait de monter à bord d’un navire afin de vérifier qu’il ne disposait pas d’instruments de traite : chaînes, fers pour entraver les mains et les pieds ainsi que des aménagements spécifiques. Cette dernière mesure ne reçut pas l’agrément de toutes les nations concernées ; les États-Unis et la France notamment s’y opposèrent. Les premiers qui avaient toujours refusé le droit de visite n’acceptèrent pas davantage la clause d’équipement. Quant à la France, elle n’accepta pas non plus cette mesure mais se résolut à accepter et à appliquer le droit de visite en 1831. Cependant, signer les accords internationaux ne signifia pas appliquer sans réserve les mesures édictées. Les intérêts en jeu constituaient un obstacle de taille. Déjà, à la fin du XVIIIe siècle, des voix s’étaient élevées avec vigueur contre toute idée de suppression de l’esclavage, comme le laisse supposer cette argumentation du député révolutionnaire Barnave devant l’Assemblée Constituante en 1791, pour qui l’esclavage se confondait avec une cause nationale :

  • « Ce régime [l’esclavage] est absurde, mais il est établi, et on ne peut y toucher brusquement, sans entraîner les plus grands désastres : ce régime est oppressif mais il fait exister en France plusieurs millions d’hommes : ce régime est barbare, mais il y aurait une plus grande barbarie à vouloir y porter les mains, sans avoir les connaissances nécessaires ; car le sang d’une nombreuse génération coulerait par votre imprudence, bien loin d’avoir recueilli le bienfait qui eût été dans votre pensée : ainsi ce n’est pas pour le bonheur des hommes, c’est pour les maux incalculables que l’on peut se hasarder, dans les connaissances louches, à porter des lois sur des colonies. Chaque fois que vous croiriez faire peu pour la philosophie, vous feriez infiniment trop contre la paix et la tranquillité. » [28]

Bien d’autres voix s’élevèrent aussi ailleurs avec véhémence contre cet inconcevable projet d’abolition. Pour les Hollandais, on ne pouvait accepter « l’idée d’abolition car elle causerait un tort considérable à [leur] plus riche source de traite. » [29]

La France aussi eut ses abolitionnistes militants de la fin du XVIIIe siècle : Lafayette, Mirabeau, La Rochefoucaud, Condorcet, Lavoisier, l’abbé Sieyès, l’abbé Grégoire, Brissot, Benjamin Constant, Madame de Staël, son fils Gustave et son gendre le duc de Broglie… Ils furent tous menacés de mort par les représentants des intérêts des planteurs des Antilles et par ceux des grands marchands et armateurs négriers.

À l’image de Londres, Paris aussi eut sa société des Amis des Noirs mais celle-ci n’eut pas la même envergure ni la même durée pour élever la moralité générale de la nation ou infléchir le cours de l’histoire en faveur de l’abolition de la traite.

En 1818, le député Benjamin Constant, s’adressant à l’Assemblée nationale, dénonçait l’hypocrisie des pouvoirs publics français en matière d’application des mesures d’interdiction de la traite :

  • « La traite se fait, elle se fait impunément : on sait la date des départs, des achats, des arrivées ; on publie des prospectus pour inviter à prendre des actions dans cette traite ; seulement on déguise l’achat des esclaves en supposant l’achat de mulets sur la côte d’Afrique, où jamais on n’acheta de mulets. La traite se fait plus cruellement que jamais, parce que les capitaines négriers, pour se dérober à la surveillance, recourent à des expédients atroces pour faire disparaître les captifs. » [30]

Cette hypocrisie était également constatée sur le terrain en Afrique ou ce trafic clandestin est ainsi attesté deux années plus tard :

  • « L’an dernier, le ministre de la Marine affirmait : ‘‘Quant à la traite des Noirs, je peux dire que le gouvernement a fait tout ce qui dépendait de lui pour qu’elle s’arrête partout. Nous avons poursuivi les auteurs de cet odieux trafic. Nous l’avons empêché au Sénégal.’’ Cependant, le bateau Élisa de Saint-Louis, appartenant à monsieur Jaffro, commerçant, a transporté 150 Noirs en 1817, dont plusieurs appartenant à des employés du gouvernement. Le chargement et la destination de ce navire étaient connus de tous. Je peux affirmer que ce commerce inhumain ne peut continuer dans la région du Sénégal sans l’accord des autorités. Mais on ne peut espérer le voir cesser tant que le gouverneur prendra lui-même part à ce commerce illicite. » [31]

D’autres noms mériteraient de figurer parmi cette liste des « justes » de la cause abolitionniste y compris dans les nations les plus récalcitrantes. En Espagne, Isidoro Antillon fut parmi les premiers à dénoncer la traite. Il mourut assassiné en 1813 pour avoir œuvré en faveur de son abolition. Le Luso-brésilien Soares de Souza fut un autre combattant inlassable de la cause.

Mais la force de la demande et le besoin d’esclaves noirs dans les États utilisateurs constituaient l’obstacle majeur. Cette demande et ces besoins étaient colossaux, parce que multipliés depuis le début du XVIIIe siècle. En outre, les profits devenaient énormes pour les armateurs et trafiquants qui, pour échapper aux mesures d’abolition, n’hésitaient pas désormais à prendre des risques en imaginant toutes les voies de contournement possibles.

Aux Antilles françaises comme aux États-Unis, la demande d’esclaves africains était plus forte que jamais, car leurs besoins en main-d’œuvre servile n’y avaient jamais été pleinement satisfaits. (L’esclavage intérieur ne fut aboli aux États-Unis qu’en 1865 même si le principe de l’interdiction de la traite fut admis dès 1808). Le Brésil et Cuba étaient sans doute les plus gros demandeurs à cette époque, leur économie étant pour l’essentiel basée sur la culture du café pour le premier, de la canne à sucre pour le second, dépendait du travail des esclaves.

De la fin du XVIIe au début du XIXe siècle, la consommation de café, d’abord réservée aux classes privilégiées, s’était peu à peu étendue à une fraction importante de la population de l’Europe. Il en fut de même pour la consommation du sucre qui s’était considérablement popularisé, au point de devenir une denrée de première nécessité tant pour son usage gustatif que pour son emploi en pharmacie, en chimie… Or la majorité du sucre consommé dans le monde provenait des plantations des îles d’Amérique, Cuba se classant en tête des pays producteurs. Tous ces facteurs d’ordre principalement économique contribuaient à multiplier par dix ou par vingt les besoins annuels d’esclaves noirs par rapport aux besoins du début du XVIIIe siècle. Ce fut aussi le cas pour les États-Unis où la croissance de la production cotonnière du Sud dans la deuxième moitié du XIXe siècle nécessitait un effectif de main-d’œuvre noire plus important que jamais. Ce pays avait souscrit à l’interdiction de la traite dès 1808, mais l’esclavage, le commerce intérieur des esclaves, y resta légal jusqu’en 1865. Des trafiquants américains pratiquèrent le commerce des esclaves, via Cuba, en faisant des profits colossaux. Durant cette période, un esclave acheté 10 dollars en Afrique était revendu entre 600 et 700 dollars aux États-Unis, ce qui, par ricochet, stimulait les activités esclavagistes des acteurs africains.

Cuba et le Brésil resteront pour longtemps les bastions actifs de la traite et le lieu de convergence de tous les négriers interlopes : Américains, Britanniques, Français en particulier. Sous la pression, voire le harcèlement des Britanniques, les résistances s’érodèrent peu à peu dans les grandes nations de traite. Le Portugal abolit officiellement la traite en 1835 (même si le vote de la loi d’abolition ne signifia pas l’arrêt définitif du trafic d’esclaves), après les Pays-Bas dont la loi d’interdiction date de 1818. Le Brésil vota la loi d’interdiction le 17 juillet 1850. Quant à l’Espagne, après de multiples revirements et rebondissements, la loi abolissant la traite vit le jour en mai 1867.

Enfin, la campagne internationale pour l’abolition bénéficia d’une conjonction favorable : la lutte des colonies de l’Empire espagnol d’Amérique du Sud contre l’Espagne (le pays le plus réfractaire à toute idée d’abolition) pour leur indépendance incluait la libération de leurs esclaves, de même que l’abolition de la traite et de l’esclavage. Les dirigeants de la guerre d’indépendance obtenaient ainsi le concours des Britanniques en faveur de leur cause en même temps qu’ils renforçaient leur potentiel militaire par l’enrôlement d’esclaves affranchis. Pour le libérateur et grand héros de l’Amérique latine, Simon Bolivar, « l’abolition de l’esclavage constituait la clef de l’indépendance de l’Amérique espagnole » [32]. De fait, cette lutte d’indépendance accéléra le mouvement de l’abolition. Les uns après les autres les futurs et nouveaux États libérèrent leurs esclaves en interdisant la traite. Le Chili et le Venezuela en 1811, la Colombie et l’Argentine en 1812, l’Uruguay, le Mexique… suivirent. De 1811 à 1829, l’esclavage et la traite furent abolis dans toute l’Amérique latine, à l’exception du Brésil et de Cuba. De plus, tous ces nouveaux États offrirent le concours de leur marine à la Grande-Bretagne pour renforcer la police internationale des mers chargée de la lutte contre la traite.

De fait, avant d’être rejointe bien plus tard par la France, les États-Unis et d’autres pays dont la Russie, la Grande-Bretagne fut la seule nation au monde à entretenir en permanence, dès 1808, une escadre de surveillance et de répression du commerce d’esclaves au large des côtes d’Afrique. Ses efforts furent couronnés d’un premier succès par l’adoption au congrès de Vienne en 1815 d’une déclaration condamnant solennellement le trafic des esclaves. Entre-temps, le Danemark avait interdit ce commerce en 1803. La France l’interdit à son tour en 1818. Puis l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises fut votée en 1848 (la loi Schoelcher) afin de tarir définitivement les sources d’appel de la traite atlantique. Comme en Grande-Bretagne, l’action de ses penseurs, écrivains et philosophes servit la cause de l’abolition, tout particulièrement le livre de l’abbé Guillaume Raynal Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, publié en 1770 et qui fit une forte impression sur l’opinion ainsi sensibilisée au problème de l’esclavage.

Une autre circonstance favorable à la cause de l’abolition résida dans le fléchissement au sommet de la hiérarchie catholique. Si les papes, depuis le XVe siècle, avaient pris position ouvertement contre l’esclavage des Indiens, en revanche, leur attitude à l’égard de l’esclavage des Noirs et de la traite fut de tout temps équivoque sinon implicitement favorable à l’asservissement des Noirs ainsi qu’à la traite atlantique. Au cours du premier tiers du XIXe siècle, les déclarations des souverains pontifes furent enfin plus précises, elles s’alignaient sur la campagne initiée par les Anglais, laquelle était en passe de remporter des victoires décisives en Europe et en Amérique.

Ce fut tout d’abord le pape Pie VII, lors du congrès de Vienne en 1815, qui incarna ce changement en plaidant, par l’intermédiaire de son représentant, la cause de l’abolition de la traite. Mais ce fut surtout le pape Grégoire XVI qui, par la publication de sa bulle du 3 décembre 1838, condamna sans ambages le trafic d’esclaves noirs.

Les progrès du projet d’abolition, la convergence de la lutte des laïcs et celle des Églises en faveur de l’arrêt de la traite aboutirent à des pratiques nouvelles dans certains États récalcitrants.

Aussi bien au Brésil, aux Antilles qu’aux États-Unis, les marchands d’esclaves et les planteurs se soucièrent avant tout de la reproduction de l’espèce noire afin que l’interdiction définitive de la traite ait le moins d’impact possible sur le besoin de main d’œuvre servile. Les statistiques des prises de même que les rapports de capitaines négriers reflètent cette nouvelle tendance : le pourcentage des femmes capturées et transportées progressa sensiblement par rapport aux périodes antérieures. Les femmes, tout spécifiquement les jeunes filles et fillettes, furent victimes des rapts perpétrés par les Africains et devinrent la proie désignée des rabatteurs, à la demande des négriers blancs. D’où une insécurité accrue pour cette catégorie de la population, partout sur les côtes africaines. En Amérique, la perspective de l’arrêt de l’importation d’esclaves noirs provoqua un autre phénomène. Au Brésil tout particulièrement et dans certains États des États-Unis, le vol d’esclaves apparut comme une solution à la pénurie prévisible de main-d’œuvre, ce qui créa une insécurité supplémentaire pour les esclaves, notamment les femmes devenues outils de perpétuation de la « race », car le souci de reproduction des Noirs devenait dès lors la principale préoccupation.

La procréation des esclaves par la pratique de la polygamie et des accouplements organisés et planifiés fut donc innovée à grande échelle, aussi bien pour l’usage personnel du maître planteur que pour la revente du produit issu de ces reproductions.

Ces réponses à l’abolitionnisme s’accentuèrent à partir du vote de l’abolition de la traite en Grande-Bretagne et le début de la campagne internationale qu’entreprit ce pays. Elles contribuaient incontestablement à dégrader encore un peu plus la condition de l’esclave et à lui dénier toute humanité.

Si les voix les plus fortes contre l’esclavage et la traite furent surtout des voix extérieures à l’Afrique, dans ce continent même, de tout temps, des voix s’élevèrent, des cris furent également poussés contre le fléau de la traite. Ces voix trop faibles, ces cris vite étouffés ne purent aboutir à ébranler le système et ne suscitèrent rien de comparable à l’élan mobilisateur en Europe contre le trafic d’esclaves noirs, encore moins contre l’esclavage. L’ancien esclave Ottobach Cuguano écrivait dans son livre autobiographique :

  • « Mais, je dois avouer, à la honte de mes propres compatriotes, qu’à l’origine, j’ai été enlevé et trahi par des hommes de ma couleur, et qu’ils ont été la cause première de mon exil et de mon esclavage ; mais sans acheteurs, il n’y aurait pas de vendeurs. » [33]

Quand ces acheteurs européens cessèrent enfin d’acheter, les vendeurs cessèrent-ils pour autant de vendre ?

D’une manière générale, l’accueil réservé par les rois côtiers, et les trafiquants esclavagistes autochtones, aux mesures d’interdiction de la traite fut à la mesure des résistances opposées de l’autre côté de l’Atlantique à l’abolition de ce commerce. Pour ces Africains, les raisons de leur résistance étaient différentes de celles qui s’exprimaient en Europe, aux États-Unis, à Cuba ou au Brésil, car en Afrique des royaumes étaient nés ou s’étaient développés sur la base de la traite des esclaves qui constituait leurs seuls fondements : Royaumes du Dahomey, royaume d’Oyo, du Bénin, confédération Ashantis, etc.

Ce fut d’abord la perplexité pour nombre de souverains africains impliqués dans la traite, tel Obi Ossai, roi d’Abo (Nigeria) en 1841, tâchant de mettre en évidence les incohérences de l’attitude des Européens à l’égard du trafic négrier, il constatait :

  • « Jusqu’à présent nous pensions que c’était la volonté de Dieu que les Noirs soient les esclaves des Blancs. Les Blancs nous ont d’abord dit que nous devions leur vendre des esclaves. Si les Blancs renoncent à acheter, les Noirs renonceront à vendre. » [34]

Si certains rois africains acceptèrent de signer avec la Grande-Bretagne des contrats prohibant le commerce d’esclaves, moyennant finance et mise en place de nouvelles activités économiques, d’autres en revanche restèrent sourds à toute proposition amiable. Pour ceux-là, les Anglais durent employer la force. De fait, il fallut livrer en Afrique une nouvelle bataille, non plus pour se procurer des esclaves via les intermédiaires africains, mais contre les trafiquants autochtones hier fournisseurs d’esclaves des négriers européens. Cette bataille ne fut pas des plus aisées car quatre siècles et demi de traite esclavagiste avaient marqué les lieux et les esprits, conditionné les existences tant et si bien qu’ils ne pouvaient être effacés du jour au lendemain, à la faveur d’une loi votée en Europe. Comme certains trafiquants européens, des souverains africains et nombre d’auxiliaires et d’agents attitrés restèrent sourds au cri de la conscience humaine.

À l’inverse de la volonté proclamée du roi nigérian Obi Ossai de se conformer aux lois abolitionnistes des Européens, les chefs africains coutumiers de ce trafic furent, dans leur immense majorité, ahuris devant ces mesures d’abolition de la traite. Ils se montrèrent imperméables à la dimension morale de l’argumentation abolitionniste, allant jusqu’à refuser les propositions de compensation financière de la part de la Grande-Bretagne. Les Anglais avaient déjà pu vérifier, bien avant l’abolition officielle de la traite en 1807, la crispation des chefs africains sur ce qu’ils considéraient comme une absolue nécessité pour eux. Ce dialogue entre un capitaine anglais et le roi de Bonny (Nigeria) en est l’illustration :

  • « Le capitaine Crow rapporte une conversation intéressante qu’il eut à ce propos [la traite] avec son ami Pepple, le roi de Bonny. De ces marécages pleins de palétuviers, le roi de Bonny suivait avec incrédulité et effarement la campagne lointaine de William Wilberforce en Grande-Bretagne contre l’esclavage et la traite des Noirs. Adroitement, Pepple demanda à Crow de bien vouloir décrire ce qu’étaient les guerres en Europe. Crow évoqua les dizaines de milliers d’hommes qui tombaient en une seule journée sur un champ de bataille, sans compter les innombrables blessés. Le roi Pepple prit alors la parole et bien que ce fût en petit nègre, nous entendons ici la voix authentique de l’Afrique jugeant le ‘‘grand homme’’ Wilberforce et son action au Parlement britannique : ‘‘Pourquoi donc Crow, votre grand homme et votre grande maison de palabres (le Parlement) font tout ce bruit au sujet de notre pays et de notre commerce ? Nous ne tuons pas autant d’hommes que vous et nous supposons que nous sommes noirs et ne savons pas lire des livres, parce que Dieu Tout Puissant nous a faits ainsi. Nous croyons que Dieu nous a faits tous, et a fait que l’homme blanc sait lire dans les livres. Mais votre pays veut gouverner tous les pays et arrêter maintenant notre commerce et gouverner Dieu Tout Puissant.’’ Ce qui signifiait pour ce roi africain ‘‘qu’il était préférable de vendre des êtres humains que d’en mener des dizaines de milliers à l’abattoir’’. Pourquoi le peuple anglais faisait-il tant d’histoire au sujet de la traite des nègres et si peu au sujet des morts d’Austerlitz ? » [35]

Pierre Verger rapporte la teneur de ce message, adressé par le ministre des Affaires étrangères britannique Palmerston au roi Ghezo du Dahomey le 11 octobre 1850, qui illustre la difficulté de faire entendre raison à certains chefs africains à propos de la traite esclavagiste :

  • « Au sujet du commerce des esclaves, le gouvernement britannique est très déçu par votre réponse, car il espérait que vous accepteriez ses très honorables demandes, accompagnées de la belle offre d’une compensation pour toute perte momentanée que vous pourriez subir en renonçant au commerce des esclaves. Mais, comme vous avez refusé ce que la Grande-Bretagne vous a demandé de faire, celle-ci sera obligée d’atteindre son but par ses propres moyens et comme elle est certaine de réussir en toutes choses qu’elle est déterminée à entreprendre, le résultat sera que le commerce des esclaves sera supprimé au Dahomey par les croiseurs britanniques et ainsi vous subirez une perte temporaire sans recevoir de compensation. » [36]

Et, quand le roi montrait quelque disposition à l’égard de l’interdiction et à l’arrêt définitif de la traite, la force de l’habitude, l’attrait des produits européens et d’une certaine facilité de vie, la fascination exercée sur les dignitaires et chefs locaux par tout ce qui était importé d’Europe, ainsi que les intérêts des négriers, finissaient par l’emporter. Tel avait été le cas, parmi d’autres, du roi Alfonso Ier du Congo. Ce roi, « […] choqué du peu de considération manifesté aux siens et déçu de constater que les principes moraux introduits par la religion européenne ne semblaient pas s’appliquer aux Africains, s’opposa à tout commerce d’esclaves sur son territoire. Il s’attira alors la haine des négriers blancs qui tenteront même de le faire assassiner en pleine messe en 1540. » [37]

Que pouvait ce roi, seul face à ce qui était devenu une coutume, un mode de vie, face aux intérêts en jeu et en butte à la volonté affirmée des dignitaires de son royaume de continuer à tirer profit d’un commerce qui imprégnait tant leur quotidien ?

  • « Relativement disciplinés jusqu’alors, les princes, ducs, marquis et comtes locaux, férus de biens de consommation européens, vont allègrement battre en brèche l’ordonnance royale en se lançant à leur tout dans la chasse aux esclaves […]. S’ils voulaient se procurer les fantaisies importées dont ils raffolaient, ils n’avaient guère le choix. » [38]

Ce conditionnement était encore plus marqué au XIXe siècle et caractérisait en tout premier lieu les souverains et chefs locaux de royaumes nés et structurés par le trafic d’esclaves avec les Européens. Ainsi cet homme d’affaires britannique ayant séjourné sur la côte de Guinée au début de ce siècle, au lendemain du vote de la loi d’abolition de la traite en Angleterre, constatait :

  • « La traite a toujours été populaire et le reste en Afrique […]. Je crois que chaque indigène africain se livrerait à la traite s’il le pouvait. » [39]

Constat confirmé par ces propos du roi de Bonny à son interlocuteur anglais :

  • « Nous pensons que cette traite doit continuer – c’est le verdict de notre oracle et de nos prêtres. Ils prétendent que votre pays, malgré sa puissance, ne peut arrêter un commerce prescrit par Dieu lui-même. » [40]

En 1810, le roi du Dahomey dépêcha une ambassade au vice-roi du Brésil, pour « rassurer ses clients » sur sa volonté de continuer la traite. Pour lui, rien ne pouvait justifier l’arrêt de ce trafic si ancien et si florissant entre les deux pays.

Face à cette réalité et à tant de détermination des rois négriers africains à poursuivre un trafic devenu leur activité principale, et dont ils tiraient l’essentiel de leurs ressources ainsi que le fondement de leur pouvoir, l’Angleterre dut user de moyens et de méthodes appropriés : l’usage de la force militaire lorsqu’elle s’imposait et celui de la diplomatie auprès des souverains africains.

En 1817, Radama, roi de Madagascar, signa un traité avec le gouvernement anglais qui le gratifiait d’une allocation annuelle de « 10 000 dollars durant trois ans » contre son engagement à renoncer à la vente d’esclaves aux trafiquants européens. [41]

De même en 1842 :

  • « Eyo et Eyamba, chefs de deux principales villes d’Old Calabar, signèrent un accord abolissant la traite moyennant une gratification de 2 000 livres sterling pendant cinq ans, un autre traité fut signé à Bimbia [au Cameroun], qui prévoyait une indemnité de 1 200 livres seulement l’an. » [42]

D’autres exemples de « diplomatie financière » eurent cours en Afrique mais sans que le succès en soit toujours avéré. Le roi de Bonny, Pepple, promit, contre la proposition par l’Angleterre d’une rétribution annuelle de 10 000 livres sterling de mettre fin à ses activités de traite. Mais, cette allocation étant ramenée par le gouvernement britannique à 2 000 livres, ce roi (qui déclarait avoir vendu 3 000 personnes entre 1839 et 1841), insatisfait de la somme proposée, décida de poursuivre ses activités.

Durant tout le premier tiers du XIXe siècle, quelques unes des principales nations européennes de traite : Portugal, Espagne avec le Brésil et Cuba (pour l’Espagne) se refusaient à abandonner le trafic négrier. Constatant le peu de résultats obtenus après des décennies d’efforts incessants en vue de mettre en place un dispositif international de lutte contre la traite et le peu d’enthousiasme manifesté par les grandes nations impliquées dans ce trafic, les Anglais résolurent de traiter prioritairement le mal à la source. Selon l’expression du Premier ministre Palmerston, « s’emparer d’un nid de guêpes est plus efficace qu’attraper des guêpes une à une » [43] ; il s’agissait donc d’éradiquer la traite en tarissant les réserves d’esclaves en Afrique. Il entendait le faire par la persuasion, la coopération et au besoin par la coercition, d’où l’accentuation de l’action de l’Angleterre en Afrique, unique pourvoyeuse de main-d’œuvre servile.

Cependant le virus de la traite avait si profondément affecté le corps social africain sur la côte que les dollars et les livres sterling ne pouvaient facilement éradiquer le mal. Le roi Ghézo le confessait en 1840 :

  • « La traite a constitué le principe directeur de mon peuple. C’est la source de sa gloire et de sa richesse. Ses chants célèbrent nos victoires et la mère endort son enfant avec des accents de triomphe en parlant de l’ennemi réduit en esclavage. Puis-je, en signant […] un traité, changer les sentiments de tout un peuple ? » [44]

En conséquence, Ghézo « se déclara prêt à faire tout ce que le gouvernement britannique lui demanderait, sauf renoncer à la traite, car tous les autres commerces de substitution lui semblaient sans objet. » [45]

Ce roi, visiblement importuné par l’insistance des Anglais pour l’amener à cesser son trafic proposa, pour avoir la paix, « […] d’offrir en retour deux jeunes esclaves pour laver le linge de la reine Victoria. » [46] Le malentendu entre les Britanniques et le roi du Dahomey demeurait entier, même si ce dernier se convertit par la suite au « commerce légitime », celui de l’huile de palme. Cette résistance de certains souverains africains à l’abolition de la traite s’était manifestée très tôt, et bien avant le vote britannique de 1807. C’est ainsi que lors des tout premiers débats à la Chambre des communes de Londres, le roi du Dahomey, Agadja, fit lire par un député britannique, défenseur convaincu de la traite et comptant parmi les plus hostiles à toute idée d’abolition, une longue lettre dans laquelle il s’opposait à l’interdiction du commerce négrier et développait une argumentation tendant à démontrer que l’intérêt des esclaves africains résidait dans leur déportation en Amérique.

Pour atteindre son objectif, le gouvernement britannique envisagea dans un premier temps de s’emparer du royaume du Dahomey afin de faire plier son roi. Puis, dans une ultime tentative, le Premier ministre, Palmerston, dépêcha une mission auprès du roi Glé-Glé, successeur de Ghézo. Le dialogue de sourds entre les deux parties témoigne du caractère inconciliable des deux visions ainsi que de la réalité de la traite dans la vie et dans l’imaginaire des rois africains.

L’émissaire du gouvernement britannique présenta ainsi au roi Glé-Glé l’objet de sa mission :

  • « L’Angleterre a fait de son mieux pour arrêter la traite dans ce pays. On y a consacré beaucoup de moyens et maintes vies ont été sacrifiées dans ce but désirable, mais sans succès jusqu’ici. Je suis venu vous demander de mettre un terme à ce trafic et conclure un traité avec moi. » [47]

Le roi lui retourna l’argument si souvent évoqué par les acteurs africains de la traite au XIXe siècle : « Si des Blancs quittent leur pays pour venir jusqu’ici acheter des esclaves, pourquoi m’empêcherai-je de leur en vendre ? » [48] À quoi l’envoyé britannique répondit en lui demandant « quel serait son prix si on devait le vendre comme esclave ». Glé-Glé répondit :

  • « Aucune somme ne m’achètera […]. Je ne suis pas comme les rois de Lagos et du Bénin. Il n’y a que deux rois en Afrique, Achanti et Dahomey : je suis le roi de tous les Noirs. Rien ne compensera pour moi [la perte de la traite]. Il n’en démordit point, et précisa : “Si je ne puis vendre les prisonniers de guerre, je dois les tuer, et ce n’est certainement pas la volonté des Anglais”. » [49]

Il confortait ainsi les arguments du conseiller municipal londonien Sawbridge, esclavagiste qui, au même moment, interpellant le chef du mouvement abolitionniste, Wilberforce, affirmait : « S’ils n’étaient pas vendus comme esclaves, ils seraient massacrés et exécutés dans leur pays » [50]

Devant l’intransigeance des principaux acteurs africains du commerce d’êtres humains et leur refus de coopérer, de se soumettre à la volonté anglaise d’interdire ce trafic, le gouvernement britannique se résolut à intervenir par les armes, au moins une fois de façon directe, précisément dans cette région d’Afrique qu’il considérait comme la principale source du trafic et le vivier permanent d’esclaves : le golfe du Bénin. Quelques souverains récalcitrants, tel le roi Docemo (du golfe de Guinée) furent déposés à la suite d’interventions armées.

Les marins britanniques s’attaquèrent aux baraquements et autres entrepôts d’esclaves et de marchandises de traite, les brûlant ou confisquant ces dernières. Un capitaine anglais ayant participé à ces opérations témoigne :

  • « […] partout où nous trouvions des baraquons construits, nous devions nous efforcer d’obtenir l’autorisation des rois indigènes de les détruire et en cas de refus d’accorder cette autorisation nous devions passer outre. Mais il ne fut jamais difficile d’obtenir ce consentement, moyennant une faible rétribution et la plupart des baraquons de la côte furent détruits. »

Cette politique de persuasion, de coopération et de coercition ne pouvait donner la pleine mesure de son efficacité que si les sources de la traite étaient simultanément taries en amont et en aval. Il fallait pour cela arrêter la demande de produits et ses causes. Atteindre cet objectif nécessitait l’implication de toutes les nations intéressées par le commerce d’esclaves, légal ou illégal. D’où l’initiative de la Grande-Bretagne de créer un système de droit international incarné dans des cours mixtes, à composition internationale, chargées de juger et de réprimer les infractions à l’interdiction de la traite. Ce droit international naissant fut accueilli sans enthousiasme par les autres nations. Mises en œuvre malgré tout, en 1830, des cours d’arbitrage furent ouvertes en Sierra Leone, à La Havane, à Paramaribo et à Rio de Janeiro.

Le fonctionnement de ces cours mixtes fut longtemps chaotique, à l’image de l’histoire du mouvement abolitionniste à ses débuts. Cependant, avec le vote de l’interdiction de la traite par le Brésil d’une part et d’autre part le vote de la loi d’abolition de mai 1867 en Espagne, qui entra en vigueur en septembre 1867 à Cuba, l’objectif était atteint. L’année 1867 marque la fin de la traite, la fin de la présence des escadres et des patrouilles navales sur les côtes d’Afrique.

L’adoption de ces deux lois signalait la fin de la traite officielle, la traite dite légale, et symbolisait en même temps le triomphe de la croisade morale et navale de la Grande-Bretagne contre le multiséculaire trafic d’êtres humains. Si, comme l’affirmait le Premier ministre britannique Pitt le Jeune à la Chambre des communes en avril 1792 : « Il n’y a pas de nation en Europe qui soit plus coupable que la Grande-Bretagne », il est tout autant légitime de proclamer que, de toutes les nations d’Europe et du monde, la Grande-Bretagne fut celle qui, la première, prit l’initiative d’une campagne nationale et internationale cohérente et déterminée, et qui eut l’action la plus décisive et la plus probante.

William Pitt qualifia la traite de « plus grand mal effectif qui eût jamais frappé l’espèce humaine ». À ce grand mal, l’Angleterre sut trouver et apporter, dans les faits, le remède universel et efficace.

Quand Palmerston devant la même Chambre des communes déclara en 1844 : « Si tous les crimes commis par l’espèce humaine depuis la Création jusqu’à ce jour étaient additionnés, ils égaliseraient à grand-peine la culpabilité accumulée par l’humanité du fait de ce trafic diabolique », il confirmait à la fois la justesse du combat abolitionniste et la nécessité d’éradiquer la traite, ce mal absolu.

L’Angleterre rechercha avec méthode et persévérance, les moyens les mieux appropriés pour dire le droit, lever les armes et punir le crime. Les armes pour ce faire furent de tous ordres. C’est sans doute dans ce pays que la construction idéologique la plus complète et la mieux élaborée, incluant à la fois le droit, la morale, la religion, la philanthropie, l’économie fut, précisément dans le courant du XVIIIe siècle, érigée par des individualités et des institutions contre la traite des Noirs et, au-delà, contre l’esclavage en général. Cet arsenal juridique, religieux, humanitaire n’eut pas d’équivalent au monde. En effet, c’est dès 1792 que se déroula en Angleterre, « la plus grande campagne humanitaire » qu’aucune nation eût jamais connue. Aucun autre pays ne déploya autant d’efforts avec autant de constance et de fermeté dans les principes pour la résolution d’une question qui était de portée universelle. Un tel changement dans les mentalités du XVIIIe au XIXe siècle demeure sans doute un des mystères du phénomène de la traite atlantique et de son abolition.

Que les motivations fussent humanitaires ou économiques, purement philanthropiques ou qu’elle obéissent subtilement à un calcul mercantile, les combats de tous aboutirent au même résultat. Les cris poussés partout et par tous, anciens esclaves en Amérique et aux Antilles, esprits éclairés, philosophes, religieux et économistes en Europe eurent pour résultat le progrès de la conscience morale de l’humanité. La notion de crime contre l’humanité se mettait timidement en marche. Les plus ardents défenseurs de l’esclavage hier devenaient les fervents avocats des Noirs, s’opposaient à l’esclavage et à la traite, confortant ainsi les progrès de la raison.

L’intransigeance sans nuance de quelques souverains et dignitaires africains de la côte au début du XIXe siècle, leur refus de tout compromis sur la question de l’abolition compta pour beaucoup dans la justification par les Européens de l’occupation coloniale de l’Afrique. Elle aboutit à la conjonction de l’Église chrétienne et des États. La première trouvait là un moyen de convaincre de l’universalisme de son message, tandis que les seconds purent légitimer le désir de s’approprier des terres nouvelles, tout en développant sur le continent noir de nouvelles activités plus honorables permettant d’en tirer de meilleurs profits et de répondre aux besoins des industries européennes.

À la pression extérieure allait correspondre l’intensification de la traite à l’intérieur du continent. Et lorsque la France se sera enfin jointe à la Grande-Bretagne pour assurer la surveillance des mers au large des côtes africaines et traquer les navires négriers clandestins, le continent se coupera nettement en deux : le nord de l’Équateur, des côtes du Sénégal à celles du Nigeria où la traque des clandestins devenait plus accrue et plus efficace et le sud, du Congo à l’Angola où les mailles du filet, trop larges, laissaient circuler tous les gros trafiquants européens et s’activer à leur aise les négriers clandestins africains.

Cette coupure se vérifiait également dans la réussite ou l’échec des activités du commerce dit « licite » en remplacement du commerce « illicite », nouvelle qualification du commerce d’esclaves noirs.

En Afrique, toutes les résistances à l’abolition de la traite ne furent pas motivées par l’appât du profit mais parfois plutôt par la peur des représailles de la part de ceux dont les proches furent victimes des agissements et de la cupidité des trafiquants comme le laisse penser ce témoignage :

  • « Nous avons tant envie de vos marchandises merveilleuses et de votre eau-de-vie qu’un frère ne peut avoir confiance en son frère, un ami en son ami, et à peine un père en son fils.
  • Quand nous étions jeunes, plusieurs milliers de familles habitaient ici et là, au bord de la mer, et maintenant on peut à peine compter 100 individus. Nous avons besoin de vous, les Blancs. Car les Nègres de l’intérieur ne nous laisseront pas vivre 6 mois après votre départ. Ils viendront tous nous tuer, avec nos femmes et nos enfants. Ils nous vouent tant de haine parce que nous avons participé à la traite. » [51]

Cependant, pour beaucoup la question posée était existentielle : comment, de quoi, avec quoi vivre sans la traite ? Que proposait-on aux uns et aux autres pour remplacer cette industrie qu’était alors devenue la vente d’esclaves ? Le commerce « licite », cette solution miracle inventée par les Européens demandait à être adapté et acclimaté en Afrique. La culture du palmier, le commerce de l’huile de palme, du café, du cacao, de l’arachide… Comment convaincre les Africains que tout cela serait plus rentable que le commerce d’esclaves ? La capture d’un esclave était d’un rapport immédiat et substantiel, tandis que la production d’huile de palme, de café, de cacao ou de coton, qui demandait d’autres méthodes et du temps, n’offrait sans doute pas un profit aussi garanti ni conséquent que la livraison du jeune enfant du voisin, nuitamment ligoté et bâillonné à l’insu de tous. Comment faire accepter un tel changement ?

Si en Afrique occidentale le commerce de l’huile de palme et des arachides, parmi d’autres productions, s’imposèrent progressivement sans trop de mal ni de heurts, il n’en fut pas de même en deçà de l’Équateur où des tensions, des représailles et des crises ponctuèrent désormais les nouvelles relations entre les Européens (tout particulièrement Britanniques et Français) et les autochtones trafiquants, parmi lesquels beaucoup de Portugais installés depuis longtemps sur le continent et surtout de nombreux métis portugais.

La traite des Noirs, bien que devenue commerce inavouable, continua longtemps à être pratiquée en maints endroits de la côte africaine. Ses méthodes changèrent en s’adaptant à la clandestinité. Elle ne fut plus organisée oficiellement par des États, même si le Brésil et Cuba furent désormais les parrains des nouveaux trafiquants dont certains surent tirer profit de deux commerces : le licite et l’interdit.

Cette nouvelle forme du trafic d’esclaves généra des réseaux de connexion inédits entre trafiquants européens, américains et africains. Les zones du trafic clandestin les plus actives furent celles s’étendant du Dahomey à l’Angola où opéraient surtout, parmi les métis, d’anciens esclaves de retour d’Amérique de connivence avec les rois africains qui les protégeaient et leur facilitaient les activités de traite dans leurs États. Selon M’Bokolo, certains de ces aventuriers, européens, métis, anciens esclaves ou descendants d’esclaves revenus des Amériques s’étaient installés sur les côtes d’Afrique dans le but avoué d’y poursuivre la traite. Ils étaient particulièrement nombreux en Angola, au Congo et sur la côte des Esclaves, notamment au Dahomey ; vers 1850, on en dénombrait deux cents à Ouidah, Porto-Novo et Agoué.

Le trafic des esclaves continuera au Dahomey jusqu’aux années 1860, en dépit de la vigilance et de la persévérance des nations « gendarmes ». Des noms s’illustrèrent dans ce trafic par l’importance des fortunes amassées, tel ce Dahoméen, ancien esclave de retour du Brésil, Francisco Felix de Souza dit Chacha dont le « surnom au royaume d’Abomey devint un titre officiel et dont hérita son fils. » [52] Mais c’est surtout en Afrique centrale que la reconversion qui permettait de passer du commerce désormais illicite au commerce licite était longue et difficile : au Gabon, au Congo et en Angola. Là, de nouveau réseaux se constituèrent autour de trafiquants africains d’autant plus puissants et enracinés dans cette pratique que la recherche clandestine d’esclaves de la part d’Européens, de Cubains et de Brésiliens se concentrait dans ces zones.

Comme au Dahomey, le commerce illicite y perdura en se prolongeant jusque dans les années 1860. Partout en Afrique centrale, les motifs qui permettaient de réduire en esclavage, en se multipliant, confinaient à l’arbitraire le plus absolu comme le montre le tableau suivant [53] portant sur le témoignage d’anciens esclaves libérés interrogés sur les raisons de leur condamnation à l’esclavage :

Esclaves de naissance 761 688 70 1519
Vendus par les gens de leur propre tribu sans avoir, suivant eux, commis aucun délit 244 164 5 413
Pris et vendus par des tribus voisines en état de paix 26 11 - 37
Vendus pour que le prince puisse donner à manger à ses gens 9 - - 9
Vendus par leurs propres parents 42 4 - 46
Vendus pour ne pas vouloir se marier - 8 - 8
Vendus pour ne pas vouloir travailler 2 3 - 5
Vendues par leurs maris pour infidélité - 12 - 12
Captifs à la mort de leurs parents 38 25 6 69
Captifs pour payer des dettes ou amendes de leurs parents 36 15 2 53
Captifs pour vols commis par eux 67 46 3 116
Captifs pour vols commis par quelqu’un de leurs parents 97 68 12 177
Captifs pour cas d’adultère 34 - - 34
Captifs pour l’adultère commis par un parent 8 9 8 25
Captifs pour crimes et délits divers, commis soit par eux, soit par leurs parent, tels qu’assassinats, incendie, coups et blessures, manque de respect aux fétiches 16 24
Un noir en ayant accusé un autre devant le tribunal des chefs, s’il perd son procès, ou si l’accusation n’est pas prouvée, il devient esclave de l’autre, lui et les siens 7 8 - 21
Prisonniers de guerre 3 14 3
Totaux 1390 1075 106 2571

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Les cendres encore fumantes

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L’arrêt de la traite légale n’ayant pas signifié la fin de l’esclavage, ni celle du travail servile et du besoin d’esclaves en Amérique, la contrebande, pratiquée depuis le début du XVIIe siècle, se développa considérablement au début du XIXe siècle.

Un nouveau marché fut ainsi ouvert en Afrique comme aux Amériques avec de nouveaux trafiquants, tous clandestins. Les méthodes du trafic d’esclaves changèrent. Il fallait agir en marge des règles internationales désormais en vigueur. Le sort des nouveaux esclaves en devint encore plus incertain et plus cruel. Cachés dès leur capture dans des entrepôts improvisés, brimés et affamés pour les rendre plus malléables en brisant toute capacité de résistance, ils étaient embarqués secrètement, le plus souvent la nuit ; et dès la moindre alerte en mer, de peur des patrouilles internationales, ils étaient jetés par-dessus bord. Des navires d’apparence ordinaire engageaient de jeunes Africains comme employés, serviteurs ou mousses. Ils les vendaient à leur arrivée en Amérique ou, en cours de route, à d’autres navires stationnés en pleine mer. Dans des navires mal équipés, inadaptés au transport d’esclaves, ne disposant pas de vivres ni de provisions suffisantes, ces captifs voyageaient dans les pires conditions. Il fallait plusieurs jours avant de les présenter à d’éventuels acheteurs, les alimenter (plutôt les gaver), soigner leurs plaies et blessures.

Si les prix de ces esclaves étaient bas, parfois bradés en Afrique, parce que vendus à la sauvette, sans examen préalable ni marchandage, en revanche leurs prix étaient en forte hausse dans le Nouveau Monde, le souci étant pour l’heure de constituer les réserves les plus importantes d’esclaves tout en assurant aux planteurs les effectifs de travailleurs nécessaires.

D’une manière générale, l’avenir des acteurs africains de la traite atlantique fut varié et inégal selon les régions et les époques. Si certains se plièrent sans drame apparent aux mesures d’interdiction du commerce d’êtres humains en adoptant les nouvelles activités économiques de substitution, d’autres éprouvèrent quelques difficultés à sortir d’un système économique et d’une pratique intégrés au mode de vie ordinaire et ne pouvaient envisager d’autres horizons. D’autres enfin surent concilier les deux types d’activités et en tirer profit, la licite l’emportant progressivement sur l’illicite jusqu’à extinction définitive de cette dernière.

Nombreux furent ceux qui réussirent leur reconversion au service des Européens. Ces derniers, en investissant dans les nouvelles activités de production : plantations de café ou cacao, huile de palme, ivoire ou bois ou bien encore en ouvrant des magasins de commercialisation de ces produits, en créant des activités d’import-export (produits européens et produits africains), embauchèrent de préférence comme employés, gestionnaires gérants, régisseurs ou intermédiaires de transactions ces anciens courtiers qui offraient l’avantage de parler un peu ou de baragouiner le français, l’anglais ou le portugais et d’être rompus aux techniques du commerce. Ils surent faire ainsi non seulement la jonction du commerce des esclaves et du commerce licite, mais aussi celle de la période précoloniale et de la période coloniale. Dès le début de la colonisation, décidée à partir de la seconde moitié du XIXe siècle sous le prétexte de réagir contre les États africains réfractaires à l’application de la mesure d’abolition de la traite, nombre d’anciens trafiquants surent tirer profit de leur compétence acquise au contact des Blancs. L’Afrique d’après la traite restait l’héritière de son passé.

Après cette phase de la traite de contrebande ou traite illicite qui finit par s’éteindre progressivement à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, apparut une autre réalité : le renouveau de l’esclavage africain, fortement activé par la traite quand elle était légale.

La traite atlantique semble avoir incontestablement imprimé un dynamisme nouveau à ce qui fut de tout temps une pratique des sociétés africaines. Cette culture de l’esclavage y trouva une dimension nouvelle attestée par les témoignages concordants d’Européens, principalement des voyageurs ainsi que des explorateurs qui sillonnèrent le continent dans la seconde moitié du XIXe siècle en observateurs intéressés. Ces nombreux témoignages révélent ce qu’était devenu l’esclavage traditionnel africain.

Le plus ancien dans le temps, celui de l’explorateur aventurier René Caillié (premier Européen a avoir pénétré dans Tombouctou et en être reparti vivant) est un document de grand intérêt, autant par l’itinéraire de l’explorateur à travers pays et peuples d’Afrique (Mauritanie, Sénégal, Gambie, Niger, Côte-d’Ivoire, Mali, Guinée) que par la finesse de l’observation.

Son récit émaillé de descriptions de marchés et de scènes de ventes d’esclaves semble prêter une attention particulière à la pratique de l’esclavage. Ainsi ce tableau pittoresque des mœurs d’un peuple de Sénégambie parmi lequel il se trouva en 1827 :

  • « Chose bien remarquable, le bon ordre et l’intelligence la plus parfaite ne cessent de régner parmi les femmes appelées à partager la même couche conjugale. Toutes ne sont pas très fidèles à leurs maris, mais quand un époux soupçonne une des siennes d’infidélité il l’oblige par la crainte du simo [fétiche ou juge des bois [54]] de lui nommer le coupable. Elle ne résiste pas longtemps à ses pressantes questions et à ses menaces ; la peur d’être mise à l’épreuve par le magistrat des bois lui fait avouer sa faute et découvrir celui auquel elle a accordé ses faveurs. Dès ce jour, l’amant devient l’esclave malheureux du mari, qui, sans miséricorde, le vend aux marchands négriers ou à d’autres nègres du pays. » [55]

Plus loin, son séjour parmi des peuples à la frontière du Mali et de la Côte-d’Ivoire actuels lui inspira quelques réflexions sur l’esclavage :

  • « Le 30 juillet [1827], il arriva à Sambatikila une caravane de marchands saracolets, allant dans le Foulou acheter des esclaves, pour les revendre soit dans le Fouta ou dans le Kankan. Toutes les marchandises qui se vendent sur les comptoirs européens de la côte sont destinées au commerce infâme des esclaves, qui, à la vérité, ne sont pas exportés, mais ils n’en sont pas plus heureux. L’Europe civilisée peut bien abolir l’esclavage, mais l’Africain, sauvage et intéressé, conservera longtemps encore l’habitude barbare de vendre ses semblables. Il est si doux de vivre sans rien faire, de se reposer sur les soins d’autrui pour sa subsistance, que chaque nègre fait son possible pour avoir des serviteurs : toute leur ambition se borne à avoir douze à quinze esclaves, qu’ils occupent entièrement aux cultures. Ces malheureux sont mal vêtus, et travaillent beaucoup, mais je ne me suis pas aperçu qu’ils fussent très maltraités. Ils sont obligés presque toujours de pourvoir à leur nourriture : ils sèment autour de leurs cases du maïs et de la cassave, qui leur sont d’une grande ressource. » [56]

Ailleurs, René Caillié décrit une scène de marché ou « les esclaves ouassoulous sont vendus à la criée […] tout nus. Il y a des barbares qui font profession de se cacher derrière les buissons, de surprendre les malheureux nègres cultivant dans leurs champs, et d’aller ensuite les vendre impitoyablement. »

D’autres témoignages font le même constat de la généralisation de la pratique esclavagiste qui imprégna les différents aspects de la vie économique et sociale et apportent ainsi la preuve du peu d’incidence sur cette pratique des lois d’abolition de la traite et de l’esclavage en Afrique. L’expérience du général Faidherbe [57], nommé gouverneur de la colonie du Sénégal par le gouvernement français en 1854, est d’un intérêt certain :

  • « [Faidherbe] avait vécu à la Guadeloupe le temps fort de l’abolition de l’esclavage. Résolument, il s’était engagé à l’époque aux côtés de Schoelcher, le libérateur des Noirs […]. Très vite il comprit que le Sénégal n’était pas les Antilles. Toucher à l’esclavage, imposer la loi française, aurait bouleversé ces société animistes ou musulmanes, pétries de traditions fondées sur la séparation entre classes guerrières, religieuses et laborieuses. Aucun chef africain n’aurait accepté une domination lui retirant la propriété des esclaves et le droit d’en acquérir. » [58]

Après avoir milité en Guadeloupe et en métropole pour l’abolition de l’esclavage, le nouveau gouverneur se trouva brutalement confronté aux réalités et à l’importance de ce phénomène en Afrique. Le respect des traditions africaines dont il fit une règle de conduite :

  • « […] n’était pas toujours aisé à concilier avec son humanisme. Un jour, il reçut la plainte d’une femme à qui un notable avait volé ses deux enfants pour les vendre après avoir tué leur grand-mère qui tentait de les défendre, à coups de crosse sur la tête. Faidherbe fit venir la brute à Saint-Louis. L’homme reconnut les faits, les jugeant tout à fait conformes à ses droits sur les ‘‘badolo’’ : les pauvres diables. Les tribunaux français n’étant pas compétents territorialement, le gouverneur le fit reconduire pour être fusillé dans son village. Puis son corps fut pendu à la branche d’un baobab avec une planchette où il était écrit : ‘‘Ainsi seront traités tous ceux qui tuent les mères pour voler les enfants’’. » [59]

En parcourant ce territoire qui devait désormais vivre sous la loi française, Faidherbe prit de jour en jour conscience de l’ampleur du phénomène de l’esclavage qu’il avait sans doute eu la naïveté de croire éteint par les lois d’abolition. Il fit simplement le constat que « les chefs ne vendaient plus leurs esclaves pour l’Amérique mais les gardaient pour cultiver sur place l’arachide. » [60]

Le successeur de Faidherbe, Pinet-Laprade, poursuivit la même politique de fermeté à l’égard du trafic d’esclaves. Dans un rapport au procureur impérial, daté de septembre 1863, il relate des faits attestant l’activité de traite sur le territoire du Sénégal :

  • « Le nommé Ousman Dieng, indigène habitant de Dakar m’a déclaré hier avoir acheté deux captifs à l’escale de Kaolackh : l’un au nommé Massar Poulo, traitant, l’autre à la nommée Diémé, femme de Maboye, autre traitant.
    Ce dernier captif a été acquis par Ousman pour deux paires de pagnes et deux boisseaux de mil. Quant au premier, Ousman n’ayant pas de marchandises à donner à Poulo, le prix n’a pas été fixé.
    Il me paraît démontré par ces faits, et par ceux que je vous ai signalés, que la traite des Noirs a recommencé dans le Saloum, et que ce trafic honteux que l’humanité réprouve et que nos lois punissent, a pour principal foyer l’escale de Kaolackh [61] où flotte notre pavillon.
    Le nommé Silman N’Gom, établi à cette escale, m’a déclaré lui-même que les traitants recevaient souvent du roi et des chefs du Saloum des captifs en échange de marchandises. Que deviennent ces captifs ? C’est ce qu’il importe de rechercher minutieusement pour arriver à constater le degré de criminalité des acheteurs et pour faire cesser par l’application impériale de la loi, des actes de nature à retarder l’essor commercial de l’une de nos plus belles contrées de la Sénégambie, car si nos traitants achètent des hommes, ces chefs indigènes trouveront plus facile de vendre leurs sujets que les exciter à la culture. Cette affaire présente donc un double intérêt : 1° - intérêt d’humanité et de civilisation, 2° - intérêt commercial, et il est dû au devoir de l’Administration de s’en occuper très sérieusement.
    Veuillez je vous prie donner aux faits que je vous ai signalés, la suite qu’ils comportent. » [62]

Ce rapport fait partie d’une longue liste de faits similaires. Fréquemment, le commandant de Gorée est mis au courant de ventes d’esclaves. Ainsi, le 30 septembre 1863, il apprend que 5 esclaves ont été cédés à Maguèye de Gorée par les chefs de Saloum et dirigés ensuite sur Dakar. Le 7 octobre 1863, on lui fait savoir que des habitants de Dakar, Omar Guèye, Boubou Diagne et Bamar, font du trafic d’esclaves. [63]

En 1879, un missionnaire catholique français, le père Prosper Augouard (1852-1905) arriva au Congo (qui allait plus tard devenir Congo-Brazzaville), plus au sud du continent. Il livra quelques impressions sur la question de l’esclavage dans cette région de l’Afrique équatoriale et centrale, au confluent des fleuves Congo et Oubangui :

  • « […] les Zolos, au bord de la rivière Maringa, un affluent de la rive gauche du Congo, faisaient grand trafic de très jeunes esclaves capturés dans d’autres villages, afin de les vendre aux Bondjos contre de l’ivoire. [Le nouveau trafic très rentable consistait à échanger des esclaves contre de l’ivoire ou de l’or ; cet or et cet ivoire étaient ensuite vendus aux marchands européens]. Les malheureux paraissaient résignés à leur sort : être vendus, revendus plusieurs fois. » [64]

Le religieux racheta beaucoup de ces petits esclaves pour les libérer. En visite chez un chef local à qui il avait offert quelques cadeaux, ce dernier, entouré de ses douze épouses et huit esclaves, lui offrit en retour « une belle chèvre et une de ses plus jolies esclaves. Voyant le missionnaire ne prendre que la chèvre et décliner le présent de choix, il se montra quelque peu mortifié. » [65]

Pour les rabatteurs et kidnappeurs de captifs du temps de la traite légale et illégale, la question de la reconversion ne se posait pas. Le climat était à peu près le même, les navires négriers en moins. Les rapports avec les Européens restaient marqués par des comportements et l’esprit de la traite. Les pratiques et réflexes d’hier, hérités de la traite, le goût irrépressible pour les produits européens importés, la facilité pour les obtenir et l’esprit de fraude s’étaient installés dans les mentalités. Ces pratiques et réflexes pérennisés rendaient aléatoire l’édification d’économies et d’États viables à long terme.

Pour parcourir ces régions, à l’instar de tous les Européens s’aventurant à l’intérieur du continent à la même époque, Prosper Augouard dut recourir à des autochtones pour porter ses bagages et pour le guider à travers la forêt équatoriale :

  • « Chaque jour, on devait palabrer avec les chefs pour marchander un droit de passage ; que de châles bariolés fallut-il donner, que de cuillers, de chemisettes, de poignées de sel ou de poudre ! Stanley, déjà passé par là, avait rendu les Noirs exigeants par des largesses hors de portée de la bourse d’un pauvre missionnaire. Les chefs réclamaient de l’alcool et de belles étoffes pour fournir des guides qui égaraient le voyageur ou disparaissaient dès qu’ils avaient reçu leur acompte. » [66]

Et quand le missionnaire décida de s’implanter en un lieu choisi pour y fonder une mission catholique, il fallut encore parlementer avec les chefs et signer des accords comme du temps de l’installation des forts et comptoirs de traite :

  • « Il fit venir de France des hectomètres de cotonnades et de fils de laiton, des kilos de perles de verre, des paquets de clous, des milliers d’hameçons, cinquante fusils à pierre et autant de sabres, des chapeaux de gendarmes, des défroques de généraux ou de gardes nationaux. Et […] il réussit à obtenir cent vingt porteurs […]. Le père convoqua les chefs, leur montra les armes et régla la question du terrain de la future mission. […]. Les chefs cèdent en toute propriété et pour toujours un terrain d’environ vingt hectares […]. Les chefs indigènes s’engagent à ne jamais inquiéter les missionnaires et à les défendre contre toutes attaques et accusations. Les missionnaires peuvent faire les constructions et plantations qu’ils jugeront convenables. Ils paieront une fois pour toutes à chaque chef un habit et un chapeau doré, une chaînette et un couteau argentés, une grande couverture, douze mouchoirs, une ceinture d’étoffe et un collier de perles, après quoi ils seront libres pour toujours de toute redevance.

Enthousiasmés par leurs habits et leurs chapeaux dorés, les trois chefs défilèrent devant leurs sujets éblouis. » [67]

Qui est coupable ? Le vendeur ou l’acheteur ? Voltaire est sans nuance dans son essai sur les mœurs (tome III) :

  • « Il n’y a chez les Asiatiques qu’une servitude domestique, et chez les Chrétiens qu’une servitude civile. Le paysan polonais est serf dans la terre, et non esclave dans la maison de son seigneur. Nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres. On nous reproche ce commerce : un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l’acheteur ; ce négoce démontre notre supériorité ; celui qui se donne un maître était né pour en avoir. »

Propos nuancés par son éditeur :

  • « Cette expression (s’agissant du terme esclave) doit s’entendre dans le même sens qu’Aristote disait qu’il y a des esclaves par nature. Mais celui qui profite de la faiblesse ou de la lâcheté d’un autre homme pour le réduire en servitude n’en est pas moins coupable. Si l’on peut dire que certains hommes méritent d’être esclaves, c’est comme l’on dit quelquefois qu’un avare mérite d’être volé. Certainement, le roitelet nègre qui vend ses sujets, celui qui fait la guerre pour avoir des prisonniers à vendre, le père qui vend ses enfants, commettent un crime exécrable ; mais ces crimes sont l’ouvrage des Européens qui ont inspiré aux Noirs le désir de les commettre et qui les paient pour les avoir commis. Les Nègres ne sont que les complices et les instruments des Européens ; ceux-ci sont les vrais coupables. » [68]

Les fruits de la traite

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Pruneau de Pommegorge, noble français parcourant les côtes africaines en 1789, constate les effets de la traite sur l’état des peuples de ces régions :

  • « Nos crimes ont transformé ces peuples en bêtes féroces. Ils ne se font la guerre entre eux et se détruisent que pour vendre leurs compatriotes à des barbares. Les rois eux-mêmes ne voient plus leurs sujets que comme des marchandises qui peuvent leur permettre d’acheter tout ce qu’ils désirent par caprice. » [69]

Quels avantages les uns et les autres ont-ils pu tirer de leurs crimes ?

Pour les aspects économiques en général, quelques questions s’imposent à l’historien. En Europe, des villes, leur prospérité et leur splendeur furent longtemps associées à leurs activités et à leur passé négriers. Ainsi, Nantes, Bordeaux, Liverpool, Bristol, Cadix, Newport… Par contre, quelles villes en Afrique, parmi les anciens hauts lieux de la traite atlantique au Bénin, au Sénégal, au Nigeria, au Congo, en Angola etc., peuvent se flatter d’avoir retiré la moindre prospérité de leur passé négrier ?

De même, de grandes familles, de véritables dynasties d’anciens négriers sont connues et figurent comme les plus illustres de leurs villes aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, pour avoir amassé ou bâti des fortunes grâce à la traite atlantique et s’être constitué un patrimoine immobilier, financier, industriel ou terrien de grande importance. La traite a favorisé l’ascension sociale d’une classe bourgeoise ou d’un patriciat urbain très puissant, véritable moteur de sa cité ou de sa région, par une politique d’investissement à long terme dans l’industrie, les armements mais plus généralement la banque. Autant de facteurs de développement et de croissance. Les trafiquants et grands armateurs négriers bénéficiaient des encouragements et d’une politique gouvernementale incitative « voyant dans la traite le moteur de la vigueur économique » de la nation. Les encouragements de tous les rois de France, d’Angleterre ou du Portugal par une politique de prime et de protection ne firent jamais défaut à leurs sujets entrepreneurs négriers. Des noms de familles sont connus tels les Montaudoin ou les Grou à Nantes, les Nairac à Bordeaux (propriétaires d’un vignoble réputé). « Jacques Conte, qui dirigea la traite bordelaise […] après 1802, installa son charmant château à Saint-Julien-Beychevelle, au cœur des grands vignobles du Médoc. » [70] Les Stanislas Foäche au Havre, les Fleuriau à La Rochelle, ou encore les Cunliffe et les Foster à Liverpool… Les marchandises de traite, sorties des manufactures de Birmingham ou de Manchester et envoyées en Afrique, permirent l’essor industriel de ces villes et de leurs régions. De l’autre côté de l’Atlantique, en Amérique, pour ne citer que les États-Unis, les profits tirés des activités liées à la traite ont fructifié dans des investissements producteurs de richesses et de développement. Le négrier Thomas Handasyd Perkins de Boston « finança en 1826 le premier chemin de fer des États-Unis à Quincy, dans le Massachusetts ». Les activités de traite générèrent aussi des investissements financiers fructueux. C’est ainsi que Thomas Leyland fonda sa propre banque, « Leyland and Bullins », en 1807. [71] Le négrier clandestin luso-brésilien, Joaquin Pereira Marinho, dont l’action de traite illégale se situait entre 1839 et 1850, amassa une fortune colossale qu’il investit, au terme de ses activités, « dans les plantations, les banques et les chemins de fer, devenant notamment membre fondateur de la Banque de Bahia. » [72]

Bref, en Europe ou ailleurs, en Amérique, les grandes dynasties de la traite négrière se muèrent en dynasties entreprenantes, financières, industrielles, terriennes…

Quelle fortune aujourd’hui identifiable, quelles familles ou descendants de négriers africains au Sénégal, au Bénin, au Nigeria, au Congo ou en Angola, peuvent soutenir la comparaison avec ces exemples européens ou américains ?

Aujourd’hui encore des noms d’acteurs importants de la traite atlantique sont connus dans ces pays et partout en Afrique, mais pas leurs réalisations.

Que sont devenues les fortunes amassées du temps de la traite florissante du XVIIIe siècle par les souverains africains de la côte, acteurs du trafic d’esclaves ? Que reste-t-il en investissement pour son royaume ou ses héritiers des fortunes colossales tirées de la traite par le roi du Dahomey Tegbessou dont le revenu annuel était évalué à 250 000 livres sterling en 1750, somme procurée par la vente de 9 000 personnes par an aux Européens ?

En revanche, les conséquences politiques de la traite sont assez connues et évaluées en Afrique. Elle provoqua l’émergence de nombreuses entités politiques. Le littoral de l’Afrique de l’Ouest et du Centre vit plusieurs villes-États et royaumes naître et se développer grâce au commerce des esclaves. De petits villages de pêcheurs sur l’estuaire du Nil s’érigèrent en villes autonomes dont l’économie reposait essentiellement sur la traite. Certaines de ces villes ou mini-États s’émancipèrent de toute tutelle politique pour acquérir la stature de monarchies puissantes : Bonny, Achanti, Calabar, mais aussi Dahomey, Bénin…

La reconversion et l’évolution de ces États s’effectuaient en fonction de l’objectif prioritaire : le commerce d’esclaves et le contrôle des circuits de livraison, ce qui nécessitait la proximité immédiate des trafiquants européens installés sur la côte.

Les royaumes ou États de l’intérieur, dans leur désir de contrôler ces circuits et de s’assurer le monopole de la traite ou l’exclusivité des échanges avec les Européens, n’avaient d’autre alternative que la conquête des États ou peuples intermédiaires, tampons entre l’intérieur des terres et la côte. Ceux qui étaient sur cette côte se croyaient bénéficiaires d’un droit naturel et choisis pour jouir seuls des profits du commerce des esclaves, d’où des guerres incessantes durant tous ces siècles de traite atlantique. Certains États en ressortirent métamorphosés en monarchies puissantes grâce aux armes importées ainsi qu’au volume des échanges avec les Européens, c’est-à-dire à l’importance du nombre d’esclaves livrés régulièrement.

Ces États artificiels, nés de la traite ou fortifiés grâce à elle, s’écroulèrent irrémédiablement quand elle cessa. Aucun État, aucune industrie, aucune construction sociale viables et pérenne n’émergea après l’ère de la traite atlantique. À la place des États d’hier prirent place des sociétés décomposées, fragmentées, profondément déstructurées et des économies sans consistance véritable.

L’exemple du Congo est fort significatif de la fragilité d’un État dont la création est liée à la traite. Mais il est transposable à plusieurs régions d’Afrique, et à ce titre, il est largement représentatif de la réalité politique de la côte africaine aux XVIIIe et XIXe siècles. Il caractérise la situation de la plupart des royaumes et chefferies impliqués peu ou prou dans la traite entre le XVIe et le XVIIIe siècle : Dahomey, Loango, Oyo…

  • « Après la mort du roi Alfonso Ier, les luttes de clans pourvoyeuses de captifs domineront la vie politique congolaise jusqu’à la décadence du royaume au XVIIIe siècle, lorsque les réseaux commerciaux européens prendront le pas sur les anciens États et les anciens réseaux d’échanges entre États, entre tribus et clans. Le désordre était total dans le pays. Les provinces s’étaient progressivement affranchies du pouvoir central, le nombre croissant de prétendants au trône avait conduit à une scission de la royauté en principautés ennemies. » [73]

Les hostilités entre fragments de royaumes s’ajoutant aux hostilités entre États voisins, toutes motivées par le besoin de traite et le désir de mettre la main sur les dividendes de ce trafic, l’effondrement des États devait suivre inéluctablement la fin de la traite européenne.

Une nouvelle phase de son histoire s’ouvrait pour cette Afrique désormais vacillante sur ses fondements.

Au plus fort du débat sur l’abolition de la traite, à la Chambre des communes à Londres, un abolitionniste de bonne foi, soucieux de l’avenir du continent, plaidant pour l’arrêt définitif de ce commerce, suggéra la création d’une « série de comptoirs sur le Niger et à proximité ». Ce député britannique, porteur de projets positifs souhaitait « la régénération morale de l’Afrique ». [74]

Ce projet, comme d’autres formulés en d’autres lieux, en France notamment, devait déboucher à terme sur la création d’un « Empire colonial » dont les contours se dessinaient peu à peu à partir du milieu du XIXe siècle.

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NOTES

[1] L. Peytraud, op. cit.

[2] H. Thomas, op. cit.

[3] Archives Nationales, série Colonies C8, ii : les Français aux Amériques, in L. Peytraud, op. cit., p. 348.

[4] Ibid.

[5] Lucien Peytraud, op. cit.

[6] Ibid.

[7] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Genève, Édition Gabriel Grasset, 1764.

[8] H. Thomas, op. cit., p. 482.

[9] L. Peytraud, op. cit., p. 377.

[10] « Les écrivains noirs américains et l’Afrique. “Black Culture. New York” », in Notre Librairie, n° 77, décembre 1984.

[11] Ibid

[12] Elikia M’Bokolo, Afrique noire. Histoire et civilisations, t. ii, xixe-xxe siècle, Paris, Hatier-Aupelf, 1992.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p. 104.

[15] H. Thomas, op. cit., p. 119.

[16] Ibid., pp. 139-140.

[17] Lettre du 24 juillet 1604, citée par Francisco Rodrigues, Historia da Campanhia de Jesus na assistência da Portugal, vol. iii, Porto, 1944, p. 458, in H. Thomas, op. cit., p. 141.

[18] Juan Suarez de Peralta, Noticias Historicas de la Nueava Espana, Madrid, 1878, cité dans H. Thomas, op. cit.

[19] H. Thomas, op. cit.

[20] Ibid., p. 566.

[21] Ibid., p. 540.

[22] London’s Magazine vii, mars 1738, in H. Thomas, op. cit. p. 149.

[23] H. Thomas, op. cit.

[24] Thomas Clarkson, The History of the Rise, Progress and Accomplishment of the Abolition of the African Slave Trade by the British Parliament, Londres, 1808, in H. Thomas, op. cit., pp. 307-308.

[25] H. Thomas, op. cit.

[26] Alphonse C. Quenum, op. cit.

[27] Ibid., p. 132.

[28] Cité in E. M’Bokolo, op. cit., pp. 107-108.

[29] H. Thomas, op. cit.

[30] Cité in E. M’Bokolo, op. cit., pp. 107-108.

[31] D’après J. E. Morenas, « Pétition contre la traite », 1820.

[32] H. Thomas, op. cit., p. 611.

[33] Ottobach Cuguano, La Véridique histoire d’Olaudah Equiano, Africain, esclave aux Caraïbes, homme libre par lui-même, publié en 1787, 1ère traduction française : 1987, Paris, Éditions Caribéennes, cité in M’Bokolo, op. cit. p. 104.

[34] Cité dans E. M’Bokolo, op. cit., p. 114.

[35] J. P. Hennessy, La Traite des Noirs dans l’Atlantique 1441-1807, ici in A. C. Quenum, op. cit.

[36] P. Verger, op. cit.

[37] Sylvia Serbin, Reines d’Afrique, Saint-Maur-des-Fossés, éditions Sépia, 2006, p. 210.

[38] Ibid.

[39] « Lords Select Committee, 1843 », in H. Thomas, op. cit., p. 199.

[40] Ibid.

[41] H. Thomas, op. cit., p. 631.

[42] Ibid., p. 750.

[43] Ibid.

[44] Serge Daget, Répertoire des expéditions françaises à la traite illégale, 1814-1850, Saint-Denis (France), Société française d’histoire d’outre-mer, 1988.

[45] H. Thomas, op. cit., p. 745.

[46] Sir Richard Burton, éd. A mission to Gelele King of Dahomey, Londres, 1966, cité par H. Thomas, op. cit., p. 839.

[47] Ibid.

[48] Ibid.

[49] Ibid.

[50] H. Thoms, op. cit., p. 839.

[51] Récit rapporté par L.F. Römer, 1760, cité in L’Afrique et le monde, Paris, Hatier-Ceda, 1994, p. 163.

[52] E. M’Bokolo, op. cit., p. 112.

[53] Source : M. Gillet, « Résultat de l’enquête ouverte au Congo pour connaître les conditions et les causes de l’esclavage de 2 571 émigrants africains rachetés pour l’immigration », cité par le capitaine Souzy dans La Revue maritime coloniale, 1863, p. 100, repris dans M’Bokolo, op. cit., p. 111.

[54] Masque ou fétiche supposé doté de pouvoirs permettant de détecter les mensonges, de démasquer et de punir les coupables.

[55] René Caillié, Voyage à Tombouctou et à Jenné, première édition de 1830, rééd. Paris, FM/la Découverte, 1979, p. 203.

[56] Ibid, p. 359.

[57] Louis Léon César Faidherbe (Lille 1818-Paris 1889), polytechnicien, gouverneur du Sénégal de 1854 à 1861, puis de 1863 à 1865, fut le véritable fondateur et organisateur de la colonie du Sénégal. Depuis Saint-Louis où il arriva le 16 décembre 1854, il procéda à des conquêtes et obtint la soumission des tribus maures. Faidherbe fut commandant de l’Armée du Nord pendant la guerre franco-prussienne de 1870.

[58] Alain Frerejean Charles-Armand Klein, L’Appel de l’Afrique, les pionniers de l’Empire colonial français, Paris, Perrin, 2001, p. 64.

[59] Ibid., p. 67.

[60] Ibid., p. 71.

[61] Kaolackh, une des principales villes du Sénégal, située au centre du territoire, dans la région Saloum (ancien royaume).

[62] Archives Nationales, série colonies G.G. AOF, 4B29. Le commandant de Gorée, Pinet-Laprade, au Procureur impérial.

[63] Ibid.

[64] Alain Frerejean Charles-Armand Kleinp, op. cit., p. 200.

[65] Ibid., p. 198.

[66] Ibid., p.193.

[67] Ibid., pp. 196-197.

[68] Voltaire, Dictionnaire philosophique, op. cit., in H. Thomas, op. cit .

[69] Pruneau de Pommegorge, op. cit.

[70] H. Thomas, op. cit., p. 307.

[71] Ibid. p. 308.

[72] M’Bokolo Elikia, op. cit., p. 112.

[73] Sylvia Serbin, op. cit., p. 211.

[74] H. Thomas, op. cit., p. 703.