Des trois livres passés ici en revue, les deux premiers surtout concordent dans le constat de la fin des souverainetés westphaliennes, à laquelle se consacrent en particulier Nancy Fraser et Julie Mostov de points de vue différents. Le troisième (Ramet) se penche principalement sur l’évolution historique des projets libéraux dans le cadre, toujours, des Etats nationaux. Selon une tradition politique pragmatique, nord-américaine et anglo-saxonne, tous trois déploient aussi, à des degrés divers, des projets normatifs, et conjuguent une excellente connaissance politique et de terrain avec un schématisme quelque peu autoréférentiel.
Comme nous sortons de l’ère des souverainetés classiques – dites westphaliennes (Fraser), un certain nombre de concepts sont repensés et relus, avec l’idée de développer un nouvel imaginaire politique. Tâche extrêmement difficile, que la transformation d’un imaginaire politique, généralement soumis à l’inertie. La citoyenneté, la territorialité et la nationalité se découplent et distendent de plus en plus dans la mondialisation (Aihwa Ong), et interviennent alors une fragmentation, une différentiation et une hiérarchisation nouvelles – et « souple », c’est-à-dire aléatoire et chaotique - des citoyennetés et des droits qui les accompagnent. La théorie des frontières souples (soft borders) de Julie Mostov permet de penser le retrait de l’autorité suprême qui unissait ces éléments en un tout rigide qui rendait les frontières dures. Cette théorie est, plus que normative, d’une certaine manière « désidérative » (« optative » !), pour utiliser un terme linguistique. « L’argument en faveur de frontières souples », écrit Julie Mostov, s’intéresse principalement aux rapports de choix sociaux » (Mostov, 102). Cette théorie fonctionne quand elle est utilisée avec le concept de « polity » et lorsqu’on pense les frontières « soft » dans le cadre de la « polity ». « Polity » permet de penser les frontières dures ou soft. Selon J. Mostov, “Polity, as I use it - comes from Aristotle - his ‘rule of the many for the good of the whole’” (courriel privé). Mais le terme d’Aristote – politeia - est en effet traduit de diverses manières, y compris par « république » ou par « Etat ». Toujours selon Mostov, Aristote l’utilise pour signifier une association politique (quelqu’un en dehors serait soit une bête soit un dieu) et cela revient à dire, pour beaucoup, simplement « Etat ». « Je l’utilise », continue-t-elle, « pour désigner n’importe quelle grandeur d’association politique, non seulement le traditionnel contenant de l’Etat-nation ; cela pourrait être un niveau municipal ou même une association à cheval sur des frontières. (…) Ce n’est pas la communauté (communauté politique) – terme très chargé et souvent contrasté par celui de société. Je suppose que je m’alignerais sur les Grecs, car ‘association’ sonne un peu trop comme un terme venant de l’autogestion » (ibid). Sans doute que « polity », plus que « politeia », est l’un de ces termes intraduisibles qui fonctionnent comme un signifiant vide. Car si « polity » est n’importe quelle association politique (et alors pourquoi pas une communauté, mais c’est encore une autre question !), il est difficile de distinguer entre les types de frontières et de limites, et difficile d’analyser le rapport entre les frontières étatiques territoriales, les frontières imaginaires des « identités » et les frontières dans la tête généralement, sans dire qu’il est alors impossible d’analyser ce qu’il y a de plus intéressant – l’évolution des rapports entre ces divers types de frontières.
J. Mostov écrit encore : « Des polity émergeraient idéalement, reconfigurant l’espace politique localement et de manière transnationale selon les intérêts et les besoins – peut-être comme des projets de construction commune évoluant jusqu’à devenir des associations politiques régionales telles que des villes globales, ainsi que des entités supranationales selon le modeler de l’Union Européenne ou bien comme des solutions transfrontalières à des conflits ethniques » (Mostov, 102). Quoiqu’elle en dise, il semble évident que Julie Mostov se réfère principalement à l’Etat même lorsqu’elle envisage des associations transfrontalières – les frontières dont il est question sont justement toujours celles de l’Etat. Le conditionnel de son argumentation (polities would emerge) montre le caractère normatif « soft » de son approche – c’est-à-dire son mode « désidératif » : « il faudrait que ». Comme c’est de coutume, ceci renvoie le politique au moral et l’aplatit par une approche « éthique », philosophiquement impuissante. Les frontières dans les esprits et celles entre les Etats peuvent être diversement dures, et ne sont pas la même chose. Une approche plus spéculative et analytique pourrait s’intéresser à la configuration des rapports entre les deux et à leur (ir)régularité. Les frontières dures présupposent le nationalisme, les replis identitaires et l’ethnocratie (J. Mostov, O. Yiftachel, I. Iveković). Au contraire, les frontières souples – « nécessitent un nouvel ‘imaginaire’, une volonté à repenser la notion de polity et le rapport entre le pouvoir politique et le territoire » (Mostov, 105). Cependant, les mêmes frontières peuvent être soft et hard à la fois, mais non pour les mêmes sujets. Une frontière est toujours polysémique, ce qui n’apparaît pas de cette construction idéalisée. Les frontières soft dont parle idéalement Julie Mostov – des frontières idéales – ne seraient pas la même chose que les frontières flexibles décrites par Aihwa Ong – qui sont la manière comment les espaces économique et politique sont construits à travers des processus globaux, ou la manière comment les gouvernements ajustent l’espace politique à la dictée du capital mondial (A. Ong, Neoliberalism as Exception, p. 78).
Comme Nancy Fraser dans une autre perspective, Julie Mostov préconise le dépassement de l’Etat-nation. Mais dans sa perspective « désidérative » elle ne peut identifier les sujets du changement souhaité, elle ne peut dire qui reconstruirait les institutions. De plus, il n’est pas clair si cette nouvelle « polity » serait une alternative à l’Etat social qui est en voie de dépérissement par le néolibéralisme ? Julie Mostov n’analyse pas le rapport entre l’Etat-nation et l’Etat-providence. Qui ou quoi remplacerait ce dernier qui est en perte de vitesse et qui, justement, ne fonctionne encore que par l’Etat national ? Dans une configuration de dépassement de l’Etat-nation, les fonctions de l’Etat-providence doivent être redistribuées, par qui ; et où ? Mais peut-on seulement en dire plus que « il n’y a qu’à » ? J. Mostov parle de l’importance des initiatives transfrontalières. Pour elle, de même que pour Nancy Fraser, l’Union Européenne semble être un modèle à suivre. Mais les initiatives transfrontalières supposent et maintiennent l’Etat, les frontières, les cloisonnements et non forcement leur dépassement. Au vu des services sociaux assurés traditionnellement par l’Etat national dans sa fonction de Welfare State, des initiatives transfrontalières (qui sont aussi transnationales) seront nécessaires tant que/parce que l’Etat national est défaillant en la matière. Les frontières sont aussi dictées par ce qu’elles délimitent, car pour tout extérieur existe un ou plusieurs intérieurs. « Une compréhension alternative de la souveraineté, citoyenneté et des frontières soft », dit-elle, « […] pourrait mener à des polity flexibles et réceptives, à une société civile plus riche et diversifiée liée à travers des réseaux locaux, régionaux et globaux, et à de nouvelles formes de démocratie » (Mostov, 145). La théorie de Julie Mostov est dotée d’une normativité elle-même soft. Selon elle, une polity aux frontières souples serait à l’abri de l’autoritarisme et serait en négociation permanente. Les exemples qu’elle donne pour les avoir étudiés de près sont souvent ceux des Balkans. Julie Mostov est, en effet, une grande spécialiste de l’ancienne Yougoslavie.
Le travail de Nancy Fraser semble plus décidément normatif tout en étant plus complexe : elle s’applique à reconstruire l’idéal d’une publicité (une sphère publique légitime et efficace dans les conditions contemporaines de la globalisation. Comme J. Mostov, elle constate également la transnationalisation de la sphère publique, et ceci à partir d’une position habermassienne doublée d’un pragmatisme anglo-saxon. Que veut dire « transnational » dans une ère post-westpahlienne telle que la nôtre ? Y a-t-il une sphère publique trans-nationale et un public transnational ? Ces questions sont posées et Nancy Fraser tente de les articuler dans une perspective évolutive depuis le constat de la mondialisation. Le terme « scales » dans le titre de son livre renvoie à la fois à une gradation et aux plateaux de la balance de la justice, dont N. Fraser cherche à développer un « minimum » – dans le concept de la « justice minimale », tout en élargissant le concept de citoyenneté à ses dimensions sociale, culturelle économique au delà d’une pure définition juridique administrative. Cependant, le dépassement de l’Etat national lui-même réinterroge le concept de citoyenneté en renvoyant celle-ci au transnational. C’est en conséquence surtout de la mondialisation que N. Fraser identifie, au delà d’une mauvaise représentation (misrepresentation), les problèmes soulevés par le misframing : l’établissement d’un cadre qui ne correspond pas au contenu des questions soulevées. Au delà d’une représentation erronée ou inadéquate, la disposition d’un cadre (frame-setting) inadapté à ses contenus « est l’une des décisions politiques les plus lourdes de conséquences. En constituant aussi bien les membres que les non membres d’un seul trait, la décision exclut effectivement les derniers de l’univers de ceux qui pourraient aspirer à être pris en compte dans la communauté en matière de distribution, de reconnaissance et de simple représentation politique » (Fraser 19 : ces trois derniers axes – distribution, reconnaissance et représentation – sont en effet les trois dimensions de toute analyse de N. Fraser). Ce dont elle parle là en d’autres termes et sans le nommer ainsi, de manière convolutive, c’est bien le différend de Lyotard, éventuellement la mésentente de Rancière : lorsque la vérité de l’un ne peut se dire dans le discours de l’autre, de celui qui dispose le fameux cadre. Ainsi aujourd’hui, alors que la mondialisation est accomplie, le cadre [d’analyse] westphalien-keynesien tel que nous l’avions connu jusqu’à encore récemment, se dévoile comme un cadre désormais mal adapté (misframed) pour rendre justice à tous : il est en effet lui-même source d’injustice envers les pauvres et humilies qui n’ont pas accès au niveau international. Ainsi toute réparation d’injustice dans un cadre donné ne peut être efficace que si renforcée par des efforts au niveau supérieur d’une meta-position qui redresseraient le cadre lui-même (Fraser 21). Dans un monde ainsi globalisé où prévaut désormais l’Etat post westphalien puisque l’Etat national est en pleine déconfiture, il faut recadrer la justice en adéquation avec les niveaux trans- et internationaux. C’est ce qu’elle propose de faire par sa théorie de « politique transformative » qui, très rapidement, après s’être présentée comme descriptive, se révèle fortement normative. Jusqu’à récemment dans le cadre keynesien, dit Fraser, les théoriciens s’intéressaient à la question « quoi » : que faut-il redistribuer pour obtenir la justice. Ils s’intéressent par la suite à la question « qui » : entre qui faut-il redistribuer les biens ? Désormais, selon Nancy Fraser, il faudra poser la question de notre temps qui est celle de savoir « comment » partager/redistribuer les biens. Cette question est aussi celle qui, selon notre analyse et la théorie de la traduction politique (R. Iveković), pose la question du contexte. C’est, selon Fraser, une question critique et démocratique qui prend ses distances d’avec le contexte « scientifique normal » qui ne poserait aucune question sociale et donc aucune interrogation sur le contexte, le cadre général, le contexte social ou la politique tout court (sa critique est ici celle de John Rawls).
Elle recommande cependant une démarche d’« herméneutique charitable » (hermeneutic charity, Fraser 59) qui serait adaptée à notre temps, celui de la « justice anormale ». L’anormalité de la justice qui est la déstabilisation de l’hégémonie précédente est surtout définie par l’absence de points de vue partagés sur le « quoi », le « qui » et le « comment » de la justice. Ainsi N. Fraser se voit-elle compléter la théorie de l’hégémonie. Le côté positif de la justice anormale est l’expansion du champ de contestation, et le côté négatif en est qu’elle ne peut à elle-même rendre justice ; plutôt, il lui faut un cadre et des institutions qui, elles, sont encore à construire (Fraser 57 ff). L’« herméneutique charitable » consiste à pouvoir se mettre dans la peau des autres et à pouvoir imaginer et entendre des revendications inattendues ou hors norme.
De ce point de vue, la justice consisterait, selon N. Fraser, en la parité de la participation (Fraser 60). Voilà donc la normativité de cette pensée. Mais la « participation » est-elle ici un concept satisfaisant ? Cette catégorie présuppose un cadre conceptuel en possession du concept de sujet. En outre, en aucun cas n’est prévu le choix de ne pas participer, qui peut aussi être celui du sujet. Il semblerait qu’il manque à cette conceptualisation une théorie de la traduction entre les niveaux même bien dégages (par exemple, sphère publique et pouvoir souverain) et entre les régimes westphalien et post westphalien. Une sphère publique internationale, même improbable du fait qu’il n’y ait pas encore de demos international, et seulement en gestation, est néanmoins, selon elle, un concept indispensable même s’il anticipe sur les faits et pose franchement la question de la traduction. Une certaine idéalisation de l’Union Européenne, un manque d’interrogation sur le langage qu’on utilise, l’approche normative, le hors champ de la condition coloniale, font en sorte que ce travail, faute de pouvoir reposer sur des expériences multiples y compris « hors cadre » et venues du Sud global, repose principalement sur un grand formalisme virtuose de la théorie auto reproduite et autoréférentielle. Autrement dit, Nancy Fraser ne décrit l’Etat westphalien – et donc national - que comme l’Etat occidental dominant, celui de la métropole. Tous les deux (Etat colonisateur et pays colonisé) tombant sous la définition de l’ère westphalienne, il serait cependant judicieux – et cela ferait parvenir à d’autres résultats – d’en faire la distinction. Car l’Etat national européen fut aussi un Etat colonial, alors que l’Etat national des continents autrefois colonisés ne le fut pas historiquement dans la même mesure, même s’il ne faut point oublier la colonialité potentielle de tout pouvoir. De même, le chapitre sur l’imagination politique féministe de la redistribution, à la reconnaissance et à la représentation, ne voit guère que le féminisme occidental, principalement étasunien. Aucune trace du tiers monde, où pourtant les théories féministes sont très innovatrices, en particulier en Inde. La théorisation d’une sphère publique transnationale suppose des conditions de traduction (la puissance communicative de la société civile doit être traduite en lois puis en pratiques administratives) et des conditions de capacité (être capables d’appliquer la volonté dont on est responsable) qui dépassent le cadre westphalien et ne sont plus liées a la souveraineté étatique. Selon Fraser, l’Etat westphalien brouille les conditions de capacité plutôt que de traduction (Fraser 96). « En recrutant avec efficacité les individus comme des agents de contrôle social, pendant qu’en même temps elle promouvait leur autonomie, la discipline fordiste cherchait à remplacer la coercition externe par une autorégulation interne » (Fraser 122). De la discipline à la « flexibilité » du néolibéralisme, la subjectivité du post fordisme est fondamentalement transformée et passe aujourd’hui par les réseaux du capitalisme cognitif. « Les signes de la flexibilisation sont la fluidité, la provisionalité ainsi qu’un horizon du ‘temps déterminé’ » (Fraser 129). Dans ses développements, Nancy Fraser fait d’intéressants détours par la relecture d’auteurs importants ; son détour par Foucault théoricien de l’Etat (post)westphalien dans la mondialisation et de Hannah Arendt en prévision des menaces par celle-ci est captivant.
Une autre spécialiste de l’ancienne Yougoslavie ainsi que des pays de l’Est de l’Europe, politiste, alors que les deux précédentes, Mostov et Fraser, sont philosophes, travaille sur l’historique et les articulations du projet libéral – jusque dans l’actualité néolibéral qui est la nôtre - dans l’exemple de l’Europe de l’Est et des Balkans depuis l’effondrement du mur de Berlin. Sabrina P. Ramet part de l’idée du droit naturel et retrace le projet néolibéral aux Lumières anglaises et à Locke, qui faisait reposer même la propriété, sur celui-ci. Il était alors question entre autre du problème fondamental des enclosures de terres, qui sont restées en débat depuis, puisque l’étendue des terres est limitée : le fait que les uns s’en accaparent n’est-il pas aux frais de ceux qui n’en ont pas ?
Thomas Hobbes, quant à lui, ne faisait pas partie des Lumières anglaises au sens propre puisque le droit naturel ne restait pas indemne dans sa philosophie politique. Il ne serait donc pas dans la généalogie directe du libéralisme car dans sa conception, selon Sabrina Ramet, à la différence de Locke, le gouvernement retranchait ces droits : « au contraire [de Locke], en exhortant à élever au pouvoir quiconque serait capable de maintenir l’ordre, et en déclarant qu’il revenait au souverain d’interpréter la Loi naturelle pour tous ses citoyens, réduisant ainsi à néant la souveraineté de la raison, il se positionna lui-même en adversaire de l’esprit des Lumières et du côté de la réaction. Il ne fera partie de l’histoire libérale qu’au XXe siècle (…) » (Ramet 17). C’est par l’Europe de l’Est et a posteriori que Hobbes reviendra dans l’histoire du libéralisme, selon cette analyse. En Europe de l’Est, les concepts de ‘démocratie nationale’, même ceux de facture néo-rousseauiste, ont aussi exercé leur attractivité – par exemple en Croatie dans les années 1990 et en Serbie depuis 1987. (…) [L]e nationalisme paraissait essentiel à la délimitation des frontières des communautés. (…) De manière spécifique, toutes [les Constitutions], à l’exception de la Pologne […] font référence soit à la souveraineté populaire, soit à la souveraineté nationale. La constitution bulgare déclare, par exemple, que l’intégralité du pouvoir de l’Etat provient du peuple » (Ramet 59). Or, pour Ramet, la souveraineté populaire se confond avec le nationalisme. Selon Hobbes, elle n’aurait plus de fondement dès lors que l’Etat est fondé, mais pour Kant, elle est une dimension du gouvernement (et non pas du peuple) et ne peut donc le précéder dans le peuple en tant que souveraineté de celui-ci. D’après la lecture de S. Ramet, « les Etats de l’Europe de l’Est se sont vus obligés de choisir entre trois modèles de souveraineté – l’absolutisme protolibéral de Hobbes, le démocratisme collectiviste de Rousseau, et le monarchisme libéral de Kant – et […] le modèle historique et convaincant de Locke ne pouvait être adopté sur un plan pratique dans la région. De ces quatre modèles, on peut dire que seul celui de Rousseau pouvait faire le lit du nationalisme » (Ramet 67). Sabrina P. Ramet semble croire que les événements politiques se déroulent selon, et que les mouvements suivent, les préceptes des théoriciens des systèmes politiques. Elle voit, quant à elle, encore la configuration westphalienne comme horizon principal (au contraire de Fraser et sans doute de Mostov) tout en critiquant fortement le droit à l’autodétermination nationale, pourtant apanage de l’idée de souveraineté théorisée par aussi bien Woodrow Wilson que par Lénine ; et elle analyse l’horizon des Etats souverains à propos de ceux d’Europe de l’Est, tout en y rangeant également les pays issus de l’ancienne Yougoslavie : « Je n’affirmerais pas qu’il existe une sorte de droit à l’autodétermination applicable à tous les cas qui justifierait les morcellements d’Etats légitimes ou l’action arbitraire de groupes irrédentistes. Mais quand un empire s’effondre, quelqu’un doit établir les frontières des nouveaux Etats qui émergent de son cadavre politique » (Ramet 85). « Quelqu’un », mais qui ? La question du sujet politique des changements est-elle véritablement posée ? Ce n’est pas si sûr.
Curieusement, S. Ramet voit dans la religion et même dans les églises des acteurs politiques non seulement légitimes et réellement à l’oeuvre en Europe de l’Est – ce sur quoi il n’y a pas de doute, comme il n’y a pas de doute au sujet de l’influence de la religion chrétienne dans la conception de l’Europe et de son « exception » – mais elle semble les voir encore comme les acteurs principaux du devenir de l’Union Européenne par l’unification et la cooptation. Il n’y a pas, dans la recomposition européenne, selon ce que l’on trouve à ce sujet dans le livre, d’autres forces politiques (par exemple, les peuples, les mouvements ; les différentes revendications civiques, sociales, politiques, économiques) que les églises et les idées ou philosophies politiques (Hobbes, Locke, Rousseau, Kant) traditionnelles. Pas étonnant alors que l’auteure se rapporte elle-même à l’autorité des encycliques papales (les papes en question étant Léon XIII, Jean XXIII et Jean-Paul II) dont elle fait grand cas parce qu’elles prennent la loi naturelle comme point de départ dans une vision d’« idéalisme universel ». Les migrations à grande échelle de la mondialisation n’interviennent pas dans cette configuration conceptuelle, de même que la condition postcoloniale, qui pourtant rejoint aujourd’hui la condition post-socialiste dans un colossal aplatissement historique par le néolibéralisme tous azimuts. Dans un schématisme qui, au moins, a l’avantage de rendre les choses claires, l’auteure conclut en distinguant entre la « démocratie cléricale », la « démocratie nationaliste » et la « démocratie libérale » qui est de loin la plus préférable (Ramet 182) : « le libéralisme et le pragmatisme », dit-elle, « semblent avoir plus en commun l’un avec l’autre qu’avec soit le nationalisme, soit le cléricalisme » (Ramet 187). Voilà les alternatives telle qu’elle les égraine ! C’est ainsi que Hobbes est réintroduit dans la filiation libérale européenne de l’Est. A aucun moment ne se pose, et ceci encore moins que chez Nancy Fraser, la question du langage utilisé, du contexte et de la traduction des concepts. On n’interroge pas les termes telles que la « démocratie », la « raison universelle » ou le bien-fondé de la « croyance » libérale. Cependant, sa grande connaissance de l’ancienne Yougoslavie, comme pour Julie Mostov, est indiscutable, de même que celle des pays de l’Est de l’Europe ; ses observations sont extrêmement justes et précieuses. Elle a identifié un élément fondamental pour expliquer la chute des régimes du socialisme réel – la perte de légitimité – pour en tirer des conclusions convaincantes, même si partisanes, au sujet de l’année pivot : « La principale leçon de 1989 est donc que les idéalistes ont toujours raison : le pouvoir sans légitimité ne dure pas, l’ordre sans la sanction de la légitimité est, au plus, transitoire et éphémère. Seule la légitimité du système peut édifier les bases d’une vie politique stable » … « et la légitimité (…) implique l’harmonisation du système sociopolitique et économique selon des standards universels de morale, standards que je résume sous le nom de Loi naturelle » (Ramet 102 ; 193). Qui la mettrait en œuvre est une autre question.
Il s’agit bien de trois livres bien différents mais passionnants qui, tous trois, nous parlent de notre temps et essayent de saisir le moment politique contemporain de la planète.
La condition postcoloniale de l’ouvriérisme, de l’Europe et du monde
Sandro Mezzadra, La condizione postcoloniale. Storia e politica nel presente globale , Vérone, Ombre corte 2008.
Sandro Mezzadra est un éclectique heureux, éclectique dans le sens noble du terme. Avec un sentiment extraordinaire de l’actualité, cet universitaire chercheur et militant de Bologne est arrivé à conjuguer, par delà les disciplines, son souci politique et son travail issus de l’ouvriérisme italien, un intérêt pour la condition des migrants en Italie et en Europe, avec les études coloniales et postcoloniales. Il s’agit ici de son dernier livre La condition postcoloniale. Histoire et politique dans le présent global. Il a donné à cet ensemble une vraie et évidente cohérence dans le décryptage des mutations de la modernité (ou plutôt des modernités, au pluriel), de la mondialisation et du capitalisme contemporain. Pourquoi ne pas mettre au pluriel les mondialisations elles-mêmes, d’ailleurs ? La mondialisation donne le cadre général du capitalisme contemporain que l’auteur essaye de comprendre à l’aide des études (post)coloniales. Selon les arguments des chercheurs qu’il cite, les lieux privilégiés de la production de théorie sociale seraient désormais les postcolonies, car elles sont les premières à trembler, de la manière la plus perceptible, du fait des grandes secousses sociales et politiques . L’articulation et la perspective italienne de ce croisement (ouvriérisme et études postcoloniales) sont particulièrement porteuses sur le plan de la théorie . Il faut dire aussi que, relevant d’une autre histoire, moins centralisée et sans le républicanisme universalisant caractéristique de la culture politique française, l’Italie a pris une bonne longueur d’avance dans les traductions nécessaires d’études postcoloniales.
Dernièrement cependant, le travail de Mezzadra s’est centré sur la transition et la traduction avec référence aux frontières. La transition doit permettre de saisir l’instabilité, les articulations, le caractère passager et l’enchevêtrement des formes et des dimensions du capitalisme à grande et à petite échelle. Ce dernier ne peut en aucun cas être réduit à un capital global monolithique, comme il a parfois été imaginé par d’anciennes gauches. Ses formes plurielles font souvent preuve d’antagonismes radicaux et de diversités irréductibles dont l’hétérogénéité demande à être traduite ; en particulier, la traduction concerne le lien complexe entre le capital global et les multiples formes de subjectivation qui le nourrissent. Sandro Mezzadra fait allusion à de nombreuses lectures ; retenons pour cette dernière idée sa référence à Aihwa Ong et à Saskia Sassen au-delà du désaccord entre ces deux chercheuses. L’« éclecticisme » de Mezzadra lui rend abordables des auteurs aux théories par ailleurs divergentes et lui en facilite la lecture : il ne s’encombre pas de leurs arrêts et a priori. A partir d’auteurs indiens qu’il cite, Mezzadra identifie une nouvelle forme d’extériorité au capital : non plus celle de la seule territorialité, mais celle, désormais, de la temporalité. L’exception du temps, autant que celle de l’espace, concerne l’histoire coloniale. Ainsi le « retard historique » constitue un extérieur paradoxal mais constitutif du capital : « exactement au moment où le capitalisme semble avoir dépassé toute limite territoriale à son expansion, l’espace du ‘dehors’ s’élargit par la dimension que nous pourrions appeler temporelle ; l’‘ailleurs’ fait place au ‘dans un autre temps’ (altroquando) ». Il s’agit en premier lieu du temps de travail qui envahit la vie entière et rend normatif ce « retard » constitutif. Il y aurait lieu, dans cette perception par Mezzadra de la normativité dans la temporalité telle qu’elle est comprise par l’histoire historisante linéaire, à creuser plus encore les effets directifs du langage. Il s’en rapproche d’ailleurs dans la mesure où il parle de traduction. Ne pas complètement perdre de vue la dimension langagière de la traduction, au moins par analogie, même si on ne veut pas se limiter à elle, pourrait ici être de grand secours. La transition en question est celle des personnes, des sujets en devenir, des corps .
Ce sont les migrations, phénomène qui prend de toutes nouvelles proportions aujourd’hui, qui font le lien entre les différentes thématiques qui intéressent Mezzadra. Elles représentent le pivot où se recoupent les divers éléments de cette nouvelle configuration du monde. Sandro Mezzadra s’est fait connaître par un magnifique livre précédent intitulé Droit à la fuite. Migrations, citoyenneté, mondialisation , portant principalement sur les migrations comme mouvements sociaux et politiques spécifiques, dans leur rapports avec la citoyenneté. L’auteur y creuse déjà une théorie de l’autonomie des migrations en tant que mouvements de subjectivation. L’incroyable proportion de migrants dans le monde de nos jours s’explique par la brutalité du néolibéralisme, par les guerres, par les famines provoquées, et – ce à quoi il faut s’attendre pour bientôt – par les changements climatiques et naturels provoqués par l’homme. On peut voir les migrations en dernière analyse aussi bien comme des mouvements sociaux que comme des mouvements politiques, par-delà le fait de leur culturalisation. Celle-ci fait, aux mains des Etats, une stratégie de leur contrôle et de leur normalisation. L’étendue et les dimensions du « reste du monde » donnent à ce dernier des airs de normalité plutôt que d’exception, selon les regards, mais c’est véritablement la dichotomie elle-même qui est questionnée – par la dynamique de l’hétérogénéité : c’est le partage de la raison entre centre et périphérie, global et local, universel et particulier qui est en cause.
Sandro Mezzadra avait déjà travaillé à la critique de l’histoire linéaire dans un texte qui devient le 3e chapitre de La condition postcoloniale (terme, ce dernier, qu’il distingue de « postcolonialisme ») , « Temps historique et sémantique politique dans la critique postcoloniale ». Il y repère les « contre-géographies » de la modernité dans les colonies, sources de subjectivations alternatives. Il fait un allègre détour, par les théories nomades ouvertes à l’hybridation et aux fertilisations réciproques des connaissances, de l’operaismo (ouvriérisme) italien, au travers du « retour des galions » des conquètes coloniales - à l’« effet italien ». Cet effet se vérifie non seulement par la réception dans les universités de langue anglaise mais encore en Amérique latine, Afrique, Asie, des théories de philosophes italiens contemporains. S. Mezzadra adresse une critique marquée par les théories postcoloniales à un ouvriérisme encore trop débiteur de l’histoire mondiale linéaire, d’une cartographie faite de centre et de périphéries et partisan d’un sujet auto centré et central ; il revendique par ces moyens le décentrement et la déstabilisation de tous (les) récits par les modernité alternatives et les expériences plurielles. Il s’intéresse, par delà la fonction d’exploitation et d’accumulation du capitalisme, également à sa production de subjectivités et de formes culturelles ainsi qu’aux éléments constitutifs (les extériorités constitutives) qui portent à mettre en place les inclusions différentielles ou subordonnées. Il pense ainsi que la perspective postcoloniale peut élargir l’horizon ouvriériste par une « provincialisation » bénéfique. Il la situe pour sa part lui aussi principalement en l’Europe, car c’est bien l’Europe qu’il faut, encore, décoloniser. La dissolution de l’entité et de la perspective que nous appelons encore, à tort, le « tiers monde », permet de saisir l’hétérogénéité radicale et en même temps la coexistence et la complémentarité de différents régimes de production, de subjectivités et de temporalités. Comme l’esclavage a autrefois construit le capitalisme débutant, le capitalisme se met aujourd’hui, en Chine, au service du « socialisme ». En même temps le lien entre le salariat et la citoyenneté est désarticulé ou reconfiguré ; cette dislocation produit d’étonnantes manières de vivre, une inventivité et des formes culturelles de la part des individus et des populations en mouvement ; les exemples ne manquent pas.
Ce qui paraît le plus intéressant dans ce livre, c’est l’engagement vers une réflexion sur les transitions et la traduction ; il s’agit de l’avant-dernier chapitre, « Vivre en transition ». Mezzadra, dans des textes encore inédit, partage ce travail entre autres avec Brett Neilson, universitaire de Sydney. Ensemble, dans leur texte commun sur la traduction , ils appellent leur méthode elle-même « frontière », ce qui présente l’avantage de souligner l’incertitude de toute connaissance positive ; de pointer également l’impermanence, le caractère indécis des séquences parallèles d’une part entre contenus/objets de savoir, et d’autre part des processus de la connaissance et d’apprentissage eux-mêmes. Cette “méthode” comme telle est critique et déconstructive, ce qui est tout à fait bienvenu. Mais les frontières ne sont peut-être pas vraiment une méthode, en tout cas pas aux yeux de tous. Si nous disons que les frontières sont une méthode, nous les prenons pour une métaphore. Nous avons certainement besoin d’une “méthode” qui montre que les frontières agissent également dans nos esprits, et non seulement dans et sur les choses auxquelles nos pensées se rapportent. C’est précisément la raison pour laquelle Mezzadra et Neilson veulent utiliser le même terme pour les deux. Nous avons réellement besoin d’une philosophie des frontières qui explique comment elles opèrent en commençant par la raison et les mécanismes de la pensée. Une telle philosophie pourrait être appelée celle du partage de la raison . Le travail inévitable à venir, dont nos auteurs font entrevoir la nécessité, est celui d’une refondation épistémologique des connaissances ; toutes. Ce travail comporterait certes toutes les traductions, y compris les traductions linguistiques, mais ne s’y limiterait pas. Se reposerait ainsi la question fondamentale de l’intraduisible, mais aussi, à côté, de ce qui est traduisible. Il faudra, alors, aborder les deux, et les aborder en complémentarité.
Mais le livre (La condition postcoloniale), plutôt que de terminer sur ce projet théorique et ce chantier ouvert, s’achève sur un autre chapitre, un appendice, et interroge la possibilité de la construction du commun, tournée vers l’avenir. Ce chapitre, avec un retour à Marx, est l’esquisse d’un espoir et d’une ouverture, d’une « profession de foi » ou d’un programme qui part du constat de l’accumulation du capital forever, un processus interminable. Il n’y aurait que les surprises de la subjectivation en commun à faire entrevoir le pas de côté possible, mais non garanti. L’espoir est donc de l’ordre du possible, mais n’est pas assuré. Il nous faut désormais compter avec de l’incertain.
Rada Iveković
Quelques références :
Ivan Iveković, Ethnic and Regional Conflict in Yugoslavia and Transcaucasia, Ravenna, Longo editore-Eurobalk 2001
Rada Iveković, http://translate.eipcp.net/transversal/1107 (mon éditorial “Traduire la violence de la plèbe” + mon choix de textes)
http://eipcp.net/transversal/0908, “Place of Birth : Babel”.
http://translate.eipcp.net/transversal/0606/ivekovic/fr, « De la traduction permanente ».
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