Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme
présentation de l'éditeur
Didier Bigo, Laurent Bonelli, Thomas Deltombe (dir.) Au nom du 11 septembre... Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme , Paris, La Découverte, sept. 2008. Paru le : septembre 2008 - Éditeur : La Découverte, Paris - Collection : Cahiers libres - Reliure : Broché - Description : 420 pages - Dimensions : 155 x 240 mm - ISBN : 9782707153296 - Prix : 23 € A lire sur TERRA : la présentation, le sommaire et un chapitre en texte intégral |
Mots clefs
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la présentation, le sommaire et un chapitre publiés avec l’aimable autorisation des auteurs, directeurs et éditeur de l’ouvrage : A lire sur TERRA
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LES AUTEURS
Didier Bigo est maître de conférences des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI-Sciences Po, Paris). |
Laurent Bonelli est maître de conférences en science politique à l’université Paris-X (Nanterre) . Il a co-dirigé l’ouvrage La Machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires (L’Esprit frappeur, Paris, 2001) et publié, à La Découverte, La France a peur (2008). |
Thomas Deltombe est journaliste. Il est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et titulaire d’un DEA d’histoire contemporaine. |
Les contributeurs : Anthony Amicelle, Philippe Bonditti, Laurent Bonnefoy, William Bourdon, Naïma Bouteldja, Olivier Cahn, Alessandro Dal Lago, Bill Durodié, François Gèze, Aldo Giannuli, Peter Gill, Elspeth Guild, Emmanuel-Pierre Guittet, Vivienne Jabri, Anne Le Huérou, David Lyon, Yasha Maccanico, Mederic Martin-Mazé, Salima Mellah, Valsamis Mitsilegas, Christian Olsson, José María Ortuño, Jean-Baptiste Rivoire, Guylaine Saffrais, Silke Studzinski, Anastassia Tsoukala, Rob B. J. Walker.
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PRESENTATION
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Depuis les années 1990, et surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis et les États de l’Union européenne ont multiplié les initiatives pour répondre aux menaces du « terrorisme islamiste » : durcissement des législations, renforcement de la coopération antiterroriste internationale, actions ouvertes ou clandestines violant souvent le droit international. Et les effets de sidération produits par des attentats spectaculaires et meurtriers ont largement inhibé l’attention critique des citoyens face aux autres menaces que la plupart de ces initiatives font peser sur les démocraties.
C’est de ce constat qu’est né ce livre collectif, destiné à un public large. Réunissant les contributions d’une trentaine de spécialistes européens, universitaires et journalistes, il propose un ensemble sans équivalent d’informations et d’analyses. Elles montrent à quel point la lutte antiterroriste est devenue centrale dans la nouvelle géopolitique mondiale et la vie politique des États démocratiques. Et comment les acteurs en charge de cette lutte (législateurs et politiques, magistrats, services de police et de renseignements, militaires) façonnent un monde d’opérations militaires, d’extension de la surveillance, de pratiques d’exception et de désinformation.
Cet ouvrage permet ainsi de mesurer le chemin parcouru par les démocraties occidentales pour limiter les libertés des uns au nom de la sécurité des autres. Un chemin aussi contestable au plan éthique et politique qu’en termes d’efficacité, puisqu’en clivant les sociétés, ces méthodes encouragent souvent la violence qu’elles prétendent combattre.
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SOMMAIRE
I. Le contre-terrorisme global : de la guerre à la surveillance généralisée
2. La police globale, état de conflit permanent du capitalisme globalisé, par Alessandro Dal Lago.
3. Afghanistan et Irak : les origines coloniales des guerres antiterroristes, par Christian Olsson.
4. La torture, une politique de guerre, par Vivienne Jabri.
5. Les camps de détention illégaux : le cas Guantánamo, par William Bourdon.
6. Le 11 septembre, la “guerre au terrorisme” et la surveillance généralisée, par David Lyon.
7. Les nouveaux développements des réseaux de sécurité et de renseignement, par Peter Gill.
8. Coopération antiterroriste États-Unis/Union européenne : l’entente cordiale, par Valsamis Mitsilegas.
9. La lutte contre le financement du terrorisme, par Anthony Amicelle.
10. Les étrangers en Europe, victimes collatérales de la guerre contre le terrorisme, par Elspeth Guild.
II. La sécurité contre les libertés ? Expériences nationales
11. L’antiterrorisme aux États-Unis : de la contre-insurrection des années 1960 à la “guerre globale au terrorisme”, par Philippe Bonditti.
12. Les caractéristiques de l’antiterrorisme français : “Parer les coups plutôt que panser les plaies”, par Laurent Bonelli.
13. L’implication de l’armée dans la lutte antiterroriste : le cas français, par Emmanuel-Pierre Guittet.
14. Urgence et exception : l’extension des politiques antiterroristes au Royaume-Uni, par Yasha Maccanico.
15. L’affaire Ramda, révélateur de la normalisation de la justice au Royaume-Uni, par Olivier Cahn.
16. Douleurs, frustrations et espoirs de l’antiterrorisme espagnol, par José María Ortuño.
17. L’imposition de l’agenda politique espagnol à l’Europe de l’antiterrorisme, par Emmanuel-Pierre Guittet.
18. Les services de renseignement italiens et la “guerre au terrorisme”, par Aldo Giannuli.
19. Jusqu’où ira l’antiterrorisme en Allemagne ?, par Silke Studzinsky.
20. Fédération de Russie : l’antiterrorisme comme instrument de pouvoir, par Anne Le Huérou.
21. L’Organisation de coopération de Shanghai, nouvelle forme d’alliance sécuritaire ?, par Mederic Martin-Mazé.
III. Zones d’ombre et usages contemporains du terrorisme
22. La presse écrite britannique et française face au terrorisme, par Anastassia Tsoukala.
23. Les attentats de Londres du 7 juillet 2005 : un nihilisme made in the UK, par Bill Durodié.
24. Armer les esprits : le business des “experts” à la télévision française, par Thomas Deltombe.
25. Le mythe Al-Zarkaoui, ou la légitimation de la guerre en Irak, par Laurent Bonnefoy.
26. Le complot de la ricine au Royaume-Uni, une “illusion de masse”, par Naïma Bouteldja.
27. Russie : les “zones d’ombre” du massacre de Beslan, par Guylaine Saffrais.
28. Les services secrets algériens derrière les attentats du GIA en France en 1995 ?, par Jean-Baptiste Rivoire.
29. Le GSPC, un “groupe islamiste de l’armée” algérienne ?, par François Gèze et Salima Mellah
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Chapitre premier :
"Le régime de contre-terrorisme global"
par Didier Bigo et Rob B. J. Walker
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Depuis les attentats du 11 septembre 2001 qui ont frappé les États-Unis et ceux qui les ont suivis à Bali, en Espagne, en Turquie, au Maroc ou au Royaume-Uni, il semble à beaucoup d’observateurs que le monde soit entré dans une nouvelle ère : celle d’un « hyperterrorisme » transnational, à la fois local et articulé globalement à travers la figure centrale d’Al-Qaida et de son chef Ben Laden. Gouvernements, médias de masse, think tanks et nombre d’universitaires s’accordent sur cette nouveauté radicale : elle serait due aux pratiques des organisations clandestines — meurtres de masse, attentats indiscriminés, comportements suicidaires, motivations politico-religieuses, action globale — et à leur capacité de remettre en cause la prétention des États à exercer le monopole de la violence.
Dès lors, la capacité des États à éviter les cycles de représailles et de vengeance entre groupes divers serait amoindrie. Ils ne seraient plus « protecteurs » face à l’apparition d’ennemis intérieurs puissants et d’affrontements communautaires, voire à un éventuel retour aux guerres de religion à une échelle planétaire. L’extension de la violence par capillarité donnerait aux organisations clandestines un avantage stratégique, dû à leur volonté de faire mal et à leur capacité à agir de manière masquée. Nous serions entrés dans un monde de terreur et de guerre au terrorisme auquel il faudrait s’adapter et qui ne serait pas le fait des États, mais des « terroristes ». L’avenir serait celui d’un Armageddon schématisé par l’image d’une bombe atomique miniature dans le sac à dos d’un candidat au suicide, plus ou moins fanatique [1].
Pour prévenir ce « scénario du pire », les gouvernements devraient prendre des mesures d’urgence en déclarant un état d’exception et en étant plus suspicieux des comportements individuels de certains groupes potentiellement dangereux. Le contre-terrorisme devrait lui-même se constituer à l’échelle globale en mettant fin aux égoïsmes nationaux, justifiés jusqu’alors par les discours de souveraineté nationale, et s’ouvrir à une alliance entre les forces de police, de justice, de renseignement et de défense, non seulement dans chaque État, mais aussi à l’échelle mondiale. Cela changerait la structure de l’ordre international en opposant, d’une part, les terroristes et leurs alliés (les États renégats) et, d’autre part, tous les autres États. Le contre-terrorisme global serait un nouveau « régime international », visant à assurer l’ordre et la tranquillité, mais déstabilisant la souveraineté des États en les alignant autour d’un empire bienveillant, et limitant les libertés individuelles des individus appartenant à des groupes suspects. Il instaurerait une nouvelle « communauté » internationale, réunie par des valeurs partagées et non plus par des accords interétatiques.
Ce « régime » de contre-terrorisme aurait certes un caractère extraordinaire, où l’exception devient la règle. Mais cette contre-radicalisation de la violence serait le seul moyen d’éradiquer le terrorisme sous toutes ses formes, afin de retrouver la sérénité et l’ordre étatique libéral, dont l’objectif serait de s’étendre à tous les États alliés dans la mission de contre-terrorisme (y compris les États repentis : Libye, Arabie Saoudite, Pakistan…). En attendant cette éradication du terrorisme global, il serait nécessaire de repenser la relation entre danger, sécurité et liberté : il faudrait sacrifier sur l’autel de la sécurité collective, qui serait la première des libertés, d’autres libertés de moindre importance — comme celles de culte, d’opinion et de mouvement — et les droits à la présomption d’innocence et à un procès équitable.
Depuis 2001, les États-Unis ont été assez loin dans cette logique sacrificielle, avec les pratiques de torture, de détention indéfinie, de disparition et de « transferts extrajudiciaires » de suspects (extraordinary renditions, selon l’appellation officielle). Les Européens partisans de l’alliance contre-terroriste ont été plus modérés en refusant la torture chez eux, mais en restant complices de ces transferts extrajudiciaires, en détenant les suspects sans charges de plus en plus longtemps, en durcissant l’arsenal existant des mesures antiterroristes et concernant l’accès au territoire des étrangers en situation irrégulière [2]. Mais, pour tous les partisans de l’alliance contre-terroriste, qui regroupe bien plus d’États que celle conduisant depuis 2003 la guerre en Irak, la situation ne devrait durer que le temps de gagner la guerre au terrorisme. Ensuite, on reviendrait à la normale, même si la guerre risque d’être longue, car les visages de l’ennemi sont protéiformes et il agit « furtivement » — à la manière des avions F117 Night Hawk, ces indétectables fleurons de la guerre froide. C’est cette furtivité de l’ennemi qui créerait les principales difficultés, car l’incertitude régnerait en maître, empêchant de le détecter à temps. Il faudrait donc toujours plus d’informations sur tous pour contrôler efficacement les suspects. La victoire passerait par la connaissance des individus et des réseaux pour anticiper leurs actions afin d’éviter l’« irréparable ».
Le contre-terrorisme viserait donc non seulement à punir les coupables, mais aussi à prévenir les attentats, afin de protéger la population. Il devrait pour cela anticiper et simuler le futur, le transformer en quasi-certitude. Dans cette optique, la technologie des bases de données, associée aux identifiants biométriques des individus et aux logiciels de profilage, serait seule à même de prévenir les actions terroristes d’individus non encore connus, en identifiant leurs intentions malignes grâce aux traces infimes de leurs comportements : pour être efficace, le contre-terrorisme devrait pouvoir extraire de l’information de n’importe où et sur n’importe qui. Il ne pourrait fonctionner s’il était bloqué par les souverainetés des États et par les mécanismes juridiques et judiciaires habituels de protection des libertés. Le choix n’en serait d’ailleurs pas vraiment un, puisqu’une légère inefficacité conduirait immédiatement au risque d’anéantissement, face à des ennemis imperméables à la négociation, au dialogue et à la raison.
Résumé ainsi, l’argument qui justifie centralement le contre-terrorisme ressemble à celui d’une « dictature romaine républicaine » visant à sauvegarder la démocratie par l’établissement de procédures exceptionnelles pendant la période transitoire de danger. Implicitement ou explicitement, il est sur toutes les lèvres des gouvernants et de leurs appuis universitaires et médiatiques et se décline de multiples manières : il faut aider la police à arrêter les coupables, les militaires à faire la guerre à l’extérieur contre les bases des ennemis, les services de renseignements à accumuler et traiter de l’information afin d’éviter la catastrophe. Chacun est responsable de la protection de tous. La mobilisation est à la fois patriotique et pour le bien commun de l’humanité. Il faut faire « front » face au terrorisme. La politique de lutte contre la terreur est certes exceptionnelle, mais légitime et proportionnelle au danger sans limite qui nous attend demain. Elle a des inconvénients, mais il faut bien « faire avec ». Les hommes politiques responsables doivent parfois heurter la sensibilité et le confort de leurs citoyens afin de les protéger efficacement. Ils doivent « décider » : décider qui est l’ennemi et comment le combattre. Ils ne doivent pas « douter », mais au contraire rassurer. Ils doivent agir en leaders.
La description des politiques de contre-terrorisme et d’exception adoptées aux États-Unis, en Australie, au Royaume-Uni et plus généralement au niveau de l’Union européenne et de ses États-membres y associe aujourd’hui souvent le nom du philosophe allemand Carl Schmitt (auteur notamment de thèses controversées sur le rôle de la distinction ami/ennemi en politique), le parallèle avec les années 1930 et la nécessité de juguler la montée des mobilisations révolutionnaires et du désordre. Et ces références sont invoquées aussi bien pour justifier ces politiques au nom de la situation nouvelle exigeant un ordre international oublieux des rivalités entre souverainetés, que pour les critiquer au nom du risque de fascisation rampante des régimes démocratiques, qui pourrait se résumer au combat de l’État moderne pour retirer à l’individu toutes ses qualités et le réduire à la « vie nue » [3]. Dans les deux options (soutien ou critique), on insiste sur le rapport à la politique de la terreur et sur la nouveauté du phénomène. Nous verrons in fine que ces analyses, aussi intéressantes soient-elles, en focalisant sur la question de l’insécurité comme terreur, laissent échapper une partie du phénomène de l’insécurité comme inquiétude quotidienne. Mais, auparavant, il nous faut voir quelles sont les pratiques de violence, de coercition, de détention et de surveillance utilisées comme mesures de contre-terrorisme et jusqu’où il est possible de les justifier par leur caractère global et leur nécessaire urgence.
Face à ce qui se présente comme une stricte description de la réalité et un argument imparable, le régime de contre-terrorisme global semble convainquant. Et il faut rappeler que, à l’exception notable de Jose Maria Aznar en Espagne, les citoyens ont en général réélu les responsables de cette politique — comme George W. Bush aux États-Unis, Tony Blair au Royaume-Uni et John Howards en Australie. Il est donc difficile de plaider pour une coupure radicale entre les élites gouvernementales et la société civile : les soutiens à ces politiques sont puissants et les critiques se sont focalisées avant tout sur la guerre en Irak, et guère sur l’ensemble des autres pratiques.
Que peut-on dire néanmoins quand on a le sentiment que quelque chose ne tourne pas rond, qu’un certain nombre de mesures prises au nom de la lutte antiterroriste sont antidémocratiques et « illibérales » (au sens d’anti-libertaires) ? La lutte antiterroriste les justifie-t-elle, au nom d’une nécessité supérieure comme on voudrait nous en convaincre ? Le grand récit de la guerre au terrorisme ne met-il pas un peu trop vite sous le boisseau toute une série de dilemmes éthiques et politiques, de pratiques soigneusement disjointes dans les arguments (la guerre menée en Irak et les attentats au Royaume-Uni, par exemple), alors que d’autres, au contraire, sont reliées sans véritables justifications (terrorisme, crime organisé, cyberdélinquance) ? Pouvons-nous, devons-nous croire à ce scénario du pire (qui est in fine l’argument monothéiste du châtiment en cas de désobéissance) ? Quelles sont nos capacités de jugement, surtout face à des experts et aux faits qu’ils disent avoir en leur possession, mais qu’ils doivent garder secrets (pour notre propre bien) ? Pouvons-nous, devons-nous accepter qu’ils connaissent mieux la situation et décident en lieu et place d’un débat démocratique, surtout lorsque cela engage la violence d’État (guerre extérieure, détention sans charges et torture, transferts extrajudiciaires de suspects, écoutes et intrusions dans la vie privée, techniques de profilage discriminant des catégories de population, recueil à grande échelle d’informations et usage de celles-ci à d’autres fins que celles ayant justifié leur collecte, remise en cause de la citoyenneté nationale) ? Comment apprécier la proportionnalité des actions engagées dans ces cas ? Les responsables politiques décident-ils ou s’en remettent-ils à leurs experts es sécurité et à leur croyance en la technologie ? Peuvent-ils après coup s’exonérer des décisions qu’ils ont arrêtées dans l’urgence ? Est-ce que la nouveauté de la situation tient uniquement aux actions des organisations clandestines, ou aussi à l’excès de certaines « réponses » ?
Ces questions renvoient aux conséquences réelles, voulues ou non, des pratiques de violence et de surveillance que les régimes libéraux mettent en place au nom du contre-terrorisme global. Car ces pratiques tuent aussi. Et elles peuvent engendrer ou accélérer un processus d’autodestruction des démocraties représentatives et mettre à mal leurs valeurs et leurs institutions ; elles peuvent multiplier les problèmes sans résoudre pour autant la question d’une violence politique prenant des formes erratiques à l’échelle transnationale. Il est donc nécessaire de dresser la liste des pratiques de contre-terrorisme, afin de comprendre si elles sont légitimes ou tout au moins proportionnelles au danger avancé et quels principes elles remettent en cause.
Certains contesteront toutefois cette position, car elle impliquerait de critiquer ceux qui nous protègent du mieux qu’ils peuvent et elle affaiblirait ainsi ces protections en instaurant le doute. Pire, cela pourrait être utilisé par la « propagande ennemie ». L’argument de la trahison dans un climat de mobilisation entre deux camps en guerre est toujours très fort. Mais il suppose que tout le monde soit inévitablement partie prenante du climat de guerre et des politiques d’insécurité, ce qui, en l’espèce, est assurément excessif : il est non seulement possible, mais légitime, de s’extirper de ce climat d’insécurité qui s’impose de façon quasi consensuelle, comme « doxa ». À notre avis, la critique a toute sa place lorsqu’elle ne vise pas à inverser le raisonnement et à justifier les violences des organisations clandestines, mais à oser questionner l’État, les gouvernements, les organisations transnationales et la multiplicité des acteurs dominants sur les mécanismes de leur propre violence, quand bien même ils l’identifient à notre sécurité. Il s’agit donc très simplement de rompre avec la pensée magique selon laquelle la contre-violence serait purifiée dès lors qu’elle s’attaque à une violence impure. Il s’agit de raisonner en tierce partie et non en combattant mobilisé par un camp ou par l’autre.
Au lendemain des attentats du 11 septembre, on le sait, George W. Bush et son équipe rapprochée ont décidé d’aller en guerre sans déclaration de guerre — contre l’avis des militaires et du secrétaire d’État à la Défense Colin Powell —, d’appliquer des représailles immédiates contre les talibans en Afghanistan pour des attentats commis par des Saoudiens et de refuser aux détenus non-Afghans capturés en Afghanistan le statut de prisonnier de guerre prévu par les conventions internationales (ou à défaut celui de criminel prévu par les lois nationales) — inventant une catégorie bâtarde (enemy combatants) pour les détenir indéfiniment et les mettre en état de privation sensorielle complète au camp de Guantanamo.
Ces décisions sans précédent ont développé un ultrapatriotisme revanchard favorable à l’option militaire, qui a profondément marqué la population des États-Unis, mais aussi leur politique étrangère, leurs partenaires et le monde dans son ensemble. Cela a créé dès les premiers jours une trajectoire spécifique du contre-terrorisme, excluant les options traditionnelles de la lutte antiterroriste policière : nominations d’enquêteurs ou de procureurs demandant des commissions rogatoires internationales, utilisation des agents de liaison du FBI et des autres agences policières à l’extérieur pour exercer des pressions sur les gouvernements étrangers, assorties éventuellement de menaces d’assassinats ciblés (comme l’avait fait l’administration Clinton lors des premiers attentats de 1993 contre les Twin Towers). Cela a exclu également la possibilité de demander immédiatement que cette forme de terrorisme soit reconnue comme crime de guerre et poursuivie par la Cour pénale internationale, comme l’ont suggéré certains membres de l’ONU ; ou encore d’agir par des sanctions économiques contre les gouvernements « renégats » soutenant les terroristes et de les mettre sous pression diplomatique (comme ce sera le cas plus tard pour la Corée du Nord, puis pour l’Iran).
Les arguments de la légitime défense et de la possibilité de lancer, sans autorisation de l’ONU, des représailles sous forme d’une guerre visant à renverser un régime sont matières à discussion juridique. Mais ils ne permettent en aucun cas de s’exempter des règles de droit régissant les relations internationales et les juridictions domestiques en inventant des terminologies ad hoc pour justifier l’exercice de violences à l’égard de personnes détenues. Cela ne justifie pas non plus l’invasion d’États a priori liés aux organisations clandestines et de considérer les populations locales comme des ennemis en puissance, tout en prétendant le contraire et en assurant venir les libérer de dictatures.
L’argument de la légitime défense tombera d’ailleurs trois ans plus tard : les rapports des commissions d’enquêtes parlementaires remis en 2004 convaincront la majorité de l’opinion américaine majoritaire que la justification de l’invasion de l’Irak par la présence d’armes de destruction massive et d’éléments d’Al-Qaida était une fabrication [4]. Mais cela n’a pas fondamentalement remis en question la légitimité de la décision, car d’autres motifs ont été avancés a posteriori : la délivrance du peuple irakien de la dictature de Saddam Hussein, la nécessité de « rééquilibrer » le Moyen-Orient en promouvant des régimes plus favorables aux États-Unis (et à Israël), le fait d’anticiper la montée en puissance du prochain grand compétiteur des États-Unis — à savoir la Chine — et de s’assurer à long terme des approvisionnements en pétrole. Autant d’arguments plus cyniques et plus tournés sur le « droit » des États-Unis à une position hégémonique mondiale, qui ont su convaincre une partie de l’électorat que le mensonge sur la guerre était plus ou moins de même nature que celui de Bill Clinton sur ses aventures extraconjugales… Et l’on attend toujours du Congrès des demandes d’explication sur les allégations initiales de George W. Bush. Au Royaume-Uni, Tony Blair a rencontré plus de difficultés, et une fiction télévisée l’a même montré condamné pour « crimes de guerre » — mais aucune procédure n’a été engagée contre lui.
Si sa légitimité est discutable, l’option de la guerre a-t-elle au moins été efficace ? A-t-elle permis de réduire la menace terroriste globale comme il avait été avancé ? Que ce soit pour l’Irak ou l’Afghanistan, la réponse est loin d’être positive. Car, dans ces deux pays, la voie militaire du contre-terrorisme a renoué avec les formes de guerre « contre-insurrectionnelle » de la période coloniale (comme les Français en Algérie) et postcoloniale (comme les Américains au Viêt-nam) : les doctrines antisubversives d’hier ont été utilisées à plein, avec les mêmes effets contre-productifs débouchant sur des résistances toujours plus importantes de segments entiers de la population (ce que se gardent bien de relever nombre d’ouvrages consacrés à la lutte antiterroriste ou aux réseaux clandestins). Mais aussi sur une recrudescence des actions terroristes en Espagne, au Royaume-Uni ou au Maroc — pays dont les gouvernements se sont pourtant efforcés de nier, contre l’évidence, le rapport entre leur participation à la guerre en Irak (et en Afghanistan) et les attentats ou tentatives d’attentats commis sur leur sol.
Sur le terrain, fin 2007, les États-Unis et leurs alliés étaient confrontés à un dilemme infernal : soit l’extension de la guerre à d’autres pays (Iran, Syrie, Soudan, Pakistan, Palestine…), avec le maintien de la politique d’élimination de tous les « États renégats » ; soit l’acceptation d’une certaine diplomatie à leur égard, remettant en cause les options initiales et réintégrant le jeu des souverainetés nationales dans la donne internationale. Dans le second cas, cela supposait de pouvoir se retirer en laissant en place des gouvernements alliés en bonne posture, mais aussi de reconnaître que la réalité de la guerre au terrorisme était bien différente de ce que prétendait l’« information » dominante. Sans doute dans cette perspective, on a vu le lexique évoluer : les terroristes kamikazes, fanatiques isolés au sein d’une population largement en faveur des troupes de coalition, ont souvent été renommés « insurgés » (insurgents) au vu de leur nombre, de leurs liens avec les communautés locales et de leurs succès relatifs. Et le vocabulaire colonial sur la « bataille pour les cœurs et les esprits » a refait surface.
La tension entre les politiciens occidentaux et les généraux sur place (aussi bien en Afghanistan qu’en Irak) sur la possibilité d’une défaite, ou du moins d’un retrait obligé, a mis à jour l’ambiguïté du discours de la « guerre au terrorisme » : d’un côté, il cherchait à minimiser la réalité de la continuation de la guerre à l’extérieur et de ses relents coloniaux, afin de ne pas accréditer l’idée que les suspects de terrorisme arrêtés en Europe étaient des « combattants » voulant faire connaître aux populations occidentales le « goût de la guerre » ; et, de l’autre, il multipliait les signes anxiogènes d’une guerre potentielle à l’intérieur par l’évocation des home grown terrorists (les terroristes nés ici). Le signifiant de la guerre — transformée en opérations de « consolidation de la paix » à l’extérieur (malgré la grande violence) et en climat de suspicion généralisé à l’intérieur (malgré la diminution significative du nombre de victimes des attentats comme de celui des tentatives d’attentats) — a été ébranlé au point de se mêler avec celui de la lutte policière antiterroriste. Cela a permis d’abolir les frontières entre l’interne et l’externe et de parler d’un « terrorisme global » appelant une réponse globale, tout en masquant les responsabilités pour les nombreuses victimes civiles, mais hors de portée de nos regards, de cette réponse à la terreur.
Bien moins discutées que les conséquences des guerres en Irak et en Afghanistan, ont été celles du considérable développement de la coopération antiterroriste internationale propre au régime de contre-terrorisme global. La coopération entre gouvernements, services de police, de justice et de renseignements s’est libérée partiellement des impératifs de secret liés à l’intérêt national. Des plateformes de collaboration directe ont été établies ou renforcées. Des cellules et services de coordination ont été créés (reliant dans la plupart des cas les services de contrôle des frontières, les douanes, les services d’immigration, les services de police judiciaire, les magistrats, les services de renseignements policiers, voire militaires, et les militaires eux-mêmes), tant au niveau national (allant jusqu’à la création aux États-Unis, en juin 2002, d’un « superministère », le Department of Homeland Security) que transnational.
Au sein des organisations interétatiques régionales, le développement de cette coopération a été plus ou moins important selon leur degré d’institutionnalisation, allant du simple échange d’informations au partage complet de ces dernières grâce à des plateformes techniques interopérables, pouvant être interrogées à la demande par chaque État-membre — comme cela a été le cas dans certains domaines au sein de l’Union européenne. Certes, tous les États n’ont pas renoncé à préserver la propriété exclusive de certaines de leurs informations — comme l’a illustré par exemple, au niveau de l’Union européenne, la difficile extension en 2007 des dispositions du traité de Prüm [5] — et beaucoup de regroupements régionaux en sont restés à des échanges d’informations bien plus informels, voire strictement bilatéraux sous l’angle du donnant-donnant. Reste que l’installation du régime de contre-terrorisme global s’est traduit par la création de centaines de nouveaux canaux d’information entre services à l’échelle mondiale [6].
Lors de leur mise en œuvre, les discussions ont porté bien plus sur leur impact concernant la souveraineté nationale que sur les risques pour les libertés fondamentales. Elles se sont d’ailleurs presque exclusivement cantonnées aux échanges de données entre États démocratiques. Ceux de l’Union européenne ont estimé que ses agences spécialisées (Europol pour la coordination policière, Eurojust pour la coopération judiciaire, Frontex pour la lutte contre l’immigration illégale) ou ses centres d’analyse (comme le Sitcen — pour Centre de situation conjoint —, agence de renseignement composée de civils et de militaires chargée d’évaluer les risques sécuritaires) pouvaient apporter une plus-value en termes de collecte, d’échange et d’analyse des renseignements. La discussion a été plus vive lorsqu’il s’est agi d’échanges transatlantiques de données personnelles, dans la mesure où le système américain de contrôle indépendant de ces données a toujours été moins poussé qu’en Europe. Surtout, les États-Unis ont eu une attitude bien plus « exceptionnaliste » depuis 2001 : ils ont considéré que leurs services avaient tous les droits dès lors qu’il s’agissait de sécurité nationale, y compris celui de ne pas observer les règles établies avec leurs homologues européens (non-respect des accords relatifs aux transferts de données PNR — pour passenger name records — concernant les passagers des compagnies aériennes européennes), ou celui d’intervenir sur leurs territoires sans autorisation (kidnapping de suspects), voire de siphonner leurs informations bancaires (via l’agence de coordination bancaire Swift).
On ne dispose évidemment que de très peu d’informations fiables concernant les accords secrets entre services de renseignements. L’hyperactivité des services israéliens est notoire, mais mal documentée ; elle est par exemple apparue à la marge en juillet 2005, lors de la mort dans le métro de Londres d’un jeune Brésilien, pris à tort pour un suspect de terrorisme et tué lors d’une opération, lorsque l’on a appris que les services britanniques antiterroristes avaient été s’entraîner à Tel-Aviv à la « shoot to kill policy » (tirer pour tuer). On sait que les réseaux de surveillance par satellite des réseaux téléphoniques reliant les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie et d’autres pays du Commonwealth, connus auparavant sous le nom d’Echelon, ont recueilli et échangé des millions de données, saturant souvent les opérateurs et créant beaucoup d’erreurs dans les listes de suspects. Le G8, qui réunit les pays les plus riches de la planète, a également été mis à contribution : les groupes spécialisés créés auparavant pour lutter contre le crime organisé (groupe de Lyon) et contre le terrorisme (groupe de Rome) ont intensifié le repérage des flux financiers illicites et échangé des informations sur le terrorisme islamique.
Par ailleurs, l’intensification de la coopération antiterroriste internationale a permis à nombre de dictatures et de régimes non démocratiques, fortement sollicités dans le recueil d’informations contre les terroristes présumés, de durcir la répression contre leurs opposants politiques ou contre certaines minorités ethniques ou religieuses. C’est notamment le cas de la Libye, de l’Égypte, de l’Algérie, de la Tunisie ou du Népal, mais aussi de la Russie de Vladimir Poutine. La demande de collaboration a en effet ouvert à ce type de régimes la possibilité de transformer les luttes contre leurs opposants en un nouvel élément de la guerre globale contre le terrorisme. En nommant « terroristes » les Tchétchènes, les Frères musulmans, la guérilla maoïste ou les migrants passant par leur territoire, ces États ont su imposer leurs vues aux Occidentaux, en contrepartie de leur participation à la lutte contre l’islamisme radical et ses réseaux. Ils ont fait taire les critiques de leurs politiques ou du moins en ont limité les effets, car les gouvernements occidentaux sont devenus beaucoup moins sensibles aux dénonciations des ONG internationales de défense des droits de l’homme.
Le contre-terrorisme global a ainsi créé un véritable « marché » d’échange des insécurités et des formes de terreur. Les transactions ne se sont pas limitées à une collaboration entre régimes démocratiques. Les services de renseignements ont au contraire essayé de développer des échanges avec ceux qui avaient le plus à leur apprendre ; et certains États « repentis », comme la Libye, ont âprement négocié leurs informations sur les réseaux à l’aune de leur réinsertion internationale. Ces transactions sont passées par la reconnaissance de listes d’individus « suspects » et d’organisations clandestines : chaque service a dû reconnaître les listes établies par un État spécifique pour obtenir que ses propres listes soient reconnues par celui-ci. Depuis 2001, ces marchandages autour des listes ont été permanents et n’ont que peu à voir avec les informations sur des criminels, puisqu’il s’agit avant tout de listes de « suspects », bien plus larges que celles de personnes recherchées que détiennent les polices criminelles. Chacun a finalement inclus les ennemis individualisés des autres en acceptant de les qualifier de « terroristes ».
Mais le système a ses limites. Les diplomates, les militaires et les magistrats ont tenu à dire leur mot sur ces « transactions ». Le jeu de souveraineté des États et les différences de régimes ont certes été affectés, mais nullement éliminés. Il n’y a pas eu d’unification et de rationalisation centralisée. La diversité des intérêts en jeu a empêché la formation à l’ONU d’un consensus autour d’une définition du terrorisme et même d’une liste commune acceptée par tous. Les discussions ont été âpres et la préférence a été donnée aux regroupements régionaux et au bilatéralisme, surtout les plus discrets. Ils ont tous constitué des groupes d’experts, dont les réunions ont eu comme but premier de constituer des listes. Le G8 a sa liste. Les États-Unis ont la leur. L’Union européenne en a plusieurs — selon qu’elles visent à intercepter des transactions financières ou à incriminer des individus. Plusieurs pays européens ont aussi leurs listes, souvent non publiées. Et à ces listes officielles ou au moins connues, s’ajoutent d’autres listes, plus longues mais aussi plus secrètes, car elles élargissent encore le spectre des suspects (et sont donc considérées comme meilleures).
Mais, de facto, les no-fly lists américaines (listes des personnes interdites d’emprunter des vols aériens à l’intérieur ou à destination des États-Unis), constituées après 2001 à partir d’une agrégation de toutes les données (selon une logique décrite par le projet Total Information Awareness, rebaptisé en 2003 Terrorism Information Awareness), sont significatives de l’inconsistance des informations, rumeurs et désinformations recueillies autour d’individus, ou de leur nom ou pseudonyme. Ces listes de suspects, loin d’avoir la cohérence d’un savoir total, ressemblent à des inventaires à la Prévert où un enfant de dix-huit mois peut être considéré comme terroriste international de premier rang et, dès lors, être détenu avec sa mère à l’aéroport pendant dix-huit heures sous prétexte qu’il partage le même nom, le même prénom et deux autres caractéristiques comportementales tenues secrètes, qu’un autre individu. Ces listes n’existent que pour donner corps à l’idée d’un terrorisme global reliant tous les individus et organisations clandestines qui s’opposent par la violence à leurs États, et qui auraient comme chef d’orchestre Al-Qaida et Ben Laden, même s’il s’agit de membres de l’ETA recherchés depuis des années ou de jeunes ayant imprudemment fréquenté une mosquée classée « radicale » par les services de renseignements.
Ce marché sur lequel s’échangent les informations à propos des peurs a lui-même des sortes de « places boursières » propres aux différents acteurs et en compétition les unes avec les autres, selon une logique néolibérale assez classique. La CIA s’est distanciée du Department of Homeland Security pour ces raisons. De même, Europol et Sitcen, qui appartiennent à des « piliers » différents de l’Union européenne (troisième pilier ou justice et affaires intérieures pour Europol, deuxième pilier ou Défense et Affaires étrangères pour Sitcen), élaborent en commun un état de la menace, mais divergent immédiatement sur les hiérarchies de ces menaces et sur les stratégies à suivre. Interpol s’est refait une nouvelle jeunesse avec un réseau informatisé plus rapide et plus performant que d’autres, et ouvert maintenant aux suspects de terrorisme. L’OTAN n’a pas été en reste et s’est investi dans le contre-terrorisme. La Russie, la Chine et les pays d’Asie centrale ont compris l’intérêt de constituer leur propre Bourse d’échange, et d’y inclure par exemple le nom de certains prestataires de services des compagnies privées militaires en Irak : cela leur a donné des armes de négociation lorsqu’il est nécessaire de retirer certains individus d’autres listes.
Le contre-terrorisme global ne s’est donc nullement affranchi des logiques transactionnelles des États, il les a même activées dans des secteurs inédits. Il n’a nullement créé la confiance réciproque entre les agences de renseignements, d’autant plus que la zone concernée pour le recueil d’information s’est élargie. Parler de « confiance » est d’ailleurs devenu le leitmotiv de tous les discours de collaboration, car les pratiques se heurtent à une socialisation de la défiance et à des logiques de donnant-donnant. Le « marché » (ici de la terreur) ne fonctionne pas sur la confiance entre les acteurs, mais sur leur concurrence et leurs transactions.
Reste qu’autour de ces bourses d’échange, s’est consolidé un réseau de professionnels de la gestion des insécurités liées à la terreur qui s’est plus ou moins autonomisé des logiques nationales gouvernementales ; et il est entré en compétition avec les hommes politiques sur la prétention à dire la vérité de la menace et à désigner qui est l’ennemi et comment le combattre. Ce réseau existait auparavant, mais de manière segmentée : univers des professionnels de la sécurité intérieure regroupant les polices en réseaux ; univers militaire et des affaires étrangères structuré par l’OTAN ; et les autres réseaux anglo-américains autour du monde. Les univers militaire et policier ne se côtoyaient que marginalement et ne s’appréciaient guère, entrant plutôt en concurrence. Ils sont désormais pris dans des chaînes d’interdépendances qui les obligent à travailler ensemble, du fait du décloisonnement des missions, qui ne respectent plus la séparation entre celles des polices à l’intérieur et celles de l’armée à l’extérieur.
Les services de renseignements, chacun déterminé par l’intérêt national mais qui avaient déjà l’habitude de travailler ensemble dans le cadre des alliances de la guerre froide, ont renforcé leurs liens entre eux au niveau international — entraînant parfois l’entrée de nouveaux partenaires dans les « clubs » existants —, ainsi qu’entre services policiers et militaires au niveau national (pouvant aller jusqu’à des fusions). Ils sont entrés dans à peu près tous les réseaux informels regroupant les polices criminelles et ont voulu avoir accès à leurs canaux d’information, étendant aussi leurs demandes aux services de douane et d’immigration. Appuyés par des hommes politiques ne jurant que par la technologie et le recueil maximal de l’information pour juguler le danger de l’ennemi furtif frappant quand il veut et où il veut, ils ont en partie restructuré cet univers des professionnels de l’(in)sécurité à l’échelle transnationale, en en devenant le pôle actif et en minimisant l’impératif du respect de la légalité et le rôle des magistrats, malgré les résistances de ces derniers. L’extension des activités de ces professionnels de la gestion des inquiétudes, dont le spectre inclut aussi de plus en plus d’acteurs privés, a ainsi créé un saut qualitatif qui leur permet une emprise considérable sur nos vies [7].
Le rôle des services de renseignements dans la prédiction du comportement futur des suspects potentiels de terrorisme a été au cœur de la reconfiguration des limites entre les droits fondamentaux des individus et les pouvoirs de ces agences. Au nom de la prévention, du droit d’agir avant la commission d’un acte délictueux, le curseur s’est déplacé de la police judiciaire ou de l’action répressive militaire vers le recueil de l’information, son stockage et son tri pour simuler des trajectoires possibles dans le futur à partir des éléments du passé.
Entre science et divination, ce rapport au futur des personnes potentiellement criminelles qu’il faut arrêter et détenir avant qu’elles n’aient agi, structure l’ensemble de la rationalité du scénario du pire. Il n’est jamais discuté, car il repose sur l’idée d’un savoir secret des dirigeants qui ferait que leurs décisions sont prises en connaissance de cause, qu’il n’y a pas d’arbitraire, « pas de fumée sans feu » et que les personnes détenues le sont bien pour quelque chose. Mais l’analyse des erreurs de jugements répétées de ces gouvernements et de leurs services de renseignements depuis 2002 laisse entrevoir que ce prétendu savoir sur l’incertitude, sur les comportements des ennemis et sur la capacité à les localiser à temps, est pour le moins discutable. Il relève plus d’une astrologie cherchant des signes dans les corps et les comportements humains que d’une forme de technique scientifique probabiliste et fondée sur l’analyse rationnelle des risques. La nouvelle Minority Report de Philip K. Dick, qui inspira le film éponyme de Steven Spielberg, est sans doute significative de ce rêve d’une police préventive absolue qui tourne au cauchemar d’une société sous surveillance.
C’est cette volonté de prévention qui explique les argumentaires de justification de la torture, des détentions, de l’absence de procès équitable et de toutes les pratiques qui défient les droits fondamentaux. Il s’agit toujours d’« extraire de l’information », de faire parler les individus et, s’ils se taisent, de contraindre leur corps à parler. De nombreux lieux ont été utilisés pour cette « extraction de l’information » incluant presque toujours des traitements dégradants et inhumains : Abou Ghraib en Irak, Guantanamo Bay, mais aussi tout un archipel de places de détention secrètes à travers le monde, connecté par le réseau des bases militaires américaines et otaniennes (dont Diego Garcia dans l’océan Indien, Camp Bondsteel au Kosovo et bien d’autres lieux que les rapports parlementaires découvrent au compte-gouttes).
Le personnel militaire de ces bases a été entraîné à ces formes spécifiques d’interrogatoire par des responsables opérationnels du renseignement : ils leur ont expliqué comment amoindrir les résistances des individus, afin qu’ils puissent ensuite eux-mêmes « extraire l’information » à partir d’une volonté brisée. Cela a toujours été accompagné, comme c’est toujours le cas lors de justification par les autorités de formes de cruauté, de manifestations individuelles de sadisme, tolérées ou non, sans intention d’obtenir la moindre information ; quand celles-ci ont parfois été sanctionnées, cela a permis de ne s’en prendre qu’à quelques individus, sans remettre en cause l’ensemble du système.
Six ans après la mise en place de ces dispositifs, il est clair que la guerre psychologique visant à contourner les interdictions internationales concernant la torture a échoué. Échec sur le plan de la légitimité, car les tribunaux ont refusé toute distinction de ce type et ont maintenu le jus cogens (au sens des normes impératives du droit international définies par la convention de Vienne de 1969) des individus d’être protégés de toute forme de torture et de traitement inhumain et dégradant. Échec sur le plan de l’efficacité également, dans la mesure où les traitements inhumains et dégradants auxquels ont été soumis les suspects dans toutes ces bases n’ont pas donné d’information valable et n’ont pas débouché sur des accusations fondées.
Concernant Guantanamo, ce sont souvent des individus « ordinaires » victimes des circonstances qui ont payé le prix de ces détentions indéfinies. De ceux qui ont été relâchés, nous savons que la plupart étaient des étrangers arrêtés en Afghanistan (venus pour des raisons de tourisme, de mariage, de religion et, pour quelques-uns, d’engagement politique), qui ont été vendus par les communautés locales aux Américains, car ceux-ci avaient promis des primes par étranger ramené et accusés à tort — pour toucher ces primes — d’être des combattants liés à Al-Qaida. Il aurait été bien plus efficace d’utiliser dès le départ les règles des procès en laissant faire son travail à la défense, et de se concentrer sur la poignée d’individus responsables. Mais la logique de suspicion a produit l’effet inverse, élargissant jusqu’à l’absurde le cercle des coupables potentiels. Il fallait donc extraire l’information, faire reconnaître à la personne ses torts, sonder ses reins et son âme (comme le préconisait l’Inquisition). Pire, après un moment, il semble que les traitements inhumains aient continué sous forme de routine, sans nouveaux interrogatoires. Ils sont entrés dans les règles arbitraires de cet univers concentrationnaire.
Ce qui est peut être plus choquant encore sur le plan des principes libéraux, c’est que non seulement le gouvernement américain a pratiqué tortures et traitements inhumains et dégradants, mais que de surcroît il — ou ses soutiens — a cherché à les justifier et même a laissé s’en diffuser les images (comme l’a montré la facilité avec lesquelles se sont propagées les terribles photos d’Abou Ghraib). En janvier 2002, par exemple, le juriste américain Alan Dershowitz a essayé de justifier la torture « légale » en invoquant — comme avant lui les militaires français qui justifiaient ainsi la torture pendant la guerre d’indépendance algérienne — le scénario du terroriste connaissant la localisation d’une bombe allant exploser et refusant de la donner ; scénario fort peu réaliste, mais dont la simple évocation a pu servir pour légitimer les pratiques que nous venons d’évoquer, où l’information que l’on cherche à « extraire » est « inconnue », et où parfois il n’y a même plus le but de connaître, mais une simple routine.
Ce qui est en tout cas certain, c’est l’effet contre-productif majeur de ces procédés de contre-terrorisme. Ils ont beaucoup plus fait que la meilleure propagande d’Al-Qaida pour développer des vocations de combattants kamikazes, en radicalisant des segments de population du monde musulman qui, auparavant, n’étaient pas aussi hostiles aux Américains. Ils ont aussi brisé l’image des États-Unis comme le pays porteur des valeurs les plus avancées de la démocratie ; et, là encore, au-delà de l’administration Bush, c’est l’image de la diplomatie occidentale dans son ensemble (y compris les ONG) qui risque de souffrir de ce recul pendant des décennies, d’autant que le refus des Européens de participer aux pires de ces actions n’a pas empêché certaines formes de complicité de leur part.
Il est clair que la logique exceptionnaliste de Washington pour justifier le contre-terrorisme a moins bien fonctionné en Europe. La possibilité de sanctions infligées aux gouvernements violant les droits fondamentaux a joué de manière primordiale. Cour européenne des droits de l’homme et Cour européenne de justice ont joué un rôle modérateur que n’ont eu ni la Cour interaméricaine des droits de l’homme (sans capacité de sanction) ni la Cour suprême des États-Unis — laquelle n’est intervenue que sur des points mineurs, et plus pour protéger les pouvoirs des juges à l’égard de l’exécutif que pour protéger les libertés fondamentales.
Au Royaume-Uni au contraire, la Chambre des Lords, si facilement accusée de conservatisme auparavant, a joué un rôle essentiel pour bloquer les initiatives du gouvernement de Tony Blair : c’est en terme de rapports de forces que tout un jeu politique s’est développé entre les juges et la volonté du gouvernement britannique de déroger à la Convention européenne des droits de l’homme et aux principes de l’habeas corpus. Un par un, ils ont invalidé les arguments et les mesures y contrevenant : détention indéfinie dans la prison de haute sécurité de Belmarsh des étrangers non-expulsables (dans le cadre de la loi antiterroriste de 2001), usage des control orders, tentative d’extension de la détention préventive sans charge à plus de vingt-huit jours…
Aucun gouvernement national européen n’a pu s’ériger en décideur souverain incontrôlable de la décision d’exception : ils ont été encadrés par les normes de l’Union [8]. Il en a été de même pour les échanges d’information des données personnelles : les services de renseignements des pays européens étaient prêts à coopérer avec leurs homologues américains et l’ont souvent fait officieusement ; mais les autorités de contrôle des données personnelles nationales et européennes, ainsi que le Parlement européen, ont exercé de telles pressions sur les gouvernements, le Conseil et la Commission, que ceux-ci ont dû élever leur niveau d’exigence et s’opposer aux désirs américains. Le débat autour des transferts de données PNR et plus généralement des échanges transatlantiques de données a alerté l’opinion sur un thème que les gouvernants voulaient garder confidentiel. Il n’a certes pas empêché ces pratiques, mais il les a délégitimées et en a ralenti le flux ainsi que les excès. L’idée de garde-fous, de contrôle par des autorités indépendantes vérifiant les dires des services de renseignements, fait son chemin et a atteint en 2006 les États-Unis eux-mêmes, où l’ACLU (American Civil Liberties Union) menait campagne sur ce thème repris de l’expérience européenne.
Dans cette optique, ceux qui nous surveillent doivent aussi être contrôlés, de même que ceux qui décident et ce, même si le contrôle a lieu a posteriori. On doit pouvoir les sanctionner. L’argument de l’urgence ne suffit pas, pas plus que celui du « scénario du pire ». Il faut expliquer, donner les raisons légitimes de la suspicion et en donner des éléments concrets d’appréciation, de préférence à des magistrats. Il n’est pas question de croire sur parole les informations recueillies par les réseaux transnationaux de renseignements ou les déclarations des hommes politiques, fussent-ils ministre de l’Intérieur ou Premier ministre. Il faut donc une certaine proportionnalité entre la menace et la réponse. Le discours sur l’action préventive avant un danger virtuel irréparable n’est pas acceptable ; le scénario du pire est vu pour ce qu’il est : une logique paranoïaque sans autre borne que l’imagination de celui qui l’émet. Le curseur est ainsi recentré vers la police criminelle et le renseignement ciblé sur des auteurs déjà connus des services de police, pas sur l’extraction d’information et l’établissement de profils à partir du croisement du plus grand nombre d’informations et la simulation du futur.
Les discours parfois haineux des ministres de l’Intérieur britannique ou italien à l’égard des magistrats qui les empêchent d’agir comme ils l’entendent et qui les taxent d’irresponsabilité sont la preuve des fortes tensions qu’engendre le contre-terrorisme global au sein de l’Union européenne. Les mécanismes de résistances institutionnelles ont été plus élaborés, s’appuyant sur des opinions publiques moins convaincues par la « nécessité » des dérogations, exceptions et logiques de guerre. Et ils ont aussi profité du manque d’unité de la gouvernance européenne — qui n’est jamais réductible au gouvernement d’une seule institution —, unité si nécessaire à l’argument schmittien de la décision souveraine à propos de l’exception : la multiplicité et l’hétérogénéité de l’Union européenne, si souvent critiquées, ont été au cœur de sa capacité (involontaire ?) à ne pas suivre les États-Unis.
L’argument exceptionnaliste a donc moins bien fonctionné en Europe. C’est ce qui explique en partie pourquoi des pratiques moins violentes et moins coercitives qu’aux États-Unis ont été critiquées avec plus de vigueur. La détention sans charge ou la garde à vue en matière terroriste et leur durée respective dans le système accusatoire britannique ou dans le système inquisitoire continental mettent déjà en danger les droits de la défense et l’idée de procès équitable, de même que le statut de la présomption d’innocence. Mais ces formes de détention sont sans commune mesure avec les mises au secret, kidnappings, disparitions des personnes dans l’archipel des prisons secrètes de l’OTAN et de ses alliés, ou avec les détentions indéfinies de Guantanamo, même avec les conditions finalement imposées par la Cour suprême sur la conduite des procès, après les luttes de la société civile et des juristes libéraux américains. Le système européen est resté fondé sur une logique policière, avec certes des magistrats d’exception et une activité d’infiltration de la part des services de renseignements, mais il n’a pas embrayé (ou pas encore) sur la logique des services de renseignements militaires et du tout-technologique prôné par les Américains.
Les canaux d’information transatlantique existent, mais ils sont en même temps enjeux de lutte et de contrôle, tant sur leur contenu que sur leur forme. Certains s’en désolent ouvertement et accusent les Européens de n’avoir pas compris les nouveaux enjeux, d’être une « vieille » Europe (y compris certains universitaires européens pro-Bush) ; d’autres au contraire voient un espoir dans ces résistances et accusent le gouvernement américain d’être tenté par une dérive orwellienne (y compris les activistes et universitaires américains anti-Bush).
Les rapports rendus publics en 2006 et 2007 par le Conseil de l’Europe (rapports de Dick Marty [9]), le Parlement européen (rapports de Claudio Fava [10]) et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU (rapport de Martin Scheinin [11]) ont analysé ces contradictions des attitudes des gouvernements de l’Union européenne et de leurs services de renseignements : ils ont refusé de pratiquer la torture sur place, tout en étant (activement ou passivement) complices de kidnappings par les services américains de personnes sur le territoire européen, ainsi que des autorisations de transit de leurs avions transportant des suspects (ou venant en prendre « livraison » en Europe) pour les envoyer dans leurs prisons secrètes hors de l’Union. Il semble que certains gouvernements européens aient toléré en connaissance de cause ces livraisons et transits, comme la Roumanie, tandis que d’autres auraient été maintenus dans l’ignorance par leurs propres services de renseignements, collaborant de leur propre chef avec les services américains, comme l’Italie.
Il faut souligner que le travail de ces rapporteurs s’est heurté à la mauvaise volonté évidente à collaborer de l’ensemble des services mis en cause et de leurs gouvernements. De ce fait, ils n’ont pu établir si des tortures ont été perpétrées sur les territoires de l’Union ou des États candidats à l’intégrer (en dehors peut-être de la base américaine de Camp Bondsteel au Kosovo et de la zone concédée à la CIA par la Roumanie, près de Tulcea). Il n’empêche. L’Union européenne ne peut se dédouaner trop vite de pratiques illibérales. Si elle n’a pas participé aux plus extrêmes, certains de ses États-membres ont pris part aux actions de guerre en Irak et à certains crimes de guerre, et bien plus ont participé aux actions en Afghanistan et aux échanges d’information à grande échelle à partir des écoutes militaires [12]. La France, peu impliquée dans la guerre en Irak, a collaboré par l’intermédiaire d’agents de la DST et de magistrats antiterroristes dans les interrogatoires conduits à Guantanamo. Elle a aussi fourni de nombreuses listes de suspects en faisant le lien entre GIA algérien, filières dites « tchétchènes » et Al-Qaida.
Mais si les deux rives de l’Atlantique se retrouvent, c’est plutôt dans le développement de pratiques illibérales plus ordinaires et moins spectaculaires.
Nous avons évoqué les pratiques propres au régime de contre-terrorisme global, en mettant l’accent sur l’action des gouvernements occidentaux, des réseaux transnationaux de gestion des insécurités, en particulier des services de renseignements. Mais l’enracinement insidieux des pratiques illibérales des régimes libéraux ne s’explique pas seulement par le terrorisme et les réactions exceptionnalistes des États occidentaux : la tendance à l’acceptation silencieuse de ces pratiques par les sociétés se fonde sur un sentiment d’insécurité qui ne se réduit pas à la terreur. Ce sentiment est aussi l’expression d’une inquiétude plus diffuse, entretenue par la confusion progressive entre les politiques bureaucratiques ordinaires visant les « exclus » comme les « inclus » : les citoyens tendent à être traités comme les étrangers, les consommateurs comme les laissés pour compte, les voyageurs ordinaires comme les migrants. Ce qui renvoie à notre responsabilité individuelle face à ces politiques comme à celles répondant aux « grands événements » provoqués par le terrorisme transnational [13].
On ne peut comprendre le rapport des citoyens des sociétés occidentales à la détention des étrangers et leur difficulté à se mobiliser face à des pratiques illibérales comme celles d’Abou Ghraib, de Guantanamo ou de Belmarsh, si on ne les relie pas à d’autres pratiques. Comme celles, plus quotidiennes, du traitement par leurs États des étrangers demandeurs d’asile en attente du règlement de leur dossier, ou des personnes dont le voyage a été interrompu car il leur manque des documents, très rapidement qualifiées d’irréguliers ou d’illégaux par la presse, mais aussi dans les commissariats ou par les procureurs. Si nous ne comprenons pas que la situation vécue par ces étrangers dans les centres de rétention ou dans les zones d’attente des aéroports, avec notre acceptation implicite, contribue à justifier l’injustifiable, nous perdons de vue une dimension centrale de ces pratiques : présentées comme exceptionnelles, elles sont bel et bien pensées pour devenir ordinaires.
Les jeux politiques sur la criminalisation des migrants, et plus généralement sur l’instrumentalisation des rapports entre terrorisme, étrangers, musulmans, migrants et jeunes citoyens issus de l’immigration, sont en partie responsables de la montée des inquiétudes : ils donnent un caractère intime à l’inimitié, en créant un climat de suspicion selon lequel les membres des organisations clandestines seraient des « sans-papiers » entrés irrégulièrement, religieux et sans emploi. Alors même que la sociologie des poseurs de bombes révélée par les enquêtes policières relatives aux attentats relevant du « terrorisme islamiste » en Europe fait ressortir des caractéristiques bien différentes : entrée régulière (voire naissance en Europe), faible religiosité mais profond sentiment d’injustice, qualifications professionnelles hétéroclites mais réelles (souvent des emplois tertiaires). Mais au nom de la lutte antiterroriste, les parlementaires de tous bords acceptent majoritairement sans discuter toutes les mesures restrictives concernant l’immigration irrégulière (et régulière), les conditions de regroupement familial et les principes du droit d’asile. C’est évidemment une incitation pour les ministres de l’Intérieur et les polices à accroître par ces mesures leurs marges de manœuvre, et un encouragement à limiter les contrôles judiciaires qui pèsent sur eux.
Il est toujours possible de blâmer les gouvernements ou les parlementaires, mais bien des conversations, publiques ou privées, attestent que nombre de nos contemporains n’ignorent pas ces dérives et qu’ils les tolèrent, voire les approuvent. Ce cynisme, mêlé d’un certain dégoût de la politique en général, renforce la propension à « sacrifier la liberté des autres pour notre propre sécurité [14] ». Tant que les mesures répressives semblent ne toucher que des catégories spécifiques, ciblées par le contre-terrorisme global, l’émotion est limitée. Elle ne s’exprime que lorsque la répression se manifeste ouvertement dans la vie quotidienne, comme les arrestations par la police, dans les écoles françaises, d’enfants de sans-papiers aux fins d’expulsion (en témoigne par exemple l’étonnante mobilisation, depuis 2006, des parents d’élèves du Réseau éducation sans frontières [www.educationsansfrontieres.org]). Ou lorsque certains groupes privilégiés sont brusquement objet de contrôle, parce qu’ils partagent des paramètres avec les populations « anormales » et qu’ils réalisent ce que la sécurité individuelle a à perdre lorsqu’elle rencontre les impératifs de sécurité nationale. Ils entrevoient alors comment les garanties judiciaires de connaître les raisons de son internement, d’avoir rapidement droit à un avocat et de bénéficier d’un procès qui n’est pas jugé d’avance sont centrales lorsque l’arbitraire peut venir de la police et de l’État. C’est pourquoi les no-fly lists américaines sont de plus en plus contestées.
Cela est encore plus flagrant avec les contrôles d’identité policiers et les mécanismes de surveillance privés : les citoyens ne s’insurgent contre ces dispositifs que lorsqu’ils prennent conscience que les informations qu’ils recueillent peuvent être utilisées des années après leur collecte, dans des contextes sociaux différents et selon des interprétations pour le moins éloignées de leur vécu réel. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les sociétés ayant encore la mémoire de gouvernements dictatoriaux sont les plus réticentes à abandonner leur droit à une certaine opacité à l’égard du regard policier concernant leurs activités intimes (définition la plus exacte du terme privacy), leurs lectures, leurs correspondances ou leurs déplacements.
Reste l’essentiel : l’indifférence au quotidien — voire l’approbation explicite — aux nouvelles formes de surveillance explique la facilité avec laquelle les jeunes des classes populaires (et plus encore des groupes ethniques stigmatisés comme différents) ne sont plus regardés que comme des indésirables dont la société doit se protéger par des mesures de sûreté, où le seul rôle de la prison est de les tenir à l’écart, sinon indéfiniment, du moins le plus longtemps possible [15]. Ces comportements structurent, tout autant que les discours du contre-terrorisme et les appels à des dérogations au nom de l’urgence du danger, les normes de ce qui nous semble ou non inadmissible. Réfléchir sur la politique de l’inquiétude revient alors à interroger nos responsabilités et non plus seulement celles des dirigeants sur les dispositifs d’une gestion de l’insécurité à laquelle nous participons activement, et plus volontairement que nous ne voudrions l’admettre.
NOTES
[1] Voir François Heisbourg, L’Hyperterrorisme, Odile Jacob, Paris 2002 ; ou, a contrario, Jean-Claude Paye, La Fin de l’État de droit. La lutte antiterroriste de l’état d’exception à la dictature, La Dispute, Paris, 2004.
[2] Didier Bigo, Sergio Carrera, Elspeth Guild et Rob B. J. Walker, « The changing landscape of European liberty and security : mid-term report on the results of the Challenge project », Research Paper, n° 4, 2007.
[3] Voir Giorgio Agamben, État d’exception. Homo Saccer, Seuil, Paris, 2003 ; Bulent Diken et Carsten Bagge Laustsen. « 7-11, 9/11, and postpolitics », Alternatives, vol. 29, n° 1, 2004, p. 89-113 ; Carl Schmitt, La Notion de politique et théorie du partisan, Calmann-Lévy, Paris, 1972 ; R. B.J. Walker, « L’international, l’impérial, l’exceptionnel », in dossier Suspicion et exception, Cultures et Conflits, n° 58, 2005, p. 13-51.
[4] The 9/11 Commission Report. Final Report of the National Commission on Terrorist Attacks upon the United States, Norton, New York, 2004 ; The 9/11 Commission Report. Review of Aviation Security Recommendations, Chambre des représentants, Washington, 15 août 2004.
[5] Il s’agit d’un accord international de coopération dans le domaine policier signé le 27 mai 2005 par la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Autriche ; en juin 2007, ses principales dispositions ont été intégrées au cadre législatif de l’Union européenne, s’appliquant désormais dans tous les États membres.
[6] Didier Bigo, « La mondialisation de l’ (in) sécurité ? », in dossier Suspicion et exception, op. cit., p. 53-101.
[7] Voir le dossier Suspicion et exception, op. cit.
[8] Elspeth Guild, « L’état d’exception, le juge, l’étranger et les droits de l’homme : trois défis des cours britanniques », in dossier Suspicion et exception, op. cit., p. 183-204.
[9] Dick Marty, « Rapport du secrétaire général, établi en vertu de l’article 52 de la CEDH, sur la question de la détention et du transport secrets de détenus soupçonnés d’actes terroristes, notamment par des agences relevant d’autres États ou à leur instigation », Conseil de l’Europe, 2006 ; « Secret detentions and illegal transfers of detainees involving Council of Europe member states : second report », Conseil de l’Europe, 2007.
[10] Claudio Fava, « Extraordinary rendition. European Parliament resolution on the alleged use of European countries by the CIA for the transportation and illegal detention of prisoners, adopted midway through the work of the Temporary Committee », Parlement européen, 2006 ; « Report on the alleged use of European countries by the CIA for the transportation and illegal detention of prisoners », Parlement européen, 2007.
[11] Martin Scheinin, « UN Special Rapporteur on human rights and counter-terrorism concludes mission to Israel, including visit to Occupied Palestinian Territory », Conseil des droits de l’homme des Nations unies, 10 juillet 2007.
[12] Thom Dieben et Diede-Jan Dieben, When does War Become Crime ? Aspects of Criminal Case against Eric O., Wolf Legal Publishers, Nijmegen, 2005.
[13] Nous avons analysé ces enjeux à plusieurs reprises : Didier Bigo, « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ? », Cultures & Conflits, n° 31-32, 1998, p. 13-38 ; « Security and immigration : toward a critique of the governmentality of unease », Alternatives, vol. 27, supplement, 2002, p. 63-92 ; « La mondialisation de l’ (in) sécurité ? », loc. cit. ; « International political sociology of security », in Paul Williams (dir.), Security Studies, an Introduction, Routledge, Londres, 2007. Voir également, dans le même sens : Jef Huysmans, The Politics of Insecurity. Fear, Migration and Asylum in the EU, Routledge, Londres, 2005 ; Ayse Ceyhan, « Technologie et sécurité : une gouvernance libérale dans un contexte d’incertitudes », Cultures & Conflits, n° 64, 2006, p. 11-32 ; David Lyon (dir.), Theorizing Surveillance. The Panopticon and beyond, Willan Publishing, Cullompton, 2006.
[14] David Cole, Enemy Aliens. Double Standards and Constitutional Freedoms in the War on Terrorism, The New Press, New York, 2003.
[www.educationsansfrontieres.org] .
[15] Laurent Bonelli, La France a peur. Histoire sociale de l’« insécurité », La Découverte, Paris, 2008 ; David Garland, The Culture of Control. Crime and Social Order in Contemporary Society, The University of Chicago Press, Chicago, 2001.