présentation de l'éditeur
Alain BERTHO, Nous autres, nous mêmes - Ethnographie politique du présent . Editions Du Croquant, mars 2008. Paru le : 16 mars 2008 - Éditeur : Du Croquant - Collection Turbulences - Reliure : Broché - Description : 144 pages ( 14 X 20,5 cm) - ISBN : 978-2-9149-6839-3 - Prix : 14,50 € A lire sur TERRA : le résumé, la table des matières et le chapitre 4 en texte intégral |
Mots clefs
L’auteur : Alain Bertho est professeur d’anthropologie à l’université de Paris 8. Il consacre ses travaux depuis vingt-cinq ans à la crise de la politique, étudiant successivement la fin du communisme municipal, le mouvement de 1995, le mouvement altermondialiste et les banlieues françaises. Il est l’auteur de Banlieue banlieue banlieue (1997), Contre l’État la politique (1999) et L’État de guerre (2003).
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PRESENTATION :
Qu’est-ce que la mondialisation ? D’abord un changement radical d’époque, de repères culturels, de façon de penser la vie, le temps, l’espace, les autres. Changement fascinant : les barrières culturelles s’effondrent, les métissages se multiplient et s’accélèrent, les flux d’images, de sons et de discours ouvrent à la mise en partage des imaginaires de l’humanité tout entière, potentiellement unifiée dans la diversification infinie de ses mondes subjectifs.
Ce changement, bien souvent, fait peur. Il va vite, trop vite peut- être pour des femmes et des hommes devenus soudainement comme étrangers à eux-mêmes. Il porte surtout en lui l’orage : le monde s’est aussi ouvert à la marchandisation du vivant, à la financiarisation de l’économie et de la ville, à l’usage généralisé de la guerre comme mode de gouvernement. La planète elle- même est en danger.
Plus que jamais dans son histoire, l’humanité a aujourd’hui les moyens de s’enrichir de ses différences pour maîtriser collectivement son destin. Mais le repli frileux sur la haine de l’autre devient trop souvent le moyen choisi pour conjurer la peur de son propre devenir, l’angoisse devant l’incertitude de sa propre identité.
Cette ethnographie politique du présent propose d’essayer de voir clair dans les bouleversements symboliques et culturels qui nous transforment, de lire notre présent avec le souci des possibles et non la nostalgie du passé.
Car pour Alain Bertho, le pire danger qui nous menace réside en nous- mêmes, dans la peur de l’époque et la tentation d’une identité collective assiégée, d’une fragmentation sociale et politique régressive et agressive.
Cette politique exclusive du « nous autres », du ressentiment, de la frontière, du barbelé, voire du massacre nous livre tous, sans défense, aux logiques financières prédatrices. L’auteur lui oppose la construction au quotidien d’un nouveau « commun » de l’huma- nité, d’une nouvelle puissance solidaire du « nous- mêmes », ouverte à toutes les singularités et toutes les altérités.
TABLE DES MATIERES :
Introduction
Penser autrement
Lire le présent comme un texte
Quelques éclaireurs
Où regarder ?
Chapitre 1 – Être de son temps
La discontinuité de l’esprit du temps
Globalisation : la multiplicité du contemporain
Être ou non de son temps : une question politique
Les lieux de l’esprit du temps
Chapitre 2 – Les mots nous manquent
Les mots contre l’ordre du discours
Les mots, champs de batailles urbaines
Les mots de Babylone
Chapitre 3 – Le temps nous manque
Fin de la raison historique
Un nouveau régime d’historicité
L’utopie au présent.
La mémoire et l’histoire
Aujourd’hui ou demain ?
L’utopie contre la « vie nue »
Temps, politique et pouvoir
L’actualité et la maîtrise du temps
Chapitre 5 – Ville ouverte
La ville interface
Quels mots pour la ville ?
Production immatérielle et rente foncière
Quel espace politique ?
Altérité et nouvelles frontières
La ville monde entre football et sans-papiers
Chapitre 6 – L’ordre et la peur
L’œuvre et la discipline
Les deux peurs
Un mouvement urbain entre l’ancien et le nouveau
Le fordisme paradoxal
La banalisation du mal
Chapitre 7 – Le commun et l’universel
Le présent invisible
Le retournement de l’universel
Rupture des flux, rupture du droit
La globalisation cellulaire ou la politique des grumeaux
Deep democracy
La fin des temps
Soi et le monde
Conclusion – Pour une éthique du commun
Aveuglante transparence
La gauche déboussolée
Une éthique du commun contre l’éthique du ressentiment
Richesses du présent
Postface
À qui servent les sciences sociales ?
Une connaissance réciproque
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Chapitre 4 :
Nous et les autres
« Un “nous” manquant » : voilà comment le philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux diagnostique le drame qui se joue durant les semaines qui ont suivi la mort de Zyed et Bouna le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois. « Dans d’autres conditions, il existe un « nous » qui pousse les adultes à réagir avec les jeunes. « Ne touchez pas à nos enfants ! Si vous touchez à nos enfants c’est à nous que vous touchez [1]. » En octobre 2005, ce « nous »-là n’a pas été prononcé. Il n’a pas été pensé. Le « nous » des parents de France n’a pas eu droit de cité. Pour autant, le « eux » auquel sont renvoyées les victimes, leurs familles, leur quartier et tous ceux qui s’en sentent solidaires est plus complexe qu’il n’y paraît au départ. L’insistance pour qualifier les émeutiers de jeunes « Français » souligne, remarque encore Jean-Louis Sagot-Duvauroux, le doute qui plane sur leur identité collective, sur le « commun » à partager. Elle insinue que cette identité « française » n’est pas forcément ce qui nous rassemble dans une communauté de droit. Elle fonctionne plutôt, on le verra, comme une prescription latente contre toutes les identités (revendiquées ou soupçonnées).
Le « ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans » lancé par Alain Finkielkraut dans une interview le 17 novembre 2005 [2] a fait, avec quelques autres sentences du même type, couler beaucoup d’encre. L’entretien en question, dont des traductions françaises et anglaises ont largement circulé, mérite une lecture exhaustive. À une question des journalistes sur « l’intégration » de jeunes issus de l’immigration, certes, mais français depuis deux générations, le philosophe a cette réponse : « Ce sentiment – qu’ils ne sont pas français – ce n’est pas l’école qui le leur a donné. » Pourquoi ? « En France, comme vous le savez peut-être, même les enfants qui se trouvent illégalement dans le pays sont quand même inscrits à l’école. Il y a ici quelque chose de surprenant et de paradoxal. » On pourrait tenter de traduire ainsi l’argument, sans trahir son auteur : l’école ne peut pas leur avoir dénié leur qualité de Français puisqu’elle accepte absolument n’importe qui comme élève, même des étrangers sans papiers. Au fond, cette qualité leur est reconnue par défaut puisque, pour lui, l’école ne porte plus au positif une idée de l’identité française. Et de conclure : « L’école pourrait très bien appeler la police, puisque l’enfant se trouve illégalement en France. Pourtant, l’école ne prend pas en considération leur illégalité. »
L’identité française de l’institution serait-elle celle qui exclut et qui emprisonne, celle qui marie la pédagogie et la police ? Ce n’était sans doute pas loin du point de vue d’une candidate à l’élection présidentielle en France en 2007 qui proposait plus de « vigilance » dans les inscriptions des enfants, et la vérification de la régularité de leur séjour en France.
« Hier aujourd’hui demain, ils sont sous notre protection », annonce depuis deux ans le Réseau éducation sans frontière lancé en 2004. Le succès croissant de ses mobilisations et de son implantation ne se dément pas de 2005 à 2007. RESF donne à voir une autre conception du « nous », une autre construction du « nous ». Ce « nous », sans a priori politique ou identitaire, rassemble dans la résistance à la traque policière, à l’école, des enfants et de leurs familles.
Si donc parfois des « nous » nous manquent, d’autres « nous » peuvent se construire dans le constat d’un commun à partager et à défendre. Leur émergence est d’autant plus difficile que nous sommes orphelins des « nous » rassurants d’un autre temps. Et ce deuil identitaire est parfois de bien mauvais conseil.
Sommes-nous en effet confrontés d’abord à cette « puissance de l’identité [3] » qui est « pour les individus la source du sens et de l’expérience » ou au désarroi provoqué par le deuil mal assumé des identités collectives de la période qui s’est close. Car c’est sur le terrain politique que la quête contemporaine des identités collectives fait sans doute le plus de ravages. Sans doute parce que c’est sur ce terrain même que des identités structurantes sur plusieurs générations sont en voie d’extinction.
Il y a des « nous » face à des « eux » qui ont eu leur puissance, leur fierté et leur vertu rassembleuse. Il y a des « nous » face à des « eux » qui n’ont pas été des « nous » de distinction et d’exclusion mais des « nous » conquérants et inclusifs. Le « nous » des ouvriers comme classe était l’affirmation politique de la dignité d’une utilité commune et de la conquête d’un avenir pour tous. C’était un « nous » normatif et non normalisateur, un « nous » producteur de nouvelles normes sociales et non disciplinaires [4].
L’identité politique de classe, en France, a été une formidable machine à digérer les différences d’origines, de croyances, de culture, et à produire une identité citoyenne revendiquée et non obéissante. Cette identité sociale et politique a fourni son sens subjectif à la démocratie représentative et sa substance à la vie des partis. Elle permettait de penser à la fois soi et les autres, leurs rapports et leur histoire commune.
Cette identité, dans sa dynamique politique, n’est plus. Elle a sombré vers le milieu des années quatre-vingt. La référence ouvrière perdure, certes, mais ne permet plus de nommer qu’en certains lieux et certaines situations : celles de l’usine [5], celle du foyer Sonacotra [6]. C’est cet effondrement, marqué d’ailleurs par le succès politique de la « question de l’immigration » qui ouvre les vannes de la valse des identités. À partir des années quatre-vingt, prise entre l’interethnique et le multiculturel, la sociologie française ne sait plus où donner de la tête, alors même que le renouveau religieux n’avait pas encore montré le bout de son nez. « Que peut signifier le projet de vivre ensemble avec nos différences ? », s’interroge en 1996 Michel Wieviorka en ouverture à Une société fragmentée ? [7] Toute la question est là, justement, avec la clôture historique de l’identité de classe : on a oublié un peu vite qu’il ne s’agissait pas seulement de « vivre ensemble avec nos différences » mais plutôt de rêver ensemble pour construire du commun. Pour toute une génération, un tel deuil identitaire ne fut pas exempt de souffrance et de repli [8].
On a sans doute sous-estimé le poids de cette péremption sur la totalité du système politique démocratique dans un pays comme la France. En effet, avec l’effacement des identités sociales et politiques, c’est toute l’idée de représentation politique qui est remise en cause. Quoi d’étonnant si l’effacement de la figure ouvrière dans les années quatre-vingt va de pair avec la montée du thème de l’immigration, la montée électorale du Front national, la montée irrésistible de l’abstention électorale à partir au moins de 1984, le déclin des partis, l’effacement progressif de la visibilité du clivage droite gauche. La péremption de l’identité de classe a ouvert en France une crise de l’État et de la politique qui est allée en s’approfondissant jusqu’à son paroxysme du 22 avril 2002 et, du moins en ce qui concerne la crise de l’État, sa clôture le 6 mai 2007.
La crise des partis est particulièrement impressionnante. Rappelons que les partis en France sont nés de moments révolutionnaires et de l’organisation de la résistance populaire. Sans jamais être les partis de masses de nos voisins italiens ou allemands, ils ont assuré, des décennies durant, l’intervention électorale de ces subjectivités sociales. Ils ont été au cœur de réseaux militants culturels, revendicatifs voire sportifs, articulant et enrichissant les identités dans une promesse de commun politique et gouvernemental. À y regarder de près, leur déclin militant commence à la fin des années soixante-dix, parallèlement au déclin d’autres organisations sociales comme les syndicats. Leur déclin électoral accompagne celui de la participation aux élections professionnelles. Ils se retrouvent ainsi, au cours des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix dans une sorte d’apesanteur sociale, face à une « non-force sociale » selon l’expression de Philippe Estèbe et Jacques Donzelot [9]. Tout en gardant les mêmes noms, les mêmes structures et principes de fonctionnement, les mêmes références linguistiques et pour une part le même personnel vieillissant, ces partis ont connu une profonde mutation. Ils se sont intégrés à l’espace de l’État. Ils sont devenus des institutions, d’ailleurs légalement financées par l’État, entièrement soumis au calendrier et aux enjeux institutionnels, incapables de réduire la distance qui s’est installée avec les nouvelles forces militantes émergentes.
Cette distance, ces forces militantes la maintiennent d’ailleurs avec soin. Avec les partis institutionnalisés, ce sont les enjeux de pouvoir et les volontés « représentatives » qui sont ainsi congédiées. Cette position est très forte dans le mouvement zapatiste, son refus de participer aux élections, son attachement aux formes communautaires et consensuelles de la démocratie. Il en est ainsi du Forum social mondial qui se définit en effet comme un « espace ouvert » réunissant « les instances et mouvements de la société civile de tous les pays du monde » tout en refusant d’être « une instance représentative de la société civile mondiale » et donc sans « caractère délibératif en tant que Forum social mondial ». Ce sont ces notions de société civile et de non-représentativité revendiquée qui commandent la logique pratique du forum : ni porte-parole, ni programme unitaire, ni vote de quelque manière que ce soit.
C’est sans doute aussi pour se préserver de toute tentation de ce type que « ne pourront participer au forum les représentations de partis en tant que tels ». Cette disposition, largement discutée, notamment en Europe, et en réalité souvent contournée, reste néanmoins un principe d’identification fort de ce qui est nommé « société civile [10] ». L’espace de coopération et d’élaboration est ainsi censé être mis à l’abri des enjeux de pouvoir qui lui sont extérieurs (débats politiques et partisans notamment nationaux), comme il se met à l’abri des enjeux de pouvoir internes en excluant tout vote, tout porte-parole et toute décision majoritaire.
Telle est, aux yeux des rédacteurs et des thuriféraires de la charte, la condition du principe fondateur « d’ouverture » qui se décline sur le mode de « l’élargissement » et de « l’inclusion », d’une production du commun jamais terminée, ni fermée à qui que ce soit.
Identités et altérités de proximité
L’identité sociale, de classe, s’enracinait sur le constat d’une identité de condition, de lieu de travail, de lieu de vie, voire d’adversaire. Elle avait un préalable incontournable, insuffisant, certes, mais essentiel. La profusion des situations contemporaines, la profusion des pratiques et des symboliques disponibles dans les « ethnoscapes » de la mondialisation et la progression de l’individuation ne disposent rien de semblable. Le commun est une construction collective pour des identités kaléidoscopiques et variables selon les lieux et les temps.
Faute d’une telle construction, nous assistons à une démultiplication d’univers singuliers qui ne se rencontrent pas, ou, lorsqu’ils se rencontrent, s’invectivent. Internet est l’un des lieux privilégiés les plus paradoxaux de ce point de vue. C’est bien sûr un lieu d’intense communication et d’échange, de production de commun dans le domaine des savoirs et de l’information. Mais c’est aussi un lieu d’exhibition d’identités singulières : 10 millions de blogs sur Skyblog (rien que pour la France), 600 000 sur Overblog, combien d’autres sur Google, sur Wordpress ou sur la multitude des serveurs qui se sont proposés. Les blogs ont à peine plus de 10 ans d’existence ! Les tentatives d’annuaires ne parviennent pas à suivre le flot continu des créations (et des fermetures) : c’est par interconnaissance, réseaux de référencements réciproques où hasard pur que l’internaute croisera ainsi journaux intimes, récits de voyage, photos de famille, ou CV professionnels. Et c’est un lieu d’une violence étonnante dans les échanges épistolaires à caractère politique ou culturel, que ce soit dans des listes de discussion par mail ou des forums en ligne. On y voit s’entrechoquer sans ménagement ni retenue verbale des mondes subjectifs que l’écran et le clavier séparent de façon radicale alors même qu’ils sont peut-être voisins de palier.
La mondialisation informationnelle qui, pour une part, abolit les distances et le temps, connecte toutes les situations et toutes les cultures, transforme réellement l’humanité en « village global » est aussi la révélatrice impitoyable d’altérités de proximité qui peuvent sembler irréductibles. Le « monde plein » et le « temps plein » ont généré des mondes parallèles.
Ce sont ces altérités dont la gestion est sans doute aujourd’hui la plus difficile. Et c’est bien la difficulté à concevoir, voire à nommer ces altérités qui rend douloureuse l’identification. Telle est la thèse de Marc Augé que nous avons déjà cité : « La crise de la modernité serait mieux décrite comme une crise de l’altérité. Entre l’homogénéisation virtuelle de
l’ensemble et l’individualisation des cosmologies, c’est la relation à l’autre, pourtant constitutive de toute identité individuelle, qui perd son armature symbolique [11] » mais « il y a toujours en amont des phénomènes présentés comme liés à une crise d’identité, une crise, plus profonde, de l’altérité. C’est parce qu’ils n’arrivent pas à élaborer une pensée de l’autre que des individus ou des groupes se disent en crise [12]. »
Comme le montre Arjun Appadurai, ce ne sont pas des « conflits de civilisation » séculaires mais bien l’exacerbation de ces altérités de proximité qui ont généré ces dernières décennies des meurtres de masse et des génocides, en Algérie, au Rwanda ou en Serbie. C’est bien l’exacerbation de cette altérité de proximité qui est à la racine du mutisme des émeutiers d’octobre novembre 2005 et du « “nous” manquant » de Jean-Louis Sagot-Duvauroux.
Épuisement de l’incomplétude républicaine
Dans ces circonstances, les vieilles recettes sont parfois (symboliquement) meurtrières, même si les intentions de ceux qui les promeuvent ne sont pas forcément en cause. La laïcité républicaine fait partie de ces vieilles recettes françaises depuis 20 ans convoquées face à la crise de l’altérité. Deux siècles durant, la République a montré ses capacités de rassemblement : de la droite et de la gauche, de l’officier juif et bourgeois et de l’ouvrier socialiste. Enracinée dans la nation citoyenne, cette République a montré ses capacités d’universalité.
Or depuis quelques années, les références républicaines sont exhibées par des collectifs ou des politiques qui divisent et qui divisent notamment la gauche française sur les thèmes qui l’avaient si longtemps rassemblée. Comment les mots de liberté, de laïcité, d’égalité, de peuple même, sont-ils aujourd’hui opérateurs de division d’autant plus passionnelles qu’ils séparent au nom d’idéaux formellement communs ? À l’automne 2003, sur la liste de discussion d’un appel qui avait connu un certain succès à la gauche de la gauche [13], des échanges épistolaires électroniques d’une violence rare accompagnèrent l’ouverture de l’affaire Alma et Lila Lévy [14], révélateurs brutaux d’un clivage culturel et éthique difficilement conciliable.
Quelle est donc cette République qui divise au nom, même de l’universalité qu’elle est censée porter ? À l’évidence, cette République-là n’est pas un régime politique concret et tangible que l’on pourrait ainsi jauger à ses actes et à ses effets, mais une République subjective, un idéal construit historiquement, une conception du monde et de la vie commune, du rapport de l’individu et de l’État, de la séparation du public et du privé.
Sa force d’entraînement politique a agrégé successivement, des combats d’une grande diversité, de la clandestinité du combat républicain avant 1848 à l’alliance du drapeau rouge et du drapeau tricolore en 1936. La République s’est ainsi construite comme un point de référence commun des mobilisations sociales, des combats pour la liberté de conscience réunis dans une conception de l’égalité, de la liberté, de la citoyenneté. Figure de l’universalité incarnée dans la nation, elle permettait ainsi à ceux qui y inscrivaient leur combat de donner à ces victoires une portée universelle. Et elle a fait de la nation républicaine un passage obligé vers l’universalité des exigences du corps politique et de la souveraineté du peuple.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas là de l’objectivité des processus politiques et institutionnels à l’œuvre, mais d’une subjectivité, d’une culture politique partagée. Dans le même temps, la « République réelle » n’a jamais vraiment honoré les promesses de la République rêvée. La République naissante a mis fin de façon sanglante à l’aventure de la conspiration des égaux et des amis de Gracchus Babeuf. Et l’armée de Cavaignac, celle de la République renaissante de 1848, a écrasé la révolte ouvrière de Juin au nom du respect du suffrage universel. « La République sera conservatrice ou ne sera pas » avait averti M. Thiers confirmant la justesse de la critique marxienne : l’État républicain est toujours au fond resté un État de classe et un outil de domination. La République de Ferry a été colonialiste. Celle de Jules Moch a brisé les grèves ouvrières. L’école libératrice républicaine a été aussi une machine à reproduire des inégalités. La République des droits de l’homme a mis un siècle et demi à être aussi celle des droits de la femme.
L’écart du réel et de l’idéal, la République contredite par ses propres actes n’ont pas été un obstacle à sa force de rassemblement, à la production et reproduction d’une culture politique commune. De Marianne à la sociale, le chemin était toujours possible. Les défauts de la République réelle étaient renvoyés à sa propre incomplétude. La référence républicaine devient la meilleure machine à intégrer non des populations mais du symbolique c’est-à-dire à produire du commun par-delà les conflits ou les différences.
La laïcité républicaine contre la multitude ?
Mais la singularité de cette production du commun réside dans son rapport à l’État national. L’État républicain est inséparable du peuple souverain, constitué dans son unicité citoyenne. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » affirme dès le 26 août 1789, la Déclaration des droits de l’homme (article 3). Puisqu’aussi bien « La loi est l’expression de la volonté générale » et « Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation » (article 6).
Que devient ce souverain populaire dans la globalisation ? Ce n’est pas par inadvertance que les villes réunies à Saint-Denis en 2000 pour l’adoption de la Déclaration européenne des droits de l’homme dans la ville posent au passage une autre définition de la citoyenneté qui ne part pas du concept de souveraineté mais de la construction nécessaire du commun dans la vie urbaine. L’article 1 annonce en effet que « la ville est un espace collectif appartenant à tous les habitants » et qu’en conséquence « les droits énoncés dans cette charte sont reconnus à toutes les personnes vivant dans les villes signataires, indépendamment de leur nationalité. Elles sont désignées ci-après comme citoyens et citoyennes des villes [15] ». Nous y reviendrons.
Telle est la limite contemporaine fondamentale de l’idée républicaine La construction du commun, la voie et la manière pour les femmes et les hommes de « faire société » ne passe plus seulement par le rapport à l’État national ni par l’unicité de la construction du « peuple » comme corps politique. L’hypothèse de la « multitude » a de très forts arguments [16] et nous ramène avec d’autres aux débats initiés au XVIIe, à l’opposition du citoyen de Hobbes [17] et de la multitudo de Spinoza [18]. La modernité des États nations a donné un temps raison au premier, pour qui « les citoyens quand ils se rebellent contre l’État sont la multitude contre le peuple » et la multitude est restée temporairement du côté du mépris et de la menace.
La constitution d’un peuple comme unicité citoyenne abstraite s’est ancrée dans la promotion et la défense de l’individu politique contre toutes les chaînes communautaires, familiales, culturelles, clientélaires, religieuses ou villageoises.
Mais cette libération a eu un prix : ce qui rassemble les uns les sépare des autres. Cette libération identifiée à la citoyenneté nationale porte une injonction de rupture à celui qui veut en bénéficier. Elle crée sur le territoire lui-même au moins deux catégories de citoyens : les citoyens de plein droit et les autres, sommés, s’ils veulent le devenir, de « s’intégrer » et donc de rompre avec leurs liens antérieurs. La République est jalouse. Elle ne partage pas. Cette injonction fonctionne tant qu’elle est libératrice. Elle ne l’est plus
L’intégration républicaine produit de l’individu et fait de l’espace public le garant de cette individualisation. Ce faisant elle produit, on le sait, d’autres frontières notamment celle, essentielle, qui oppose le privé et le public que ce soit dans l’espace économique, dans l’espace de la vie des personnes ou celui des convictions intimes. Et si la laïcité était au départ le principe d’une neutralité de l’État vis-à-vis des convictions privées (la laïcité s’imposait aux institutions, pas aux personnes), les progrès de la libération ont pu néanmoins longtemps se confondre avec le progrès de l’espace public sur l’espace privé, notamment dans le domaine économique.
L’espace privé, comme espace incompressible de la singularité, a été pensé comme une résistance intime à la libération portée par cette République laïque.
Dans le contexte contemporain, le vieil antagonisme de la République et du communautarisme ne met plus en scène que deux réponses également régressives. République ou communautarisme : le débat est piégé entre deux positions qui tout à la fois homogénéisent et séparent et mettent l’identité individuelle sous la condition d’une subjectivité collective, à l’opposé des formes d’agrégation sociale et politique qui émergent aujourd’hui.
Durant les 25 années de crise de l’État qui viennent de s’écouler, la convocation de la référence laïque et républicaine n’aura été que la façon bien française d’engager la classe politique et spécialement la gauche dans la voie de la « peur des minorités » que décrit si bien Arjun Appadurai [19].
La douleur identitaire nationale, produit de la globalisation, fait partout converger ses ressentiments vers les minorités qui semblent la menacer de l’intérieur. La peur de la minorité, la « peur des petits nombres » est fondamentalement une expression de la crainte de la globalisation. L’autre minoritaire est ainsi lu comme l’agent (si possible occulte) de puissances cosmopolites menaçantes. Pour une part, ce rejet des minorités (culturelles, nationales, religieuses…) fonctionne de la même façon que l’antisémitisme. La menace est d’autant plus redoutable qu’elle est cachée, l’autre d’autant plus dangereux qu’il nous ressemble. L’islamophobie a ainsi pris le relais du racisme ordinaire et la laïcité républicaine a été convoquée à cet effet [20].
La bataille présidentielle de 2007 et la victoire finale de Nicolas Sarkozy marquent une étape cruciale, ouvrant une autre séquence : la crise de l’État républicain qui s’est développée depuis les années quatre-vingt prend vraisemblablement fin. Quelques grandes lignes de la nouvelle période sont lisibles dans la campagne électorale elle-même qui vit un vrai concours de drapeaux et de Marseillaises. C’est directement la nation qui a été mise au centre du débat au travers de son utilité (la lutte contre les menaces de la mondialisation), de sa nature (ce qui la fonde) et de sa posture (un ordre de bataille).
L’exhibition de la peur, dans cette campagne, contrairement à 2002, ne reste pas enfermée dans l’insécurité urbaine mais mobilise la thématique des dangers du monde, la mondialisation comme menace de guerre, de terrorisme et de délocalisations. C’est la nation qui peut y répondre. La nation ici convoquée n’est pas constituée de tous ses membres au sens juridique du terme mais de « ceux qui l’aiment » ! La menace externe est potentiellement relayée par l’imaginaire d’un ennemi intérieur qui affaiblit la nation. Cet ennemi est « l’étranger sur place » (l’immigré), le Français pas tout à fait français (l’enfant d’immigré ou le musulman), deux figures de proximité sur lesquelles reporter sa crainte des menaces mondialisées, auxquelles on peut ajouter le jeune pas encore mâté, le multirécidiviste, l’assisté, le soixante-huitard… Autant de figures modernes de ce que la droite française des années trente aurait nommé « l’anti-France ». Enfin, le gouvernement qui sortira des urnes ne peut sortir de l’impuissance dans laquelle il est qu’en s’appuyant sur cette nation en ordre de bataille. La nouvelle articulation de l’État et de la nation se fonde donc sur cette posture de guerre interne et externe. Face aux menaces du monde, la nation en ordre de bataille doit donc constituer son ennemi qui les symbolisera dans la proximité et le voisinage : cet ennemi c’est « l’autre », l’anormal, celui qui n’est pas comme nous et ne respecte pas les normes. La légitimité du pouvoir peut alors se résumer à sa capacité de fédérer les haines. Au risque de ne rien produire de commun.
NOTES
[1] . JeanLouis Sagot-Duvauroux, « Le “nous” manquant », in Banlieue, lendemains de révolte, La Dispute, 2006.
[2] . Entretien avec Dror Mishani et Aurelia Smotriez dans le journal israélien Ha’aretz.
[3] . Manuel Castells, La puissance de l’identité, Paris, Fayard (Librairie Arthème), 1999.
[4] . Au sens de Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Payot, comme l’ont si bien illustré Jean-Pierre Terrail, Destin ouvriers, la fin d’une classe, PUF, 1990 et Michel Verret, La culture ouvrière, ACL édition, 1988.
[5] . Sylvain Lazarus, « Anthropologie ouvrière et enquêtes d’usine : état des lieux et problématique », Ethnologie française, 2001/3.
[6] . Coll., « Rencontres avec des gens d’ici : les résidents des foyers Sonacotra d’Argenteuil », La Lette du cadre territorial, 1999.
[7] . Michel Wieviorka, François Dubet, Françoise Gaspard, Farhad Khosrokhavar, Didier Lapeyronnie, Yvon Le Bot, Danilo Martucelli, Simonetta Tabboni, Alain Touraine, Sylvaine Trinh, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, La Découverte, 1996.
[8] . Jean Viard, Pourquoi les travailleurs votent Front national et comment les reconquérir, Seuil, 1997.
[9] . Jacques Donzelot , Philippe Estèbe, L’État animateur, essai sur la politique de la ville, Paris, Éditions Esprit, 1994.
[10] . Catégorie reprise littéralement dans les autres langues de base du forum : en portugais « sociedade civil », en anglais « civil society » et en castillan « sociedad civil ».
[11] . Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Flammarion, 1994, p. 87.
[12] . Ibidem p. 127.
[13] . Appel baptisé Ramuleau, du nom du restaurant parisien dans l’arrière-salle duquel beaucoup de choses s’étaient décidées au printemps 2003.
[14] . Alma et Lila Lévy ont été exclues du lycée d’Aubervilliers en raison de leur volonté de venir en classe en dissimulant cheveux et oreilles sous un foulard. Cf. Alma et Lila Lévy, Des filles comme les autres, au-delà du foulard, La Découverte, 2004.
[15] . Charte européenne des droits de l’homme dans la ville signée à Saint-Denis en mai 2000. Voir chapitre suivant.
[16] . Antonio Negri et Michael Hardt, Multitudes, La Découverte, 2004, mais aussi Paolo Virno, Grammaire de la multitude, pour une analyse des formes de vie contemporaines, Conjonctures et l’éclat 2002, et Philippe Zarifian, L’échelle du monde, globalisation, altermondialisme, mondialité, La Dispute, 2004.
[17] . Thomas Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la politique, Flammarion (1642) 1982.
[18] . Benedict de Spinoza, Tractatus politicus, La Pléiade (1677) 1955.
[19] . Arjun Appadurai, Géographie de la colère, la violence à l’âge de la globalisation, Payot, 2007.
[20] . Vincent Geisser, La nouvelle islamophobie, La Découverte, 2003.