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Présentation des terrains d’ASILES

Michel Agier
Michel Agier est ethnologue et anthropologue, Directeur de recherche à l’IRD et Directeur d’Etudes à l’EHESS. Ses recherches portent sur les relations entre la mondialisation humaine, les conditions et lieux de l’exil, et la formation de nouveaux contextes urbains.

citation

Michel Agier, "Présentation des terrains d’ASILES ", REVUE Asylon(s), N°2, octobre 2007

ISBN : 979-10-95908-06-7 9791095908067, Terrains d’ASILES, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article678.html

Mots clefs

La mobilité de personnes en situation précaire sur le plan physique, social et juridique est un phénomène aujourd’hui massif. Qu’ils soient contraints par les violences internes, les guerres ou par la recherche de ressources sociales inaccessibles dans des lieux d’origine devenus invivables, chaotiques ou sinistrés, ces déplacements de populations touchent plusieurs dizaines de millions de personnes. Ils se font d’abord essentiellement au sein même des pays d’Afrique, d’Asie, du Proche-Orient ou d’Amérique latine (dits déplacements internes), entre les pays d’un même continent (par exemple, en Afrique, en restant de part et d’autre d’une frontière), ou en allant d’un continent à l’autre. L’échelle du phénomène est planétaire, celle des circuits l’est aussi souvent, certains trajets transnationaux ou transcontinentaux se recomposant sans cesse face aux contraintes issues des cadres nationaux et régionaux de départ et de ceux de potentielle arrivée. Ces déplacements se trouvent de plus en plus stigmatisés, périlleux et contrôlés, au moins pour les personnes qui ne répondent pas aux critères de sélection à l’entrée, et sont ainsi d’une manière ou d’une autre considérées comme des « indésirables ». Des situations d’errance, d’incertitude et d’attente se développent dans l’entre-deux.

Deux grandes directions des politiques institutionnelles définissent aujourd’hui le cadre de ces mouvements. L’une consiste en une politique des espaces, qui se compose d’une part d’un contrôle des circulations (routes et frontières) et d’autre part d’un ensemble de lieux de confinement ; l’autre direction de ces politiques consiste en une production permanente de catégories et d’institutions permettant de classer, compter et gouverner à part les « populations » ainsi définies. Ces questions forment le premier volet des textes réunis dans ce numéro 2 d’Asylon(s) mis en ligne aujourd’hui. On examine ensuite, dans une seconde partie, quelques unes des réponses individuelles et collectives apportées à ces politiques et au sein des dispositifs de contrôle et d’assistance, par celles et ceux qui en sont la cible. Ces contributions sont issues des « Retours de terrain » du Programme ASILES.

Des dispositifs de contrôle, d’assistance et de confinement

Des institutions nationales, régionales, mondiales, tentent de contrôler les flux des personnes en rendant les frontières moins franchissables et en réinventant des formes de confinement plus ou moins stables et pérennes. Ainsi, quelques recherches montrent les contraintes qui rendent plus difficile le passage des frontières. Au Maroc, point stratégique entre l’Afrique et l’Europe, des dispositifs sécuritaires se mettent en place pour le contrôle des migrants sans papiers, dans le but de dissuader les exilés subsahariens de se maintenir sur le territoire marocain en rendant leurs conditions de vie difficiles. En outre, un effet de banalisation s’installe progressivement par la réitération périodique des actes policiers, notamment les rafles des Africains sub-sahariens sans papiers (J. Valluy). Ensuite, pour obtenir une « identité de papier » sur le territoire français, les demandeurs d’asile doivent faire face à l’épreuve qui leur permettra de surmonter le soupçon (celui de « faux réfugié ») qui est au principe de la vérification par l’OFPRA et par la Commission de recours des réfugiés (CRR). C’est une épreuve de « crédibilité » plus que de vérité, à laquelle ils doivent se préparer en travaillant leur récit jusqu’à le rendre conforme aux principes arbitraires, en grande partie symboliques, de la sélection. À défaut de réussir l’épreuve, ils tombent dans la nacelle des déboutés, clandestins et expulsés. La production des récits « crédibles » ne dépend pas tant de ce qui a été vécu et reste difficilement transmissible, mais des compétences des demandeurs, de l’interaction qui se noue avec l’agent de l’État qu’ils rencontrent, et des relations qu’ils nouent dans l’exil et l’attente : c’est là qu’ils peuvent par exemple trouver de l’aide auprès d’associations pour la préparation de leur récit (E. D’Halluin). Mais la suspicion se reproduit au sein même des espaces d’accueil, comme les CADA (Centres d’accueil des demandeurs d’asile). Les travailleurs sociaux catégorisent à leur tour les demandeurs d’asile en fonction de leur comportement plus ou moins « noble », « suspect » ou « courageux » : au « héros » souffrant et méritant, s’opposent d’abord la figure de l’« imposteur » et, dans une moindre mesure, celle du « débrouillard » (C. Kobelinsky). On observe ainsi que les qualités personnelles et l’apparence physique des résidents des CADA déterminent largement le niveau de confiance ou de méfiance qu’ils inspirent chez ceux qui, dans un contexte arbitraire et selon des critères impressionnistes, pourront décider ou avoir une forte influence sur les décisions concernant leur destin.

La politique des espaces passe aussi par l’usage de diverses formes de confinement, en particulier celle des camps, à propos desquels plusieurs études de cas sont présentées dans ce recueil. Les analyses contemporaines sont mises en perspective grâce à une histoire des cantonnements, foyers et centres d’accueil ou d’internement. Le recours au logement contraint est une constante des politiques de contrôle des réfugiés, des travailleurs forcés et des migrants depuis le début du XXe siècle en France. Cette histoire permet de voir, qu’au-delà des usages immédiats, contextuels, il est possible de décrire la continuité et la cohérence des formes du logement contraint pour les déplacés, déviants, réfugiés ou migrants (M. Bernardot). Des mises en espace du pouvoir se sont progressivement formées comme pratiques et comme savoirs, et restent disponibles dans l’arsenal des politiques de contrôle, de classification et d’assistance. Dans le droit fil de cette histoire d’enfermement, les centres de rétention administrative (CRA), dévolus à l’enfermement des étrangers en instance d’éloignement du territoire, existent en France depuis 1981. Comme c’est aussi le cas dans les formes antérieures et dans les camps hors de France, la fonction répressive est tempérée par une assistance juridique, une action sociale ou médicale à la charge d’organisations non gouvernementales, dans le cas présent la Cimade et l’Anaem. Ces cas montrent combien il est important de pouvoir intégrer à la recherche les « effets ambivalents » de la mobilisation associative (N. Fischer). Celle-ci améliore sensiblement le sort des retenus, détenus, déboutés et autres catégories de outcasts mais, dans le même temps, elle participe de la reproduction de ces dispositifs et des modes de gouvernement à part qu’ils mettent en œuvre.

L’actualité récente des politiques migratoires européennes montre que d’autres types d’espaces de confinement forment des espaces-frontières. Les frontières se durcissent, deviennent plus étanches, et conduisent les administrations à faire des frontières elles-mêmes des zones de stationnement relativement vivables, zones de maintien en instance et maintien en vie, recréant par là même la logique des camps comme espaces à la fois précaires et contraints d’extraterritorialité. La durée de détention des étrangers demandeurs d’asile en attente d’une issue ne cesse d’augmenter en Europe : de quelques semaines elle est en train de passer à plusieurs mois. Les espaces-frontières deviennent ainsi, au-delà de l’immédiateté apparente de leur (non-) existence, les espaces stables de vies liminaires et paradoxales, celles d’étrangers non admis et non expulsables, « en instance ». Dans ce cadre, la frontière se redéfinit physiquement, elle s’étend et s’adapte aux formes et aléas de la contrainte policière et administrative. C’est ce qu’illustre la forme particulière de rétention que sont les « zones d’attente pour personnes en instance » – les ZAPIs de l’aéroport Charles-de-Gaulle. L’étage d’un hôtel Ibis ou un hangar de 3.500 m² de la zone de fret de l’aéroport peuvent ainsi devenir des segments d’un espace-frontière « désarticulé », redéfini comme une situation dans laquelle « ce n’est plus le lieu qui fait le maintenu, mais le maintenu qui fait le lieu » (Ch. Makaremi). Un autre hangar, celui de l’ancienne usine à voussoirs d’Eurotunnel devenu le camp de Sangatte de 1999 à 2002, géré par la Croix rouge, illustre une certaine continuité des formes de gestion des « populations » d’étrangers. C’est aussi un « espace interstitiel », un des éléments à la fois de survie et de contrôle que les exilés de passage rencontrent au long de parcours divers (H. Courau). Plus généralement, les personnes qui croisent ces dispositifs à un moment donné de leur existence passent une partie importante de leur temps à slalomer entre des espaces et des catégories qui leur sont imposés de forme arbitraire, parfois violente, même lorsqu’il s’agit d’espaces dont l’assistance humanitaire semble être la première fonction. Ces parcours, d’un camp de réfugiés à un centre de transit, ou d’une catégorie à une autre (réfugié, déplacé interne, retourné), sont d’autant plus marquants dans l’expérience vécue par les personnes que les dispositifs ont une dimension régionale comme ce fut le cas autour du conflit de la Mano River (Libéria-Sierra Leone-Guinée) entre 1989 et 2003 (M. Agier).

Les enquêtes présentées dans le second volet de la première partie mettent l’accent sur les institutions en charge des politiques de contrôle, assistance, triage, stoppage et exclusion. C’est le second aspect des politiques institutionnelles de contrôle des déplacements : la production toujours renouvelée de catégories de populations, des normes et cadres institutionnels qui leur sont associés.

Les enquêtes ont mis en évidence l’importance de la politique des institutions, par exemple d’une organisation internationale comme le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR). Celle-ci peut s’étudier de l’intérieur, en prenant l’organisation elle-même comme objet de recherche et pas seulement comme commanditaire ou partenaire des recherches (J. Valluy). Il s’agit alors de comprendre dans quel tissu de relations politiques locales et intergouvernementales s’élaborent les stratégies du HCR. La marge de manœuvre est faible pour les orientations internes – elles-mêmes en conflit, par exemple entre les défenseurs d’une orientation fidèle à l’idée de protection et les tenants d’une orientation sensible aux politiques gouvernementales de contrôle des migrations. Les choix stratégiques sont largement fonction des politiques militaires ou migratoires des principaux pays donateurs, et des relations avec les pays de transit (comme le Maroc), d’asile et de rapatriement. Étudiée à partir du siège, à Genève, l’intervention du HCR en Afghanistan dénote un « système complexe d’acteurs », dont les décisions et leur mise en pratique relèvent de longues chaînes d’interaction mais aussi des stratégies géopolitiques des Etats-Unis imposant une politique des rapatriements en Afghanistan après 2001 (G. Scalettaris). En Inde, progressivement, le « pragmatisme » local des responsables du HCR les amène à constater ou confirmer l’abandon progressif du critère de la protection (selon la convention de Genève de 1951) pour s’orienter vers des critères humanitaires de prise en charge, dans un contexte de différenciation des ayant-droit selon des critères affinés de vulnérabilité ou selon les chances d’intégration sociale (J. Baujard). La même évolution opère au sein des Nations Unies pour définir les critères d’attribution du label « déplacé interne » (IDP, Internally Displaced Person), depuis les principes privilégiant la protection des civils en fuite à l’intérieur de leur propre pays au début des années 1990 jusqu’à une segmentation des besoins des déplacés internes en neuf domaines d’intervention assumés par sept agences onusiennes distinctes. Adoptée sous le nom de « Cluster reform » en 2005, la nouvelle réglementation fait de la « protection » un critère parmi d’autres et développe « une approche clinique qui réduit le ’challenge’ des migrations forcées à une liste de besoins correspondant aux spécialités des différentes agences onusiennes » (C. Dubernet).

D’une manière générale, les situations vécues dans l’exil sont transformées en catégories identitaires dès que les personnes passent au screening (« filtrage ») des organismes d’assistance, secours et contrôle. Cette pratique est caractéristique de l’ensemble de ces politiques : l’inscription sur des registres, la délivrance de cartes spécifiques, de laissers-passer, etc., sont, au même titre que les différents confinements selon les catégories, les outils élémentaires du contrôle. Il y a là encore une ambiguïté dans l’action des organismes d’assistance. D’abord parce que tout acte de prise en charge est simultanément un acte de classement, comptage, placement et contrôle. Ensuite parce que la dépolitisation apparente – au sens de son effet de démobilisation politique – qu’induit le geste charitable humanitaire fonde une domination sans contestation. En ce sens, les organisations d’assistance humanitaire qui font vivre les espaces de confinement participent de l’exercice d’un « biopouvoir », lequel ne supporte pas d’autres figures légitimes que celles de la victime comme ayant-droit (M. Agier). Dans ce cadre, le « clandestin », comme le « faux réfugié », deviennent littéralement outcasts, marges de la marge.

Faire face, vivre avec, transformer les dispositifs de contrôle

Dans une seconde partie, sont décrites et analysées quelques réponses individuelles et collectives apportées à ces politiques de contrôle, d’assistance et de confinement, en partant des lieux mêmes où se déploient ces dispositifs. Cela concerne en premier lieu la longue histoire des camps de réfugiés actuels.

Les camps palestiniens et sahraouis sont exemplaires de contextes dans lesquels le dispositif de contrôle et d’assistance ainsi que la mise à l’écart spatiale, politique, juridique, représentent le monde social déjà là, tel qu’il est donné aux individus, souvent dès leur naissance, et au sein duquel ils vont se socialiser, construire leur identité, imaginer leur vie quotidienne. À Jérusalem-Est, les camps palestiniens se transforment par les usages qu’en font les habitants (S. Bulle), et en Syrie, dans la périphérie d’Alep, un camp fait même l’objet d’un projet de réhabilitation urbaine, qui vise à prendre acte de la densité démographique et du développement urbain du camp (Y. Bouagga). Camps-villes, camps-quartiers ou camps-ghettos, le paradoxe vécu par les habitants des camps palestiniens met en tension d’une part la revendication du « Retour » qui fonde politiquement l’identité palestinienne du/dans le camp, et d’autre part les stratégies et solutions de survie capitalisées au long des décennies par les habitants des camps dont l’identité de Palestiniens se construit en rapport à leur environnement, c’est-à-dire comme des identités relatives, relationnelles et localisées.

En Algérie, les camps deviennent la référence identitaire et la racine des descendants de réfugiés sahraouis, des « secondes générations » qui sont elles-mêmes en quête de mobilité, géographique mais aussi sociale, comme celle des enfants de réfugiés nés dans les camps et se déplaçant vers l’Espagne (… ou Cuba) tout en ayant les camps comme lieux d’origine, éventuellement de retour (A. Corbet). De manière générale, on peut dire que le camp, dès lors qu’il se développe comme lieu de vie, devient un espace ressource sans cesser d’être un espace contraint. Au Sénégal, des filières migratoires se forment parmi les réfugiés noirs mauritaniens à partir des sites du HCR et de la Croix Rouge. Des parcours se forment dans l’exil en s’appuyant sur les ressources disponibles dans la région qui entoure le camp (M. Fresia). Progressivement, une inversion ou un décentrement se produisent, et le camp devient un des éléments d’un espace migratoire au sein duquel les vies individuelles et familiales se sont réorganisées.

En Amérique latine, enfin, l’interrogation porte sur la possibilité et les voies complexes des mobilisations collectives. Dans le cas colombien, les paysans – qui sont les premiers « otages » de l’affrontement entre guérillas, militaires et paramilitaires – tentent de circonscrire des espaces de paix qui visent à matérialiser une résistance au conflit armé. Mais, face à la difficulté d’exister comme « communautés » neutres, les leaders de ses espaces de regroupement se rapprochent stratégiquement d’un discours humanitaire de justification : l’image de la victime s’impose alors comme ressource vitale (S. Rolland). Au Venezuela, les citadins victimes des coulées de boue de 1999 – déplacés vers l’intérieur du pays, regroupés dans des « refuges » et/ou retournés dans leurs quartiers quelques temps après la catastrophe –, créent localement du dissensus et affrontent les experts et les politiciens, au nom de leurs droits reconnus de victimes. Ils montrent ainsi la possibilité d’une transformation des concepts et contextes humanitaires en autant de langages et de cadres où se créent des scènes politiques d’un nouveau type (S. Revet). Un retournement s’opère, qui peut s’observer dans d’autres contextes. Face à des politiques contraignantes de gestion des déplacements et de confinement des plus démunis dans des dispositifs qui alternent ou associent le contrôle et l’assistance, des individus ou des collectifs, aussi fragilisés soient-ils, développent des tactiques et stratégies de survie, de reterritorialisation et de prise de parole. Ils ébauchent ainsi, dans les marges et la précarité, de nouveaux modèles d’espace vécu et de nouvelles formes de la politique.

Michel AGIER (IRD, EHESS-CEAf, TERRA)