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Un statut de réfugié environnemental est-il une réponse pertinente aux effets sociaux du réchauffement climatique ?

Geneviève Decrop

citation

Geneviève Decrop, "Un statut de réfugié environnemental est-il une réponse pertinente aux effets sociaux du réchauffement climatique ? ", REVUE Asylon(s), N°6, novembre 2008

ISBN : 979-10-95908-10-4 9791095908104, Exodes écologiques, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article851.html

résumé

Notre contribution au débat autour de la question des réfugiés environnementaux s’articule autour de la critique de la notion elle-même : qu’est-ce que le statut de réfugié peut apporter de positif aux victimes du changement climatique d’origine anthropique ? en quoi offre-t-il des solutions à la crise climatique ? à l’inverse, comporte-t-il des risques d’aggravation de la situation des personnes visées ? des collectifs menacés ? Dans les pages qui suivent, nous allons d’abord passer au crible les éléments constitutifs de l’idée d’un statut de réfugié environnemental en convoquant dans la discussion les contributions existantes à la question. Puis nous discuterons les autres voies de prise en compte du défi écologique mondial, là aussi en discutant les propositions déjà émises au niveau international, en particulier la notion de « dette écologique » avancée par le PNUD, dont nous dirons pourquoi elle nous paraît plus pertinente que celle de « justice climatique » (qui appartient au même registre sémantique que la notion de statut de réfugié environnemental)

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Notre contribution au débat autour de la question des réfugiés environnementaux s’articule autour de la critique de la notion elle-même : qu’est-ce que le statut de réfugié peut apporter de positif aux victimes du changement climatique d’origine anthropique ? en quoi offre-t-il des solutions à la crise climatique ? à l’inverse, comporte-t-il des risques d’aggravation de la situation des personnes visées ? des collectifs menacés ? Pour répondre à ces questions, notre réflexion doit s’élargir à l’appréhension globale des menaces liées au réchauffement climatique, en débordant le cadre trop étroit de la seule discussion d’un statut juridique pour les victimes. Se lancer dans une discussion nationale ou internationale sur un éventuel statut de réfugié climatique, sans garder constamment à l’esprit que l’exil pour les individus est dans la quasi totalité des cas un pis aller, voire une catastrophe dans la catastrophe, peut faire plus de mal que de bien. Il ne faudrait pas que le remède soit pire que le mal. Dans les pages qui suivent, nous allons d’abord passer au crible les éléments constitutifs de l’idée d’un statut de réfugié environnemental en convoquant dans la discussion les contributions existantes à la question (I). Puis nous discuterons les autres voies de prise en compte du défi écologique mondial, là aussi en discutant les propositions déjà émises au niveau international, en particulier la notion de « dette écologique » avancée par le PNUD, dont nous dirons pourquoi elle nous paraît plus pertinente que celle de « justice climatique » (qui appartient au même registre sémantique que la notion de statut de réfugié environnemental) (II).

I. Des migrations de population séculaires à l’idée d’un statut de réfugié environnemental

Si la notion de « réfugié environnemental » ne désigne pas un phénomène nouveau, par contre le terme lui-même est une création récente dont les implications valent qu’on s’y arrête un peu. Il n’est pas nouveau en effet que des populations émigrent pour cause d’épuisement des écosystèmes (le plus souvent du fait de leurs méthodes d’exploitation) ou de changement climatique. Il n’est que de lire l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrements, pour se convaincre 1) que le phénomène est aussi vieux que l’histoire humaine, 2) qu’il touche toutes les aires civilisationnelles [1]. Mais le terme, non encore stabilisé d’ailleurs, de « réfugié environnemental » n’apparaît dans le débat public qu’avec le début de ce siècle : le Forum européen sur le climat, en décembre 2004 évoque la question de réfugiés climatiques ; à l’issue de la conférence internationale sur le changement climatique à Exeter, en février 2005, le président du GIEC Rajandra Pachauri déclare : « on pourrait compter 150 millions de réfugiés du climat d’ici 2050 » ; en juin 2005, un réseau international de juristes de l’environnement lance l’« Appel de Limoges » sur les réfugiés écologiques et environnementaux ; en 2006, une série de résolutions sont déposées au Sénat belge, au Parlement européen et au Conseil de l’Europe pour pousser les Nations Unies à reconnaître un statut international de réfugié environnemental. Le Haut commissariat aux Réfugiés commence à étudier la question. Dans le même temps, des élus verts et socialistes en Australie déposent une proposition de loi pour que leur pays accorde des visas spécifiques à des réfugiés climatiques du Pacifique. Ces prises de position suivent de très près les alertes lancées par le GIEC sur les conséquences humaines et économiques de la montée des Océans et des autres conséquences du réchauffement climatique, voire les précèdent - le dernier rapport du GIEC sur les conséquences humaines et économiques du réchauffement date d’avril 2007. La montée en charge de la question se fait donc très rapidement, la formalisation d’une réponse accompagnant en temps réel la prise de conscience et l’instruction de la question.

Avant tout analyse circonstanciée, on peut faire deux remarques. En premier lieu, la notion de réfugié climatique hybride (au moins) deux milieux qui jusqu’à présent s’ignoraient largement : le milieu « propriétaire » de la question des réfugiés, dans lequel on trouve les ONG humanitaires sous pilotage du HCR et les réseaux de juristes, de fonctionnaires et de travailleurs sociaux en charge des dispositifs issus de la Convention de Genève ; le milieu impliqué dans la problématique environnementale et de prévention des risques et catastrophes, composé d’écologistes, de chercheurs des sciences de la terre et en sciences humaines et sociales, de spécialistes de la prévention des risques. Toute avancée sérieuse de la connaissance sur le sujet suppose que ces deux milieux se parlent et établissent un programme commun d’études et de discussions. L’autre remarque porte sur les hésitations dans la dénomination : les réfugiés sont-ils « environnementaux », « climatiques, « écologiques » ? Le premier à avoir défriché la question, Norman Myers, parle dès 1993 de « réfugiés environnementaux ». Les scientifiques du GIEC, parlent eux, sans surprise, de « réfugiés climatiques ». Cette dernière appellation reflète les avancées de la prise de conscience internationale, sous l’impulsion très efficace de la communauté des climatologues et du consensus construit autour de la question : le réchauffement climatique est l’élément clef qui commande quasiment tous les effets néfastes sur les écosystèmes, il est provoqué par les activités humaines. Dans la hiérarchie des défis environnementaux, en ce début de millénaire, il occupe la toute première place, avant l’épuisement des ressources énergétiques fossiles (et des ressources minières), les problèmes d’approvisionnement en eau potable, la gestion des déchets et la pollution des milieux naturels par les résidus des industries chimiques. Et en effet, les diverses évaluations du phénomène migratoire pour cause environnementale, actuelles ou prospectives, agrègent des populations fuyant les conséquences du réchauffement : sécheresse, désertification, moussons extrêmes, tempêtes cataclysmiques et submersion des îles et des bandes côtières. La désignation de réfugiés climatiques a donc l’avantage d’être au plus près des phénomènes en cause et, de surcroît celui de pointer résolument les responsabilités : il est en effet établi que le réchauffement climatique en cours est dû à l’industrialisation passée de l’Europe et de l’Amérique du Nord (même si l’industrialisation en marche et à venir du Sud va précipiter la planète vers le chaos climatique).

Notons également qu’à peine posée, l’hypothèse d’un statut de réfugié pour les victimes climatiques soulève une polémique. En Australie, autour de la proposition écologique, partisans et adversaires s’affrontent sur la base d’arguments qui n’augurent rien de bon pour l’avenir. Les opposants à la proposition allèguent que l’arrivée massive des réfugiés en provenance des pays pauvres va faire grimper le taux global de rejet de carbone des pays riches, car rapidement les nouveaux arrivants se mettront au diapason du mode de vie de leur pays d’accueil et leur empreinte écologique suivra dans les mêmes proportions. En face de cet égoïsme écologique cyniquement affiché, monte le ressentiment de certains îliens du Pacifique (ceux de Tuvalu notamment), qui font porter la responsabilité pleine et entière de leur malheur sur les pays développés et leur réclament la solution. Il est à craindre que ces positions radicalement opposées ne donnent un avant goût de la nature (saumâtre) des débats que nous aurons d’ici quelques années au niveau international.

Comment se présente le problème aujourd’hui ?

Il y a les évaluations quantitatives. La plupart d’entre elles reprennent les chiffres avancés par Norman Myers, un précurseur, auteur d’un article en 1993 intitulé « Environmental Refugees in a globally warm world » [2]. Il avance le chiffre de 25 millions de réfugiés environnementaux dans le monde avant 1995 et en prédit 50 millions entre 1995 et 2010, puis rapidement 200 millions. Sur les 25 millions, les deux tiers viennent d’Afrique (Sahel, Corne de l’Afrique et autres régions).

En 2007, l’ONG, Christian Aid, publie un rapport où elle annonce la probabilité d’un milliard de réfugiés climatiques d’ici 2050, pour causes directes ou induites (conflits type Darfour). Mais les chiffres repris par les instances internationales s’articulent peu ou prou sur la prévision de Myers et évoquent des chiffres de 150 à 200 millions d’ici 2050 (rapport Stern). En contraste à cette escalade des chiffres, la grande prudence du dernier rapport du PNUD tranche singulièrement : le terme de réfugiés climatiques n’est pas prononcé, bien que les évaluations des populations exposés soient assez précises ; à peine y parle-t-on de « pressions migratoires ». On y reviendra.

Comment sont calculées ces prévisions ? Les chiffres les plus élevés, comme ceux de Christian Aid, sont vraisemblablement déduits du chiffrage anticipé de populations exposées. Ce n’est pas le cas pour les chiffres de Norman Myers, au moins en ce qui concerne son chiffrage d’avant 1995 (les chiffres pour les périodes suivantes ne semblent être que des extrapolations de ce premier chiffre). Il se base sur les statistiques de migrations dans les zones les plus vulnérables de la planète, marqués par la sécheresse et la famine, Afrique essentiellement, déduction faite de ceux qui ont fini par retourner chez eux.

Dans une communication faite en 2005, Myers évoque les difficultés d’un tel chiffrage : « il est parfois difficile, écrit-il, de distinguer entre les réfugiés poussés par des facteurs environnementaux et ceux poussés par des problèmes économiques ». Puis après avoir pris la mesure de la fermeture des pays riches aux migrants pauvres, et tout en maintenant la nécessité d’un statut de réfugié climatique, il conclut son exposé par un plaidoyer pour le développement durable et la prévention [3].

Un droit d’asile environnemental est-il une bonne réponse à la crise écologique ?

La création d’un statut de réfugié environnemental pose plusieurs problèmes, que le professeur Myers ne fait qu’effleurer dans son article.

Le premier problème est celui de l’identification du facteur environnemental dans la migration des individus. Tout le monde convient que le phénomène migratoire est le résultat d’un faisceau de causes, parmi lesquelles les causes environnementales, et qu’il est difficile de démêler le poids de chacun des facteurs. Or la représentation commune du statut de réfugié, l’imaginaire qui sous-tend la Convention de Genève de 1954, suppose un schéma simple et linéaire : vous êtes persécutés dans votre pays pour un nombre défini de raisons et si vous restez chez vous, vous risquez la mort, voire pire. Ce schéma se traduit dans la pièce essentielle de la procédure d’obtention du statut : le récit de vie par lequel on doit pouvoir identifier les persécuteurs, les persécutions (avec preuves à l’appui) et les risques. La procédure est strictement individuelle et toutes les tentatives pour élargir l’asile à des groupes persécutés ont abouti à créer un infra-droit d’asile, avec par exemple la catégorie de l’asile territorial créée pour résoudre le problème de l’accueil des ex-yougoslaves fuyant l’épuration ethnique. Dans ce cas, il y avait des persécutions avérées, qui incitaient à placer ses victimes sous la protection de la convention de Genève, mais il y avait quand même une difficulté, car celle-ci n’a pas été pensée pour résoudre les persécutions collectives, et le propre de la persécution ethnique, c’est justement qu’elle fait disparaître la personne, sa biographie propre, pour la fondre dans le destin collectif.

Or, avec le réchauffement climatique, il manquera et la notion de persécution et l’identification individuelle des victimes au moyen d’une biographie singulière. Si on veut protéger les populations contraintes à s’exiler parce que le réchauffement climatique aura rendu leur environnement impropre à la vie, il serait préférable de se détacher de l’imaginaire de Genève et d’imaginer quelque chose de nouveau et de différent. La juriste Christel Cournil dans un article paru en 2006, après avoir énuméré tous les motifs d’inadéquation de la convention de Genève, conclut néanmoins assez inexplicablement qu’il faut quand même créer ce statut [4].

Imaginer une forme adaptée au type de victimisation en jeu, suppose une compréhension fine des mécanismes, des interactions et des associations par lesquels le réchauffement climatique agit sur les « éco-systèmes humains ». On ne peut rendre compte de ce qui se passe en évoquant, comme c’est le cas dans de nombreux textes, un phénomène multifactoriel, où l’environnement apparaîtrait comme une cause parmi d’autres, d’ordre économique ou politique, des conflits et des guerres .... Le facteur environnemental ne « cause » rien sur les systèmes sociaux, il est « traduit » par une série de médiations, qui n’ont rien de mécanique, car elles sont référées à une histoire, un système politique, des rapports et un mode de production, une culture singulière. L’émigration est un effet parmi d’autres des évolutions et des transformations sociales, et elle prend un visage qu’il est difficile de déduire d’aléa environnemental : toute la population exposée ne migre pas, seulement une partie, pas n’importe laquelle, etc.

Ce n’est pas seulement qu’il est difficile de distinguer la migration pour cause économique de celle dû à l’environnement, c’est que l’émigration par temps de réchauffement climatique a les mêmes causes que par le passé, elle est de même nature : l’économie, les conflits armés, les persécutions collectives, les désastres et calamités naturels. La différence est seulement d’ordre quantitatif : la pression migratoire s’intensifie et quelque soit les moyens mis en place pour les décourager, le nombre de candidats au départ en provenance des pays pauvres ou appauvris grandira inexorablement.

Comment distinguer dans ces conditions le surcroît de migration dû au dérèglement climatique ? Doit-on donner le statut de réfugié environnemental à toute personne en provenance des zones identifiés par les experts du GIEC comme exposées aux effets du réchauffement : désertification, inondation, submersion, salinisation et érosion des sols, tempêtes cataclysmiques ? Dans ce cas, les plus conséquents sont les membres de Christian Aid : il faut s’apprêter à délivrer le statut de réfugié à un milliard d’individus d’ici 2050, soit à plus de 10 % de la population mondiale ! En effet, le rapport du PNUD identifie plus de 600 millions de personnes exposés à la malnutrition d’ici 2080, la majeure partie en Afrique, 1, 8 milliard au stress hydrique (surtout en Asie Centrale et Chine du Nord), 330 millions exposés au risque de submersion si la température moyenne augmente de 3 ° C, et qu’il faudra déplacer temporairement ou définitivement [5].

Personne, en réalité, n’a suivi Christian Aid dans ses calculs, tous appellent à en revenir aux estimations « raisonnables » du professeur Myers : le statut devrait concerner entre 150 et 200 millions de personnes d’ici 2050. Mais demeure entier le problème de sélection des critères susceptibles de donner lieu à un statut de réfugié écologique. Les auteurs procèdent en général en établissant des typologies. Christel Cournil, dans l’article déjà cité, en fait une recension. Les dernières en date sont proposées l’une par un auteur anglo-saxon, David Keane en 2004, et l’autre par un démographe français, Hervé Domenach (2005). Leurs typologies des causes de départ se recoupent largement : les catastrophes naturelles (ou « naturelles et anthropiques », ajoute Domenach), les accidents industriels, les dégâts écologiques dus aux conflits armés. Domenach ajoute une catégorie « post-modernes » qui peut paraître assez folklorique (nuisances de la vie moderne, bruit, aéroport, pollutions diverses). On remarquera que ces typologies ne concordent pas vraiment avec les scénarios du réchauffement climatique, à l’exception de la catégorie « catastrophes naturelles et anthropiques », qui paraît répondre à la question, mais tout en restant très vague. Ce qui sous-tend ces typologies, c’est l’idée d’événement brutal, cernable dans le temps (sauf pour la catégorie « post-moderne » mais elle risque de rater son but, car elle devrait conduire à accorder le statut de réfugié environnemental aux victimes de l’hyper développement dans les pays riches). Or le désastre environnemental à venir ne va produire que marginalement des victimes de catastrophes brutales – tempêtes, cyclones. Le rapport du PNUD le dit excellemment : « le changement climatique ne va pas s’annoncer comme un événement apocalyptique dans la vie des pauvres. La corrélation directe d’un événement spécifique au changement climatique est impossible ». (synthèse, p 19).

Le second obstacle est plus dirimant encore : les politiques migratoires actuelles qui traduisent un rejet de plus en plus massif des immigrants par les riches pays développés. Même l’analyse rationnelle des besoins économiques et démographiques ne parvient pas à vaincre ce rejet. Les pays développés se claquemurent derrière leurs frontières [6],la carte du monde se parsème de nouveau (comme dans les années 30 et 40), de camps de regroupement d’étrangers indésirables, dites « zones d’attente » ou « centre de rétention administrative », à l’intérieur ou derrière les frontières des bastions de la richesse. Mais le phénomène commence également à toucher les pays en développement, comme l’indique les émeutes anti-étrangers récentes en Afrique du Sud, alors qu’il était entendu jusqu’à présent que les pays pauvres du Sud étaient les premiers et les plus larges accueillants des réfugiés et déplacés.

Peut-on imaginer que la création d’un statut juridique, aussi fragile dans ses fondements que celui de réfugié environnemental soit de nature à surmonter ce rejet ? Il pourrait bien se produire, au contraire, des effets pervers qui aboutiraient à un surcroît de souffrances pour les migrants : on assisterait d’un côté à une compétition effrénée entre des candidats que très peu de choses distingueraient les uns des autres, le côté artificiel des critères appelant presque automatiquement une surenchère de fiction dans les récits de migration, et de l’autre aux mêmes manœuvres administratives, aux mêmes procédures sournoises, composées d’épreuves sans fin, destinées à décourager, trier, discriminer entre les candidats, avec au bout du parcours une production inflationniste de Sans Papiers.

La focalisation sur un statut de réfugié peut avoir des effets pervers

Enfin on peut s’interroger sur les effets sociaux et politiques d’une focalisation sur une telle problématique. Aborder la question des énormes défis internationaux issus de la crise climatique par une notion qui symbolise l’échec des stratégies d’atténuation et d’adaptation, fixer la représentation du défi climatique dans la figure du réfugié, est un choix dont on peut interroger les motivations. On a déjà fait remarquer que la montée en puissance de cette thématique suit de tellement près les expertises scientifiques qu’on a même parfois le sentiment qu’elle les précède (l’Appel de Limoges précède la remise de la synthèse des rapports des trois groupes de travail du GIEC et la publication du rapport 2007/2008 du PNUD). Or si ce dernier rapport pointe bien les risques pour la paix et pour le développement humain des populations pauvres massivement concernées, il n’use de l’argument migratoire qu’avec une certaine prudence. La description des problèmes et des enjeux et tous les argumentaires développés convergent vers une stratégie de prévention fortement articulée : atténuer et adapter. Les migrations pour cause environnementale sont à peine mentionnées, et bien sûr l’hypothèse d’un statut de réfugié climatique ne figure pas dans le rapport. Il est clair que l’enjeu principal pour le PNUD est de mobiliser les pays développés, en les plaçant en face de leurs responsabilités historiques et de leurs intérêts bien compris ; la peur de la pression migratoire est un argument que ses auteurs manient avec prudence, non sans raison, car il est à double tranchant, comme le démontre la polémique australienne. Or, bien loin de cette prudence, les propagandistes de l’asile environnemental font de la création du statut une priorité de l’action : l’Appel de Limoges ne mentionne la prévention qu’une seule fois et en 3ième position, dans une liste de 5 mesures consacrés à la promotion d’ « un statut international de réfugiés écologiques », et l’on voit des sites Internet, comme marteler des messages dans le même sens. Quel est le bénéfice d’une telle mise en avant ? S’il s’agit d’une stratégie d’alerte, elle est non seulement dangereuse, mais également éthiquement contestable en ce qu’elle instrumentalise les individus, en l’occurrence des plus pauvres. Avec cet effet néfaste d’en donner une fois de plus l’image de victimes démunies, passives et dépendantes du bon vouloir de grands organismes internationaux. Il y a fort à parier que, loin de mobiliser les élites politiques et économiques de la planète, une telle stratégie n’aboutisse qu’à transformer un enjeu majeur de civilisation et de relations internationales en une crise humanitaire, dont on a indiqué d’avance à la fois les solutions et les acteurs.


II. Y a t’il des réponses au réchauffement climatique ?

La situation, selon l’expertise des climatologues, est critique. Tous les scénarios retenus par le GIEC sont des scénarios critiques - avec un réchauffement supérieur à 2°C – c’est-à-dire prévoyant des bouleversements irréversibles, qui pourraient rendre l’adaptation impossible. Selon le GIEC, repris par le PNUD, il existe une seule fenêtre d’opportunité pour, non pas revenir en arrière, mais stabiliser l’évolution climatique dans des limites qui permettront l’adaptation : entre aujourd’hui (2008) et 2015. Le monde pourrait diviser par deux son bilan carbone d’ici 2050 (par rapport au niveau de 1990) (soit un rejet maximal de 450 ppm de Gaz à Effet de Serre (GES), la limite supérieure de ce que l’éco-système peut absorber). Un tel résultat suppose que les pays développés anciennement industrialisés réduisent leur bilan carbone de 30 % d’ici 2020, et de 80 % d’ici 2050 – leur pic d’émission se situant entre 2012 et 2015 ; que les pays en voie de développement atteignent leur pic d’émission vers 2020 (une marge de développement leur étant donc offerte), puis réduisent leur émission de 20 % d’ici 2050. Le programme est serré, mais pas impossible ; selon les évaluations du rapport Stern, il implique qu’on y consacre 1,6 point de PIB mondial d’ici 2030, et que les transferts de technologies propres du Nord vers le Sud soient massifs. On peut d’ores et déjà noter que les derniers engagements de l’Union Européenne sont en deçà de ceux de Kyoto et de ce plan : elle s’engage à réduire de 20 % seulement d’ici 2020 et par rapport au niveau de 2005 et non de 1990, or si entre 1990 et 2000, les engagements de Kyoto tenaient à peu près, entre 2000 et 2005, les émissions de GES de l’Europe sont reparties à la hausse. S’il y a une mobilisation à opérer, elle est sur ce versant des choses, le premier volet de la stratégie proposée par le PNUD pour répondre aux défis climatiques : l’atténuation, la seconde étant l’adaptation. La proposition globale du PNUD repose sur la notion de dette écologique, plus pertinente en l’espèce que celle de justice climatique, employée par les promoteurs d’un statut de réfugié environnemental. On ne fera ici qu’esquisser quelques uns des arguments d’une discussion qui mériterait de longs développements et une approche pluridisciplinaire qui dépasse la compétence de l’auteur de cet article.

Les deux notions ont le même constat pour point de départ : la responsabilité dans la crise climatique est clairement celle des pays développés, tandis que les effets néfastes sont plus importants dans les pays du sud. L’une et l’autre veulent inscrire dans un principe articulé à une procédure la notion de déséquilibre historique dans les échanges et dans la jouissance des biens naturels : d’une part, les pays anciennement industrialisés ont consommé pour se développer des ressources qui ne sont maintenant plus disponibles pour ceux qui arrivent sur le marché du développement ; d’autre part, du fait de la surcharge en carbone de l’atmosphère due à leur développement, ils ont déclenché des bouleversements dans les éco-systèmes des pays non industrialisés, qui diminuent, voir anéantissent l’utilité économique de ces derniers. Les conséquences pour ceux-ci sont redoublées. Il y a donc une injustice, créée dans le passé, mais dont les effets sont actuels et à venir. Cependant, le règlement de cette injustice est très différent selon qu’on le traite dans les termes de la justice ou dans ceux de la dette.

Derrière la notion de dette, il y a l’idée que ce n’est pas tant le fait initial de l’injustice qui est en cause, que ses effets actuels et potentiels qu’il s’agit à la fois de réparer et d’empêcher qu’ils ne se développent davantage. Il est donc plus important de mettre en place une procédure pratique, assortie d’outils éprouvés, pour agir sur le présent et anticiper l’avenir. Cette procédure et ces outils, l’économie les fournit et ce dans un langage universel adopté aujourd’hui par les Etats du monde entier. Elle se préoccupe moins de l’acte initial d’injustice, d’ailleurs contestable, que d’une situation objective et calculable, qu’on peut traduire en termes de débit et crédit, remboursement, capital et intérêt, contrats et conventions. Bref, elle rend calculable et donc traitable une situation éminemment complexe et sensible, traversés d’enjeux non seulement économiques, mais aussi passionnels (liés aux mémoires collectives divergentes et aux identités culturelles en affrontement). On sait aujourd’hui calculer les rejets de carbone depuis la première révolution industrielle et à qui les attribuer, de même qu’on est capable de calculer le taux d’épuisement des ressources naturelles, la perte de diversité biologique etc… [7] Les experts, les scientifiques, les économistes ont déjà fait la preuve, au travers de l’expérience remarquable du GIEC, de leur capacité à créer une coopération scientifique internationale et à produire des consensus dynamiques [8] . Ils peuvent donc fournir les données de la négociation politique dont les cadres ont l’avantage d’exister déjà : l’Organisation Mondiale du Commerce, la Banque Mondiale, le FMI, sans compter toutes les instances de regroupement de pays leaders, dans le monde développé et/ou en voie de développement (G7, G8 + n … ).

Rappelons enfin qu’il y a déjà une dette, la dette dite du Tiers-Monde, parfaitement calculée, qu’il est question périodiquement d’annuler ou de réduire pour permettre le développement des pays les plus pauvres, sans qu’on ait réussi véritablement à l’apurer. Les PVD gagneraient sans doute à mettre leur dette en regard de la dette écologique que leurs créanciers ont contractée vis-à-vis d’eux, tant la symétrie inversée des deux dettes est éloquente.

Parler en termes de créances et de dette, traiter la situation dans les termes de l’économie peut donc avoir une portée immédiate et une efficacité, qu’il sera beaucoup plus difficile à obtenir si on transpose la situation dans le langage et les procédures du droit. Passons sur le fait qu’elle suppose de créer l’outil juridique ad hoc qui n’existe pas aujourd’hui - car on voit mal comment la cour pénale internationale actuelle pourrait se saisir de ce type d’incrimination – et de mener de longs débats pour mettre au point son code de procédure, s’accorder sur la culture juridique à adopter etc., comme cela a été le cas lors des débats interminables qui ont présidé à la cour pénale internationale, avec le résultat mitigé que l’on connaît. Le problème numéro un sera la qualification des faits, et on peut prévoir sans imagination excessive la bataille juridique qui se donnera libre cours à cette occasion. Car l’injustice n’est pas une incrimination possible, elle sera même à très juste titre contestée. Il s’agit en effet d’un jugement rétrospectif, dont les fondements dans le réel historique sont plus que fragiles. A l’époque des faits, c’est-à-dire de la première révolution industrielle, ses effets néfastes étaient imprévisibles, compte tenu des connaissances de l’époque, même si çà et là quelques savants ont anticipé quelques uns des développements pervers que nous connaissons aujourd’hui. La notion juridique la plus adéquate serait celle de risque de développement , qui a pour objet justement de fixer les responsabilités et de réparer les dommages du fait de produits dont les effets nocifs auraient été indécelables à la conception. Il s’agit d’une responsabilité sans faute, très moderne. Même si on parvenait à l’appliquer rétroactivement – ce qui est douteux – son résultat serait comparable à celui atteint par la procédure économique de la dette, mais au terme d’une procédure bien plus longue, au cours de laquelle la planète aura eu mille fois le temps de griller.

Last, but not least : si la dette met en relation des partenaires dans un jeu actif, la justice ne va mettre en relation que des coupables (honteux, meurtris ou rebelles) et des victimes (passives), qui ne peuvent que s’opposer toujours davantage dans la logique d’un procès contradictoire. La procédure se focalisera, par la force des choses, sur le décompte infini des responsabilités passées sans aucun bénéfice pour l’action dans le présent et dans l’avenir – ce qui seul compte, étant donné l’urgence de la situation. Il serait donc plus sain de laisser aux historiens de l’économie le soin d’éclairer ce qui a amené l’humanité à une telle catastrophe, et de faire pression dans l’immédiat sur les instances internationales pour que la dette écologique figure en toute première place dans le jeu des puissances. Quand on constate qu’en quelques jours, pour régler la facture d’une spéculation financière dévoyée, les Etats Unis sont capables de dégager mille milliards de dollars, et que dans les pays membres de l’Union Européenne, les milliards d’euros valsent au rythme des déclarations de leurs dirigeants, il est permis de penser qu’il y a une fenêtre d’opportunité pour exercer cette pression.

Ces chiffres sont en effet à mettre au regard de l’évaluation faite par le PNUD du budget nécessaire pour financer l’adaptation des pays pauvres et en développement au changement climatique : 86 milliards de dollars US d’ici 2015, soit 0,2 % du PIB des pays développés et 12 % du plan Paulson de sauvetage des banques américaines [9] !

La stratégie proposée par le PNUD repose sur deux piliers : atténuation et adaptation. On peut les traduire en d’autres termes : prévention, réduction des risques, diminution de la vulnérabilité, augmentation de la résilience.

Une menace globale, des risques locaux

On ne peut aborder ce chapitre sans en poser les deux prémisses qui conditionnent toute la suite de la démarche, sur le plan théorique et sur le plan pratique.

En premier lieu, si le phénomène en cause, le réchauffement climatique, est un phénomène mondial, ses effets sont locaux. Une telle remarque peut paraître triviale, mais la plupart des travaux, de juristes en particulier, qui sont consacrés au problème articulent leur réflexion directement au niveau international (même quand il s’agit du droit), en sautant le niveau local. Celui-ci est soit tout simplement oublié, occulté, soit perçu comme anecdotique. Or, les risques environnementaux, quelques soient leur origine, sont toujours des phénomènes territoriaux, localisés. C’est d’abord au niveau local qu’ils sont perçus et appréhendés. Et ce depuis toujours et encore maintenant. Le réchauffement climatique n’introduit pas de rupture sur ce point. La rupture, le changement – qui introduit le biais indiqué plus haut – tient exclusivement à la dimension de la connaissance, de l’expertise et à la forme hypothético-déductive qui lui est corrélée. C’est le savoir scientifique qui nous a renseigné et sur le réchauffement climatique en cours et sur sa nature et son origine. Sans cette expertise, décrochée des savoirs et de l’expérience des collectivités humaines potentiellement concernées par celle-ci, nous nommerions très différemment, et chacun dans sa langue singulière, nationale ou vernaculaire, les modifications physiques de notre environnement. On parlerait des saisons qui ne sont plus ce qu’elles étaient, des puits qui s’assèchent, de la faune qui disparaît ; des cyclônes qui paraissent plus violents que du temps des pères etc… chaque collectif, national ou infra national, se réfèrerait à son propre mode d’expertise et d’action, à ses savoir-faire, à ses expériences et à sa mémoire, et à son propre droit. Ce n’est pas la première fois que l’humanité est confrontée à des modifications de son biotope dues à des phénomènes climatiques, donc planétaires, mais c’est la première fois qu’elle le sait de cette manière-là : scientifique, global, prédictive. L’humanité est entrée depuis quelques décennies seulement dans l’ère du risque, selon l’expression du sociologue allemand Ulrich Beck, et le signe le plus marquant de cette entrée est le décrochage (qui ne fait qu’augmenter) entre ce que la connaissance scientifique nous fait appréhender, nous donne à imaginer et ce que nos sens et notre expertise ordinaire nous donne à percevoir de notre environnement [10]. Les risques de l’ère du risque sont des risques irreprésentables au sens propre du terme : nous ne pouvons les appréhender qu’au travers d’appareillages technoscientifiques sophistiqués, tandis que nos perceptions sont, soit mises en défaut, soit trompeuses (comme par exemple le fait que le réchauffement climatique se traduisent dans beaucoup de régions du globe par des pluies qui ont tendance à faire baisser la température).

Le schéma cognitif utilisé ici est hypothético-déductif : de l’hypothèse globale on déduit des conséquences locales. C’est ici que le bât blesse. Non pas dans l’effort qui consiste à imaginer des scénarios, dans lesquels traduire en termes d’effets sur les territoires le phénomène identifié, mais dans celui qui consiste à étendre la méthode hypothético-déductive à toute la chaîne de traitement de la situation. Il faut réintroduire, à coté de la démarche descendante, déductive, de la science, une démarche inductive sur le plan de l’action, de la raison pratique. En d’autres termes, puisque le changement climatique ne se traduira que par des manifestations locales, la question de l’atténuation et de l’adaptation sera appréhendée d’abord à ce niveau-ci, par les populations concernées elles-mêmes, par la médiation de leur propre système collectif de représentation, d’action, de réaction.

Nous ne voulons pas dire par là que le niveau international, et du point de vue de l’expertise et du point de vue des ressources à mobiliser, doit s’effacer. Bien au contraire : l’international et toutes les médiations qui existent entre le collectif local et la dimension planétaire (provincial, national, régional etc… ) sont convoqués et doivent pouvoir jouer, à mesure de leurs moyens et de leurs responsabilités. Mais la dynamique de l’action épouserait plutôt celle de la subsidiarité, si on ne craignait que ce terme n’induise un peu trop une sorte d’empilement pyramidal, hiérarchique alors que l’image la plus proche de la réalité est celle des réseaux capables de relier le proche et le lointain, le petit et le grand, donc affaire de connexion et d’extension d’associations, dans la manière décrite par Bruno Latour dans son dernier ouvrage [11].

Risques naturels, risques anthropiques, une fausse distinction

La deuxième prémisse concerne ce que nous entendons par risque dans ce contexte. Le risque n’est pas le phénomène, l’agent physique. Le risque c’est la rencontre d’un agent physique anticipé menaçant, dit alea dans le jargon technique et d’une collectivité exposée, vulnérable à cet agent. C’est donc un fait humain, social d’emblée. La distinction entre risque naturel et risque anthropique n’a aucun sens. Un tremblement de terre dans un désert ou une avalanche à 5000 m d’altitude dans l’Himalaya n’est pas un risque, c’est un phénomène physique – spectaculaire certes, pour peu qu’il y ait des observateurs pour l’admirer. Ils ne deviennent un risque et une catastrophe que quand ils se produisent dans des zones habitées. Les effets d’un ouragan sur un village de paillotes ou sur un lotissement d’habitations construites en dur et munies de fenêtres à double vitrage n’ont aucune commune mesure. Le séisme de Kobe, un des plus dévastateurs que le Japon ait connu, a été plus dévastateur que les séismes d’intensité égale ou supérieure survenus au Japon au siècle précédent, du fait de l’urbanisation moderne (autoroutes en étage etc.). A pluviosité égale, les inondations font beaucoup plus de dégâts que par le passé, du fait de l’imperméabilisation des sols par l’urbanisation, des endiguements excessifs, de l’extension des constructions dans le lit majeur des cours d’eau, de la plus grande dépendance à l’égard des systèmes techniques etc. Bref, il y a, dans tous les cas, co-construction du risque entre la nature et les collectivités humaines, même si c’est à l’aveugle la plupart du temps. Le risque industriel, que l’on pourrait croire anthropique de part en part, a souvent une dimension naturelle : les conditions météo dans les jours qui ont suivi l’accident nucléaire de Tchernobyl ont été déterminantes à la fois dans l’ampleur et dans les retombées territoriales de la catastrophe. Pour les experts qui établissent des études de danger, dans l’industrie chimique, la rose des vents et la géomorphologie autour de l’établissement chimique sont des éléments aussi importants à prendre en compte que la résistance des cuves et le nombre d’enceintes de confinement. Le phénomène en tant que tel renvoie donc à une réalité complexe que l’on range sous le terme de vulnérabilité. Une collectivité peut être très vulnérable à tel risque et pas à tel autre, à tel niveau de risque défini. Le type et le niveau de protection est fonction des catastrophes survenues dans le passé, mais pas de toutes et pas nécessairement des plus importantes : la mémoire collective est sélective et a tendance à « oublier » celles dont la prévention aurait un coût exorbitant pour la collectivité en question [12]. En réalité, ce n’est que depuis peu et seulement dans les démocraties avancées que l’on s’est mis à anticiper des risques nouveaux, inédits dans le passé, et à tâcher de s’en prémunir. Jusqu’ici, et encore aujourd’hui dans la majeure partie du monde, on se prémunit contre des dangers connus et ayant une certaine récurrence [13]. Ajoutons à cela et pour complexifier encore un peu le tableau, que le risque n’est pas seulement répulsif, il peut aussi constituer une ressource pour ses riverains, comme pour ces populations paysannes qui habitent au pied de volcans et reviennent toujours après les éruptions quelque soient les dégâts qu’elles ont subi, car la terre volcanique est très fertile ; de même il est peu probable que les avalanches découragent l’industrie de la neige, si profitable pour les communautés montagnardes.

Organiser la coopération internationale en soutien à la mobilisation locale (et non l’inverse) pour réduire les risques et protéger

Ces remarques peuvent paraître quelque peu byzantines, elles ont cependant une conséquence importante pour notre propos : on ne saura jamais avec certitude où placer le curseur entre la part naturelle et la part anthropique des catastrophes dites « naturelles » liés au réchauffement climatique. Même si l’on sait que ce réchauffement est dû à des activités humaines. On ne peut sans doute pas dire plus que : les phénomènes climatiques brutaux (ouragans, tempêtes, inondations, moussons) augmentent d’intensité. Toute évaluation de partage des responsabilités est discutable et soulèvera, à n’en pas douter, de nombreuses controverses d’experts. Et on ne pourra attendre pour indemniser les victimes et pour réparer les dégâts que les controverses aboutissent à un résultat stable, sinon définitif. En vertu du principe de précaution, maintenant admis dans le droit international, il faut agir sans attendre le résultat des expertises : le doute, la suspicion suffisent à fonder l’action de prévention et la réparation.

Ces remarques sont valables pour les risques brutaux, ceux qu’on désigne sous le terme de catastrophes et qui retiennent la plus grande part de l’attention des médias et de l’opinion. La situation se présente assez différemment avec les « risques diffus », c’est-à-dire les modifications lentes et progressives des éco-systèmes sous l’effet du réchauffement climatique, avec leur cortège d’effets locaux, qu’ils soient dommageables ou bénéfiques. Ces derniers existent en effet (on verra peut-être bientôt la culture de la vigne dans les environs de Londres, comme cela a été le cas lors d’un précédent réchauffement au milieu du Moyen Age), mais ce ne sont pas eux qui retiennent l’attention des médias et de l’opinion. On ne les retiendra pas non plus dans nos réflexions, quoiqu’il faille garder présente à l’esprit l’idée que pour les populations locales, il peut y avoir dans une évolution globalement pénalisante, quelques ressources nouvelles à exploiter dans l’optique d’augmenter sa résilience, c’est à dire sa capacité à résister.

Si on admet ces deux enseignements, tirés des travaux menés sur les risques collectifs dans les pays développés, on sera conduit à écarter les solutions globales, les grands plans d’action conçus et décidés à un niveau international. Les stratégies de prévention seront les plus efficaces si elles sont conçues et mises en œuvre au plus près des territoires menacées, en mobilisant l’expertise, les savoirs faire, les ressources des collectifs locaux et des ensembles régionaux et nationaux dans lesquels ils sont inclus.

Face à la menace, ce ne sont pas nécessairement les sociétés les plus développées qui sont les plus aptes à réagir et à se prémunir, contrairement à une idée reçue. La vulnérabilité est souvent plus grande dans des sociétés sophistiquées, très dépendantes des systèmes techniques [14], et à l’inverse, des sociétés moins développées, plus robustes, plus proches de leurs éco-systèmes parviennent à s’adapter à des situations extrêmes. Jared Diamond, dans l’ouvrage déjà cité, montre comment les Inuit ont survécu pendant plus de mille ans dans le nord du Groenland, alors que les Viking venus du Danemark, y ayant transplanté leur mode de vie conçu pour d’autres latitudes, ont périclité, puis disparu au bout de quatre siècles de colonisation de la partie méridionale du territoire, la plus propice pourtant à l’installation humaine. Mais il ne s’agit pas là d’une loi générale ; en réalité, la vulnérabilité et/ou la résilience d’une collectivité est quelque chose de singulier et de complexe à la fois qui ne peut faire l’objet d’une loi générale, ni même être catégorisée. Il ne s’agit pas non plus de surestimer le pouvoir d’action du niveau local, ni de mythifier son expertise. Une collectivité humaine, quel que soit son développement, peut s’accrocher à des savoirs et à des pratiques erronées, voire destructrices ou inutiles. Dans ce registre, comme dans tant d’autres, la confrontation des savoirs et des expériences, la mutualisation et le transfert de connaissances, d’informations et de compétences sont absolument nécessaires et ce d’autant plus que la nouvelle donne du réchauffement climatique ouvre une ère d’incertitudes, de bouleversements et de transformations inédites.

C’est là que peut intervenir l’action internationale. Au niveau international devrait être réservés l’impulsion politique, la mobilisation des moyens financiers, le soutien à l’expertise et au transfert de compétences et de technologies. Les outils existent et il n’est nul besoin d’en créer de nouveau : les organes de l’ONU que sont le PNUD et le PNUE, le GIEC, la Banque Mondiale et le FMI et les instances politiques de l’ONU, à quoi il faut ajouter les grandes unions régionales des deux Amériques, de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Il n’y manque qu’une volonté politique forte (qui commence cependant timidement à émerger).

Va-t-elle s’affirmer dans les quelques années qui viennent ? Toute la question est là, car le temps presse et il serait contre-productif de le gaspiller à anticiper et débattre de scénarios-catastrophes de migrations massives. Quelques migrations sont probablement inévitables, comme dans le cas de la submersion des petites îles du Pacifique, dont celle de Tuvalu est l’exemple emblématique, mais ces cas extrêmes ne devraient concerner qu’une minorité de personnes. En fait, le scénario d’une migration massive d’ici la fin du XXIe siècle ne serait productif que s’il revêtait explicitement et selon un large accord international le statut de scénario inacceptable. Ce serait alors le scénario à éviter à tout prix, une sorte de minimum partagé entre les nations, soutenant la mobilisation comme une boussole répulsive, guidant par défaut les stratégies nationales et internationales face au réchauffement climatique, aidant à régler les politiques publiques d’atténuation du choc climatique et d’adaptation locale à ses effets inévitables. Le rapport du PNUD 2007/2008 s’efforce d’aller plus loin possible dans cette direction, en proposant d’articuler la notion de dette écologique avec la solidarité internationale et la déclinaison d’une responsabilité graduée, mais étendue à toutes les parties du monde. Dans le schéma du PNUD, il n’y a pas de coupables et de victimes, mais des acteurs humains aux prises avec un défi commun, selon des responsabilités différenciées et disposant de moyens inégaux. Une telle lecture est la plus adaptée, nous semble-t-il, à l’urgence de la situation et à l’étroitesse des marges de manœuvre. De telle manière qu’on puisse ajouter à la parole de Borgès, « l’avenir est inévitable, mais il peut ne pas avoir lieu. Dieu veille aux intervalles », le vieil adage : « aide-toi, le ciel t’aidera ».

_ Geneviève Decrop

Docteur en sociologie politique de l’EHESS

NOTES

[1] Jared Diamond, Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006

[2] Bioscience, Vol 43, N°11, décembre 1993

[3] N.Myers, Environmental Réfugees : an emergent security issue » Economic Forum, Prague, mai 2005

[4] Christel Cournil, Les réfugiés écologiques : quelle(s) protection(s), quel(s) statut(s) ?, Revue de Droit Public, N°4-2006, p 1035-1066

[5] PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, 2007/2008, téléchargeable sur le site web du PNUD : http://hdr.undp.org

[6] voir la directive Européenne sur l’immigration adoptée par le Parlement Européen, le 18 juin 2008, dite de « la honte », le mur entre le Mexique et les USA …

[7] Traduire ces pertes en monnaie aurait en outre l’avantage de réintroduire dans le calcul économique les fameuses « externalités » qui ne sont en réalité que la base aveugle de l’économie libérale, à savoir qu’elle est fondée sur le postulat implicite de la disponibilité sans limite des ressources de la nature

[8] Les biologistes sont en train de suivre leur exemple pour créer la même dynamique internationale sur la question cruciale de la biodiversité, tandis qu’un équivalent du GIEC se met en place sur les agricultures vivrières

[9] Rapport du PNUD, déjà cité, Synthèse, version française, page 15

[10] Ulrich Beck, la société du risque, sur la voie d’une autre modernité, Aubier, 2001 et pour un bon aperçu des travaux des chercheurs français, Claude Gilbert (sous la direction), Risques collectifs et situations de crise, apport de la recherche en sciences humaines et sociales, L’Harmattan, 2002

[11] Bruno Latour, Changer de société, Refaire de la sociologie, La Découverte, 2006

[12] Un coût économique certes, mais aussi social et culturel (s’il faut changer des modes de vie trop radicalement).

[13] Nous nous permettons de renvoyer ici à l’article de G. Decrop, Sous le soleil de la menace, Panoramiques, 2003-2, n°63, pp 148-157, disponible sur le site de l’auteur http://www.genevieve-decrop.fr/

[14] En 1992, des chutes de neige d’une exceptionnelle abondance, qui ont provoqué la chute de nombreuses lignes électrique ont paralysé la région Rhône-Alpes, privant des milliers de foyer de chauffage pendant plusieurs jours, voire semaines. Au Canada, la tempête de verglas de janvier 1998 qui s’est abattue sur la ville de Montréal, a provoqué la rupture des lignes électrique et a privé 3 200 000 personnes de chauffage au cœur de l’hiver canadien, causant la mort de 20 personnes, nécessitant l’hébergement d’urgence de près de vingt mille personnes et a coûté au final environ 1 600 000 000 dollars canadiens.