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Pour une politique de traduction en Méditerranée

Ghislaine Glasson Deschaumes
Elle a créé en 1992 en qualité de rédactrice en chef la revue internationale de pensée critique Transeuropéennes, dont elle est depuis 1996 l’éditrice et la directrice de rédaction. Elle dirige en outre l’association Transeuropéennes / RCE. contact@transeuropeennes.org, www.transeuropeennes.eu - (...)

citation

Ghislaine Glasson Deschaumes, "Pour une politique de traduction en Méditerranée ", juin 2009, REVUE Asylon(s), N°7, 2009-2010

ISBN : 979-10-95908-11-1 9791095908111, Que veut dire traduire ?, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article893.html

résumé

Ce n’est pas parce que la Méditerranée est devenue le sujet central d’un discours politique français fondé sur l’approche nationale et sur le déni des enjeux politiques que les intellectuels, les chercheurs, l’ensemble des acteurs de la société civile doivent se détourner de cette région et ses problématiques. Aujourd’hui, la Méditerranée est emblématique des difficultés de l’Union européenne à se penser et à agir politiquement, et d’une seule voix, dans le monde.

« L’espace de soi résonne de plus d’une voix :
pourquoi devraient-elles toutes s’éteindre hormis une seule ? »

Alaa Khaled [1]

« Les ‘cultures’ – ce qu’on appelle ainsi – ne s’additionnent pas.
Elles se rencontrent, se mêlent, s’altèrent, se reconfigurent.
Elles se mettent les unes les autres en culture, se défrichent, s’irriguent ou s’assèchent, se labourent ou se greffent. »

Jean-Luc Nancy [2]

Ce n’est pas parce que la Méditerranée est devenue le sujet central d’un discours politique français fondé sur l’approche nationale et sur le déni des enjeux politiques que les intellectuels, les chercheurs, l’ensemble des acteurs de la société civile doivent abandonner cette région et ses problématiques à l’ensemble des citoyens vivant autour du Bassin méditerranéen et dans l’ensemble des pays européens.

Aujourd’hui, la Méditerranée est emblématique des difficultés de l’Union européenne à se penser et à agir politiquement, et d’une seule voix, dans le monde. Les récents avatars de l’Union pour la Méditerranée rappellent, s’il était nécessaire, ce que le Partenariat euro-méditerranéen avait déjà montré à plusieurs reprises depuis 1995 : le partenariat économique ne suffit pas à embarquer une région dans « la paix, la stabilité et la prospérité » [3]. Depuis plusieurs décennies, le Bassin méditerranéen est la scène exacerbée de fractures majeures, dont on vient à douter qu’elles puissent un jour être réduites au nom du droit international et par celui-ci. Pourtant, nul ne peut aujourd’hui se détourner du défi politique qu’elle pose. La Méditerranée nous interpelle sur les conditions pratiques du lien et de la relation.

Mais elle est aussi le paradigme de l’entremêlement contemporain des populations, des langues, des mémoires, des pratiques culturelles dans nos sociétés. La Méditerranée est une métaphore, autant qu’elle est une réalité géographique. En ce sens, la Méditerranée concerne et doit engager tous les pays européens, toutes les grandes métropoles, qu’elles soient riveraines de la mer Méditerranée ou non. Nous savons que la géographie et les figures de nos échanges sont usées, qu’il est urgent de laisser émerger de nouveaux imaginaires au sein des sociétés de la région. Nous savons que les malentendus foisonnent à la mesure des méconnaissances, et que les ruptures, petites ou grandes, s’alimentent à une absence structurelle de circulation des personnes, des savoirs, des œuvres. Nous savons la Méditerranée impossible, et, à la mesure de cet impossible, nous savons aussi que subsiste le désir de se relier – mais pas à n’importe quelle condition. Nous savons qu’il nous faut inventer de nouvelles conditions. La traduction est la première d’entre elles.

Dans un entretien avec Anne Laufer et Sofiane Hadjhadj en 2004 [4], le cinéaste Jean-Luc Godard s’insurgeait contre un excès de traduction qui, par le sous-titrage systématique, rendrait inaudible la différence des langues, des mondes qu’elles recouvrent, des réalités qui les travaillent. Il fallait, selon lui, en passer par l’épreuve d’une confrontation multilingue pour comprendre qu’on ne se comprend pas. Pour provocante qu’elle soit, en ouverture de propos en partie centrés sur la traduction, la posture de Godard souligne les risques d’une « fausse fraternité », lorsque traduire se réduit à la transmission d’un message ; il invite à faire l’expérience de l’étrangeté inappropriable de la différence des langues en tant qu’elles sont l’expression d’un rapport au monde. Et, à partir d’elle, il s’agit de penser la traduction.

C’est depuis le terrain d’une compréhension qui ne peut pas être à sens unique ni préconçue, depuis un mouvement de déploiement et de libération des savoirs et des imaginaires qu’il nous faut poser l’enjeu de la traduction. Or la traduction est aujourd’hui, et hormis quelques tout récents développements, en 2008 et au cours du printemps 2009, l’étrange impensé des politiques culturelles, des pratiques interculturelles, des stratégies et programmes de recherches.

Une si longue absence

N’est-ce pas à une « fausse fraternité » (Godard) que nous expose le motif du « dialogue interculturel », dès lors qu’il se déploie dans l’esquive totale des langues et des imaginaires, avec leurs richesse hybride, densité, complexité, hétérogénéité, et dans l’ignorance de ce qui peut à la fois les nourrir et les relier entre elles : la traduction, la transmission, la mise en circulation effective ?

En se construisant dès le début des années 1990 dans l’évitement des réalités géostratégiques et de leur impact sur les sociétés, au cœur desquels il se situe pourtant historiquement [5], le dialogue interculturel, que l’Union européenne célèbre cette année, néglige le lien entre culture et politique et court ainsi le risque de n’être qu’une coque vide. Or tout invite aujourd’hui à des propositions culturelles concrètes et contemporaines dans l’espace euro-méditerranéen, appuyées sur une identification claire des besoins. De nouveaux liens sont à instruire entre cultures et territoires, entre langues et sociétés ; la diversité culturelle ne peut être traitée indépendamment des réalités économiques et sociales et des contextes ; les contrastes dans les conditions de production et de diffusion des savoirs et des œuvres artistiques ne peuvent être ignorés ; pas plus que l’accès technologique inégal aux réseaux de connaissance, compliqué des logiques de censure politique ou religieuse, ou encore la soumission absolue aux logiques de marché, constitutives d’autres censures…Tel est aussi le contexte dans lequel situer les problématiques de l’écrit, de la traduction, des bibliothèques.

La traduction a également été totalement absente, jusqu’à ce jour, des perspectives institutionnelles et des politiques publiques en matière de diversité culturelle. Or celle-ci infléchit désormais durablement les politiques culturelles des Etats signataires de la convention de l’Unesco et elle constitue le fil rouge de l’« Agenda européen de la culture à l’ère de la mondialisation » proposé par la Commission européenne en mai 2007.

Avec l’insertion, en mai 2008, à Athènes, d’un paragraphe soulignant l’importance de la traduction dans les conclusions des ministres de la culture euro-méditerranéens, un premier tournant vient enfin d’être pris. Un deuxième jalon est actuellement posé au niveau européen, avec les propositions du Commissaire européen Léonard Orban sur le multilinguisme et l’émergence, à l’automne 2008, dans le cadre des Etats généraux du multilinguisme, à Paris, d’une proposition de politique européenne de traduction, dont les grands principes ont été confirmés le 20 avril 2009 dans le cadre d’une conférence organisée par la Commission européenne sur la traduction littéraire. Nul ne peut dire aujourd’hui si ces heureux présages conduiront à des politiques dûment concrètes et complètes.

Traduire, entre les cultures

C’est l’idée même d’un « traduire, entre les cultures » [6] qu’il faut mettre en lumière. Peut-on concevoir un véritable « dialogue » qui ne passerait pas, entre les rives et dans les interstices, par la traduction, c’est-à-dire l’épreuve des différences, levant la question des intraduisibles ? Dans un très belle réplique à Jean-Philippe Milet lors du colloque « Idiomes, nationalités, déconstructions » [7], à Rabat en avril 1996, Jacques Derrida disait : « cette altérité infinie, cette infinie irréductibilité d’une distance incommensurable, cette incommensurabilité absolue n’empêchent pas que quelque chose arrive, que l’on se parle, qu’on se livre des guerres, qu’on rêve de paix, et que la compassion nous submerge. Au contraire, cette altérité, cette impossibilité en est la condition. Il y a une infinité de mondes intraduisibles et cette intraduisibilité est la condition de l’arrivée de l’un pour l’autre ». L’œuvre majeure qu’est le Vocabulaire européen des philosophies a pour sous-titre « Dictionnaire des intraduisibles » ; il donne à l’entreprise toute sa portée, que Barbara Cassin, directrice de l’ouvrage, explicite ainsi dans son propos liminaire : « l’intraduisible, c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire » [8].

La traduction est un mode de relation entre les langues, les imaginaires, les savoirs, les modes de représentation. Elle est un mode de relation de soi à soi et de soi aux autres. Elle peut contribuer à l’émergence d’une « géophilosophie » [9] de la Méditerranée, conçue dans l’ouverture à soi et aux autres mondes, comme travail aux frontières, qui résulterait de « l’entre-traduction constante d’une pluralité de langues confrontant des pensées d’horizons divers » [10]. Ou, pour reprendre l’horizon du projet « Traduire en Méditerranée » conçu et développé actuellement par la revue Transeuropéennes, « la Méditerranée doit devenir, dans les dix ans qui viennent, un tissu de traduction » [11].

Dans un monde largement dominé par les images, que l’on instrumentalise à loisir, et marqué par les logiques de simplification, les langues sont réduites au message, les messages aux mots d’ordre, voire aux signaux. Déplier les langues dans leur temporalité longue et dans leur polyphonie, les rendre à leur complexité, à leur richesse, c’est leur conférer le pouvoir d’émancipation qui semble leur être si souvent confisqué, comme le prouvent non plus seulement les pratiques médiatiques, mais aussi celles des responsables politiques de l’époque. Si le champ des langues se rétrécit, alors la langue et ses locuteurs s’appauvrissent, la pensée et l’imaginaire se tarissent. Traduire, c’est solliciter les mémoires de la langue et forger dans le même temps son devenir.

Pourquoi traduire ?

Les déficits de traduction sont immenses en Méditerranée [12], et les méconnaissances réciproques de part et d’autre de la Méditerranée n’ont cessé de s’amplifier depuis près vingt ans. Elles ont été renforcées encore par les barrières imposées, la limitation de mouvement du Sud vers le Nord, l’esprit général de suspicion. Que, dans le même temps, les nouveaux médias et les nouveaux outils de communication ouvrent de nouveaux champs d’échange n’est qu’en apparence un paradoxe.

Nous avons besoin de traduire davantage et en tous sens en Méditerranée, parce que la circulation vers le plus grand nombre des idées, des œuvres de l’imaginaire et de la pensée, est indispensable. Lorsqu’un auteur est enserré dans le confinement (censure, contrôle social, enfermement spatial comme en Cisjordanie ou à Gaza, absence de mobilité intérieure, comme en Bosnie-Herzégovine par exemple, etc), le traduire, c’est lui permettre un dégagement, une émancipation. Plus encore, « c’est dans cet espace de libération de l’œuvre originale que le traducteur commet cette belle et inévitable trahison, qui protège la langue du poète de la pesanteur de sa nationalité mais aussi de sa dissolution dans la langue de la traduction », écrivait le poète Mahmoud Darwich en préface de l’anthologie de ses poèmes La terre nous est étroite,

Cette circulation produit, pour reprendre la métaphore de Jean-Luc Nancy, une « mise en culture ». En 1999, François Jullien, Thierry Marchaisse, Michèle Gendreau-Massaloux et Michel Prigent en appelaient à lutter contre un « phénomène mondial de détraduction ». Ils écrivaient : « (…) traduire, c’est penser et réciproquement. Et cela est si vrai que l’absence d’une telle « épreuve de l’étranger » se fait déjà sentir dans l’uniformisation actuelle de la pensée (…) » [13]. Ils ajoutaient, dans une proposition qui pourrait être étendue à l’ensemble des sciences humaines et sociales : « en se transportant, par reconfiguration des concepts, d’une langue à une autre, en même temps qu’elle [la philosophie] se communique, elle se retravaille, induisant dans chaque nouveau contexte des effets toujours imprédictibles ». Et ce qui est vrai pour la recherche en sciences humaines et sociales vaut tout autant pour l’art. L’uniformisation par la langue conduit aussi à une uniformisation des esthétiques [14].

En ce sens, et depuis toujours, la traduction est un extraordinaire ferment pour la recherche et le renouvellement des sciences. Les traducteurs de l’époque abbasside à Bagdad étaient à la pointe de la recherche scientifique arabe. En 1987, dans un numéro de la revue bibliographique Préfaces sur les enjeux de la traduction, Roshdi Rashed rappelait que, lors de la phase de traduction du grec en arabe au IXème siècle « les traducteurs étaient souvent d’éminents spécialistes du domaine. De plus, l’activité de traduction à cette époque n’était pas séparée de l’activité de recherche en tant que telle. C’est dire que l’on ne traduisait pas pour constituer une bibliothèque de livres anciens, mais essentiellement pour poursuivre une recherche engagée ». Les controverses sur la méthode de traduction comme les débats sur la terminologie participaient de cette recherche.

Aujourd’hui, parallèlement aux entreprises de traduction engagées par les éditeurs ou par les grands programmes nationaux, nombreux sont ceux qui, philosophes, chercheurs, enseignants, metteurs en scène, artistes, critiques d’art, se mettent à traduire – une phrase, un texte, tout ou partie d’une œuvre, et font ainsi passer vers leurs étudiants, leur public, puis d’autres encore, des propositions inédites. La traduction a infiniment besoin de passeurs. La seconde vertu de la traduction est de nourrir la langue et la pensée d’arrivée. Présentant son « plan Ishaq Ibn Hunayn », à Paris en 2006, Abdessalam Cheddadi soulignait à quel point le retard accumulé en matière de traduction vers l’arabe « interdit à la langue arabe, dans son état actuel, d’être au niveau minimal normalement requis de la connaissance et de la création modernes, et d’en suivre le développement ». Dans un article récent [15], il précise, parlant de l’univers de la science et de la technologie : « Dans aucune discipline on ne dispose en langue arabe de l’ensemble des éléments constitutifs d’un champ disciplinaire ». « Sur cette base, dit-il, la production en arabe dans les disciplines scientifiques ne peut s’épanouir. »

Rappelant que l’on ne traduit pas des mots, mais des pans entiers de pensée, et que la traduction est un travail sur sa propre langue, Mustapha Laarissa, lors d’un séminaire de Transeuropéennes en 2005 intitulé « Quelles politiques de traduction en Méditerranée ? » [16], formulait ainsi cette tension productive : « Je suis en guerre contre ma propre langue quand je traduis ». Le nécessaire renouvellement des langues par la traduction ne concerne pas seulement la langue arabe. Aujourd’hui plus qu’avant, du fait des mouvements de population consécutifs aux processus de mondialisation, les langues accueillent, et parfois s’hybrident. Peut-être même sont-elles plus hospitalières que les gouvernements et systèmes politiques qui voudraient ignorer « la part de l’étranger » [17] (Kadhim Jihad Hassan). Croire que les langues doivent être protégées de l’altération, fixées et présentées comme des biens immuables, revient à les condamner.

Ouvrir des chantiers de traduction, c’est mettre en mouvement la langue à partir de multiples sources. Que la plupart des traductions vers l’arabe et vers les autres idiomes de l’espace euro-méditerranéen aient pour langue d’origine l’anglais ne contribue pas à la richesse des renouvellements possibles. Que la plupart des traductions Sud-Sud passent par l’anglais, voire le français, comme le dénonçait avec force, dans le séminaire de 2005 déjà cité, l’écrivain égyptien Gamal Ghitany, parce que les compétences linguistiques font défaut, réduit également les possibilités de contre-champs. A Paris, en 2006, Abdessalam Cheddadi avait lié deux urgences pour le monde arabe : un plan ambitieux de traduction et un programme visant à renouer avec le patrimoine culturel arabe, y compris le patrimoine des traducteurs et traductions. Lorsque, dans une réunion récente à Paris sur la traduction en Europe, Yves Hersant proposait un chantier d’étude sur les moments historiques de traduction en Europe, l’optique est voisine. Les archives du rapport à la langue sont aussi celles des passages et des échanges. Et, comme a pu le montrer une récente et violente polémique sur l’ouvrage d’un médiéviste français [18] minorant le rôle des penseurs et traducteurs arabes dans la transmission de la pensée grecque, elles ne sont jamais neutres. Un chantier méditerranéen sera donc aussi celui-là.

Et, parce que les bibliothèques donnent accès aux archives de la langue, des imaginaires, des mémoires collectives enchevêtrées, elles sont vitales non seulement pour l’histoire, mais aussi pour toute entreprise de traduction et, plus amplement, pour toute entreprise de transmission. C’est pourquoi l’incendie de la bibliothèque de Sarajevo en août 1992, où disparurent 150 000 manuscrits et livres rares du patrimoine culturel des Balkans et de la Bosnie, reste qualifiée de « mémoricide ».

Pour une politique de traduction en Méditerranée

Face à ces fractures dont on a pu prendre la mesure dès la première guerre du Golfe et lors des guerres d’ex-Yougoslavie, différentes organisations se sont mises au travail, les unes en lien avec la dimension régionale du Processus de Barcelone, les autres centrées sur les besoins propres à une langue et sa réalité nationale, un domaine spécifique, une région particulière. La revue Transeuropéennes a engagé dès 1995 des programmes de coopération culturelle en Méditerranée et dans les Balkans, fondés sur la réflexion commune et la recherche, la formation, la traduction et la diffusion des idées et des œuvres. Elle s’est attachée à valoriser la diversité des langues, la complexité propre à chaque culture, la singularité de chaque processus d’émancipation, tout en instruisant une critique des politiques identitaires qui induisent fragmentation, haine de l’autre et haine de soi. Dans la droite ligne des travaux menés depuis 1999 en Méditerranée sous le titre « traduire, entre les cultures », Transeuropéennes a proposé en 2006, durant l’Atelier culturel [19] de Paris (atelier « Images et écrits ») une initiative régionale structurante pour « traduire en Méditerranée » (www.transeuropeennes.org). Il s’agit tout d’abord de développer un état des lieux circonstancié, évolutif, pouvant conduire à une mise en réseau et à une stratégie de coordination des programmes et politiques en vigueur. Ce projet se propose de susciter des dynamiques de traduction dans le champ de l’écrit (notamment la littérature, les sciences humaines et sociales, les arts), du théâtre, du cinéma, voire des médias. Il dessine une nouvelle géographie où les traductions ne se feraient pas seulement vers l’arabe, mais de l’arabe vers d’autres langues européennes, de l’arabe vers d’autres langues du Sud, d’autres langues du Sud vers l’arabe. Il inclut dans sa perspective les enjeux de formation et de diffusion. Loin de prendre forme ex nihilo, cette proposition s’inscrit dans l’horizon des grands moments historiques de traduction et se relie aux expériences récentes et contemporaines en la matière.

Tout se voulant structurant pour bâtir une politique de la traduction en Méditerranée, le projet « Traduire en Méditerranée » se veut un laboratoire de recherches et de pratiques susceptible de nourrir une réflexion plus ample sur la traduction et les échanges [20]. Une telle réflexion critique permet de faire état des intraduisibles et d’y travailler, mais aussi de mieux appréhender les passages, les translations. Il vise à mieux comprendre les phénomènes de rupture et de détraduction lorsqu’ils surviennent, et leurs conséquences sur le développement des sociétés. Il s’agit enfin de mieux comprendre les effets de la traduction sur les œuvres, sur la pensée et la recherche, sur le renouvellement des imaginaires, sur l’émergence de nouvelles pratiques sociales. Un tel chantier, conçu en réseau, et de façon ouverte, croise nécessairement les différents savoirs, disciplines, champs de pratique. Mais il entre aussi résolument dans le champ de la citoyenneté européenne et dans celui d’une citoyenneté mondiale.

En conclusion

La frontière est un bornage. Elle polarise les appartenances, conduit à l’identification à partir d’une seule affiliation, celle du passeport ou tout autre signe. Elle est de fait un lieu de classement hiérarchique entre ceux qui ont le droit (de passage), ceux qui n’ont pas le droit (de passage), ceux qui n’ont pas même le droit de demander le droit (de passer) : sans papiers, réfugiés, demandeurs d’asile.

Mais la frontière est également un passage. Ouverte, elle donne lieu à circulation, appelle à sa propre transgression. La frontière est le lieu de sa propre dissolution. Indéfinies, instables, compte tenu de l’ambiguïté des processus d’adhésion en cours ou à venir, les frontières de l’Union européenne sont dans le même temps hermétiques, exclusives, marqueurs de la centralité européenne. Ce paradoxe est aujourd’hui structurant du rapport entre l’Europe et ses « autres ». Il induit de multiples réalités, quant aux conditions d’une relation entre l’Europe et ses partenaires proches ou lointains.

La question de la centralité et des périphéries provoquée par les modes de relation de l’Europe avec ses voisins est aiguë. Elle conduit à des oscillations entre standardisation mondialisée et repli identitaire, entre goût de la diversité et nouvelle emprise orientaliste, entre inclusions et marginalisations, entre privatisations et redéfinition d’un espace public, entre politique (fragile) d’exportation des valeurs et désir de traduction.

Comme l’ont affirmé un certain nombre d’intellectuels européens dans l’appel intitulé « Plus d’une langue (pour une politique européenne de traduction) » [21], la traduction doit être au cœur du projet européen. Mais, parce qu’il n’est pas de politique de la relation possible sans une égalité des termes de l’échange, la traduction doit également devenir la clé de voûte d’une politique de la relation entre l’Europe et ses partenaires aux frontières et ailleurs dans le monde, et plus particulièrement en Méditerranée. Le chantier est éthique autant que politique.

Nul ne saurait donc accepter une vision eurocentrée de la traduction. La traduction se joue dans l’écart, aux frontières, et dans la réciprocité des passages. C’est à ce prix qu’elle opère en tant que médiation et qu’elle ouvre l’espace politique d’un vivre ensemble.

Ghislaine Glasson Deschaumes

NOTES

[1] « Rôles multiples, voix plurielles », in Territoire Méditerranée, dir. C.Redalié, A.Laufer, M.Farré, Labor et Fides, Genève, 2005

[2] « Eloge de la mêlée » (en hommage à Sarajevo), texte inaugural de la revue Transeuropéennes n° 1, « L’Europe dessaisie », janv. 1993, Paris.

[3] Motif de la Politique européenne de voisinage.

[4] « Personne n’est à sa place », entretien avec Jean-Luc Godard, in Territoire Méditerranée, op. cit.

[5] D’abord comme réplique à l’idéologie huntingtonienne de « choc des civilisations » puis comme amortisseur de la « guerre contre le terrorisme ».

[6] Concept développé par Transeuropéennes et qui a fait l’objet du numéro 22 de la revue en 2002.

[7] Actes du colloque publiés par les Editions Toubkal et les cahiers Intersignes en 1998, à Casablanca. p.247

[8] Vocabulaire européen des philosophies, dir. Barbara Cassin, Le Seuil/Le Robert, Paris, 2004. Des traductions du Vocabulaire sont actuellement en cours vers l’arabe, le farsi, le portugais, l’anglais.

[9] Ce terme est emprunté au projet « géophilosophie de l’Europe » développé autour de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe à Strasbourg au début des années 1990.

[10] « Lettre ouverte sur la politique de la traduction », François Jullien, Thierry Marchaisse, Michèle Gendreau-Massaloux et Michel Prigent, dossier « la traduction, un choix culturel », Esprit, juin 1999.

[11] Ghislaine Glasson Deschaumes, « La Méditerranée, un tissu de traduction » in An alternative gaze, ed. Fondation européenne de la culture, Amsterdam, 2007.

[12] On se référera pour une analyse détaillée à la note argumentaire « Traductions, écrits, bibliothèques », de Ghislaine Glasson Deschaumes, [bientôt en ligne] sur www.transeuropeennes.eu

[13] Op.cit, Esprit, juin 1999, Paris.

[14] Voir à ce sujet les travaux de la critique d’art Salwa Mikdadi, qui souligne comment de nombreux artistes arabes, soucieux de conquérir une audience internationale, en viennent à marginaliser leur langue maternelle au bénéfice de l’anglais, se coupant également, par là-même, des publics locaux. www.eurocult.org , séminaire d’Amman, juin 2007

[15] Voir les excellents actes de colloque réunis sous la direction de Richard Jacquemond : La traduction des sciences humaines et sociales dans le monde arabe contemporain, Ed. Fondation du Roi Abdul-Aziz et la Konrad Adenauer Stiftung, Casablanca, 2007.

[16] Séminaire organisé avec la Maison de l’Europe de Paris le 5 octobre 2005, avec notamment Hassan Abbas, Etienne Balibar, Fethi Benslama, Driss El Yazami, Gamal Ghitany, Rada Ivekovic, Mustapha Laarissa, Joëlle Marelli, Stephen Wright, conduit par Ghislaine Glasson Deschaumes.

[17] La part de l’étranger (la traduction de la poésie dans la culture arabe, essai critique), Kadhim Jihad Hassan, Actes Sud/Sindbad, 2007.

[18] Sylvain Gouguenheim, auteur de Aristote au Mont Saint-Michel, le Seuil, Paris, 2008

[19] Cf. compte-rendu de l’Atelier 2, « Images et écrits » de l’Atelier culturel de Paris.

[20] Pour tout renseignement ou proposition de partenariat sur ce projet, écrire à contact@transeuropeennes.org

[21] Appel lancé fin septembre 2008, lu aux Etats généraux du multilinguisme par Paolo Fabbri, publié dans de nombreux grands journaux européens. Signature en ligne sur le site www.plus-dune-langue.eu