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Le rapatriement, l’intégration ou la réinstallation ? Analyse critique des « solutions durables » proposées par le HCR aux réfugiés. Le cas de New Delhi

Julie Baujard

citation

Julie Baujard, "Le rapatriement, l’intégration ou la réinstallation ? Analyse critique des « solutions durables » proposées par le HCR aux réfugiés. Le cas de New Delhi ", REVUE Asylon(s), N°2, octobre 2007

ISBN : 979-10-95908-06-7 9791095908067, Terrains d’ASILES, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article669.html

résumé

L’objectif de cette contribution est d’interroger, à la lumière des différentes options préconisées par le HCR à New Delhi, la politique d’asile mise en œuvre par l’institution. Cette politique s’est fondée sur les idées de respect de la démocratie et des droits de l’homme, et, partant de cela, elle était censée être « protégée des contingences liées à la gestion des flux migratoires et en quelque sorte sanctuarisée au nom de grands principes qui furent à son origine » (Frigoli, 2004 : 1). Mais elle s’avère en fait davantage le reflet de politiques globales de maîtrise des flux migratoires. La réflexion se fera en deux temps ; le premier sera consacré à une analyse des solutions mises en œuvre par le HCR pour les réfugiés, avec une attention particulière aux fondements idéologiques qui sous-tendent son action. Le deuxième temps présentera l’évolution de la politique de l’agence à New Delhi depuis deux décennies. Il s’agira d’analyser les mutations à l’œuvre dans le mandat de l’agence pour les réfugiés et les répercussions qu’elles ont sur le statut de réfugié. Avant cela, je commencerai par présenter le statut ambigu du HCR en Inde, lequel a été influencé par la constitution du statut de réfugié à un niveau mondial.

Mots clefs

I- L’Inde, les réfugiés et le HCR

L’Inde et le statut de réfugié

L’Inde n’a pas ratifié les textes onusiens relatifs au statut des réfugiés. Deux raisons majeures peuvent être avancées. La première trouve son explication dans la genèse même du statut de réfugié. Deux grandes questions étaient au cœur des discussions de la communauté internationale pour jeter les bases du statut. L’une concernait les limitations temporelles et spatiales que les pays du Nord voulaient introduire dans la définition du statut de réfugié. L’autre question portait sur le besoin de distinguer – ou non – la protection légale de l’assistance matérielle.

Ces débats prenaient place alors même que l’Inde et le Pakistan connaissaient des déplacements de population sans précédent : quatorze millions de personnes au total traversèrent la frontière créée par la partition qui donna naissance au Pakistan, dans un sens ou dans l’autre. Devant l’ampleur du phénomène, et prétextant que les réfugiés disposaient, d’un côté comme de l’autre, de la protection d’un État, la communauté internationale incarnée par l’International Refugee Organization (qui précéda le HCR) refusa d’apporter son aide. Le fardeau financier que les deux pays durent alors assumer rendit leur contribution à l’IRO impossible, sans compter que cette exigence leur parut très injuste puisqu’elle n’était payée d’aucun retour. Le 3 décembre 1949, l’Inde s’abstint alors de voter la résolution de l’Assemblée Générale qui consacra la naissance du HCR.

La seconde raison de la non ratification par l’Inde des textes onusiens relatifs au statut des réfugiés tient au fait que l’Inde, gagnant son indépendance, s’est posée sur la scène internationale comme l’une des instigatrices du mouvement des non-alignés. En 1951, elle déclara donc qu’elle ne voulait pas compromettre son statut de puissance non-alignée en s’associant au régime international réfugié.

Le statut du HCR en Inde et à Delhi

Depuis le début donc, l’Inde se montre très critique à l’égard du HCR. En décembre 1958, dans l’optique de consacrer l’année 1959 comme « Année Mondiale des Réfugiés », l’Assemblée Générale adopte une pré-résolution sur laquelle l’Inde s’abstient. Toujours engagée auprès des réfugiés de la Partition et devant faire face en plus à l’arrivée des Tibétains, l’Inde boycotte l’événement, protestant à nouveau contre l’absence de reconnaissance internationale des efforts consentis suite à la partition.

Ainsi l’Inde décline l’offre du HCR d’assistance aux réfugiés tibétains au début des années 1960, mais elle révise ensuite sa position et un bureau est officiellement ouvert à New Delhi en 1969. Le HCR se retrouve sur le devant de la scène quand la guerre civile éclate au Pakistan oriental (1971) et que des flots de réfugiés quittent ce qui deviendra par la suite le Bangladesh. En 1972, alors que la situation s’est stabilisée dans cette région, le HCR s’occupe principalement de réinstallation pour les Tibétains. Cependant, l’entrée de la Chine aux Nations Unies en 1971 va remettre en cause l’implication de l’agence : en 1972, le représentant chinois demande en effet au HCR d’arrêter toute implication auprès des « soi-disant ‘réfugiés tibétains’ ».

En 1975, le HCR quitte l’Inde sur une décision unilatérale, justifiant son départ par un nécessaire redéploiement en Afrique, alors que l’urgence en Inde est passée. En dépit du fait que le mandat de l’agence des Nations Unies se veut apolitique, le gouvernement indien a vu derrière cet acte une motivation politique.

En 1979, à la suite de l’invasion soviétique en Afghanistan, des demandeurs d’asile afghans arrivent à Delhi et approchent le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) en quête d’assistance. Le HCR demande alors la permission au gouvernement indien de revenir s’établir à Delhi. L’Inde finit par accepter la présence de l’agence, sous l’égide du PNUD, en vue, selon Ravi Nair [1] du South Asian Forum for Human Rights, de ne pas envenimer ses bonnes relations politiques avec la Russie.

Ainsi, depuis 1981, les activités du HCR sont permises par le gouvernement indien, mais il refuse de formaliser le statut de l’agence dans le pays [2]. Le HCR est donc toléré et les relations avec l’Inde semblent bonnes, mais son action est orientée et limitée : il connaît des restrictions géographiques (pas d’accès au Nord-Est indien, pas de droit d’entrée dans les camps de réfugiés mis en place par l’Inde) et ne peut travailler qu’avec les populations que l’Inde l’autorise à approcher. Le HCR est ainsi responsable, dans la capitale [3], de la reconnaissance et de la protection des réfugiés « non sud-asiatiques », ce terme étant entendu dans une acception géopolitique [4] : des Afghans, des Birmans, quelques Iraniens et Africains. Il s’agit de mandate refugees qui relèvent, pour l’Inde, du Foreigners Act de 1946, et qui sont a priori protégés contre le refoulement grâce à leur certificat de réfugié. Ils sont qualifiés par le HCR de « réfugiés urbains », c’est-à-dire des individus et petits groupes de demandeurs d’asile qui arrivent de façon indépendante dans les capitales de pays à faible revenu et qui soumettent au HCR et aux autorités locales une demande de statut de réfugié.

La position de l’Inde est donc tout à fait ambiguë. Elle considère le HCR comme faisant partie intégrante du traitement de la question réfugiée, mais elle regarde son action avec beaucoup de scepticisme (Dhavan, 2004). Voyons, dans ce contexte, comment l’agence des Nations Unies met en œuvre sa politique d’assistance aux réfugiés. Nous commencerons par présenter ce que le HCR édicte dans les textes qui président à son action (guidelines) pour ensuite les confronter à ce qu’il se passe en pratique.

II- Les « solutions durables » préconisées par le HCR

Dans ses directives

L’abondante littérature grise produite par le HCR définit de façon précise ce que l’institution entend par solutions durables. La recherche de ces solutions est justement considérée comme l’un des principaux objectifs de la protection internationale. Il s’agit d’une solution qui vise à « rendre autonomes les réfugiés, en particulier les femmes, et à renforcer leurs capacités productives et leur autosuffisance […] » [5].

La première de ces solutions est le « rapatriement librement consenti » dans le pays d’origine. Celui-ci implique la cessation du statut de réfugié. C’est donc la réintégration de l’individu à son Etat-nation d’origine. Cette solution est mise en avant par le HCR comme la meilleure pour le réfugié. Nous y reviendrons.

Quand le retour volontaire n’est pas envisageable, et dans le cas où le pays hôte offre la possibilité de l’« intégration sur place », c’est donc l’assimilation au pays d’accueil qui est proposée, soit en restant réfugié (donc dépourvu des droits de citoyen) soit en prenant la nationalité du pays d’accueil. C’est la deuxième solution qui est envisagée par le HCR. Les réfugiés se voient alors pris dans « un processus juridique qui consiste à leur accorder des droits de plus en plus semblables à ceux des ressortissants [6] du pays d’accueil. Avec le temps, ce processus doit conduire à l’obtention du statut de résident permanent et, dans certains cas, de la nationalité du pays d’asile. » Notons que l’accès à la nationalité est un droit discrétionnaire [7] des États.

La troisième solution est la réinstallation dans un pays tiers ou la poursuite de la migration et l’accès à la citoyenneté dans ce pays tiers. Elle est considérée à la fois comme la solution de dernier recours, quand les deux autres ont échoué, et comme un moyen pour parvenir à une répartition plus équitable de la charge (burden sharing) des réfugiés. Le HCR recommande aux pays d’accueil des cas qu’elle considère comme nécessitant une protection particulière.

Avant de confronter ces propositions théoriques avec les faits, il paraît important de s’interroger sur les fondements de cette hiérarchie introduite par l’institution entre les trois solutions.

Evolution dans la hiérarchie des solutions mises en avant par le HCR

Pour ce faire, on s’appuiera sur un texte de Chimni (1999), qui procède à une histoire critique des solutions durables prônées par la communauté internationale en général, et par le HCR en particulier. Sa conclusion est sans appel : l’évolution du régime international de protection des réfugiés ne se fait pas en fonction de facteurs humanitaires, mais des impératifs des États dominant : « dans le système international, [ils] décident en fonction des époques, à la lumière de leurs intérêts, quelle solution au problème réfugié doit être promue comme solution préférée » (op. cit. : 17).

Chimni identifie deux phases dans l’histoire des solutions durables du HCR. La première (1945 à 1985) se caractérise par une pratique de la réinstallation des migrants, malgré la promulgation d’un principe de retour volontaire. En effet, à peine sortis de la Seconde Guerre mondiale, les pays d’Europe connaissent une expansion économique sans précédent couplée à un manque criant de main-d’œuvre. De plus, la gestion des réfugiés d’après-guerre devient partie intégrante de la Guerre froide. Ainsi, le monde occidental, Europe en tête, se pose comme « terre d’accueil des ‘bonnes’ victimes du communisme » (Agier, 2006 : 1).

La seconde phase (1985 à 1998) est subdivisée en trois périodes. Le juriste montre alors comment un glissement s’opère dans les paradigmes, depuis le rapatriement volontaire jusqu’au retour imposé, en passant par le retour en toute sécurité (safe return).

La première débute dans les années 1990, que le HCR déclare années du rapatriement [8], sous-tendant l’idée que tous les réfugiés partagent le désir de rentrer chez eux, ce qui est souvent démentit par les faits [9].

En 1993, à la fin de la guerre de Yougoslavie, la notion de safe return est alors introduite. Elle se fonde sur le principe de protection temporaire, c’est-à-dire sur le droit de rapatrier un individu quand son statut de réfugié arrive à terme, et sur le fait que, lorsqu’un État receveur estime que la protection du pays d’origine du réfugié est acceptable, cet État est en droit de retirer son statut au réfugié. On observe alors ici la substitution de l’évaluation subjective de la situation par le réfugié au profit d’un changement objectif de circonstance, « objectivisme » qui permet en fait de postuler la prééminence de la parole d’Etat sur celle du réfugié.

Enfin, en 1996, l’idée d’un retour imposé est officiellement exprimée – pour le bien du réfugié, évidemment...

Cette parenthèse nous montre que l’on a bien affaire à une construction subjective, de la part des Etats, de l’image des réfugiés et des solutions mises en place pour régler leurs situations. Poursuivons maintenant avec la mise en perspective de ces discussions théoriques à la lumière des programmes du HCR à New Delhi.

III- Evolution de la politique du HCR à New Delhi

Mise en œuvre de la politique

La première solution, le rapatriement volontaire, ne concerne que les Afghans. En effet, la situation des pays d’origine des autres réfugiés n’a pas connu de changement « objectif », ou alors dans le sens d’une dégradation, comme c’est le cas en Birmanie.

Si l’on prend les chiffres globaux du HCR de New Delhi pour 2005 [10], l’on peut s’apercevoir que les retours volontaires forment un phénomène mineur : « Le rapatriement dans la sécurité et la dignité est préféré par de nombreux réfugiés. […]. Depuis 1988, quelque 3 900 réfugiés sont rentrés dans leur pays. […] La réinstallation comme solution durable est une option limitée. […] Depuis 1988, environ 13 300 réfugiés ont été réinstallés dans des pays tiers. ».

Sur la période récente (depuis 2002), toujours selon le HCR, environ 500 Afghans sont rentrés dans leur pays, soit une moyenne de 125 retours par an. Comparé au nombre moyen annuel d’Afghans sous mandat du HCR (12 000), cela représente donc environ 1% du groupe qui est rentré chaque année depuis 2002.

Qu’en est-il des possibilités d’intégration locale pour les réfugiés ? Nous avons vu plus haut qu’elle consiste, pour le réfugié, en l’obtention de droits de plus en plus semblables à ceux des ressortissants du pays d’accueil, les Indiens. Deux droits semblent fondamentaux dans cette entreprise : celui de résider et celui de travailler.

Le droit de résider, pour un réfugié, donc un étranger, devrait se traduire par la possession d’un permis de résidence. Si la majorité des Afghans arrivés avant fin 2001 ont pu bénéficier d’un titre de séjour temporaire – à renouveler tous les six mois à un an –, depuis, le gouvernement indien les leur refuse, au motif qu’il ne voit plus aucune raison de quitter ce pays (l’aide internationale, et notamment indienne, arrive en Afghanistan pour la reconstruction du pays, assure le gouvernement, qui ne voit donc pas pourquoi le HCR devrait maintenir son aide aux réfugiés Afghans). Suite à des négociations entre l’Inde et les membres du parlement birman en exil vivant à Delhi, les réfugiés birmans ont aussi pu bénéficier de tels permis. En revanche, la quasi-totalité des autres réfugiés – qu’ils soient Iraniens, Irakiens, Somaliens, Soudanais ou d’une autre nationalité – doivent se passer de ce document.

La question de la subsistance du réfugié fait elle aussi problème car les réfugiés, comme les étrangers, n’ont pas le droit de travailler. Jusqu’en 2006, la reconnaissance du statut de réfugié ouvrait des droits automatiques à une allocation mensuelle de subsistance de six mois, révisée à l’issue de la période (mais souvent reconduite, nous le verrons) et couplée avec des formations destinées à aider le réfugié à être rapidement autosuffisant. Cette allocation est systématiquement maintenue pour les Extremely Vulnerable People (EVIs). Mais les réfugiés, n’ont pas le droit de travailler. Même si le marché du travail indien est si peu organisé que le secteur informel regroupe 90% de la population active, Delhi se caractérise aussi par une très forte compétitivité sur le marché de l’emploi. Le fait d’être dépourvu d’une protection spécifique se traduit donc pour les réfugiés par un fort taux d’inactivité, et une large dépendance vis-à-vis du HCR.

Le HCR ne reste pas pour autant inactif. La santé et l’éducation primaire [11] sont prises en charge, dans une certaine mesure, et selon les standards indiens. L’institution propose des cours en langues (anglais et hindi) et en informatique destinés à équiper le réfugié de compétences basiques pour l’aider à être relativement autonome face à l’agence et à la société locale. Quelques formations sont aussi organisées pour acquérir des compétences en mécanique, esthétique ou coiffure, ou pour travailler dans le domaine de l’air conditionné. Des groupes de travail ont été mis en place : couture avec les femmes afghanes, broderie avec les Birmans et quelques hommes afghans (dans le cadre de la cellule d’aide psychologique). Enfin, une cellule de placement a été mise sur pied pour tenter de trouver des emplois aux réfugiés. Toutes ces activités ont pour but de réduire la dépendance de réfugiés qui ne parviennent pas (ou ne cherchent pas) à faire leur place dans la société indienne.

La solution pour atteindre une réelle intégration au sein de la société indienne resterait donc la naturalisation. Officiellement, l’acquisition de la nationalité est ouverte à toute personne pouvant prouver de plus de dix ans de résidence légale (avec permis de résidence) sur le territoire indien, le certificat de réfugié n’étant pas une preuve. Dans les faits, cela ne concerne que les Afghans sikhs-hindous. A la fin de 2004 [12], 2 744 personnes avaient exprimé leur intérêt d’entamer les démarches, 437 dossiers avaient été soumis au gouvernement indien sur lesquels 7 avaient atteint le stade final et attendaient la réponse définitive. En 2006, ce sont 14 personnes qui ont obtenu la nationalité et de « nombreux dossiers » qui ont atteint l’étape finale [13]. Cela concerne donc très peu de personnes. Mais, même pour ces populations privilégiées que sont les Afghans sikhs-hindous, on peut se poser la question de la volonté indienne de les voir accéder à la citoyenneté au regard de l’augmentation des frais de dossier : de 40 euros environ jusqu’en 2005 à 270 euros aujourd’hui.

Nous en arrivons à la dernière solution préconisée par le HCR : la réinstallation. Elle concerne en priorité ceux qui n’ont pas de permis de résidence, comme les Iraniens, les Irakiens, les Soudanais, mais certaines familles dans ce cas sont en Inde depuis dix ans. Les Afghans musulmans font aussi partie des populations pour lesquelles la réinstallation est une option car ils n’auront jamais accès à la nationalité, l’Inde ayant été claire avec le HCR sur ce point. Enfin, chez les Birmans, les candidats potentiels sont a priori les personnes vulnérables dont l’intégration est jugée impossible. Mais on s’aperçoit, dans les faits, que les pays d’accueil procèdent à un filtrage qui leur permet de sélectionner des individus en fonction de leurs intérêts propres. Globalement, 13 300 personnes ont été réinstallées depuis 1988, principalement des Afghans (non sikhs-hindous) et, dans une moindre mesure, des Birmans. Considérant ces deux derniers groupes, on peut dire que la réinstallation a concerné un nombre important de personnes et a ainsi fait naître un fort espoir chez ces communautés dont il semble que ce soit devenu l’objectif principal.

Entre « vieux » réfugiés et nouveaux arrivants, un traitement différent

Considérons maintenant l’évolution de la politique du HCR, depuis les années 1990, d’abord envers les réfugiés les plus anciens, présents depuis une à deux décennies, avec l’exemple des Afghans et des Birmans, puis à l’égard de ceux arrivés plus récemment, avec l’exemple des Somaliens et des Palestiniens.

Arrivés dès le début des années 1980, les Afghans reçurent une allocation mensuelle de subsistance pour aider leur installation, allocation qui continuera à être versée aux nouveaux arrivés jusqu’aux années 1994 et 1996. En effet, cette solution fut jugée intenable tant d’un point de vue économique qu’idéologique pour l’institution. Avoisinant les 20 000 personnes, la charge financière pesant sur le HCR devint importante, ce qui s’ajouta à la crainte que cette allocation entraîne un afflux encore plus massif (pull factor) et rende dépendants les bénéficiaires, alors que, selon le HCR, de nombreux Afghans avaient les moyens d’aller vers l’autosuffisance. Les protestations des réfugiés afghans n’y purent rien : en remplacement de l’allocation, les réfugiés ne reçurent plus qu’un lump sum grant (bourse d’une somme forfaitaire) correspondant à un an d’allocation mensuelle comme capital pour démarrer une activité dans le secteur informel.

Les premiers réfugiés birmans sont arrivés à Delhi au début des années 1990. La majorité du groupe fut placée sous allocation mensuelle, et ce jusqu’en 2000. Si la poursuite de cette politique fut préconisées par le nouveau Programme Officer fin 2000, les trois années qui suivirent (2001-2004) furent le théâtre d’un bras de fer entre le HCR et les Birmans, ces derniers déployant toutes les stratégies possibles pour empêcher la tentative de l’institution de mettre en place son programme qui allait de pair avec la réduction du nombre de bénéficiaires de l’allocation mensuelle de subsistance (Obi et Crisp, 2000). L’institution a dû mettre en place un système d’incitation à l’emploi, ce que l’on pourrait traduire par un salaire minimum garanti (Basic Salary Scheme).

En 2005, 110 demandeurs d’asile somaliens se sont présentés aux portes du HCR. Soupçonnant un trafic humain (et notamment de mineurs) cherchant à rejoindre l’Occident, le HCR a arrêté d’enregistrer les Somaliens. Le HCR déclare [14] n’avoir reçu depuis lors que deux demandes d’asile, ce qui confirme, selon lui, cette thèse. Ceux qui ont réussi à obtenir le statut de réfugié ont été réinstallés de façon quasi automatique. Il semblerait que l’institution ait repris depuis peu l’enregistrement au compte-goutte, « selon les besoins de protection individuelle ». Cependant, de moins en moins de pays de réinstallation acceptent les Somaliens. Ils ne peuvent en tout cas pas être refoulés dans leur pays car il n’y pas d’avion direct pour la Somalie et aucune compagnie aérienne n’accepte de les embarquer de peur de les voir débarquer sur leur sol lors des transits et y demander alors l’asile. On peut parler alors pour ces populations de ce que Brachet (1997) qualifie d’« asile au noir », une présence tolérée de ces demandeurs d’asile déboutés pour lesquels personne ne semble avoir de solution.

Le cas des Palestiniens s’en approche. Arrivés grâce à des passeurs qui se sont envolés avec leurs passeports et leur argent (2 à 6000 US$) une centaine de Palestiniens sont venus d’Irak par la Syrie. Selon un personnel du HCR [15], l’agence va procéder à une reconnaissance de leur statut, statut qu’ils ont déjà, car ils sont des descendants de réfugiés de droit (des gens qui tombent sous la protection de l’UNRWA [16] ou bien alors celle du HCR). Mais le HCR ne compte leur proposer aucune solution, du fait qu’il s’agirait d’une élite qui aurait été favorisée sous le régime de Saddam Hussein [17] et dont les standards de vie ne peuvent être atteints par les programmes du HCR à Delhi. Il semble que l’option de la réinstallation est à écarter car ils sont perçus comme « politiquement incorrects », du fait de leur lien supposé avec le Hamas. Leur retour en Irak ou même en Syrie semble lui aussi impossible pour des raisons de protection. Il semble donc que le HCR assume qu’ils sont soutenus par leur diaspora, « qui est présente partout dans le monde », pour vivre dans la capitale, voire par leur ambassade.

« La politique du HCR est en train de changer, entend-on au HCR. L’agence n’a plus les moyens de sa politique actuelle, donc, notamment, l’aide aux réfugiés urbains est en passe d’être revue. ». On voit en effet que l’assistance automatique de type allocation mensuelle de subsistance, diverses formations, etc., est en voie de disparaître, le HCR ne maintenant que des aides aux « personnes extrêmement vulnérables » (vieux, femmes seules, femmes soutiens de famille, malades).

Il s’agit là d’un tournant radical dans l’assistance aux réfugiés. Pourquoi ces mesures touchent-elle en priorité les réfugiés urbains ? Tout porte à croire que c’est parce qu’ils sont considérés comme moins prioritaires, moins vulnérables, voire comme des réfugiés « de première classe », ainsi que l’on peut l’entendre parfois dire par le personnel du HCR, par exemple chez ceux qui ont travaillé dans les camps ou dans des pays en guerre avant d’être postés à Delhi, ou bien chez le personnel local qui, comparant la situation des réfugiés avec la misère indienne, a du mal à accepter les revendications parfois exigeantes de ceux-ci. Afghans et Birmans de Delhi ne forment qu’une petite minorité des réfugiés issus de ces deux pays : 4 millions d’Afghans en Iran et au Pakistan contre 25 000 au maximum dans la capitale indienne ; 200°000 réfugiés Birmans en Thaïlande, aux alentours de 40 000 [18] dans le Nord-Est indien contre 1 000 à 1 500 à Delhi. Pour la plupart d’entre eux, Delhi ne constituait pas la destination première, sauf pour ceux qui sont venus directement en avion (un bon nombre des Afghans musulmans et des Iraniens). Globalement, ils sont issus des classes moyennes et supérieures de leurs sociétés d’origine. Et l’on peut dire qu’un nombre conséquent d’entre eux est venu jusqu’à Delhi dans le but de poursuivre la migration, notamment en obtenant une réinstallation [19]. S’il est vrai que beaucoup de réfugiés vivent mieux que nombre d’Indiens, qu’en est-il de leurs droits en tant que personnes contraintes à l’exil, dépourvues de la protection nationale ?

Conclusion

La politique du HCR se trouve confrontée à la nécessité de s’adapter en permanence à des groupes de réfugiés dont la taille varie, aux fluctuations de son budget [20], à l’agenda du pays d’accueil comme de ceux d’Occident. L’agence est contrainte de suivre la ligne du pragmatisme, particulièrement dans un pays comme l’Inde, qui abrite la moitié des pauvres de la planète.

Cependant, il est important de souligner que l’évolution de la politique d’asile du HCR répond davantage à des « enjeux relevant d’autres logiques que celle qui, appuyée officiellement sur les valeurs de la démocratie et la priorité attribuée à la défense de la liberté, justifiait que […] lui fût accordé un statut particulier » (Frigoli, op. cit. : 1) D’une mission initiale de « protection des sans-État » (Agier, op. cit.) fondée sur une conception politique de l’asile, on passe à une « conception humanitaire liée à l’émergence d’un nouvel ordre mondial et révélant la ‘dépolitisation’ de cet enjeu stratégique. » (Frigoli, ibid) La globalisation, le contrôle des flux, le « partage du fardeau » produisent le passage d’un système de droit (entitlement), à un système humanitaire (relief) dans le lequel le réfugié est de moins en moins en mesure de revendiquer des prérogatives acquises et garanties par des textes internationaux.

Julie Baujard

Doctorante

Université de Provence/IRSEA

Références bibliographiques

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SAMADDAR Ranabir (ed.), 2003, Refugees and the State : Practises of Asylum and Care in India, 1947-2000, New Delhi, Thousand Oaks and London, Sage.

NOTES

[1] http://www.himalmag.com/2006/decemb..., “The UNHCR refugee agency has been oddly listless in addressing the problems faced by Burmese refugees in Delhi”, page consultée le 10/12/2006.

[2] Notons tout de même que, au motif que l’Inde a reçu et porté assistance à des milliers de réfugiés venant des pays voisins, celle-ci est entrée dans le comité exécutif du HCR (UNHCR Excom) en 1995.

[3] La seule autre représentation du HCR en Inde se trouve à Chennai. Il s’agit d’un petit bureau qui travaille en collaboration avec les ONG locales et le gouvernement indien dans les opérations de retour des Tamouls au Sri Lanka ; le HCR n’a pas l’autorisation d’entrer dans les camps mis en place pour les réfugiés par New Delhi.

[4] Au sens strict du terme, l’Asie du Sud désigne le Bangladesh, le Bhoutan, l’Inde, les Maldives, le Népal, le Pakistan et le Sri Lanka. Mêlant des considérations géographiques à cette première acception, les Nations Unies ajoutent l’Afghanistan et l’Iran sous l’appellation Southern Asia. Le Tibet est également parfois associé à la zone sud-asiatique.

[5] Document du Comité exécutif du programme du Haut commissaire, 16 septembre 2003, http://www.unhcr.fr/cgi-bin/texis/v..., consulté le 10/12/2006.

[6] Selon Le Robert (1993 : 1958), un ressortissant est une personne qui ressortit à l’autorité d’un pays, c’est-à-dire qui relève de la compétence de l’Etat. Il renvoie à résident.

[7] Le terme se définit comme suit : qui est laissé à la discrétion, qui confère à quelqu’un – ici l’Etat – la libre décision. Par extension, cela signifie arbitraire, illimité (Le Robert, 1984 : 550).

[8] On trouve mention du caractère volontaire nécessaire pour le rapatriement dans le Statut of the Office of the HCR (mais pas dans la Convention de 1951).

[9] Cela est d’autant plus vrai pour les générations nées dans l’exil, qui ne connaissent que peu ou pas leur pays d’origine, les perceptions quant à la « maison » changent. “Home is where you make it. […] the diaspora consists of ‘multiple’ homes including the original homeland which is merely ‘the place of nostalgia’ as opposed to other homes which meet more practical needs. Thus ‘returning’ home can mean returning to a home other than the original homeland” Chimni (op. cit. : 5) citant Graham et Khosravi.

[10] UNHCR India, 2006.

[11] L’éducation secondaire n’est pas nécessairement subventionnée par le HCR. Elle est décidée au cas par cas.

[12] Entretien avec le Programme Officer du HCR à Delhi, le 2/12/2004.

[13] Entretien avec la porte-parole du HCR à Delhi, le 11/8/2006.

[14] Entretien avec la porte-parole.

[15] Ne reflétant pas forcément le discours officiel de l’institution.

[16] "Under UNRWA’s operational definition, Palestine refugees are persons whose normal place of residence was Palestine between June 1946 and May 1948, who lost both their homes and means of livelihood as a result of the 1948 Arab-Israeli conflict. UNRWA’s services are available to all those living in its area of operations who meet this definition, who are registered with the Agency and who need assistance. UNRWA’s definition of a refugee also covers the descendants of persons who became refugees in 1948. The number of registered Palestine refugees has subsequently grown from 914,000 in 1950 to more than four million in 2002, and continues to rise due to natural population growth, http://www.un.org/unrwa/refugees/wh..., consulté le 12/8/2006.

[17] Newsletter de Refugees International, « Urgent Appeal for Palestinians Fleeing Iraq », 16/11/06.

[18] Ce chiffre avancé par les ONG militant pour le respect des droits de l’homme est cependant largement discutable dans la mesure où il semble inclure un grand nombre de migrants de travail qui passent la frontière dans un sens ou dans l’autre au gré des opportunités économiques.

[19] On a même vu en 2003 des manifestations de « demandeurs de réinstallation » (resettlement seekers) devant le HCR.

[20] Pour ne citer que 2005 et 2006, le HCR a connu respectivement des baisses de 20% et 20 à 30% de son budget.