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Recensions

Recueil Alexandries

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janvier 2011

Marc Bernardot

Compte-rendu du livre Migrer au féminin de Laurence Roulleau-Berger (Paris, PUF, Coll. la Nature humaine, 2010, 183 p.)

auteur

Marc Bernardot est Professeur de sociologie à Aix Marseille Université (PR1) au département de sociologie (ALLSH) et directeur du Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS) UMR 7064 (AMU, SPXAix, CNRS). Il assure la responsabilité de l’axe 2 du MESOPOLHIS "Migrations, mobilités, circulations". Il est référent relations internationales pour le département de sociologie ALLSH AMU. Il a été directeur de la (...)

résumé

Laurence Roulleau-Berger livre un essai stimulant sur l’expérience des femmes dans la migration, thématique en plein foisonnement, en lien avec les transformations des économies soumises à la globalisation et à d’incessants réagencements entre dispositifs économiques polycentriques.

citation

Marc Bernardot, "Compte-rendu du livre Migrer au féminin de Laurence Roulleau-Berger (Paris, PUF, Coll. la Nature humaine, 2010, 183 p.)", Recueil Alexandries, Collections Recensions, janvier 2011, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1084.html

La sociologue Laurence Roulleau-Berger qui a travaillé sur les questions de l’insertion urbaine, scolaire et professionnelle des catégories jeunes [1], s’est intéressée ces dernières années aux mobilités internationales [2]. Elle a aussi opéré un ample détour anthropologique en se rapprochant de la sociologie chinoise contemporaine [3]. Avec cet opus, elle livre un essai stimulant sur l’expérience des femmes dans la migration, thématique en plein foisonnement, en lien avec les transformations des économies soumises à la globalisation et à d’incessants réagencements entre dispositifs économiques polycentriques. Alors que se développe « une sorte de capitalisme collectif, sans visage, structuré autour d’un réseau de flux financiers très mobilisé dans les villes internationales, (l)es économies non monétaires, non marchandes, informelles, ont repris paradoxalement une importance évidente » (p. 15) et les femmes occupent une place centrale dans celles-ci.

Dans ce contexte, l’objet de l’ouvrage est à la fois de repérer des « inégalités multisituées » dans les « modes de production de biographies polygames » et les « capacités de résistance et de mobilisation de Sujets au féminin face à des dominations réticulaires. » (p. 21) La notion de « grammaire de la reconnaissance », ici proposée, est finement définie –« des pratiques sociales et économiques mineures, singulières, plurielles, microbiennes qui relèvent des compétences des plus faibles pour faire face à des situations d’inégalité mais aussi de stigmatisation, domination ou violence symbolique. » (p. 22) et très utile pour rendre compte des modalités d’affrontements aux processus de déni, de violence et de minorisation que subissent les femmes en particulier dans leurs conditions de migrantes. « Les femmes en migration peu qualifiées, peu dotées en capital social, tendent à développer des stratégies individuelles et collectives de résistance à des impositions et des marginalisations, affirmant par là que s’élaborent d’autres globalisations non hégémoniques (…). » (p. 22).

Laurence Roulleau-Berger mobilise un corpus théorique articulant les travaux récents de la sociologie des migrations transnationales et du genre, de la sociologie française (P. Bourdieu, R. Castel) et de la philosophie politique contemporaine avec notamment A. Honneth, N. Fraser et M. Walzer ou encore P. Ricoeur et M. de Certeau. Le cadre général de l’enquête est centré sur la France métropolitaine. Son propos s’appuie sur un ensemble d’entretiens conduits avec des femmes migrantes qui sont ici restitués chapitre après chapitre dans de larges extraits et vignettes. S’y construisent des portraits de femmes que le lecteur reconnaît peu à peu d’un passage à l’autre et qu’il parvient à suivre dans leurs circulations, leurs « biographies cosmopolites », leur processus d’individuation sous contrainte d’une stratification plurielle. Cette omniprésence de leurs paroles ici restituées tient pour beaucoup dans le plaisir de lecture renforcé par un style clair, précis et néanmoins accessible à un lectorat non exclusivement spécialisé sur les problématiques de l’intersectionnalité. On regrettera cependant une transcription souvent laconique des propos des interviewées qui retire un peu de leur spontanéité.

L’ouvrage est découpé en quatre chapitres à la suite de l’introduction qui en fixe les objectifs théoriques, les moyens méthodologiques et interprétatifs. Le chapitre 1 tente de reconstituer les cheminements migratoires en perpétuelle recomposition et les processus d’accumulation de capitaux culturels par les femmes en migration. L’auteure distingue de manière très didactique deux types de routes migratoires pour rendre compte de leur complexification sous l’effet des dynamiques de la globalisation économique et des dispositifs militarisés de contrôle des frontières. Elle traite d’abord des monomigrations internationales, qui suivent des routes linéaires. Elle évoque ensuite les plurimigrations transnationales qui ont conduit à la traversée de plusieurs pays. Chaque expérience individuelle produit des apprentissages différenciés notamment par les rapports au travail dans les sociétés de départ. Les femmes peuvent d’autant plus contrôler leur mobilité qu’elles disposent d’une qualification professionnelle élevée. De même la possibilité de bénéficier de conditions légales d’entrée et de séjour rend possible une visibilité et une autonomisation revendiquée même quand la migration est organisée. En revanche l’illégalité reproduite par les politiques répressives dans les pays d’accueil contraint à la discrétion et à une autonomisation subie.

Le chapitre 2 s’intéresse aux formes d’inégalités économiques et symboliques qui touchent les femmes migrantes. Elles s’articulent de manière variée selon les contextes et participent de la construction d’une grammaire de l’injustice propre à chaque individu « en fonction des traditions culturelles, des ordres institutionnels et des identités » (p. 68). La distinction de genre en matière de migration tient ici au fait que les femmes, à la différence des hommes plus centrés sur la sphère de production, doivent élaborer de fragiles agencements d’emplois, dans différents lieux et en fonction des contraintes familiales. Les capacités d’autonomisation et la perception des contraintes varient selon d’une part le niveau socio-culturel et les expériences professionnelles antérieures et d’autre part des structurations des marchés du travail qui produisent des formes d’assimilation segmentée différenciées par appartenances ethniques. L’obligation d’invisibilité, l’exposition au racisme, aux discriminations, à la déqualification ou à l’insécurité sociale, qui touchent la plupart des femmes rencontrées, les affectent néanmoins différemment selon leurs capitaux sociaux et leur capacité à conserver une estime de soi. L’expression de ce colonialisme intérieur prend bien des formes et les exposent au risque d’une perte de capacité de résistance.

Le chapitre 3 aborde les dispositifs économiques élaborés sur les routes migratoires et qui se hiérarchisent à partir des « dominations réticulaires et sociétales » (p. 110). Laurence Roulleau-Berger en distingue quatre : enclaves et niches ethniques, petites entreprises ou commerces, micro-productions urbaines. Les traditions économiques des diasporas ont été respatialisées dans le mouvement de globalisation mais fonctionnent toujours sur une coordination économique associant réputation, contraintes et liens antérieurs à la migration. « La position dans l’enclave ethnique apparaît liée au capital social, à l’insécurité linguistique et aux qualifications professionnelles » (p. 112). Ici l’enclave peut se faire clôture totalitaire. En revanche les niches ethniques sont plus structurées sur l’organisation des marchés du travail locaux. Dans l’exemple français étudié l’auteure met l’accent sur les niches ethniques dans le nettoyage, la confection, l’hôtellerie et le travail agricole. A l’insécurité migratoire s’ajoute ici la dérégulation maximale des conditions de travail jusqu’à la persécution. Avec les petites entreprises de commerce (échanges de biens et d’informations, agences de voyage…), les nécessités de jouer sur des espaces transnationaux, le plus souvent parce l’entrepreneuse est exclue du marché local, offrent de plus grandes perspectives en matière d’obtention d’une reconnaissance sociale. Enfin la petite production urbaine consiste en la création d’activités informelles qui peuvent peu à peu s’institutionnaliser lorsque elles deviennent moins aléatoires. C’est pourtant cet aspect qui prédomine tout comme la capacité des migrantes de ruser avec un contexte hostile et incertain. Dans tous les cas « ce sont l’étendue et la taille des réseaux sociaux, familiaux et ethniques qui semblent jouer un rôle décisif dans la production du capital spatial sur les routes migratoires où naissent des dispositifs économiques. » (p. 137)

Le chapitre 4 traite de la cosmopolitisation des biographies et de la formation des nouvelles classes internationalisées. Là aussi le capital social des femmes migrantes s’avère particulièrement discriminant. Si celles dont le capital est important parviennent à franchir les frontières presque sans s’en apercevoir, celles qui en sont démunies rencontrent de plus en plus d’obstacles à leur mobilité et doivent s’affronter aux violences et aux discriminations. Ce chapitre propose en premier lieu une réflexion sur les processus de construction des biographies des femmes migrantes marquées par des « bifurcations » et des « recompositions identitaires ». Les bifurcations biographiques, ou « turning-point », générées par les changements spatiaux et professionnels peuvent agir soit comme des multiplications de points d’affiliation et de réagencement positif des ressources individuelles, soit provoquer « des effets de brouillage et des chocs identitaires » (p. 146) aboutissant à la perte de l’estime de soi. « Confrontées aux remaniements, réajustements et conflits identitaires, ces femmes éprouvent de plus en plus de difficultés à ajuster leurs différents ‘‘soi’’, à garder la face. » (p. 161) Dans un second temps il dresse le tableau de l’émergence de nouvelles classes dénationalisées, l’une, minoritaire, qualifiée de bourgeoise, tirant ses ressources économiques et sa reconnaissance de son activité dans le commerce notamment et l’autre, regroupant le plus grand nombre, prolétarisée, soumis à la violence du « sale travail », à l’imprévisibilité, à l’invisibilité et au final à la dépossession de soi. « Emerge ici une nouvelle figure globalisée et féminisée du hobo qui voit le jour dans les interstices sociétaux où les primo-arrivants sur les marchés du travail européens apparaissent comme des ‘‘oubliés de la mondialisation’’ ou des nouveaux surnuméraires, objets d’invisibilité et de non reconnaissance publique et sociale, contraints à des ‘‘vies perdues’’. (p. 174).

Selon moi certains aspects auraient mérité d’être intégrés à la réflexion. C’est par exemple le cas des violences et de minorisations spécifiques auxquelles sont confrontées les migrantes et plus particulièrement des modes de traitements genrés des femmes par la demande domestique (nursing, entretien, sexe…) et les politiques migratoires et d’élaboration de contretypes féminins par les discours néo-racistes dominants, qui n’apparaissent qu’en arrière-plan dans le propos. Il en va de même en ce qui concerne les mobilisations des femmes qui ne sont abordées qu’au niveau individuel (capabilités) et pas à l’échelle collective. Des situations récentes d’actions de revendication, notamment de travailleuses du dirty work (depuis le début des années 2000) et de travailleuses illégalisées (2009-2010), auraient pu de ce point de vue être évoquées de même que des travaux des courants de recherche post-coloniales, subalternistes, féministes ou de l’intersectionnalité qui étudient divers modes d’exposition et de résistance des femmes dans les luttes de genre. Quoiqu’il en soit l’ouvrage de L. Roulleau-Berger fournit, à partir de la situation française, des matériaux empiriques et une synthèse très utile sur la question encore peu étudiée des femmes migrantes en interrogeant leurs mobilités transnationales, leurs rapports au travail et leurs reconstructions identitaires. Plus largement il propose un ensemble solide d’outils théoriques pour étudier la problématique des régimes d’altérité recomposés par la globalisation.

Compte-rendu de Marc Bernardot, université du Havre, CIRTAI
Décembre 2010

NOTES

[1] L. Roulleau-Berger, C. Nicole-Drancourt, Les jeunes et le travail en France depuis 1950, Paris, PUF, 2001.

[2] I. Berru-Chikhaoui, A. Deboulet, L. Roulleau-Berger, Villes internationales : entre tensions et réactions des habitants, Paris, Ed. la Découverte, 2007.

[3] L. Roulleau-Berger, G. Yuhua, L. Peilin, L. Shiding (dir.) La nouvelle sociologie chinoise, Paris, Ed. du CNRS, 2008.