Réseau scientifique de recherche et de publication

[TERRA- Quotidien]

REVUE Asylon(s)

7| Que veut dire traduire ?
retour au sommaire
< 3/7 >
Traduire

Michel Deguy

citation

Michel Deguy, "Traduire ", juin 2009, REVUE Asylon(s), N°7, 2009-2010

ISBN : 979-10-95908-11-1 9791095908111, Que veut dire traduire ?, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article891.html

résumé

Le traduire généralisé, à profondeur d’acte poétique, s’entend de bien des manières : l’acception commune (faire passer une séquence verbale de L1 à L2), à la plus difficile (ou « traductologique » qui ne peut donc se déplier, que dans la question « Qu’est-ce que traduire ? »), en passant par les usages vernaculaires, ordinaires, du faire-passer en général, de a à b, une chose d’un état à l’autre, surtout le dedans au dehors selon la logique complexe de 1’exprimer.

Le traduire généralisé, à profondeur d’acte poétique, s’entend de bien des manières : l’acception commune (faire passer une séquence verbale de L1 à L2), à la plus difficile (ou « traductologique » qui ne peut donc se déplier, que dans la question « Qu’est-ce que traduire ? »), en passant par les usages vernaculaires, ordinaires, du faire-passer en général, de a à b, une chose d’un état à l’autre, surtout le dedans au dehors selon la logique complexe de 1’exprimer.

La réflexion sur le traduire est, çà et là, teintée de mélancolie comme si le secret risquait de s’en perdre dans une époque menaçante, à la fois hypertraductrice (la mondialisation, c’est de la traduction) et très théoricienne ou théoréticienne.

Un petit livre de Jacqueline Risset [1] nous expose non pas tant « les problèmes de la traduction » didactiquement, mais, doctement et poétiquement, une traversée (la mémoire) de quatre œuvres immenses reliées par le fil dantesque (Dante, Scève, Rimbaud, Proust), balisant les âges de la traduction en tant que « mémoire poétique ».

La chaîne magnétique de Ion devient celle de la mémoire, Mnémé ou mnêsis (anamnèse). Le poème vient du poème précédent.

La mémoire est oubli, l’oubli est mémoire ; jaillissements de l’aléthéia hors de l’oubli. Léthé et aléthéia s’enlacent et roulent ensemble.

Le faire de la traduction est multiforme et « totipotent », comme on dit aujourd’hui des « cellules souches ». C’est un faire passer, translatio...

Dans l’ampleur maximale elle est translatio studiorum (des zèles...), en quoi se développe l’histoire (par exemple celle des Byzantins en Italie). Une translatio est toujours en train de s’accomplir (pour nous maintenant par ce qu’on appelle « le culturel »).

La traduction fait venir en faisant revenir ; elle fait advenir comme pour la première fois (Dante ou Pétrarque « arrivent » en français). Le devenir de la traduction poétique de Dante, hantise de sa revenance, est un des grands opérateurs de la translatio qu’est la littérature. Le lien musaïque dénomme un rapport « musical » à la langue : rythmique et poétique. C’est la beauté du sens par la beauté de langue. Le poème fait entendre la capacité de la langue à dire le monde (une version italienne, ou française, des choses) : ce dont nous pouvons jouir en jouissant de la langue. Nous ne jouissons de cet autre monde dans le monde qu’en jouissant de notre langue par le poème qui la fait entendre, en passant (repassant) au ralenti, et en registres rares.

*

Il y a deux : une expérience poétique (la « vie ») et le texte, le poème, l’écrit lu ou entendu. Et il y a deux paramètres : d’une énergie latente (disponible) et de « l’intensité fugitive ». Le lien musaïque « harmonise avec douceur ». Soit cette différence : d’un côté il y a « traduction » au sens d’une entrée de choses dans la langue par le poème ; la chose est idiomatisée, de telle sorte qu’elle ne peut plus en sortir, parce qu’elle y est bien. Telle « chose » appartient à une langue, elle se dit « comme ça » excellemment (en ce sens que toutes les locutions profondes, ou lexicalisations, vernaculaires sont, ou font, la chanson profonde de la langue, « 1’orage menace », etc.).

En lexique pongien, « c’est le parti pris des choses compte tenu des mots ».

Et « traduction » dans l’autre sens quand il s’agit de la faire sortir, la chose « exprimée », pour qu’elle passe dans une autre.

*

Quant au traduire « restreint » (pas « généralisé »), en marge du rapport « littéral » Dante Virgile (# 46), j’accroche cette remarque : traduire c’est se priver. Non pas subir passivement le manque, le défaut (par le manque de morphèmes de déclinaisons en français, par rapport au latin), mais se priver, pronominalement, activement, de ce que peut l’autre, pour « rivaliser » avec ; faire-comme l’autre, non par initiative et sacrifice, mais en se passant de sa capacité, donc inventer quelque chose qui soit comme (suppléance) ce dont on ne peut profiter, dont on comprend la jouissance chez l’autre...

Changer le manque en ressource, (un « handicap »).

Le thème de l’émulation est capital (rivalité entre les langues par la « littérature » ; jalousie des langues entre elles par les œuvres, etc.) Et puisque le livre évoque le latin, langue illustre et pour nous « morte », de Dante conduit par Virgile à Rimbaud « bon élève » se traduisant du latin qu’il compose (tu vates eris...), j’évoque cette enfance qui fut la nôtre, d’apprenti latiniste, helléniste (par où nous tenons à Rimbaud plus que les enfants d’aujourd’hui (petits-fils, voire arrière....) ne tiennent à nous.

De la sixième à la fin des khâgnes, soit une dizaine d’années, que fîmes-nous d’autre que traduire ? Nous avons commencé l’entrée dans notre langue par sa provenance latine, dite « morte » parce qu’on ne la parle pas. Et même, à cause de la déclinaison et de ses tableaux notre premier poème (alinéé) fut de Rosa, rosa, rosam, rosae, rosae, rosa... Rosa la rose. Avant la rencontre de Gertrude Stem : « Une rose est rosa, et rosa c’est la rose ».

*

Le poème de Dante nous donne cette chose insensée, « paradoxale ». « Le souvenir de l’autre monde ». Il y était...

C’est le schème de l’anamnèse de Platon (Menon), mais il ne s’agit pas des intelligibles, de l’Idée qui revient parce que notre âme y aurait fait séjour... C’est le sensible ; tout est « phénoménal ».

Les âmes mortes ont la « nostalgie du terrestre » comme nous (modernes). Car nous n’accédons pas à ce que nous désirons saisir, (« tâche à saisir », Proust), qu’on peut appeler 1’au-delà dans l’ici-bas. Et le pas encore se change en un ne-plus.

La « croyance » renverse ce schème. Et la décréance moderne le renverse à nouveau.

Dante croyait. Nous ne croyons pas à la théologie du salut ; à un autre monde. Mais la littérature ouvre un autre monde en celui-ci qui est le même, et Dante nous y aide. Ce qui fait que le poème répond à notre demande de terrestres, que Proust formule « ce que c’est qu’un endroit de la terre ».

Le paradis est enfance, c’est-à-dire ce dont il y aura à se souvenir ; le perdu à retrouver, c’est l’enfance grâce à la mère à « Combray ». La recherche est odyssée, retour ; d’un Ulysse rentrant à la terre natale, la terre comme natale, le natal comme lieu, son « Ithaque », comme si Pénélope était sa mère.

L’autre-monde est comme ce monde ; Dante l’imagine sur le modèle, par « comparaison renversant le rapport ». Du coup ce nouveau monde, le nôtre, est comme (sur le modèle de) ce que Dante par son poème nous montre de « l’autre monde » : renversement du comparant.

De la vision, qu’il n’y eut jamais (à moins que comme des enfants nous croyions qu’un nommé Dante fut transporté « en effet » en Enfer et au Paradis)... reste une image. Autrement dit l’image (l’imaginativa) est comme le reste d’une vision. L’« inexprimable » n’est pas l’indicible entrevu, mais le constat... l’aveu d’échec (la reconnaissance de l’impossibilité « psycho-transcendantale » du recouvrement ou adéquation par co-extension...) du dicible et du visible l’un par l’autre, l’un sur l’autre (« Il y a plus de choses »... Shakespeare). Echec qui à son tour trouve à se dire en se comparant avec les feuilles dispersées de l’oracle de la neige qui fond.

Le sens n’apparaît pas « pleinement » (regret de Saint Paul « nunc videmus »), c’est comme s’il disparaissait. Les philosophes le disent de cette manière : il n’y a pas d’intuition intellectuelle.

Cette mémoire (« souvenir ») traverse l’instant (l’instant, cette création poétique, qui lui-même se rêve (« se croit ») sur les modèles de la création... comme le rêve : rêve éveillé, dont les ressorts, les ressources, les « procédés » ont été isolés (« abstraits »), par l’analyse freudienne du rêve  : « condensation et déplacement » : c’est la formule de la métamorphose (Jacqueline Risset).

D’Ovide à Kafka en passant par l’imagination chrétienne, tout est métamorphose  ; c’est un des noms de la « traduction », de la mémoire en translatio. Et pour le chrétien « fidèle », on pourrait dire que l’anthropomorphose accomplie, un salut, est une métamorphose.

*

(À Ajaccio dans notre colloque je me rappelle avoir cherché – et mentionné – des dizains de la Délie où la « citation » de Dante est flagrante. Mais maintenant, c’est à cause du rapport texte-image. Quelle « imagerie » ? Celle des emblèmes, de l’« impresa » qui est telle un aide-mémoire en art-de-la-mémoire. Pour cette remarque : en poème « moderne » ce rapport s’intériorise... Le texte, l’écrit, est lui-même rapport entre texte et « image », celle-ci entendue comme trace de visibilité, reste dans la maison, en schème ou comparaison de ce qui fut du perceptible, ou pris dans la vision de la vue (« Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir »). On dit que l’image est dans le poème, ici ou là « une belle image », qui n’est pas un dessin ou une photo ; on devrait renverser : le poème est dans l’image. Cette image s’apparente au souvenir (cf. Sartre), c’est quand on dit « je revois Venise », ou mieux encore, comme Proust : « C’était Venise ! ».

Donc l’écrit (le poème lu ou prononcé) peut se dé-composer, sous l’analyse rétroactive, en texte syntactique (dirait Mallarmé, logicité, syncatégorèmes, argumentativité, très insistante (Yves Bonnefoy dirait peut-être « conceptualité » ?) et intimité (ou « intrincésité ») d’une imagerie de l’imagination, par la « comparaison » qui s’appuie sur du perçu (la lune, chez Leopardi par exemple) pour activer le schématisme de la mise-en-scène de Monde : la chose est présente-absente par les mots à pouvoir d’évocation, ou, comme on dit, de référence.

*

« Je réservais la traduction » dit Rimbaud. Si nous donnons à traduction son acception la plus large et la plus profonde, la plus « généralisée », quelque chose comme la « relation » en général, la transposition, et singulièrement d’un dedans (par exemple psychique) à son dehors (par exemple une formulation prononcée ou lisible), autrement dit le rapport d’expression, en rapprochant par exemple cette citation de « traduction » de cette autre sentence fameuse où Rimbaud joint le lieu et la formule, soit le lieu intériorisé (le lieu-souvenir) et le poème de son nom, ce qui se passe alors avec Rimbaud (nouvel âge de la traduction) est souligné par Yves Bonnefoy : briser les correspondances ; passer du symbole à 1’arbitraire (ce qui augmente la difficulté de lecture  ! Trivialement : Arthur Rimbaud est difficile, et à chaque lecture on se redemande si on a « compris » !...

L’opération centrale (Max Jacob) n’a pas lieu en dehors du se-parler qui s’écrit. Dans le cas de Proust : « Il s’agit de saisir cette essence précieuse qui échappe, ET de la traduire » (Jacqueline Risset). Saisir et traduire : est-ce un hendiadyin ou une hyperbate ? Je crois que c’est hendiadyin : la saisie est traduction.

L’isolat, le particulier, l’esseulé, disparaît, retourne au néant. Il s’agit de relier par un « homologue » qui fait tenir la conjonction, l’association (Proust dira « dans les anneaux d’un beau style »). Ce que Proust appelle le « général » n’est pas le caractère empirique commun à deux ou plusieurs choses, mais ce qui peut les réunir, les sub-juguer. Chez Proust c’est une œuvre d’art, une « citation » au fond de la mémoire qui fond sur la situation (la circonstance) pour la faire voir, la donner à voir : donner à voir « ce que c’est que cet endroit de la terre dans ce présent ». Je prends l’exemple de la soirée Saint-Euverte : pour le Narrateur (arrivé en retard et traversant la cour sur les pavés inégaux !) c’est le souvenir d’un Mantegna (cité à comparaître par la reconnaissance) qui lui fait voir les valets en meute de lévriers (métamorphose).

*

À la fin des fins comment « ma vie » prend-elle du sens, voire « son sens », devenant « intelligible », entrant en participation avec l’intelligible (dirais-je d’une manière « platonicienne ») ?

À la fin de son livre, Jacqueline Risset cite une phrase de Jean Santeuil qui le dit simplement comme il convient pour les grandes choses, dans ce que j’appellerai la banalité du bien pour faire écho à la douloureuse interrogation d’Hannah Arendt. Ceci, que je mets à l’interrogatif : « Qu’est-ce qu’un endroit de la terre ? » (Florence, l’Ardenne ou Aden, Venise, etc.)

Un lieu peut-il passer de la description à la définition (ce qui semblait réservé aux créatures mathématiques, ou « mathèmes ») ?

La terre est promise, l’attachement possible à l’enchantement d’être-là, qui passe par la négation, l’angoisse, ce que Sartre appelait le néantir, ou le néant, d’où s’arrache la « création continue ».

« Santeuil voudrait aussi emporter ce val, le ravir à son isolement absolu, éternel ».

« Le lieu, pure expérience de l’individuation et de l’unicité, ouvre, par la force de l’art, à l’universel et au temps » Jacqueline Risset.

L’unicité convoque son « au-delà », son paradis… pour être unique.

Michel Deguy

NOTES

[1] Traduction et mémoire poétique : Dante, Scève, Rimbaud, Proust, Hermann 2006.