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Domestiquer son environnement. Une approche pragmatiste d’un territoire confiné : le camp de réfugiés de Shu’faat à Jérusalem

Sylvaine Bulle
Sylvaine Bulle est enseignante-chercheure.

citation

Sylvaine Bulle, "Domestiquer son environnement. Une approche pragmatiste d’un territoire confiné : le camp de réfugiés de Shu’faat à Jérusalem ", REVUE Asylon(s), N°2, octobre 2007

ISBN : 979-10-95908-06-7 9791095908067, Terrains d’ASILES, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article672.html

résumé

La présente étude concerne le petit camp de réfugiés de Shu’faat, situé le long de la barrière de sécurité à Jérusalem et se penche sur les actions, les ressources spatiales, communicationnelles mobilisées par les populations réfugiées, assignées à résidence, confinées « le long du mur ». Le texte entend revenir sur le rapport des citadins de Shu’faat à leur environnement, permettant de caractériser un registre de la proximité. Nous suggérerons de lire dans un premier temps le régime de la proximité comme forme d’attention portée à l’environnement, pour suivre au fil des pages différents régimes d’engagement dans la proximité qui, tous réinterrogent les frontières entre espace public et privé. Enfin nous tenterons de dessiner les dimensions politiques de la proximité en liant celle-ci à l’horizon de la reconnaissance.

C’est parce que le conflit israélo-palestinien est sans cesse abordé sous l’angle géopolitique voire idéologique, que la place des personnes qui y habitent, la prise en compte de l’espace de la proximité sont peu abordées. Dans le cas des Territoires Palestiniens et de Jérusalem-Est, les sciences sociales et les essais politiques s’attardent nettement sur la logique de domination d’un peuple sur un autre et les coupures relationnelles résultant de politiques sécuritaires, comme celle, récente créant un mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens. Dans ce cas précis, la science sociale appréhende peu les situations ordinaires, les opérations cognitives des citadins demeurant à portée du mur [1]. Celles-ci ne pouvant être saisies qu’à l’échelle de la proximité, elles sont tenues comme suspectes et mineures par l’analyse critique et politique préoccupée d’analyser la dynamique du conflit dans ses grands logiques (de souveraineté, des rapports interculturels, de lutte pour les ressources, du jeu d’acteurs institutionnels).

La présente étude concerne le petit camp de réfugiés de Shu’faat, situé le long de la barrière de sécurité à Jérusalem et se penche sur les actions, les ressources spatiales, communicationnelles mobilisées par les populations réfugiées, assignées à résidence, confinées « le long du mur ».

Le texte entend revenir sur le rapport des citadins de Shu’faat à leur environnement, permettant de caractériser un registre de la proximité. Attachés aux grands principes de la résistance nationale, à la lutte pour le droit au retour et à l’appartenance à la communauté palestinienne, ces citadins réfugiés n’en demeurent pas moins animés par des relations, d’ancrage et d’attachement qui valorisent l’échelle de la proximité. Pour autant, la place faite aux logiques personnelles de confort par ces réfugiés « emmurés » et leurs façons d’agir localement apparaissent moins comme une stratégie de dénonciation que de légitimation de leur lieu de vie. Des formes d’agencement à l’échelle de la proximité prises sur des modes contradictoires, entre l’accommodement à un présent en suspens, à des lieux précaires et confinés et l’attachement à la Patrie palestinienne, semblent mettre en tension les principes moraux et politiques qui guident le réfugié ou de « l’emmuré ».

Au fond, elles procèderaient de façon peu visible d’une lutte pour la reconnaissance, celle-ci exprimant la capacité des personnes à identifier et valoriser la signification que possèdent pour leur existence les éléments qui composent leur environnement.

Suivant ces orientations, nous suggérerons de lire dans un premier temps le régime de la proximité comme forme d’attention portée à l’environnement, pour suivre au fil des pages différents régimes d’engagement dans la proximité qui, tous réinterrogent les frontières entre espace public et privé. Enfin nous tenterons de dessiner les dimensions politiques de la proximité en liant celle-ci à l’horizon de la reconnaissance.

Différents aspects de la proximité

L’idée que le citadin « clôturé » développe ses repères à l’échelle de la proximité peut paraître évidente, si elle désigne des formes d’adaptation mécanique aux contraintes posées par la limitation des droits à circuler, travailler, échanger, dans des circonstances où seul le voisinage serait rendu accessible. Nous regardons au contraire les épreuves du confinement, de la clôture comme ayant cette particularité de repositionner l’acteur par rapport à son environnement en impliquant, pour les individus qui les subissent, des réactions et donc des actions possibles. Notre questionnement rencontre ici la recherche sur les activités pratiques en sociologie pragmatiste. Au lieu de partir du strict rapport de domination que fait peser l’épreuve du confinement sur des citadins « emmurés », la démarche consiste au contraire, en s’efforçant de suivre les acteurs, à clarifier, les principes, les ressources sur lesquels ceux-ci s’appuient pour s’ajuster à une situation problématique mais également faire valoir la pluralité de leurs formes d’existence et d’action. La démarche pragmatiste place en son cœur l’action ou l’expérience saisies comme variété des interactions entre les êtres et leur environnement [2]. Sous le terme d’environnement se dessine la façon dont les éléments matériels entrent aux cotés des groupes et des communautés dans l’appréhension du monde abordé comme champ d’expérience et disponible pour l’action.

Le modèle expressif de l’action (et en amont de l’intention à agir) est en partie sous-tendu par un rapport de connivence de la personne au monde et « sa capacité à se répandre au-dehors ». Il suppose d’abord de retenir et de reconnaître le rapport « proximal » voire naturel qu’entretiennent les personnes à l’environnement à partir d’un ensemble de choses qui leur sont plus ou moins personnalisées (Thévenot ; Breviglieri) [3]. Ici entre en compte « le régime de la familiarité » et plus largement des dispositifs articulant humains et non humains par des repères cognitifs construisant ou reconstruisant l’environnement [4]. Le régime de la familiarité incite à traduire l’exigence de collectif en termes de significations communes partagées par des êtres et caractérisées par l’attachement plutôt que par l’interdépendance d’expériences interindividuelles ou le rapport inter-conversationnel s’exprimant dans les interactions publiques [5]. Le tissage de repères individuels sur lesquels les personnes prennent appui pour leurs activités sociales ne provient pas d’instance extérieure. La signification donnée aux évènements du monde ou la réorganisation de rapports humains dans des circonstances particulières peuvent être saisis à partir des rapports familiers entre des êtres et des choses, dans leur grandeur domestique, plutôt que dans des dynamiques larges à l’échelle publique (Thévenot, 1994, 2006).

Cependant, au-delà de fonder une identité personnelle, une relation d’habiter [6] ou encore d’assurer le maintien de soi, le rapport d’attention entre les êtres et leur environnement n’exclut pas les activités communes ou d’accès à l’espace collectif et public. La démarche de composition d’un environnement quand elle est portée par des conduites visant à réajuster les activités sociales en fonction des situations vécues permet de rapprocher des personnes, déclencher des aménagements communs, monter en politique ou en jugement public, autrement dit, rendent perceptibles les qualités de la proximité dans l’espace public [7].

Occupons nous de saisir les régimes de la familiarité dans un camp de réfugiés situé à Jérusalem. L’approche requiert une description de la ressource cognitive et communicationnelle déployée à partir d’un lieu où la mobilité et les ouvertures vers autrui sont limitées et où les horizons temporels et spatiaux des personnes sont fermés. Sous ces aspects, le chez soi et l’échelle de la proximité ne peuvent être considérés strictement comme lieux de repli des citadins « emmurés » contraints d’investir leur espace immédiat, mais comme univers de ressources, offrant des activités sociales de tout ordre. Des formes d’expression d’ancrage, d’attachement au chez soi sont perceptibles à partir de l’attention portée au cadre matériel ou aux formes élémentaires de la vie quotidienne et rendent possible une somme d’opérations à partir desquelles le citadin et sa famille se maintiennent, accèdent à des biens et composent un environnement. La prégnance de l’ordre domestique dans la réalité du confinement serait donc à saisir comme lieu de coordination d’actions personnelles, marchandes ou d’exigences pragmatiques qui prennent appui sur un rapport de familiarité.

Pour autant de tels arrangements qui se déroulent dans un espace délimité se distinguent d’un espace politique, au sens où celui-ci prendrait en compte un niveau ou une exigence de publicisation des relations de proximité, des accords qui se nouent, des paroles ou actes officieux de l’habitant et une portée collective des actions qu’il entreprend. Car une telle « politique du proche » (différenciée de la proximité) renverrait ici clairement à affirmer des formes publiques d’action, à privilégier la construction d’arènes publiques dans le camp, entendues comme lieu d’argumentation discursive ou orientées vers l’organisation communautaire pour peser dans l’espace public [8]. L’option consiste plutôt ici à penser l’habiter et l’environnement familier comme champ d’expérience pouvant faire entrer ou grandir en son sein la question politique.

La clôture et le refuge : univers d’expériences et de compétences à Shu’faat



Comment mieux vivre, comment communiquer et échanger, comment construire un espace de vie et le socle d’un agir quand la guerre, les restrictions et les dépossessions pénètrent la vie quotidienne ? Le camp de réfugiés de Shu’faat (15000 habitants) est situé sur le territoire de Jérusalem, à quelques kilomètres seulement de la vieille ville et à l’entrée des territoires palestiniens. Il a été établi en 1967 suite à la Guerre des Six jours et la prise de Jérusalem-Est et de la vieille ville par Israël [9]. Ses résidents sont des réfugiés palestiniens, immatriculés auprès de l’UNRWA, (l’agence de secours des réfugiés des Nations Unies) et reçoivent à ce titre les services sociaux et scolaires ainsi qu’une carte de « rations » alimentaires. Paradoxalement, ils sont également résidents de Jérusalem et bénéficient sous certaines conditions du statut de résident de la ville. La carte de résident de Jérusalem est à bien des égards un bien cher. Délivrée par l’Etat d’Israël aux Palestiniens nés dans la ville, elle signifie la liberté d’aller et de venir sur le territoire de Jérusalem et d’Israël. Elle confère en outre des avantages sociaux qui sont ceux des citadins israéliens [10]. Mais la création de la barrière de sécurité en 2005 séparant Israël des Territoires a profondément modifié les statuts civiques des résidents de Jérusalem et du petit camp de Shu’faat. Le camp est désormais ceinturé par les deux tronçons du mur de sécurité qui coupe Jérusalem en deux rives et au-delà sépare les citadins. Ceux qui se trouvent du bon côté du mur dans la partie reconnue par la Municipalité ont vu leurs droits de circuler ou de résider maintenus et ont conservé leurs droits civiques [11]. De l’autre côté, les statuts civiques demeurent aléatoires : ni résidents de Jérusalem, ni résidents des Territoires, les citadins sont le plus souvent dans une zone d’incertitude qui suspend les droits à résider, habiter et travailler. À Shu’faat, deux check points ont été placés aux deux routes d’entrée principales menant soit vers Jérusalem, soit vers Anata, bourg limitrophe qui ouvre sur les Territoires Palestiniens, Ramallah, Naplouse ou la vallée du Jourdain. Les contrôles quotidiens effectués renvoient les résidents à leurs droits différenciés : les uns ayant conservé leur statut avantageux de résidents de Jérusalem. Les autres sont laissés à la vacuité juridique de leur état de réfugié, ne dépendant ni de l’Etat Israélien, ni de l’Autorité Palestinienne et assignés à résidence.

À Shu’faat comme dans d’autres parties du territoire, la construction du mur a désorganisé les familles, déchiré le tissu familial et économique, historiquement régi par des échanges et la proximité avec Jérusalem ou l’arrière-pays de Ramallah. Son tracé a décidé des destins individuels : la vulnérabilité sociale pour les uns, la « chance » pour les autres de conserver leur droit à la mobilité. Pour autant ces écarts ne masquent en rien l’irréductibilité de l’appartenance du réfugié à sa communauté « d’origine » dont les attaches communes tiennent au statut d’apatride. C’est d’abord à l’épreuve d’une histoire faite d’invisibilité politique et civique, que les réfugiés construisent à partir d’éléments matériels des repères existentiels et ontologiques.

L’horizon du camp : au croisement de plusieurs expériences temporelles

Établissement humain invisible pour l’Etat d’Israël souverain sur le territoire de Jérusalem), exclu de tout politique urbaine par les instruments de gouvernance (officiellement l’UNRWA, Agence des Nations Unies pour les Réfugiés), et ignoré des institutions palestiniennes (Hamas, Fatah, OLP [12]), le camp s’offre à la vue comme réservoir d’expériences, comme fabrique processuelle mais permanente de la vie urbaine. Suspendu à la reconnaissance de la nation palestinienne et d’une hypothétique solution politique qui tendrait à résoudre (ou dissoudre) le droit au retour des réfugiés, le camp de Shu’faat se déploie dans l’enflement démographique et spatial, déborde de ses limites. Devenu une ville, il a effacé la trace originaire, rigide et orthogonale, de son installation, repoussant ou actualisant sans cesse les références aux conditions de son émergence. Le camp est fait d’incorporations d’éléments matériels ou vitaux tenant à l’habitat, aux échanges, au travail ou au repos. Les adjonctions d’étages, l’occupation de balcons, de jardins en étages ou interstitiels sont devenues des modes d’habiter usuels. De même, les bordures d’espaces publics sont appropriées pour les activités commerciales ou communes (mosquées, garages, cafés).

En tant qu’espace creusé ou stratifié par les couches successives de populations installées depuis six décennies, le camp est devenu une ville-demeure, voilant à peine la probabilité d’un « retour sur place » : autrement dit la réalité d’une installation sur des lieux devenus habitables [13]. À la fois réceptacle du souvenir et d’un présent sans horizon d’attente, le camp condense toutes les expériences temporelles. L’habiter est au croisement de plusieurs temporalités : le passé et la nostalgie de la demeure perdue (en Palestine devenue Israël) à partir desquels se construisent l’identité palestinienne [14] et du réfugié, le présent offrant, lui, la vision d’un ancrage sur place et désavouant les premiers.

Le présent qui se donne dans la réalité spatiale du camp dans des structures « provisoires qui durent » est chargé de contenir un horizon improbable et inatteignable : celui du retour en terre natale de Palestine, désormais enfouie sous la Nation d’Israël. Il n’est pas surprenant que le foyer du réfugié prolonge et actualise la mémoire de la terre originelle, continuellement entretenue par les familles. La production de souvenirs est la façon dont les habitants donnent sens au quotidien à leur histoire. On trouve invariablement dans chaque maison les clefs de la maison originelle abandonnée, les malles transportées durant l’exil, les images et cartes de la Palestine historique qui témoignent des trajectoires perturbées des réfugiés. Hors « d’usage », ces traces du passé s’épanouissent en images- souvenirs prenant la forme de bibelots, posters, d’objets de décoration de toutes sortes, évoquant, le Dôme du Rocher de Jérusalem ou les repères domestiques et vestimentaires traditionnels. Sous cet aspect, la charge émotionnelle de la perte de la terre et de la patrie (l’ailleurs) liée à un temps historique révolu est sans cesse vivifiée dans le présent, (« l’ici ») mais celui-ci demeure sans horizon de sens. Quand l’horizon d’attente collectif qui tient à la reconnaissance d’une Nation [15] est de moins est de moins en moins tangible, le futur cède la place au présent comme seule perspective vivable. Tout à la fois cadre d’enregistrement et d’actualisation des souvenirs [16], accueil d’un futur potentiellement réalisé ou présentifié, espace d’expérience et de travail mémoriel, le camp détient la possibilité d’une sécurité ontologique.

Le repérage des événements dans le camp se situe dans cette optique où le présent est un ressort temporel significatif, offrant des possibilités d’action et de narration résultant de la convergence spatio-temporelle (Halbwachs, Mead) [17]. La création « continue » d’un véritable établissement habité et usé par le temps, abolit la question de l’essence du camp, de son unité biographique le pose non comme refuge, mais comme un espace d’expériences temporelles et ouvert à l’appropriation. Il est un point d’ancrage des victimes devenues des personnes. Celles-ci peuvent être conduites à relativiser leur appartenance à la nation et à leur histoire commune, le sentiment de déshonneur collectif propre à la dépossession. Dans une dynamique d’appropriation, le patriote-résistant-réfugié- emmuré s’efface au profit de la personne, se met à distance d’un contrat qui le lie à sa communauté originelle. Habiter, aménager, construire engagent alors des interventions qui ne sont pas forcément convenues dans la façon de se rapporter aux ordres politiques et communautaires admis et aux attentes normatives.

La clôture, le refuge confortent l’espace de la proximité comme espace d’affirmation de soi et d’expériences personnelles ouvertes sur le dehors, extérieur physique qui est aussi le monde dans lequel la personne se plonge ou se met en contact, voire converse publiquement [18]. À Shu’faat, les formes d’engagement qui se déroulent dans la proximité visent cependant moins l’inscription publique de la condition de réfugié, que l’accès aux formes élémentaires de la vie sociale au sein desquelles figurent le « souci de propriété » et celui d’habiter comme forme de présence au monde.

Habiter, mieux habiter : du refuge au souci de propriété

Nous repérons dans le camp l’échelle de la proximité comme étant pourvue de symboles significatifs tenant à la sécurité, au bien être et à l’échange [19]. Deux types de biens ont été regardés [20] : la maison (ou la propriété) et l’équipement de bien être. Ils montrent que l’habiter détient des qualités subsumant les éléments structurant l’identité collective, révèle une façon de se rapporter au monde ou de le domestiquer. Dans une histoire du camp dont le bien commun est axé sur l’appartenance indéfectible à la patrie et la lutte nationale, le projet du réfugié peut consister au contraire à s’affirmer comme détenteur d’un bien privé. Mais le souci de propriété ne constitue pas seulement une réponse organisée à la dépossession. Il est une échelle d’affirmation de soi.

Vivre bien, mieux, gérer l’épreuve de la transition qui dure, construire un chez soi et un voisinage engage des actions pratiques renvoyant à des caractéristiques universelles comme le besoin de protection, l’échange [21] ou le souci de sécurité, mais qui peuvent être en tension avec les énoncés politiques émis ou relayés par les institutions palestiniennes ou par le gestionnaire des camps. Ceux-ci considèrent en effet que l’abri du réfugié doit être tenu dans son apparence précaire et inachevée pour signifier le caractère provisoire du camp, renvoyant à l’ontologie de la condition de réfugié. C’est ainsi que l’UNRWA, gestionnaire institutionnel du camp a fixé des normes propres à ces lieux de vie : les réfugiés citadins officiellement ne doivent pas accéder à la propriété, aménager leur abri, l’étendre. Toute construction, aménagement, transaction considérée comme des manifestations d’une installation sur place contredirait le discours national et officiel par lequel le caractère provisoire du camp doit prévaloir. Mais le gestionnaire admet et justifie des pratiques qui inversent ces énoncés politiques et rendent tangibles des formes d’installation réelles sinon durables. L’administration centrale de l’UNRWA (basée à Jérusalem et représentée également sur place par le chef de camp) avait interdit dans les premières années d’installation les transactions foncières internes : locations, ventes de terrains et d’abri, adjonction d’étages sur les abris initiaux. Pour répondre au fil du temps aux besoins d’expansion liés à la croissance démographique [22], aux limitations du droit à circuler et au désir de propriété foncière des occupants, il a dû ajuster ses pratiques. Le chef de camp de Shu’faat reconnaît ainsi la vitalité des transactions immobilières : entre voisins, entre membres d’une même famille à l’intérieur du camp ; avec l’extérieur (Jérusalem, Ramallah) au moins jusqu’à la date de construction de la barrière de sécurité et depuis l’irruption de celle-ci, de l’extérieur vers le camp ; démontrant du même coup le processus de socialisation par la diversification des échanges des réfugiés [23].

La maison, elle, fournit une possibilité de stabilisation et d’adoucissement des épreuves de force à partir d’activités pratiques. Le domicile vétuste, informe, mais sans cesse remanié s’offre comme espace-temps de l’épanouissement personnel par lequel les événements du monde, les grandes affaires politiques palestiniennes sont tenues à distance. « Chez elle », la personne se préserve de l’inquiétude extérieure ou se « remet » des difficultés quotidiennes. La prise en main du chez soi est de plus en plus visible depuis l’érection du mur en 2005. À l’intérieur des maisons, la sophistication de l’ameublement, l’achat de mobilier pour les chambres à coucher, l’embellissement du salon traduisent un besoin d’aménagement. Les quatre ou cinq magasins d’ameublement sont très en affaires, les livraisons de salons, canapés et mobilier d’agrément, tangibles. À l’extérieur, « le souci de propriété » s’exprime. Les investissements et les petits travaux sur les parcelles : jardins, adjonctions d’étages et de terrasses se sont accrus depuis l’irruption de la barrière de sécurité, notamment quand celle-ci passe à proximité des habitations. Pour chaque unité, les espaces résiduels sont jardinés voire cultivés. Des murs de mitoyenneté et de délimitation de l’espace privé s’élèvent. Les fenêtres sont ouvertes ou agrandies, donnant sur le jardin les cours et les venelles. Les dispositifs d’extension des foyers, d’aménagement des espaces extérieurs ou de délimitation d’une propriété transforment le bien commun en bien privé et lui donne une valeur d’usage. Dans ces moments d’investissement des lieux, les citadins convertissent l’univers d’assignation en objet d’intimité, privilégiant la « logique d’aisance », sur les préoccupations du monde. L’attention portée à la propriété contredit ensuite l’idée du dessaisissement, de l’expropriation doublement exercée à Shu’faat (une première fois lors de l’exil et de la perte des biens laissés derrière eux par les réfugiés, une seconde lors de la construction du mur). Chaque signe d’amélioration matérielle qui tient au mieux-être peut être regardé comme une exigence d’ancrage dans des lieux familiers et pris comme une forme d’acceptation du refuge devenu durable.

Domestiquer son environnement : la pluralité des engagements de proximité à Shu’faat



Une des caractéristiques majeures de la situation de clôture tient au fait qu’elle permette des ajustements pragmatiques entre l’échelle de soi et le cadre collectif. Dans le confinement, le réfugié compose un environnement domestique en même temps qu’il redéploie ses relations avec le monde extérieur. La recherche de « l’aisance » s’étend aux actes de la vie quotidienne, civile avec l’exigence d’une vie meilleure accomplie dans la proximité. Au-delà du « souci de propriété », la recherche d’un mieux être se traduit par des engagements [24] de nature privée qui se conjuguent avec des aménagements factuels, pouvant résulter d’une volonté commune.

Pour mettre à jour ce mieux-vivre réalisé dans le camp et la pertinence à vouloir domestiquer l’environnement, il convient de prendre en compte la part des équipements de bien être qui sont apparus depuis l’irruption du mur. Ils ne sont pas seulement à considérer comme des supplétifs à l’absence de mobilité mais comme consolidation des activités sociales, d’échange et de communication dans une situation problématique.

Les équipements et les compétences de bien-être

Une salle de mariages, populaire appelée « le Palace » est apparue en plein cœur du camp. Financée par des fonds personnels du chef de camp conjugués à ceux de l’association de jeunes (Fatah), la vaste salle de mariage a été somptueusement décorée et à grands frais. Colorée, lumineuse et gaie, elle légitime l’espace camp comme espace de civilité, voire de félicité. Le vendredi, on y célèbre les mariages de réfugiés de Shu’faat mais également de citadins extérieurs. Le reste du temps, elle donne lieu à des spectacles, cérémonies ou assemblées populaires.

Le pôle civique et festif fait exister des temporalités propres aux personnes, attachées au lieu et qui ne sont pas strictement celles de la survie. En faisant visiter le Palace, les responsables du camp (affiliés au Fatah, formation politique dominante) fière de cette réalisation populaire, insistent sur le besoin d’affirmer le camp comme espace convivial, pouvant accueillir des équipements festifs. Le discours se veut être une reconnaissance de l’équipement et du camp comme capables de redéployer des échanges restreints par la clôture. La création d’une salle des fêtes est singulière et paradoxale : elle déplace les repères collectifs et le bien commun patriotique, quand jusqu’ici les équipements étaient contrôlés par les représentants officiels (UNRWA, Fatah). Elle est un premier pas vers la définition d’un bien commun en inscrivant l’aisance et la félicité comme faisant partie des normes privées et collectives. Le Palace a en effet entraîné des aménagements conséquents et a demandé des sacrifices : le percement d’un vaste îlot et la démolition d’une maison d’habitation, l’aménagement des abords et d’un jardin. Ces actes pour mettre en place un équipement durable tranchent avec les discours convenus qui continuent d’être véhiculés par les responsables. S’ils se sont pliés aux demandes des habitants, s’ils reconnaissent les qualités festives et relationnelles de l’équipement et composent avec l’environnement, les responsables ne se départissent pas des messages patriotiques sur le caractère provisoire du camp, l’attente d’un règlement politique de la question du retour des réfugiés « en terre de Palestine » et montrent leurs cartes de réfugiés. Ce type d’équipement ouvre un interstice entre le « grand » bien collectif défini par des principes et des temporalités politiques portés par l’action patriote ou la référence nationaliste et l’échelle de la personne en ajustant les premiers aux exigences de bien être de la seconde.

À Shu’faat, on repère d’autres types d’engagement de proximité à partir d’équipements touchant au registre corporel et personnel. Deux équipements de confort ont été créés. Le premier est d’un centre de danse et de théâtre, empruntant à des registres d’expression corporelle, métissés et mondialisés comme le hip-hop et la capoera. La diversité et la modernité des styles (théâtre, expression corporelle, dessin, rap, slam) et la qualité des prestations (des cours sont délivrés par des enseignants rémunérés par l’association culturelle du camp) tranchent avec les activités traditionnelles habituellement soutenues par les représentants officielles des camps et perpétuant l’identité palestinienne à partir de la promotion du folklore (le dabkeh), de la culture orale, musicale et vestimentaire.

À Shu’faat, les spectacles de rap procèdent plutôt de véritables moments de présentation de soi en public puisant dans un registre corporel et gestuel qui se déploie dans la danse, le chant, le rap, le dessin, pour mettre en scène l’intensité des êtres et des émotions : la perte de proches emprisonnés ou restés de l’autre côté, l’humiliation des contrôles militaires, la perte de l’honneur familial en raison du chômage, la dénonciation quelquefois des autorités politiques palestiniennes. Ces engagements personnels apparaissent également comme des tentatives de formulation du récit des épreuves collectives subies par la clôture, celles-ci étant expulsées ou traduites en scènes à forte teneur dramatique ou humoristique ou sous forme d’affiches et de dessins recouvrant l’enceinte du centre.

Un second équipement touchant au corps concerne l’installation d’une salle très moderne et sophistiquée de fitness, juste en bordure du mur qui ceinture le camp et ouverte six mois après la construction de ce dernier. On y trouve une salle de gymnastique équipée, un sauna, des cabines de soin du corps et de cosmétique. Dans ce cas, le projet procède d’un engagement personnel d’une jeune réfugiée aidée par sa famille. Le centre a été conçu comme espace de bien-être et de soin où le corps devient le centre de préoccupations et d’intérêt. Il était conçu originellement pour accueillir une clientèle féminine palestinienne aisée de Jérusalem, émancipée des codes corporels, religieux et moraux à la différence de celle, moins éduquée du camp de Shu’faat, où les signes de la féminité sont peu considérés. Mais la jeune gestionnaire a dû s’ajuster à la nouvelle situation créée par le mur, le centre étant devenu peu accessible depuis Jérusalem. Elle s’est tournée vers les habitantes du camp, en pratiquant des tarifs moins élevés, et vers la population masculine qui peut y pratiquer la musculation. Les jeunes femmes ou mères de famille reçoivent l’autorisation de leur mari pour se rendre au centre de soin et de beauté. Elles y pénètrent, couvertes, avant de retirer leur voile et leur tenue de ville traditionnelle, prenant leurs distances avec l’environnement familial. L’attention portée à leur corps, disent-elles les valorisent auprès de leur mari, du voisinage. L’équipement de soin est à son tour un pôle prolongeant le cadre privé et l’échelle de l’intimité. Conjuguant souci de soi et expulsion des épreuves familiales et collectives, il institue les soins du corps comme présence tangible de la personne, comme moment de plaisir que femmes et hommes s’offrent à eux-mêmes et comme temps de suspension des tensions quotidiennes.

Les dispositifs de confort, la place faite au corps ou aux événements festifs peuvent être saisis comme un besoin d’accomplissement de soi qui prime ou diverge avec le maintien des ordres sociaux ou des représentations, de même qu’ils soulignent l’exigence de sécurité des citadins « pour eux-mêmes ».

De la « bonne vie »

L’ensemble des opérations de justification qui tiennent à la recherche du mieux-vivre à la construction d’un chez soi ne tiennent pas strictement à la dénonciation de conditions de vie ou encore l’examen critique des institutions politiques israéliennes et palestiniennes. Paradoxalement la clôture et les effets d’exclusion que subissent les réfugiés appellent moins pour ces derniers l’adhésion à une stratégie politique et collective, laissée aux interlocuteurs officiels et aux associations humanitaires ou politiques [25] qu’une action pragmatique sur leur lieu de vie. Ces engagements dessinent un attachement aux lieux de l’installation considérés comme sans qualités, mais où le citadin puise des ressources. Pour les réfugiés maintenus sur place autant qu’ils s’y maintiennent, il est avant tout question de faire reconnaître leurs droits à construire, à planter, aménager par lesquels la sécurité ontologique prévaut et à partir desquels des cadrages normatifs s’opèrent.

Au centre des préoccupations du réfugié emmuré se trouve la dimension d’auto- réalisation. L’importance accordée à soi-même et à ses proches, la quête du développement personnel sont réclamés par des citadins vulnérables, d’autant qu’ils contiennent des promesses de « bonne vie » [26]. Être digne, gagner de l‘argent et élever ses enfants, avoir la possibilité de voyager sont les pôles d’une bonne vie dont souhaitent disposer les citadins confinés de Shu’faat qui ne trouvent pas auprès des institutions gestionnaires et politiques, alignées sur le destin collectif du réfugié, les réponses aux questions que pose leur destin individuel. De telles exigences instituent l’action, le cadre d’expérience privée comme moment de la réalisation de soi, qui permet de détendre ou d’adoucir toutes les formes d’assignation. La place occupée par les lieux de vie, le voisinage ne sont d’ailleurs pas démenties par les citadins les plus jeunes du camp. À la question de savoir s’ils seraient prêts à vivre en Israël, ils soulignent le poids de l’affect, dans leur relation au camp, où se trouvent leurs relations, leurs souvenirs et leurs attaches.

Mais ce souhait de bonne vie n’appelle aucune exigence d’universalité (Ricoeur, 2007) [27]. Il consiste à vivre dans l’estime de soi-même en deçà du principe de sollicitude envers autrui ou du devoir d’attachement à la patrie palestinienne. Il peut en revanche conduire à un examen critique des ordres normatifs et politiques, justifiant leurs décisions personnelles. Les jeunes notamment, membres de l’association sociale et culturelle du camp, reconnaissent que des compromis personnels sont possibles dans le domaine patriotique. Si l’opportunité politique et morale se présentait, certains préféreraient de loin faire partie de l’économie-monde : bénéficier de la nationalité israélienne qui leur garantirait la liberté d’aller et de venir plutôt que de sacrifier celle-ci au passeport palestinien, offrant peu d’horizons [28].

Publiciser des engagements familiers : les ententes mutuelles dans la familiarité

Les engagements dans la proximité et les « arts » de vivre font exister des compromis, pouvant aller jusqu’à leur traitement public (Thévenot, 1994, 2006) et bouleversant les identités ou les normes collectives. Le régime d’engagement familier rend possible un registre conventionnel qui existe dans des accords tacites et acceptables, des compromis durables entre des communautés d’acteurs réputés hostiles [29].

Revenons à l’habitat et à l’échelle domestique. La recherche du « mieux-habiter » peut amener des engagements de proximité à partir desquels des médiations sont ouvertes avec l’extérieur et passent par des actes personnels. Rendre durable son logis suppose des médiations avec autrui par lesquels l’espace privatif devient espace transactionnel et transitionnel amenant un traitement ouvert à la publicité.

Tel est le cas de l’installation de services sanitaires par des riverains ou quelquefois d’une construction d’ampleur qui ne transitent pas par le comité officiel du camp ou l’UNRWA (organisme gestionnaire) mais nécessitent un contact individuel avec les administrations israéliennes, gérant les affaires civiles et urbaines de Jérusalem-Est et des secteurs palestiniens. Elle suppose pour le citadin « d’en passer » par des interlocuteurs extérieurs (la Municipalité de Jérusalem) considérés comme hostiles.

Les demandes d’installation d‘un point d’eau dans une nouvelle propriété, la construction d’un immeuble en bordure du camp, la contestation d’une décision administrative (comme le refus d’un permis de construire ou de circulation) engagent des démarches personnelles auprès de l’administration israélienne de Jérusalem. Elles peuvent également susciter des démarches groupées de la part d’habitants, discrètes ou plus visibles, qu’il faut considérer comme des engagements privés aboutissant à une activité commune.

Ainsi, en bordure du camp de Shu’faat, une dizaine de riverains se sont récemment groupés pour concrétiser un projet « alternatif » d’urbanisme, qui prend la forme d’une opération foncière immobilière privée [30] mais appelant des accords communicationnels et de médiations. Les habitants ont pris contact avec une O.N.G israélienne, partenaire de la Municipalité de Jérusalem, pour définir un périmètre de lotissement à l’entrée du camp. L’initiative conduit à des procédures conventionnelles, édifiées comme preuve de confiance par les deux parties : la présence d’un niveau de médiation (le recours à un urbaniste pour la mise en forme de l’opération), le respect de règles d’urbanisme par le voisinage et l’inscription d’un règlement collectif qui affronte les principes du droit non séculaire et traditionnel musulman sur la propriété [31]. La partie israélienne, elle en retour autorise l’aménagement d’un secteur.

Dans une définition pragmatiste (celle de James notamment), la convention ne contient ni promesse, ni certitude, ni permanence, mais elle implique un horizon d’accords ou de croyances partagées au sein d’une communauté de confiance et consolidés dans l’action [32]. Dans le cas d’un tel équipement s’élevant comme un bien commun, la mise en relation discrète, subie ou choisie avec l’institution « ennemie » sollicite un principe de réciprocité, voire de confiance de même qu’elle déplace ou dissout les ordres de valeurs et ouvre les modalités de jugement des acteurs en présence. La visibilité donnée par un réfugié de Shu’faat à un acte d’aménagement privatif peut en effet faire naître des sentiments d’hostilité de la part de sa communauté car elle distend les principes convenus du Palestinien. Les voisins désapprouveront son individualisme ou le non-respect des codes réfugiés comme le devoir d’allégeance (au chef de camp, au parti et aux leaders) et la dérogation au pacte nationaliste (hostile à tout contact avec les instances juives de Jérusalem). Ils émettront des soupçons s’il s’agit d’une amélioration coûteuse entreprise par un habitant censé être démuni, faisant craindre l’hypothèse d’une activité de collaboration avec « l’ennemi » [33]. Au contraire, pour le demandeur, se renseigner sur la possibilité d’obtenir une autorisation suppose une prise de contact physique avec la Municipalité juive de Jérusalem ou des médiateurs (O.N.G), l’obligeant quelquefois à emprunter les codes formels de ses interlocuteurs (langue, normes). En retour, ceux-ci pourront se défaire d’un jugement défavorable au point d’instaurer un rapport de familiarité. [34]

Entre ainsi en compte dans la domestication d’un environnement l’ouverture d’un cadre large d’interactions. Se regrouper informellement pour obtenir des renseignements, fonder une association appelle des contacts variés, l’introduction de principe d’argumentation et de justification, invitant le citadin réfugié à la remise en question des normes, des opérations de jugement et du regard qu’il porte sur sa communauté ou sur autrui.

Nous nous sommes jusqu’ici centrés sur la dynamique d’un régime de familiarité entre les citadins et leur camp afin de défaire la notion de clôture. Mais il est clair que les actions de proximité font venir à elles la question de la reconnaissance.

De la proximité à la reconnaissance

L’existence de telles transactions en situation permet de poser un double regard sur l’échelle de la proximité. L’action dans le proche ne se vit pas seulement comme l’intervalle où se réduit l’écart entre dureté de la vie sociale et apaisement de la personne. Elle fonde une expérience plus large qui fait entrer « l’écologie » (Joseph, 2002) [35] des activités sociales et l’environnement dans le champ moral et politique. Le régime de la proximité devient intelligible à partir des actions familières ou des activités pratiques des citadins, qui pour la plupart sont des tentatives de justification du lieu habité. Les engagements vus précédemment n’impliquent certes pas une reconnaissance des droits civils par autrui (Israël et la Municipalité de Jérusalem). Mais dans l’épreuve de force de la clôture [36] le citadin vulnérable, saisit des opportunités, affronte plusieurs mondes, et voit sa subjectivité redoublée dans le rapport à l’extérieur

Quelque soit le lien entre action pragmatiste et fabrication du cadre de vie, ces opérations de proximité et discrètes de mieux-être ne seraient rien sans la mise à jour de la pluralité d’ordres de valeurs du citadin par lesquels il consent des compromis et des sacrifices identitaires. Négocier un point d’eau, créer un lotissement : c’est au sein de telles opérations de mise en communauté et en dehors de toute emprise identitaire, qu’autrui peut être convoqué, les principes et les temporalités politiques remis en question. Dans ces tiraillements entre souci de soi, attachement à la proximité et fidélité à la communauté, les acteurs font tenir une pluralité de régimes d’appartenance et d’action. L’engagement expérientiel et pragmatique déstabilise les principes idéologiques du camp, quand ceux-ci sont destinés à rassembler la communauté des réfugiés autour de biens publics initialement constitués : comme le récit mythique de l’exil attaché de façon irréductible au droit au retour dans la Palestine historique et la promotion du caractère précaire des lieux habités.

Il est temps de lier politique de la proximité et horizon de la reconnaissance. Les engagements de proximité peuvent être regardés dans une double portée politique. Celle qui identifie les attachements, les accommodements familiers comme faisant partie d’un monde commun, surmontant la coupure entre le politique et la morale, le domestique et le public et amenant des actions responsables. Celle qui reconnaît le pluralisme des engagements des citadins quand ils trouvent des points d’appuis matériels qui leur permettent de s’arracher temporairement de leur condition d’emmuré, de composer avec les injonctions militantes, communautaires ou de cheminer vers la question de la citoyenneté.

Mais cette attention portée aux régimes de la proximité est indissociable de l’activité de reconnaissance, celle-ci pouvant être considérée comme opérateur central de l’action (Honneth ; Ricoeur) [37]. Car, si dans l’accomplissement d’une action, le citadin dépourvu ou dépouillé de ses droits ou de son statut civique s’affirme comme homme reconnu capable et responsable (Ricoeur) [38], c’est peut-être dans la réciprocité, dans la forme du compromis, de différents accords intersubjectifs ou d’attitudes conventionnelles que le concept de reconnaissance pourrait alors advenir. D’un côté, le régime de la familiarité, s’il est étendu ou reconnu de différents publics (les institutions internationales, les O.N.G et les administrations locales notamment), peut amener vers lui progressivement, de « proche en proche » [39], la possibilité d’une reconnaissance juridique des droits individuels des personnes à habiter, et à circuler. D’autre part, c’est dans l’agrandissement du proche, que peut se dessiner un espace collectif marqué par des formes variées d’engagement des personnes qui définit le pluralisme normatif. À ces conditions, l’échelle de la proximité pourra s’élever comme politique de la reconnaissance.

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NOTES

[1] Par contre, les O.N.G palestiniennes et israéliennes mènent de nombreuses études de cas sur la barrière de sécurité récemment créée et ses effets pour les populations palestiniennes (suppression de l’activité agricole, de la mobilité, perte d’emplois). Nous renvoyons au site de l’association palestinienne ARI.J : www.arij.com, celui des O.NG israéliennes B’Tselem et Stop the Wall : www.btselem.org et www.stopthewall.org.

[2] Ici dans l’optique de Mead, l’un des piliers du pragmatisme avec Dewey et James. Mead dans sa théorie de l’expérience souligne qu’un organisme ne vit pas dans un environnement, mais par les moyens d’un environnement (cité par Fornel & Quéré, 1999).

[3] Nous distinguons proche et proximal (ou familier), au sens où ces deux dernières notions supposent de traiter du contact avec les choses, sur le mode du langage ordinaire et de la relation de confiance sur lesquels est assise l’approche pragmatique (Boltanski, L ; Thévenot, 1988) à la différence de la première notion (le proche) où les rapports entre les êtres engagent des opérations et des jugements ou de justification coordonnées et publicisées (sur le mode de l’accord et de la convention par exemple). Thévenot (1994, p.92) reprenant l’argumentation sur les tensions du général et du particulier et les formes politiques de la grandeur distingue un « régime public de traitement des choses et des personnes basé des qualifications conventionnelles, fonctionnelles ou morales, du régime de la familiarité liée a la personne et plus largement aux dispositifs articulant humains et non humains, de proche en proche, par des repères non conventionnels ». C’est aussi le sens donné au régime de la proximité par M. Breviglieri (2002) qu’il dégage à partir de ses recherches sur l’habiter. Le régime de la proximité que l’on peut ici rattacher à l’espace privé habité est ouvert vers l’extérieur (s’inspirant en cela de Merleau-Ponty) : « Lorsque les personnes inclinent à former des aménagements personnels autour d’elles, qu’elles habitent un certain espace, les êtres et les choses ne semblent plus ne former qu’une part étendue d ceux qui le côtoient, en font l’usage et se les attachent » (p.320).

[4] « A l’ajustement de l’organisme correspond une recomposition de l’environnement », Mead, cité par I. Joseph, (2004, p.25 et 27). Selon Mead, toute cognition est une reconstruction de l’organisme et de l’envionnement. Mead souligne ici l’aspect subjectif et réflexif des actes de langages, des croyances et de l’expérience personnelle.

[5] Fondant elle d’avantage la notion de public dans l’optique de Dewey (1927) pour lequel des acteurs de toute sorte, individuels ou institutionnels s’engagent dans des efforts de définition et de maitrise de situations problématiques et de régie des affaires publiques, sur la base de procédures ou de gestion des dissensus.

[6] Marc Breviglieri (1998, 2002, 2004) attache particulièrement la notion d’habiter au maniement c’est à dire la façon dont les choses et les personnes entrent dans un accommodement réciproque, au delà du strict rapport d’usage. La « proximité du maniement » (le rapport étroit entre le corps et notamment la main et l’Etre dessinant une relation d’habiter) est ici distinguée des topiques normatifs comme l’utilisation et l’usage, puisque liée à l’expérience , aux convenances et à la part d’affect et d’intimité déposés sur les choses.

[7] Quand le régime de familiarité engage des actions communes, des collaborations d’activités et d’acteurs, Thévenot (1994, p.97) parle d’une familiarité commune ou d’entente mutuelle dans la familiarité (2006). Sur le passage de différents régimes d’engagement du proche au politique et la « relation d’un niveau de réflexivité à l’horizon d’une mise en commun », voir Thévenot (2006).

[8] Dans l’optique d’Habermas par exemple. C’est le cas des politiques de la proximité définis comme des dispositifs politiques faisant appels à la participation (forme de conversation) et les revendications de proximité mais « rendant difficiles la mise ne valeur de régimes d’engagement qui ne soient pas ceux du public » selon E. Doidy (2002, p.23) sur les régimes publics d’action et les mobilisations de quartier. Une autre version de l’action politique dans les camps peut être vue à partie de la dénonciation des conditions de vie par les réfugiés eux-mêmes et donnant lieu des « situations de mobilisations » en deçà du langage officiel (politique et humanitaire). C‘est le propos de M. Agier (2006) dans ses travaux sur les réfugiés d’Afrique centrale et Orientale, observant un face à face entre ONG et réfugiés ; ces derniers refusant leur identité de réfugié, laissant percevoir la pluralité de leurs opinions ou structurant leur parole autour d’intérêts communs (de meilleures conditions de vie, la dénonciation de l’ordre humanitaire). Ici, c’est la souffrance, sa gestion donne une forme politique au camp.

[9] La prise de la ville par Israël ayant entrainé le départ des familles palestiniennes résidentes dans la partie orientale. Ils sont souvent originaires de la vieille ville (l’ancien quartier insalubre dit des “Maghrébins” reconstruit et devenu le nouveau quartier juif) ou de la vallée du Jourdain (Jéricho).

[10] En matière de couverture sociale notamment. Les citadins palestiniens de Jérusalem sont redevables des taxes et différents impôts. Par contre, le statut de résident de Jérusalem n’ouvre pas de droits nationaux et de passeport. Les résidents arabes de Jérusalem bénéficient de sauf-conduit pour leurs voyages à l’extérieur d’Israël. A l’intérieur de Jérusalem, les rapports culturels entre les deux communautés juive et arabe ont toujours été limités, inexistants depuis la création de la barrière de sécurité. L’emploi de main d’œuvre palestinienne par les entreprises juives est quasi-nulle (en dehors de l’activité de construction).

[11] Jusqu’en 2003, l’octroi ou le renouvellement des titres de résidents de Jérusalem pour les citadins originaires de Jérusalem et leurs descendance était assuré. Les époux ou épouses originaires ou résidents en Cisjordanie étaient largement tolérés dans le cadre du regroupement familial au moins jusqu’en 2004. Depuis la rupture des accords de paix (2000) et la construction de la barrière de sécurité, le renouvellement des cartes de résident n’est pas autonomique et le regroupement familial n’est plus autorisé. Seuls les enfants dont les deux parents sont nés et résidents à Jérusalem reçoivent l’identité de Jérusalem. Pour une analyse de la société urbaine palestinienne de Jérusalem vue notamment à partir des techniques de gouvernementalité, voir Bulle, S (2007), Cheslin, A., Hutman, B., Melamed, A (1999) . Pour les effets économiques et juridiques de la barrière de sécurité, voir les études de cas des O.N.G locales et associations de défense des droits de l’homme (cf.supra).

[12] Shu’faat est le seul camp situé dans les limites municipales de Jérusalem. Six autres camps sont situés en Israël. Dans les territoires palestiniens, les réfugiés et leurs descendants (le statut de réfugié étant octroyé aux descendants de réfugiés ayant perdu leurs biens en 1948) n’ont pas de droits civiques au-delà de ce que leur accordent très ponctuellement les Municipalités. A Gaza où la taille des camps atteint 200 à 300000 habitants, les résidents des camps ont le droit de vote, bénéficient des services municipaux. Par contre en Cisjordanie, les camps demeurent pensés et administrés comme des enclaves et ne dépendant d’aucune autorité locale. L’Organisation de Libération de la Palestine, qui regroupe les différents partis, syndicats palestiniens n’a plus de représentation à Jérusalem et depuis la réunification (ou annexion) de la ville en 1967 refuse de siéger dans les instances municipales. Il n’y a donc pas d’instance politique pour les affaires palestiniennes et le secteur orienta de la ville et la périphérie de Jérusalem-Est.

[13] Nous serions ici dans la figure inversée de la « ville-refuge » ou « ville-ghetto » mentionnée par exemple par Jean François Lyotard (1988) qui définit le ghetto comme façon d’habiter l’inhabitable. Le camp, cavité ou creuset social, lui devient au contraire une ville.

[14] Parmi les nombeuses tentatives d’une histoire nationale palestinienne, écrite par les Palestiniens on renvoie à celle de R. Khalidi (2003) I. Abu Laghod (1987), E. Sanbar (2004). Pour une anthropologie des camps de réfugiés palestiniens, voir J. Peteet (2006). Pour une exploration de la mémoire collective palestinienne telle qu’elle se construit depuis un siècle : à N. Picaudou (2006)

[15] Etant donné l’échec des traités successifs depuis 1998, la reprise de l’Intifada, le retard pris dans la reprise des négociations internationales qui laissent au point mort la question délicate ou insoluble du règlement des réfugiés.

[16] Une lecture d’Halbwachs (1935, 1941, 1950) s’impose ici sur la mémoire collective, à partir de l’actualisation des souvenirs, telle qu’il l’avait constaté lui-même en Terre Sainte, Halbwachs lui-même étant situé sur une lecture pragmatiste du temps, en écho à celle de Bergson liant passé et action. Mais Halbwachs a surtout cherché des opérateurs de substitution à la conscience collective en prenant en compte la dimension cognitive du social, notamment à partir de la notion d’usage et de la conception d’une pluralité des temps sociaux. Pour une lecture de la mémoire et de l’espace à Jérusalem sur ces bases, voir Bulle, S (2006).

[17] Sous un autre angle pragmatiste que celui d’Halbwachs, Mead a particulièrement traité de l’expérience temporelle. Le temps présent n’a de substance que celle contenue dans l’action et comme condensé du passé et de l’avenir. Le passé et le futur sont intégrés dans l’ici et le maintenant en tant que facteur constitutifs de l’individu et du monde. Pour une réflexion plus récente de la temporalité vécue ou pratiquée, voir Heurtin & Trom, 1997.

[18] Voir sur ce point la définition de l’habiter donnée par M Breviglieri (2002) comme « lieu d’où l’on regarde le monde », gardant « toujours pignon sur rue » au sens où l’espace du dehors est « investi depuis chez nous. L’habiter paraît dans ses modalités et ses fonctions essentielles d’appréhension et d’ouverture éminemment publique du monde extérieur : « de la fenêtre qui a pignon sur rue se forment aussi des opinions plurielles qui sont une condition fondamentale du maintien de soi sur l’espace public, en tant qu’il consiste en des épreuves motivant la figuration d’actes intentionnels et publiquement cadrés ou engageant, dans les disputes, des figures du bien commun » (p. 323).

[19] Marc Breviglieri (2002, 2005) par exemple, accorde de l’importance aux éléments anthropologiques majeurs en rapport à l’habitat qui touchent au soin personnel, à la disponibilité affective, à la continuité de l’identité personnelle (au sens de la “personnalisation »), au repos ou à l’hospitalité et se reflétant dans les logiques d’aisance ou d’accomodement par lesquelles l’environnement se rend familier. Notons que dans La Justification (Boltanski &Thévenot, 1991, p.116), la cité domestique avait été définie par la place fait aux ressources domestiques, les propriétés de cohésion de la cité et des qualités liées à l’interconnaissance prenant la forme de la générosité, de l’entraide, de la protection dans la dépendance familiale ou territoriale détachées de tout ordre politique. (p. 116).

[20] L’étude s’appuie sur des enquêtes régulièrement réalisées entre 2004 et 2007 au camp de Shu’faat sur la base de l’observation régulière des lieux de vie, publics et privés et d’entretiens avec les residents et les responsables du camp.

[21] Selon Mead (2006) la propriété privée est une forme d’institution sociale articulant des actes économiques. L’acte d’acheter et de vendre implique en outre des actes avec autrui qui sont des actes communs autour d’enjeux comme le respect, la conservation. La vente d’une propriété est un acte qui rend tangible les conduites des parties en présence.

[22] Taille moyenne des familles : 6 personnes (source : UNRWA, bureau du camp).

[23] Avant la construction du mur, des réfugiés de la seconde génération, installés professionnellement, ayant réussi dans les affaires (entrepreneurs) avaient quitté le camp pour Jérusalem mais y gardent un pied-à-terre, une seconde résidence à proximité de leur famille, démontrant du même coup, un processus de mobilité du camp vers la ville. Aujourd’hui, le mouvement est incerse : de nombreux jeunes originaires des Territoires Palestiniens viennent y chercher clandestinement du travail, Shu’faat et Jérusalem Est étant moins sinistrés que les régions nord (Naplouse, Jénine). D‘autre part, depuis la construction de la barrière de sécurité, 4000 nouveaux résidents extérieurs se seraient réinstallés à Shu’faat pour conserver leurs droits de résidents de Jérusalem (d’après UNRWA, bureau de Jérusalem).

[24] L’engagement comporte une dimension d’implication qui ne renvoie pas à la programmation mais suppose de traiter les choses de façon quasi spontanée et de l’intérieur de la situation : « Il y a engagement dès lors que la situation est active et non seulement subie. », Quéré, L (2006, p 127).

[25] Comme Badil, association de leaders de camps pour le droit au retour.

[26] L’école américaine de philosophie pragmatique avec William James puis Dewey et jusqu’aux travaux de John Rawls parle « d’autoréalisation » au sens du développement personnel et du choix individuel.

[27] A la difference de la “bonne vie”, la vie bonne, pour Ricieur (2007) ne dépend pas seulement de l’estime de soi (comme moment réflexif). Elle implique de la sollicitude, c’est à dire un principe de réciprocité, la sollicitude rétablissant alors l’égalité là où elle n’est pas donnée. Voir à ce sujet le texte “Ethique et morale”, pp. 310-315.

[28] Dans les années « de paix » (1996-2000), plus de 1000 passeports israéliens ont été délivrés chaque année à des Palestiniens de Jérusalem. Par ailleurs, les citadins de Shu’faat et de Jérusalem-Est dans les conversations sont très loquaces quand à l’inertie ou aux positions de l’Autorité Palestinienne ou de l’OLP qui les abandonnent (en refusant par ailleurs de siéger au Conseil municipal de Jérusalem).

[29] C’est le cas des accords tacites intervenus dans le cas de la délimitation du tracé de la barrière de sécurité lorsque celle-ci passe dans des propriétés privées. Les militaires peuvent être amenés au contact des familles à infléchir un tracé injuste et brutal amenant la perte de propriété (jardins, espaces avoisinants, parcelles voire cour de maisons). Enquêtes effectuées en 2006 dans les agglomérations de Ram et Dayat el Bareed situés en limite de Jérusalem.

[30] L’O.N.G est constituée d’urbanistes israéliens, militants pour la défense des droits civiques et urbains. Des réunions ont lieu avec le comité de quartier intégrant des habitants des camps.

[31] Ce qui renvoie ici à la vaste question du pluralisme juridique à Jérusalem-Est où deux types de droit se superposent et auxquels les citadins palestiniens sont soumis : celui, séculaire d’Israël qui prédomine pour les affaires civiles, celui religieux ou tribal et oral des Palestiniens pour certaines affaires familiales (mariage, divorce, propriétés, conflits privés).

[32] Cf D. Lapoujade (2006) relisant l’approche pragmatique de James : une convention est ce moment particulier où l’on accorde sa confiance, sans impliquer une association collective ou une continuité. « La convention est un accord implicite entre individus d’une communauté ou une règle d’interprétation qui s’élabore au fur et à mesure que s’échappent des lignes » (p. 137).

[33] A Jérusalem-Est, nombreux sont les résidents palestiniens qui refusent tout contact non intéressé ou obligé (administration) avec la partie juive israélienne. Les activités de collaboration concernent l’obtention d’un service ou de revenus (faibles) en échange de renseignements sur le voisinage (présence de militants activistes, trafics). Les activités de collaboration doivent être regardées elles-mêmes comme des formes de déstabilisation des identités et des normes sociales.

[34] Tel est le cas d’un habitant de Shu’faat, s’étant lié à un technicien municipal du Service d’Urbanisme et ayant assisté au mariage de ce dernier.

[35] I. Joseph, relisant le pragmatisme de Dewey insiste sur une écologie des activites sociales partant tout simplement du rapport d’attention (cognitif) entre les êtres, les objets et l’espace qui les entourent et défaisant ainsi les limites entre sphere privée et publique, domestique et politique.

[36] Honneth (2005, p.127) considère que la guerre représente souvent un évènement collectif, capable d’établir des liens de solidarités par delà les barrières sociales.

[37] Reprenant une théorie des interactions entre individus, par laquelle le « je » est mis à l’épreuve par l’expérience, Honneth, s’inspirant ici de Mead développe une théorie pour la lutte pour la reconnaissance (juridique) basée sur l’estime sociale et la reconnaissance mutuelle qui excèdent la simple question de l’égalité. Pour Mead rappelons que la reconnaissance juridique ne désigne que la relation dans laquelle l’alter et l’égo se respectent réciproquement comme des sujets de droit. Honneth pose lui les modalités de la reconnaissance par le respect et la confiance. Pour Honneth, la reconnaissance juridique d’un individu en tant que personne ne connaît de degrés, tandis que l’estime renvoie à une échelle de valeurs et de responsabilités acquises sur les activités sociales (l’intelligence sociale, les capacités) et non sur les droits individuels préalables. La reconnaissance juridique est en ces termes : « Nous ne pouvons nous comprendre comme le porteur de droits que si nous avons en même temps connaissance des obligations normatives auxquelles nous sommes tenus a l’égard d’autrui. La visée de la reconnaissance est donc double : autrui et la norme » (cité par Ricoeur, 2004, p.309).

[38] Ricœur situe la notion de capacité de la personne , « en tant que capacité à répondre de soi-même » (assertion de soi) ouvrant sur sa reconnaissance juridique (capacité à reconnaître l’autre comme pouvant accéder aux mêmes droits que soi).

[39] Dans l’optique de James (2006) sur l’intelligence sociale du monde constitué de proche en proche et dans la contiguïté ou celle de Dewey fondée sur la conversation publique.