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Livres choisis

Recueil Alexandries

< 64/80 >

novembre 2011

Michel Agier
Florence Bouillon
Claudia Girola
Anne-Claire Vallet
Sabrina Kassa

PARIS REFUGE - Habiter les interstices

Parution : 14/11/2011
ISBN : 978-2-914968-98-0
192 pages
16x18,5
15.00 euros

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présentation de l'éditeur

Si j’ai voulu réunir les quatre récits qui suivent, c’est parce qu’ils donnent à voir, à entendre et comprendre des espaces et mondes de l’ailleurs, au cœur même de Paris et de sa région… découvertes et réflexions dans le même élan d’une écriture personnelle, chercheuse, fouineuse même, et empathique, qui décrivent les interstices de la très grande ville, ses espaces cachés, où certaines manières de survivre prennent place et prennent corps dans des temporalités suspendues. Ce sont quatre carnets d’enquête sur une réalité souvent inconnue, stigmatisée, mais bien présente à Paris et ses alentours, bientôt « Grand Paris ». Mêlant la rencontre des lieux et des personnes, retranscrivant les dialogues et les impressions des auteures, ces récits bâtissent petit à petit une compréhension de ce que sont aujourd’hui les refuges dont Paris est le lieu… le square Villemin du Xe arrondissement où s’exilent les Afghans, les trottoirs et les rues des villes de la région parisienne où s’installent les personnes sans abri, des cabanes construites entre les bretelles d’autoroute et le boulevard périphérique, des squats africains… C’est dans ses interstices qu’aujourd’hui la grande ville est un refuge pour les étrangers globaux. Et c’est aussi par la reconnaissance de cette fonction de ville-refuge que Paris deviendra ville-monde.

Michel Agier est anthropologue (IRD et EHESS). Florence Bouillon est socio-anthropologue (université Paris 8). Claudia Girola est anthropologue (université Paris 7). Sabrina Kassa est journaliste indépendante, elle travaille notamment pour le mensuel Regards. Anne-Claire Vallet est architecte, elle prépare une thèse d’anthropologie à l’EHESS sur les interstices urbains en friche en Île-de-France.

Mots clefs

© Editions Du Croquant - Extraits du livre publiés avec l’aimable autorisation des Editions Du Croquant

Chercher refuge à Paris

Michel Agier

À la fin des années 1990, les gouvernements européens ont organisé le grand repli des États-nations face aux mobilités internationales attendues comme conséquences des décolonisations et de la mondialisation. Certes, depuis les années 1960 et avant même qu’on parle de « crise pétrolière », récession et « misère du monde », certaines législations nationales avaient commencé à être élaborées dans le sens d’une restriction des flux migratoires à l’égard des personnes venant des pays du Sud. Mais avec la chute du Mur de Berlin, la fin du conflit Est-Ouest, et l’ouverture des marchés et des territoires, un autre siècle et une autre Histoire ont commencé. D’une part, le sentiment s’est alors répandu que nous pouvions et devions partager un monde unique, dont les dernières frontières étaient la limite naturelle : la planète Terre dans sa rondeur devint le lieu d’un possible monde commun, et selon une soudaine évidence, l’universalisme des Lumières allait trouver, dans un contexte politique supposément pacifié et uni, la matérialité possible de sa réalisation. Cela selon le principe kantien du « droit cosmopolite » comme droit naturel de visite (et, en toute logique, de circulation) des hommes à l’échelle planétaire, « en vertu du droit de la commune possession de la surface de la terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à ¬l’infini, mais doivent finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel endroit [1] ». Maintes fois repris ces dernières années pour fonder une nouvelle théorie de l’hospitalité « sans condition » (qu’il faut entendre au sens de naturelle et d’universelle), ce principe permet d’élaborer une alternative cosmopolitique pour vivre et penser la planète comme un « monde commun » à venir.

D’autre part, le même moment historique a donné lieu à l’édification gouvernementale de « politiques de la peur », selon lesquelles le périmètre des États-nations devait être défendu face aux étrangers et aux conséquences de la mondialisation. Pourtant, celle-ci s’est déjà faite ou elle est amplement favorisée, sur les plans économique, financier, communicationnel, médiatique, voire politique. L’édification des murs (18 000 kilomètres de murs dans le monde aujourd’hui) semble protéger et défendre des États-nations qui ont déjà cédé sur l’essentiel de leurs prérogatives de souveraineté. De manière d’autant plus violente qu’elle est pathétique, ils cherchent ainsi à retrouver jouissance pleine et entière d’une portion de leur pouvoir dans la lutte contre la mondialisation humaine et contre ses plus fragiles manifestations : le corps des migrants les plus pauvres et des réfugiés… ou leurs descendants. À armes inégales, la puissance publique traque des individus et fait tenir désormais dans cette police désincarnée tout le sens des États-nations.

Comme un cas d’école, les mouvements et déplacements de population durant le « printemps arabe » ont mis en évidence les effets de ce conflit global ouvert à propos de la liberté de circuler dans le monde – et singulièrement en Europe et dans les pays riches. Fermant la porte a priori à toute velléité de demande d’asile, les gouvernements italiens et français ont promu une mise à l’écart, ce qui n’empêcha pas de promouvoir dans le même temps un regard compassionnel – l’envers le plus acceptable d’une politique de mise à distance. Ainsi, le 11 mars 2011 à Bruxelles le président français Nicolas Sarkozy proposa à ses collègues européens la création en Afrique du Nord de « zones humanitaires » pour « gérer tranquillement la question des flux migratoires ». Ce faisant, brandissant des menaces d’invasion étrangère face au passage de 25000 migrants entre janvier et juin 2011, les États européens ont, pendant la même période, laissé mourir au moins 1700 personnes (selon les chiffres du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés) naufragées en Méditerranée. Encore devrait-on logiquement ajouter à la liste les effets collatéraux de cette « guerre »-là, comme par exemple les six morts, tunisiens et égyptiens, victimes de l’incendie du squat de Pantin le 28 septembre 2011, faute de place en accueil d’urgence.

Qui est « l’autre » auquel ces politiques-là opposent la violence et parfois la compassion ? Toute errance devient coupable, les frontières se « durcissent » et transforment les conditions de l’altérité. Des politiques « identitaires » sont promues contre les « altérations » venues de l’extérieur (ou de l’étranger « de l’intérieur »), ce qui finit par ouvrir la voie largement aux conceptions ethno-nationales, voire raciales et à la montée des extrêmes droites comme on l’a vu au long des années 2000.

Une nouvelle figure de l’étranger se dessine aujourd’hui : un étranger global en quelque sorte, pas seulement parce qu’on le trouve partout dans le monde face à des politiques et vivant des expériences comparables, mais surtout au sens où son altérité synthétise trois figures. D’une part, l’errance de l’exode − un chemin sans retour ni ligne d’arrivée à la différence de l’Odyssée du migrant. D’autre part, la mise à l’écart du « paria », indésirable maintenu aux frontières des sociétés et des États-nations. Et enfin, la marginalité du « métèque », étranger exploitable à merci, présent dans la ville mais sans accès à la cité, c’est-à-dire sans droits. Le contraire de l’indésirable en effet, ce n’est pas le travailleur, c’est le citoyen. En France aujourd’hui, le statut du « sans-papier » relève de cette forme ancienne du métèque en marge de la cité politique et d’autant plus exploitable et jetable qu’il est sans citoyenneté. Chaque personne dans son parcours de vie, peut passer d’une « figure » à une autre. De l’errance sans fin à un travail provisoire sans papier, d’une cabane sous l’autoroute à l’expulsion et de nouveau l’errance, cette figure de l’étranger global met en évidence le rôle central et moteur de l’État (seul ou regroupé en communauté internationale). Elle est en ce sens politique − plus précisément « biopolitique » puisqu’il s’agit de gérer des populations, des corps et des espaces tout à la fois. Surtout, et c’est sa nouveauté dans un monde partiellement mondialisé, elle inclut et dépasse l’alté¬rité culturelle ou « ethnique ». Aujourd’hui cette altérité est d’emblée radicale, elle désigne des personnes qui nous restent invisibles ou inconnues, et ainsi sans identité reconnue. Pour des raisons indifféremment sociales, raciales ou religieuses, mais aussi bien « naturelles », accidentelles ou conjoncturelles, elles sont maintenues dans un « dehors » et un interstice (juridique, spatial, social), de l’autre côté d’une barrière juste refermée, à l’écart d’une société de droits et de prospérité considérée comme rescapée des désastres et menacée dans ses privilèges. Malchance pour celles et ceux qui sont nés du mauvais côté et issus de la mauvaise lignée ! Lorsque la seule politique audible des sociétés démocratiques est fondée sur la peur et l’immunisation des individus face aux risques de toutes sortes (écologiques, sanitaires ou démographiques), alors la vie de ceux qui sont maintenus à l’écart de ces sociétés-là consistera à lutter contre leur « mort sociale » selon les mots de la philosophe Hannah Arendt, qu’elle distingue de la mort physique, tout en estimant qu’elle en constitue le début pour ceux qu’elle appelle les « superflus ».

Dans la vraie vie de tous ceux qui se trouvent placés face à des politiques publiques resserrant le contrôle sur les frontières nationales et urbaines, et qui sont désignés a priori comme des représentations de l’étranger global – errant, paria ou métèque –, il n’y a que deux solutions : demander l’asile ou chercher un refuge. Dans leurs parcours on retrouve, tout en vrac et en désordre : l’inhospitalité dans le monde d’aujourd’hui, le développement des refuges en Europe, et l’utopie des villes-refuges… « Si nous nous référons à la ville, plutôt qu’à l’État, c’est que nous espérons d’une nouvelle figure de la ville ce que nous renonçons presque à attendre de l’État [2]. » Ces mots, prononcés par le philosophe Jacques Derrida devant la première assemblée des villes-refuges tenue à Strasbourg en 1997, ont pris depuis lors plus de poids. Une ville peut-elle s’élever au-dessus des États et s’affran¬chir de leurs politiques lorsqu’il s’agit d’hospitalité et de refuge ? L’utopie des villes-refuges paraît bien lointaine (elle fait référence à la franchise urbaine et à une certaine souveraineté de la ville médiévale). C’est pourtant bien de ville refuge qu’il est question ici, mais en pratique et au prix d’une « désobéissance » qui est devenue une des modalités de l’agir politique et urbain. Les places que trouvent les « étrangers » dont il est question dans ce livre, sont des abris, des cachettes, des lieux furtifs et presque fantômes.

Si j’ai voulu réunir les quatre récits qui suivent, c’est parce qu’ils donnent à voir, à entendre et comprendre des espaces et mondes de l’ailleurs au cœur même de Paris et de sa région… découverte et réflexion dans le même élan d’une écriture personnelle, chercheuse, fouineuse même, et empathique, qui savent nous faire voir les ¬interstices de la très grande ville, ses espaces cachés, où certains modes de survie prennent place et prennent corps dans des temporalités suspendues.

Ce sont quatre carnets d’enquête  : récits personnels de la découverte d’une réalité souvent inconnue, invisible ou stigmatisée mais bien présente pourtant au cœur de Paris et sa région. Ils mêlent la découverte des lieux, des personnes, retranscrivant les dialogues et les impressions des quatre auteures, et aussi les réflexions et commentaires qui construisent petit à petit une compréhension de ce que sont aujourd’hui les refuges dont Paris est, aussi, le lieu…

En outre, chaque récit met en scène la confrontation avec ceux qui – institutions ou personnes – les tiennent à distance ou au contraire cherchent à les recevoir, à les rencontrer… partant du refuge entendu comme abri, cachette, cabane ou squat, on arrive aux questions les plus essentielles de l’hospitalité, de l’exil, de la ville et du logement social, ainsi qu’aux personnes (« nous » ?) et aux institutions qui sont en charge de les promouvoir.

Ces quatre récits forment un ensemble à la fois divers et très cohérent. Il décrit l’état du monde, ses détresses et ses combats, tel qu’il est aujourd’hui condensé en un lieu précis, tout près de chez nous. Il montre que ces vies précaires font partie du paysage social et urbain de la France, singulièrement de Paris. Plus encore, elles sont ce en quoi la mondialisation humaine se donne à voir, et ce en quoi, en partie au moins, Paris est une ville-monde.

Qu’est-ce qu’être « étranger » dans le monde aujourd’hui ? Pour répondre, regardons tout près de chez nous. En suivant pas à pas quatre conditions errantes dans Paris et ses alentours, nous les découvrons contemporaines de notre propre existence, plus proches, voisines même, et ainsi plus perceptibles, non pas au loin dans les pays du « Sud », mais ici même, tout en bas de chez nous : le monde à nos portes…

Sabrina Kassa, fait le récit de sa découverte de « Sangatte à Paris », une chronique du square Villemin dans le Xe arrondissement, près duquel elle habite. Ses interlocuteurs sont les jeunes exilés afghans, iraniens ou irakiens qui arrivent depuis le printemps 2003 et après la fermeture du centre de Sangatte. Ils vivent là par dizaines et attendent, jamais les mêmes, écrit-elle, très jeunes et calmes. Mais le regard, l’indifférence ou, au contraire, l’aide des voisins et des intervenants associatifs sont aussi pris en compte : « Je suis journaliste indépendante depuis dix ans je tourne dans tous les sens les questions migratoires, les rapports Nord/Sud, les problèmes d’exclusion… Je les tourne dans tous les sens, je circule le plus possible, parfois très loin. J’explore les morts sociales et les renaissances. Souvent dans les marges. […] Au bout de dix ans, je réalise qu’en bas de chez moi, en plein centre de Paris, là où Amélie Poulain aime à gambader le long des écluses, tout est là. Les migrants, les rapports Nord/Sud, les violences sociales, les résistances humaines… Il suffit de prendre le temps d’explorer ! »

Claudia Girola a passé plusieurs années au contact des personnes « à la rue », des habitants des quartiers et des travailleurs sociaux de la région parisienne qui interviennent auprès d’eux. Son texte se déplace dans les circuits parcourus et les lieux habités par les sans-abri sans jamais les enfermer dans un « monde » artificiellement construit. C’est un espace limite entre la « vie nue » et la vie sociale, citoyenne, reconnue. Anthropologue argentine, arrivée en France après avoir connu les faubourgs et misères de l’Amérique latine, elle découvre les sans-abri sous un nouveau jour, loin du misérabilisme et du malaise ambigu de l’homme blanc : comme des sujets de parole, contre le stigmate de l’individu désaffilié et désocialisé ; et comme une présence récalcitrante dans les rues des villes ; c’est ce qu’affirme un sans-abri : « Je les emmerde, je suis toujours là » ; il y a une « guerre des bancs », des parcs et bouts de trottoir sont devenus les lieux de leur vie de tous les jours, en faire des meubles de leur vie privée est pour eux vital ! Le malaise des intervenants sociaux et des passants ordinaires lui semble d’autant plus fort « qu’il n’y a pas de différences essentielles entre la personne en situation extrême et l’observateur extérieur ». Ainsi venue d’un regard à la fois extérieur et empathique, cette enquête-là porte un propos plus général qui traverse tout le Paris précaire d’aujourd’hui : Quelle est cette altérité ? Ethnique ? Raciale ? La souillure de la frontière instable entre la vie dite normale et un « extérieur » méprisé ou ignoré alors qu’il nous est si proche ? La frontière de l’étranger et celle de l’indésirable se superposent de plus en plus.

Architecte de formation et anthropologue en formation, Anne-Claire Vallet est partie à la recherche des installations « spontanées et furtives » qui se nichent dans les espaces en friche des communes de la petite couronne parisienne. Les friches urbaines sont les « résidus spatiaux de l’aménagement urbain », explique-t-elle. Murés, grillagés ou encerclés de palissades, ces restes et interstices ne sont ni physiquement ni légalement accessibles, qu’ils soient privés ou publics. Éphémères, invisibles, ce sont aussi des espaces de liberté, ou d’une relative liberté, celle de personnes, étrangères et le plus souvent en situation irrégulière, qui en tant qu’habitants apparaissent d’abord juste comme des « ombres » : des passagers fantômes à Paris. Anne-Claire Vallet raconte sa propre recherche de ces lieux, par ses repérages sur Google earth, ses déambulations dans les quartiers repérés, ses échanges avec les voisins, enfin la pénétration un peu hésitante dans les lieux eux-mêmes et la rencontre avec les habitants, bulgares, roumains et « roms », que les politiques migratoires et sociales ont cantonnés dans les limbes de la grande ville.

Florence Bouillon vit entre Marseille et Paris. Après une thèse brillante en anthropologie sur les mondes du squat à Marseille, après les squats de Barcelone, elle a voulu découvrir ceux de Paris. Elle y a enquêté entre 2008 et 2009, en suivant notamment de près la mobilisation entreprise par les habitants d’un immeuble incendié de la rue Cavaignac pour faire reconnaître leur statut de sinistrés en dépit de leur condition d’occupants sans droit ni titre. C’est par leur intermédiaire qu’elle a rencontré Awa. Loin de la violence des stigmates et contre la politique urbaine à la matraque, Florence a voulu raconter la rencontre marquante avec cette femme malienne, et restituer son parcours d’obstacles entre stigmate et discrimination, du squat au logement social. À travers les récits de la recherche d’un toit ou de l’installation en squats, mais aussi grâce aux descriptions de la vie quotidienne d’une femme noire dans un ensemble HLM, Florence et Awa nous donnent à comprendre les interactions complexes qui président aux relations entre discrimination raciale et insalubrité résidentielle, interactions ordinaires et sentiment d’habiter une ville et une société.

Deux caractéristiques de ces mondes précaires à la fois parisiens et « globaux » ressortent de ces enquêtes. Premièrement, ils n’existent et se fixent dans la détresse et la vie précaire que parce qu’existe une politique de l’indifférence associée au cantonnement et à la ghettoïsation des indésirables : « Circulez, il n’y a rien à voir ! », c’est en substance le message de la politique toute incarnée dans la police. Aussi, décrire ces lieux et celles et ceux qui les habitent, jusque dans leur vie quotidienne, familiale et sentimentale, leur vie très ordinaire et si semblable à la nôtre, c’est opposer à cette politique de l’indiffé¬rence une politique de l’empathie. Méthode de l’enquête ethnologique et condition d’un regard décentré, elle permet de « raccourcir la distance » comme le dit et le montre Claudia Girola au début de son récit. Tout à l’opposé de la compassion, de la charité distante, elle permet de rencontrer, connaître et reconnaître l’autre en passant par-dessus les frontières instituées par les politiques et les préjugés, et ainsi de réduire l’altérité de celles et ceux qui nous semblent d’autant plus étranges et étrangers qu’ils sont tenus à l’écart. Ce sont donc des récits de rencontres.

Deuxièmement, ces lieux, on le voit bien, sont des refuges. On oublie trop que le refuge est une des manières d’accéder à la ville, voire de faire ville – ce qu’on sait mieux et qu’on admet plus facilement quand il s’agit d’autres pays dans le monde. Ainsi la concession d’un espace dans une arrière-cour pour une famille de migrants sans ressources, devient vite, au Brésil, une « favela » (ce terme désigne à l’origine la broussaille en forêt…). Ailleurs ce sera une « Villa miseria » (en Argentine), une barriada (au Pérou) ou une « invasion » (en Colombie)… Réinvestis comme de véritables lieux de vie, ils sont « habités » : à Paris et dans sa région, des parcs, des squares, des trottoirs, des logements vacants et des friches deviennent vivables, transformés par et pour la présence de ceux qui y viennent pour dormir ou se retrouver plus longuement. Ce sont des expériences à la fois « résilientes » et résistantes. Elles laissent percevoir des voies inédites de la politique en s’obstinant à affirmer la possibilité de la vie dans un monde commun et partagé.


© Editions Du Croquant (p.19)

Sangatte à Paris.
Le jardin des exilés

Sabrina Kassa

Paris, décembre 2008

J’habite près du canal Saint-Martin dans le Xe arrondissement de Paris et depuis le printemps 2003, quelques mois après la fermeture du centre de Sangatte, je vois des exilés afghans, iraniens, irakiens (d’autres nationalités sûrement) dans le jardin Villemin. Jamais les mêmes. Ils sont très jeunes, toujours très calmes. En petits groupes, ils attendent. Quoi exactement ? Depuis l’été 2008, ils sont de plus en plus nombreux. Pourquoi errent-ils ainsi dans la rue ? Les Afghans et les Irakiens viennent de pays en guerre, ils ont droit à l’asile, non ? Et pourquoi sont-ils si invisibles pour les habitants ?

«  Vous savez ce qui se passe dans le jardin avec les exilés ?  » Chaque fois que je pose la question, aux commerçants, au café, à mes voisins, les traits se crispent, les regards se détournent. La question gêne. «  Ah oui, j’ai vu un reportage sur M6, me dit une riveraine qui habite à 100 mètres du jardin, dont le visage soudain s’éclaire comme si ces réfugiés devenaient soudain réels à ces yeux. C’est vrai, c’est terrible… » Terrible, oui, et même pire en ce que la situation révèle de notre indifférence, prise en flagrant délit, et de l’état gazeux de notre démocratie.

Je suis journaliste indépendante depuis dix ans je tourne dans tous les sens les questions migratoires, les rapports Nord/Sud, les problèmes d’exclusion… Je les tourne dans tous les sens, je circule (...)


© Editions Du Croquant (p.71)

Scènes ordinaires d’une vie sans abri

Claudia Girola

Ce ne sont pas les lucioles qui ont été détruites :
plutôt quelque chose de central dans le désir de voir…
dans l’espérance politique.
Georges Didi-Huberman [3]

J’ai vu tant de gens si mal vivre/Et tant de gens mourir si bien.
Louis Aragon

Raccourcir la distance

Je voudrais, avec ce récit, rapprocher les personnes sans abri de notre regard. Que leurs souvenirs, leurs savoir-faire, leur présent actif mais incertain et leur futur souvent différé, puissent éclairer, même d’une manière discontinue, les zones de partage qui, souvent opaques à nos yeux et à nos sensibilités, nous relient nécessairement, elles et nous. Mais rapprocher de nous les personnes sans abri c’est aussi mettre en évidence la distance entre elles et nous, en droit, en justice et en reconnaissance sociale. Une distance inacceptable, intolérable.

Ce récit est une invitation à parcourir une série d’histoires de personnes à la rue en situation de vie extrême, que j’ai rencontrées pendant de longues années de recherche dans différentes communes (...)


© Editions Du Croquant (p.119)

Dans les friches de la ville

Anne-Claire Vallet

Entre !

Étudiante en architecture, « traceuse » de plans et « dessinatrice » d’espaces, j’ai été interpellée, lors de mes premières années à Paris, par la présence de terrains clôturés à la végétation exubérante, formant des creux impénétrables entre les immeubles parisiens, au milieu de la ville planifiée, programmée, déterminée par les architectes, les urbanistes et l’ensemble des professionnels urbains. J’ai alors commencé une recherche sur des terrains apparemment à l’abandon, lors de mon travail de fin d’étude en architecture, à la fin des années 1990.
De l’extérieur, ces espaces paraissent inutiles : ils sont sans fonction donnée, sans usage défini, ni exploités ni productifs. Murés, grillagés, encerclés de palissades ou bordés de glissières de sécurité, ils sont souvent difficilement pénétrables physiquement et ils ne sont pas légalement accessibles. Qu’ils appartiennent à des collectivités publiques ou à des propriétaires privés, ce ne sont pas des espaces ouverts, mais isolés du reste de la ville. Pourtant, en les parcourant, on découvre qu’ils abritent toutes sortes de mondes.
Un dimanche de juillet 2003, une amie me montre un terrain vague fermé par des palissades. Le site est contigu à un autre terrain à l’abandon avec quelques restes de constructions et, en limite adverse, à des bâtiments murés. La végétation laisse subtilement apparaître des traces de passage et ces endroits me semblent habités. Mais, pour (...)


© Editions Du Croquant (p.165)

Awa, une Malienne à Paris

Florence Bouillon

J’ai rencontré Awa, jeune femme d’origine malienne, en 2008. « Agent de nettoyage » dans des bureaux, elle habite alors avec son mari et ses quatre enfants au troisième étage d’un petit ensemble HLM du sud de Paris. Mais avant d’accéder au logement social, Awa a connu un long parcours de galère, où se succèdent hébergement chez un proche, hôtel meublé insalubre, puis de longues années de vie dans des squats.

Awa m’a été présentée par Tidiane, son cousin, que j’ai rencontré quelques mois plus tôt au cours de la mobilisation des sinistrés de la rue Cavaignac [4]. En ce jour froid et gris de février, nous nous rendons chez elle ensemble. Peu après notre arrivée, elle nous sert une large assiette de yassa, et nous commençons à discuter tout en mangeant. Tidiane me présente d’emblée comme une « amie ». J’expli¬que succinctement qui je suis, et pourquoi j’ai souhaité la rencontrer. Comme souvent, il n’est pas facile de trouver les mots justes : expliciter les objectifs d’une recherche académique dans un contexte social qui en est éloigné, évoquer l’objet de la recherche sans circonscrire excessivement le cadre de l’entretien… Je troque classiquement la vulgate scientifique pour un vocabulaire plus direct, mais non moins (...)

NOTES

[1] . Emmanuel Kant, Vers la paix universelle, 1795, éd. Flammarion 1991, p. 94.  ; voir Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort, Galilée, 1997.

[2] . Jacques Derrida, op. cit., p 17.

[3] . Georges Didi-Huberman, Survivances des lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2005, p. 50.

[4] . Pour le récit de cette mobilisation de «  mal-logés  » et de ses enjeux, je me permets de renvoyer à mon article «  Les habitants des squats n’ont rien d’exceptionnel  » paru dans Multitudes n° 37-38, 2009, p. 238-246.