"Compte rendu - terrain" de un mois dans les camps de réfugiés sahraouis (sud Ouest Algérie), avril 2006.
Contexte et méthode
Le texte présenté ici est élaboré à partir des observations
effectuées lors de trois terrains d’un mois au moins, dans les camps de
réfugiés sahraouis situés au Sud-Ouest de l’Algérie. Ces campements sont
installés depuis 1976, date à laquelle l’Espagne a abandonné sa colonie au
Maroc. Depuis, malgré un mouvement de résistance (le Front POLISARIO), une
République fondée dans l’exil (République Arabe Sahraouie Démocratique, RASD),
et plusieurs résolutions de l’ONU réaffirmant le droit des peuples à disposer
d’eux-même, aucun référendum d’autodétermination n’a
pu être mis en place malgré
Signalons brièvement les difficultés d’accès aux camps pour le
chercheur, sous l’autorité militaire du Front Polisario, et rappelons les
divers problèmes liés à la précarité, à l’isolement des réfugiés, peu habitués
à rencontrer des étrangers. La méthode adoptée est donc celle de
« l’intégrations participante » qui, malgré ses limites, apporte avec
le temps des informations de plus en plus riches.
Ce troisième voyage n’aurait pu être possible sans l’aide
(stimulante comme financière) du programme Asiles. Retourner sur le terrain ce
mois d’avril m’a permis de revoir une famille avec laquelle s’est établi des
contacts « privilégiés », m’ayant particulièrement bien acceptée, et
ayant vécue avec elle des moments forts de son histoire. Parallèlement,
d’autres camps et familles ont été visités, l’intégration s’y effectuant
d’autant mieux que je commence à maîtriser les usages et codes sociaux, tout
comme la langue (le dialecte hassaniya). J’ai
également réussi à me défaire de tout contrôle militaire ou officiel, ce qui
m’accordait une grande liberté de déplacements et rencontres…
Si les personnes ont souvent du mal à évoquer leurs problèmes
ouvertement ou à parler librement de tous les sujets, la vie quotidienne et son
lot d’évènements et d’opportunités donnent lieux à des discours très
révélateurs (sur les traditions, le tribalisme, l’esclavage, les positions
politiques et la condition « réfugiée », etc.). C’est ainsi,
informellement et en suivant des parcours de vie, que se constitue ma recherche
sur l’identité des sahraouis réfugiés, et en particulier sur la façon dont elle
est ressentie et (re)composée par la génération née
dans les camps.
Le texte suivant évoque donc, en particulier, la façon dont les
jeunes réfugiés rencontrent le monde extérieur au cours de leur vie, et les
adaptations conséquentes. Les expressions en italique sont celles relevées des
propos sahraouis
L’enfance. Les séjours en Espagne : un enjeu de plus
en plus évalué
Le Front Polisario a organisé la société des camps dans le but de
constituer une conscience de peuple, une unité, transversales
aux hiérarchies sociales traditionnelles, afin de mieux légitimer et fonder
Afin de démontrer sa capacité à gérer et à former les
populations, et dans la perspective de l’indépendance du Sahara Occidental,
l’Etat sahraoui a instauré très tôt l’école obligatoire dans le camps. Les
cours, mixtes, sont dispensés en Arabe et en Espagnol, langue hérité des
anciens colons.
C’est d’ailleurs vers leur 10ème année que les enfants partent
passer leurs vacances d’été en Espagne , chez des
familles d’accueil, grâce à diverses ONG ou associations. A travers ces
voyages, renouvelés pendant 3ans environ, ils se confrontent à un confort de
vie inimaginable dans la précarité des camps… et ils en reviennent généralement
transfigurés : le bon environnement de leurs vacances « à
l’occidental » et les soins apportés par les familles changent
physiquement les enfants, grandis, « ragaillardis » de façon impressionnante,
dynamisés, etc. En contrepartie, les « correspondants » espagnols
rendent visite par centaines aux familles Sahraouies, une semaine, vers le mois
de mars.
C’est ainsi que la relation liant les deux familles s’engage
souvent bien au-delà d’un accueil vacancier : pour les réfugiés, envoyer
son enfant à l’étranger devient un véritable enjeu, car les dons d’argent ou de
matériel par les familles espagnoles sont fréquents. L’impact de ces apports
privés d’aide est puissamment ressenti sous les tentes : il accentue même
les récentes distinctions de statuts entre groupes familiaux, entre ceux
recevant une aide financière et d’autres toujours entièrement tributaires de
l’aide humanitaire.
« Avoir une famille espagnole » est donc
revendiqué, signifiant recevoir régulièrement de l’argent, et cette relation
« privilégiée » est exprimé par divers objets ostentatoires exposés,
relevant du confort « à l’occidental » : objets ménagers,
ustensiles électroniques de cuisine, chaînes stéréo et même lecteurs DVD…
L’électricité étant absente (même si des panneaux solaires permettent un faible
éclairage de nuit), ces objets sont généralement inutilisés (car
inutilisables), ou rapidement hors d’usage (endommagés par le sable, absence de
piles, etc.). Mais en cas de « coup dur », tout ce matériel peut être
revendu en contrebande en Mauritanie, ou donnés lors de fêtes, et entrent dans
le système d’échange.
Certains effets pervers de ces relations entre deux familles,
deux cultures, et deux niveaux de vie surgissent. Par exemple, tout « nassranii » (étranger) est maintenant assimilé
à « une banque ambulante », même s’il vient dans le cadre
d’une ONG… Les rapports amicaux deviennent de plus en plus marchants, et une
concurrence s’instaure entre les différents groupes. En effet, les familles
occidentales apportent de façon plus ou moins régulière, plus ou moins de
cadeaux et d’argent avec elles, certaines se contentant d’accueillir les
enfants l’été quand d’autres offrent des sommes impressionnantes à
« leurs » réfugiés… et si certains sahraouis sont comblés, et doivent
apprendre à gérer une richesse souvent inemployable (car il y a peu de
commerces dans les camps), d’autres sont très déçus…
Le séjour des espagnols dans les camps donnent lieu à des
démonstrations de la célèbre hospitalité bédouine : grâce à de grands
frais engagés, les réfugiés présentent à leurs invités une vie certes pauvre
mais éloignée de leur dénuement quotidien. En ces périodes, les liens de
solidarité communautaire sont rétablis activement afin que la famille d’accueil
se dédie entièrement à ses invités. Famille et voisins gèrent la maisonnée,
s’occupent du rationnement, de l’eau, apportent de toutes parts des matelas et
couvertures, afin que les « nassraniis »
ne souffrent pas trop de leur séjour. Tout est mis en œuvre pour que les
espagnols bénéficient de plusieurs repas par jour, avec de la viande, puissent
se doucher, faire la fête le soir ; le rythme social des réfugiés est
complètement renversé afin de s’adapter à celui des invités. Mais cet accueil
est souvent mal interprété par les espagnols, et nombre d’entre eux repartent
avec le sentiment que « le dénuement des camps n’est pas si grand que
cela » ; ils en tirent des conséquences financières et certaines
familles de réfugiés qui attendaient un retour monétaire compensant, au moins,
leurs efforts, se retrouvent endettés…
Bref, les séjours en Espagne sont très bénéfiques pour les
enfants sahraouis, mais les échanges et liens mènent à diverses
conséquences : matérielles, sociales (reconfiguration des hiérarchies sur
des critères monétaires, et éphémères), ou symboliques (nouvel idéal du « nassranii »).
Après des études à l’étranger, un difficile retour
Agé de 12 à 16 ans, l’adolescent sahraoui va étudier dans une des
trois écoles de l’espace des camps. Ils y vivent en internat, car ces écoles
sont isolées. Ils y apprennent toutes les matières classique, des bases
d’anglais, les fondements politiques de
Cette rupture avec le milieu familial est souvent anticipatrice
d’une grande absence : nombre d’étudiants, ensuite, vont passer leur bac
et commencer leurs études supérieures (si leurs résultats sont satisfaisants)
en Algérie, en Libye, ou à Cuba . Les meilleurs
restent jusqu’à l’obtention de leur Doctorant dans ces pays.
Auparavant, c’était le Front Polisario qui décidait où devaient
se former les jeunes, selon ses besoins estimés en cas d’indépendance. Mais
maintenant, ce choix est plus libre, avec en privilégié les professions
médicales (à Cuba). Cependant, sur place, les étudiants sahraouis partent et
demeurent en groupe, unis, encadrés et surveillés par des cadres du Front
Polisario. Cela dans le but d’éviter une dilatation des liens sociaux, renforce
l’esprit communautaire, et contient le désir de certains à trop
« goûter » au nouveau monde proposé… et à ses éventuelles
perversions.
De retour dans les camps de réfugiés, les jeunes diplômés gardent
entre eux les souvenirs d’un monde moderne (l’eau courante ou l’électricité
étant, on le rappelle, un confort inconnu des réfugiés). Mais ils ne trouvent
généralement pas de travail, ou alors des occupations occasionnelles comme
l’accompagnement de « missions » d’ONG.
Souvent, ce sont ces étudiants qui, pour s’occuper en partie,
organisent de petits commerces. Ces derniers se sont multipliés depuis 1991
(date du cessez-le-feu, du capital obtenu par la remise de la solde d’anciens
combattants par les espagnols à certaines familles, etc.). Se sont donc
progressivement installés de petits marchés au centre des camps, qui offrent
des services simples (mécanique, cordonnerie, etc.), des biens achetés en
Mauritanie (petit matériel de cuisine, couvertures, melhaffas , etc.), ou de
l’alimentation (revente tolérée par le HCR d’un peu d’aide humanitaire, viande
de chameau, quelques fruits et légumes importés de Tindouf, etc.). Il n’est pas
rare, ainsi, de rencontrer un gérant de boutique ayant obtenu une formation
supérieure, parlant plusieurs langues, « noyant son ennui » en
s’investissant dans son petit commerce…
Une autre tactique d’enrichissement pour la jeunesse éduquée est
de réussir à partir une ou deux années en Espagne pour effectuer des
« petits boulots ». Le petit pécule ainsi amassé, jusqu’à temps que
leur visa soit expiré, sert généralement à acheter une voiture ou le matériel
permettant, par la suite, de mettre en place une activité dans les campements.
De la part de cette génération, faut-il lire cet engagement dans
l’économie hésitante des camps de réfugiés comme un investissement pour
construire et entretenir l’unité de
Peut-être, car le patriotisme est toujours revendiqué, même si
les aménagements se révèlent comme une installation allant bien au-delà/ à
l’encontre de l’aspect temporaire que le Front Polisario souhaite conserver aux
camps… Mais lors des conversations, à mots cachés, on évoque surtout le désir
de « faire quelque chose », de rompre avec l’ennui, avec
« l’attente immobile » qui prévaut, avec le décalage par
rapport à la marche du monde…
L’argent gagné est soit utilisé pour accéder à un peu plus de
confort matériel (mais difficilement accessible), soit pour mettre en œuvre des
tactiques de « re-départ » dans un pays extérieur, parfois mieux
connu que la vie Sahraouie des réfugiés pour ceux qui sont paris pendant une
quinzaine d’année . Car certains décrivent comme un
« double » ou un « triple » exil leur retour
à la vie de réfugiés : naître en exil, connaître un départ lors de
l’adolescence à l’étranger, y appréhender et assimiler un nouveau mode de vie,
y être coupé de la culture Sahraouie quotidienne, puis revenir sans occupation
ni référents culturels dans un milieu fermé et précaire…
Rejoindre l’Occident, une affaire d’homme
Donc, ils y a des tentatives renouvelées et de plus en plus
fréquentes de la part des jeunes éduqués pour sortir des camps, et utiliser ses
compétences pour gagner de l’argent, et demeurer au maximum dans des régions
occidentales. Mais notons ici la différence entre les filles et les garçons. Si
les deux partent également étudier ou travailler des étrangers, les attitudes
au retour sont différentes. D’abord, l’éventuel pécule accumulé par les filles
est quasi intégralement reversé à leur famille, ce qui n’est pas le cas pour
les garçons. D’ailleurs, aujourd’hui, les familles préfèrent faire naître des
filles ce qui n’étai pas le cas traditionnellement ou avoir un garçon était
gratifiant. En effet, dans le cadre sédentarisé des camps, les hommes n’ont
plus leur place et ce sont les femmes qui gèrent tout, de leur foyer (la tente
est un bien féminin) à l’administration locale . De
plus, elles sont réputées pour bien s’occuper de leurs parents et personnes
âgées, à l’inverse des garçons…
On assiste souvent à des mariages où les deux jeunes gens ont
reçu une éducation à l’étranger : mais si l’homme tentera de partir
travailler à l’étranger, la femme elle demeurera dans les camps, lui offrant
une « garantie de culture sahraouie » vis-à-vis de la société,
en y élevant leurs futurs enfants… Cet « abandon » des hommes formés,
de plus en plus courant, permet à sa famille une meilleure subsistance (envoie
d’argent), mais accentue les inégalités financières tout comme l’absence
masculine. Ce qui, bien sûr, n’est pas sans conséquences sur la vie sociale des
réfugiés.
Mais alors, certains ne tentent-ils pas de partir définitivement
des camps ? Ce phénomène de « fuite » reste, semble-t-il, très
marginal. Tout d’abord parce que, reconnus par le HCR et administrés localement
dans les camps, les sahraouis sont conscients que tout départ (envisagé
définitivement) signifierait une coupure radicale avec leur milieu :
retour impossible, pas forcément bien vu, etc. Ensuite parce que obtenir des
papiers est une chose difficile, surtout pour des individus ne possédant pour
seul témoignage de leur identité que une carte de
Seul le Maroc accueille assez facilement les réfugiés désireux de
partir des camps. Ce qui devient, alors, un acte politique. Depuis un appel de
Hassan II, dont l’influence malgré tout semble avoir été mesurée, tout sahraoui
voulant rejoindre le « Grand Maroc » se doit de faire allégeance au
Roi mais, en contre partie, recevra de gros avantages financiers…
Le patriotisme, éduqué et entretenu
Mais alors, quel avenir pour cette génération ? Malgré les
espoirs envers l’étranger, il existe une véritable « conscience
sahraouie ». Tous souhaitent avidement l’indépendance : les camps
devraient être une solution temporaire, un départ pour l’Occident doit l’être
aussi, et revenir habiter un territoire perdu –même méconnu par les jeunes,
demeure un objectif fermement ancré dans les mémoires et dans les cœurs. Car le
Sahara Occidental, c’est une attache, un lieu d’expression de cette société qui
s’est révélée dans les camps, mais aussi le lieu de la mémoire, de
l’ancestralité, où se sont figées les généalogies… C’est aussi, possiblement,
une région où il existe des moyens de production de l’existence d’un Etat
indépendant (ressources minières, piscicoles, phosphate, prairies…).
Le Sahara Occidental est une zone tant imaginée que dépeinte par
l’école, des fêtes nationales soigneusement orchestrées autour de martyrs, et
les parents des jeunes réfugiés. Mais ce pays rêvé, dont le souvenir est
cultivé, est également un peu connu, concrètement, par les plus jeunes. En
effet, chaque famille essaie de partir, environ une fois par an, dans « la
badia » : cette région indéterminée,
aux confins du Sahara, entre
Face à ce décalage vis-à-vis de l’Occident ou de la « badia », et confrontés aux atermoiements de la
diplomatie, aux multiples résolutions de l’ONU qui ne font que prolonger leur
vie de réfugiés, la nouvelle génération adopte presque unanimement la même
attitude : celle du désir d’un retour à une confrontation directe avec les
marocains, à la guerre. « Tout risquer, c’est tout gagner »
ou « je préfère mourir d’une balle que mourir à petit feu ici » sont
des phrases redondantes exprimées par les plus jeunes, qui critiquent de plus
en plus les diverses stratégies diplomatiques du Front Polisario. Quand aux
plus anciens, ils sont porteurs du projet sahraoui, de l’unité fondant
Conclusion : évolutions sociales dans les camps
Qu’en est-il de ces jeunes qui n’ont pas eu les moyens d’étudier
à l’étranger ? Après la scolarisation obligatoire et l’année de
« service militaire » obligatoire, ils se retrouvent souvent à errer,
sans occupation, désirant un Occident aperçu à travers les richesses des étrangers,
et l’écran de la télévision.
Des petits boulots leurs sont proposés avec l’apparition récente
de voitures et du commerce : mécaniciens, porteurs de denrées… Mais
l’inactivité prédomine, et est source d’une grande lassitude. Des psychologues
d’ONG espagnoles ainsi qu’une psychologue sahraouie (formée en Algérie) le
confirment : pour nombre de jeunes, l’avenir est aussi flou que le passé
de leur patrie. La désillusion prend le dessus et avec l’apparition des petites
inégalités de richesse, nombreux sont ceux qui tombent
dans la délinquance. La violence est, en effet, un nouveau défi que
l’administration se doit de résoudre. D’autre part, la dépression est très
courante, stigmatisant l’abandon d’une société et d’un Etat abandonné des
préoccupations mondiales…
Toutefois, cette génération née dans les camps est bien celle qui
la fait vivre actuellement. Mais en réadaptant la vie sociale : par
exemple, les jeunes gens essaient de ressembler au maximum aux modèles
occidentaux idéalisés, en délaissant les habits traditionnels de jour (pour les
hommes), en assimilant quotidiennement différents mots étrangers dans leur
dialecte, en voulant se blanchir la peau… Les fêtes sont parfois filmées par
des caméras privées, louées en Algérie, et les cadeaux rejoignent en partie
ceux des espagnols… Cette année, les téléphones portables ont fait leur
apparition : d’ou d’étonnantes scènes où, en attendant les
camions-citernes d’eau ou l’aide humanitaire, près d’enfants malades en manque
de soins, des jeunes gens tuent leur ennui et leur désespoir en jouant sur
l’écran de leur mobile. Etrange paradoxe d’une jeunesse insufflant la
modernité, dans l’immobilité de camps oubliés, au rythme immuable, restreints
par leur inexorable précarité.
Sous le contrôle du Front Polisario comme des adultes, c’est donc
une nouvelle société qui essaie de recomposer son identité, entre le passé
idéalisé et enseigné, le futur incertain mais rêvé, et un ailleurs (l’Occident)
soit vécu soit ressenti, mais toujours recherché et imité… Mais l’extrême
dénuement des camps sahraouis, subissant une région particulièrement
inhospitalière (températures, vent, sol salé, absence d’eau, etc.), limite tous
ces efforts, et restreint les réfugiés à vivre leur éternelle attente, entre la
perfusion de l’aide humanitaire et les rêves d’ailleurs…
Alice CORBET