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Enquête auprès du siège du HCR : données empiriques et premières réflexions.

Giulia Scalettaris

citation

Giulia Scalettaris, "Enquête auprès du siège du HCR : données empiriques et premières réflexions. ", REVUE Asylon(s), N°2, octobre 2007

ISBN : 979-10-95908-06-7 9791095908067, Terrains d’ASILES, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article668.html

à propos

Cet article se propose de présenter une première réflexion à la suite d’une étude de terrain de quatre mois menée auprès du siège du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) à Genève, dans la section Iran/Afghanistan/Pakistan du Desk pour l’Asie du Sud Ouest. Ce texte a servi de support à une présentation lors de la septième journée d’étude du programme Asiles (réseau TERRA) consacrée au « rôle politique des agences internationales : enquêtes sur le HCR » qui s’est déroulée le 12 décembre 2006.

résumé

Tout en nous appuyant sur les données empiriques recueillies sur le terrain, nous traiterons ici deux thèmes principaux : nous aborderons tout d’abord les acteurs internes qui composent le HCR, en considérant aussi bien les acteurs institutionnels que le personnel de l’organisation ; ensuite, nous porterons notre attention sur l’environnement macro dans lequel se situe l’organisation, constitué principalement par le système des relations internationales et le système de l’aide internationale. Nous tenons à souligner que ce texte est avant tout un retour de terrain et que, par conséquent, les réflexions qui le composent restent encore largement inachevées. Elles seront développées de manière plus approfondie au cours de la recherche doctorale.

Mots clefs

Un terrain au siège du HCR constitue la première démarche d’une thèse en « Etude comparative sur le développement », qui vise à analyser l’intervention humanitaire pour le rapatriement des réfugiés afghans, tout en suivant la longue chaîne d’organisation - du niveau de policy à la pratique, des bailleurs de fonds aux foyers afghans - à travers une recherche de terrain à la fois multi-située et multi-positionnée. L’objectif global de cette première expérience de terrain était de commencer à comprendre le fonctionnement du HCR et les logiques qui sous-tendent son action.

Tout en nous appuyant sur les données empiriques recueillies sur le terrain, nous traiterons ici deux thèmes principaux : nous aborderons tout d’abord les acteurs internes qui composent le HCR, en considérant aussi bien les acteurs institutionnels que le personnel de l’organisation ; ensuite, nous porterons notre attention sur l’environnement macro dans lequel se situe l’organisation, constitué principalement par le système des relations internationales et le système de l’aide internationale. Nous tenons à souligner que ce texte est avant tout un retour de terrain et que, par conséquent, les réflexions qui le composent restent encore largement inachevées. Elles seront développées de manière plus approfondie au cours de la recherche doctorale.

Le HCR comme système complexe d’acteurs internes

S’il est habituel d’entendre parler du HCR en tant qu’acteur homogène, vu de l’intérieur, l’organisation apparaît plutôt comme un système complexe d’acteurs internes. Si l’on considère par exemple l’activité du HCR dans la région Iran/Afghanistan/Pakistan, l’on remarque une pluralité d’acteurs qui opèrent à des endroits différents, tout au long d’une chaîne d’organisation qui lie le bureau le plus éloigné sur le terrain au Bureau Exécutif du Haut Commissaire.

Ainsi, pour chaque région géographique, il existe une unité administrative appelée Desk, qui assume le rôle d’interlocuteur du terrain auprès du siège. Ici, les Desk sont regroupés dans cinq Bureaux régionaux qui font, à leur tour, partie du département des Opérations – Opérations et Protection étant les deux grands départements du HCR aux côtés de l’Administration. D’un côté les bureaux en Iran, Afghanistan et Pakistan, de l’autre, ceux des cinq Républiques d’Asie Centrale, s’adressent donc au Desk pour l’Asie du Sud Ouest. En 2006, celui-ci est composé d’une quinzaine de personnes : un directeur, trois Desk Officer - l’un responsable de l’Afghanistan, l’autre de l’Iran et du Pakistan, le troisième des pays d’Asie Centrale – ainsi que des assistants et du personnel administratif. D’autre part, le Desk comprend également une section légale, sorte d’avant-poste du département de la Protection dans le domaine des Opérations ; cette section doit s’assurer que les besoins de protection des réfugiés dans la région envisagée sont pris en considération. De plus, une petite unité chargée d’élaborer la stratégie politique globale du HCR sur la question des réfugiés afghans : l’Afghanistan Comprehensive Solutions Unit (ACSU) est également incorporée au sein du Desk.

Le Desk a pour mission de soutenir et superviser l’action sur le terrain du point de vue administratif et financier ; il a un rôle d’interface entre siège et terrain, ainsi qu’entre les opérations envisagées et les différents départements du siège. Une collaboration étroite et une bonne entente entre terrain et Desk sont donc essentielles à la poursuite de l’activité de l’Agence. Par exemple, en ce qui concerne l’attribution de fonds annuels, les acteurs de terrain préparent leur demande de budget annuel, le Desk la révise et vérifie qu’elle est cohérente avec les demandes des pays voisins, puis vient le moment de la négociation devant une commission du siège afin d’ obtenir les fonds requis. Le Desk est aussi en contact avec la section communication afin de décider du moment où les nouvelles doivent être diffusées et de leur contenu ; il travaille également en collaboration avec le département des ressources humaines pour le déploiement du personnel, etc.

Comme c’est le cas pour le « siège », parler uniquement de « terrain » peut sembler bien générique. Du point de vue du Desk, le « terrain » est souvent représenté par la succursale principale du HCR (le Branch Office) dans chaque pays - dans notre cas, il s’agit de Téhéran, Kaboul et Islamabad, car la majorité des contacts (flux d’information, de fonds) ont lieu avec les Branch Office. Ces derniers sont chargés d’administrer la présence du HCR dans leur pays de compétence, qui comprend, dans les dénominations officielles, des Sub Office et des Field Office. Cette présence assume des formes diverses selon le contexte et varie dans le temps en fonction de l’activité de l’Agence dans le pays envisagé. La présence du HCR en Afghanistan, par exemple, est beaucoup plus forte et articulée qu’en Iran et au Pakistan.

L’interaction entre ces acteurs administratifs ne relève pas d’une simple coordination mécanique. Il nous semble que l’un des facteurs majeurs qui conditionnent cette interaction est la distribution du pouvoir décisionnel sur les questions politiques et stratégiques les plus importantes. Le pouvoir de faire ce qu’en Anglais on qualifie de policy n’est pas le seul type de pouvoir que nous avons pu observer à l’intérieur de l’organisation, mais c’est celui auquel nous nous sommes le plus familiarisés par les tâches que nous assumions au sein du Desk.

Le Haut Commissaire et son entourage ont un rôle décisionnel très important sur toutes les questions politiques et stratégiques : ils sont constamment tenus au courant, supervisent chaque activité de l’Agence et se prononcent sur les questions cruciales. L’organigramme nous indique que les autres figures de pouvoir sont le directeur du Bureau et les directeurs du Desk et des Branch Office qui suivent la gestion quotidienne de l’activité du HCR. Les chefs des Branch Office, en particulier, ont une position clé, car ils prennent le pouls de la situation sur le terrain, gèrent les relations du HCR avec les gouvernements concernés et les autres organisations internationales qui opèrent dans les pays en question. Finalement, la gestion de l’activité du HCR dans la région Iran/Afghanistan/Pakistan est singulière en raison de la présence de l’ACSU, qui a un rôle de policy reconnu officiellement. En effet, habituellement, la gestion de l’activité du HCR ne prévoit pas l’existence d’une telle unité pour chaque opération.

Cependant, les hiérarchies établies par l’organigramme ne sont pas les seules à déterminer la distribution du pouvoir de policy. Cette répartition est conditionnée par d’autres facteurs informels, les plus importants étant les qualités et les ressources (charisme, habileté, compétences, rapport avec l’autorité, etc.) que les individus impliqués peuvent mobiliser dans le champ social, pour utiliser la notion de Bourdieu. A ce propos, il est important de souligner que les individus qui occupent les différents postes changent régulièrement en raison du système de rotation. En effet, le système professionnel du HCR s’organise de manière à permettre la circulation du personnel au sein des différentes opérations de l’Agence, dans le cadre de missions d’une durée qui va, généralement, de 2 à 3 années.

Ainsi, si l’on considère par exemple la période 2001-2006, on peut constater que d’importants changements ont eu lieu dans la distribution du pouvoir de policy. De 2001 à 2003, l’ACSU n’existait pas et le chef du Branch Office de Kaboul, personnage très charismatique avait, entre autre, un rapport privilégié avec le Haut Commissaire de l’époque, Mr. Lubbers ; cela a eu pour conséquence une forte centralisation du pouvoir de policy dans le Branch Office de Kaboul, alors que le Desk jouait un rôle secondaire. La situation s’est inversée depuis la création de l’ACSU au sein du Desk, composé de deux personnes ayant une bonne connaissance du contexte afghan. En effet, lors de la création de l’ACSU, ils venaient tous deux de travailler sur l’opération afghane, l’un sur le terrain, l’autre au siège en tant que conseiller politique. De plus, lors de ma présence, et ce depuis quelque temps, l’un d’eux cumulait plusieurs responsabilités : l’appartenance à l’ACSU et la direction du Desk. Ainsi, l’on comprend bien qu’en 2006, le pouvoir de policy était plutôt concentré au siège.

D’autre part, il est intéressant de prendre en considération la naissance de l’ACSU. Les leaders de l’équipe qui travaillait sur le terrain dans la région Iran/Afghanistan/Pakistan en 2001/2002 étaient des personnes particulièrement sensibles aux questions d’ordre politique et une bonne entente régnait entre eux. Alors que la mission de l’un d’entre eux prenait fin, ils ont eu l’idée de créer une unité de support intellectuel aux opérations. Comme nous l’avons déjà souligné, le directeur du Branch Office à Kaboul avait un rapport privilégié avec le Haut Commissaire de l’époque, qui venait, du reste, de lancer l’initiative « Convention Plus ». Il s’agissait d’un projet visant à favoriser un engagement multilatéral dans la recherche de solutions durables pour les réfugiés, qui s’accordait parfaitement avec la stratégie proposée pour les réfugiés afghans. Cela a permis de surmonter les objections faites par le directeur du Bureau et de mettre rapidement en place l’unité, dont l’un des deux membres était celui qui venait de terminer sa mission. Dès le début, la petite équipe a très bien fonctionné et s’est immédiatement affirmée, grâce au fort charisme de l’un et la profonde capacité analytique de l’autre.

Ces exemples nous montrent que la distribution du pouvoir de policy est plus flexible que ce que l’organigramme peut laisser entendre, autant parmi les individus engagés dans la gestion d’une opération, que dans le temps. Ainsi, connaître la hiérarchie, les mécanismes d’interaction standard, les procédures formelles ne suffit pas à comprendre comment les décisions sont prises au sein d’une organisation. Il est donc nécessaire de prendre aussi en considération les aspects informels et, en particulier, les relations qui se nouent dans le cadre des champs sociaux internes à l’organisation.

En fonction de la position qu’ils occupent le long de la « chaîne » d’organisation, les acteurs ont un angle d’observation spécifique. Leur fonction les amène à être confronté à des scénarios différents et à développer, par conséquent, une vision personnelle, une façon de concevoir les objectifs et les priorités de l’activité de l’Agence. En effet, même si l’on ne considère que le Desk, on peut identifier différents objectifs : l’ACSU, chargée de la stratégie politique à long terme, la section légale, chargée de la protection des réfugiés, le personnel administratif, chargé des questions logistiques ; ils ont tous leurs propres priorités, qui ne coïncident pas toujours avec celles des autres.

Nous avons pu remarquer assez clairement que la coexistence de visions différentes engendre un haut risque de conflictualité. La plupart des conflits que nous avons eu l’occasion d’observer au sein du Desk était provoquée par cette divergence de priorités. Par exemple, l’on peut citer les difficultés ponctuelles rencontrées par l’ACSU à faire accepter sa stratégie. Dans la perspective de l’ACSU, les objectifs de longue durée doivent être privilégiés à ceux de courte durée. A l’intérieur du Desk, cette vision n’était pas complètement partagée. Ainsi, le représentant de la section légale n’acceptait pas facilement le fait que le HCR puisse taire les abus des gouvernements des pays d’asile face aux réfugiés, afin de poursuivre des objectifs politiques à long terme. Ce point de vue était partagé par d’autres, eux-aussi sceptiques sur la stratégie de l’ACSU, qui jugeaient que la politique adoptée provoquait l’effet contraire à court terme. De plus, l’un de trois Branch Office n’était pas vraiment réceptif et aligné sur la stratégie proposée par l’ACSU, ce qui provoquait de fréquentes tensions.

La quasi proverbiale compétition entre les deux principaux départements du HCR, c’est-à-dire entre la Protection et les Opérations, renvoie aussi à ce genre de conflit et, plus globalement, au débat interne du HCR sur la question de la fonction principale de l’Agence : plaider pour la protection légale des réfugiés ou gérer des interventions humanitaires ?

Cependant, les conflits au sein de l’organisation ne relèvent pas seulement de la divergence d’objectifs. Il existe une autre série de conflits (qui ne seront pas approfondis ici), découlant de la compétition pour les ressources (par exemple à l’occasion de la distribution géographique des fonds annuels) ou des stratégies conflictuelles de visibilité et de promotion poursuivies par chaque section.

Une dernière remarque sur la coexistence de perspectives différentes au sein du HCR concerne l’usage de certaines catégories par les acteurs internes. Nous nous étions promis d’analyser comment certaines catégories (telles que « réfugié », « vulnérabilité », etc.) sont construites et utilisées dans la pratique par le HCR. Toutefois, nous nous sommes aperçus que souvent, au niveau interne, il n’existe pas de catégories homogènes. Par exemple, si l’on considère la manière dont les réfugiés sont représentés, on remarque qu’ils ne sont pas perçus de la même façon par toutes les unités, et que la représentation des réfugiés varie d’une section à l’autre en fonction des objectifs spécifiques de la section en question.

Les nouvelles de l’Agence, produites par la section communication, nous donnent deux types d’informations : d’un côté des victimes à part entière, des personnes déracinées qui ne désirent que « rentrer dans leurs maisons » en Afghanistan ; de l’autre des chiffres : combien d’entre elles sont rentrées depuis le début de l’opération, combien sont restées dans les pays d’asile, etc. C’est la rhétorique qui vise l’opinion publique ; d’un coté on tente d’émouvoir pour la récolte de fonds, de l’autre on essaie de montrer que le HCR est actif et fonctionne bien. D’autre part, l’ACSU propose une vision beaucoup plus articulée et tout à fait consciente de la variété des situations que l’on peut rencontrer parmi les réfugiés afghans qui résident en Iran ou au Pakistan (personnes sans recours, migrants saisonnier, etc.)1. Cette représentation est totalement cohérente avec l’objectif de l’ACSU : élaborer une stratégie ancrée dans la réalité et redéfinir le rôle du HCR en termes, à longue échéance, de désengagement partiel de l’Agence. On peut bien imaginer que sur le terrain, au sein des sièges en contact direct avec les bénéficiaires, la représentation des réfugiés soit encore différente, conditionnée cette fois-ci par des facteurs d’ordre pratique. Ces différentes représentations des réfugiés coexistent : il suffit de consulter la section du site du HCR consacrée à l’Afghanistan pour trouver les nouvelles juste à côté des documents produits par l’ACSU.

Le personnel du HCR : un univers social hétérogène

Le HCR compte à peu près 6700 employés. Bien qu’ils travaillent pour la même organisation, ils sont loin de constituer un ensemble homogène. Au sein du HCR travaillent, côte à côte, des personnes provenant de milieux sociaux différents, ayant des parcours professionnels, des références, des ressources et des objectifs divers, et qui développent des liens différents avec l’organisation.

La première grande distinction s’opère entre personnel local et personnel international. Le staff local est recruté sur place, alors que les internationaux sont, en général, des « expatriés ». De plus, les internationaux sont mobiles et restent dans un pays pour la durée de leur mission, tandis que le staff local demeure sur place. Du point de vue du statut et de la rémunération, le personnel local est plus dévalorisé : les postes à responsabilité sont occupés par les internationaux, alors qu’en règle générale, le personnel local a des fonctions administratives subalternes. Pour démentir l’idée d’un HCR constitué uniquement de fonctionnaires internationaux, soulignons que le staff local est beaucoup plus nombreux et constitue environ 4/5 (donnée indicative) du personnel de l’organisation.

La situation des personnels administratifs au siège demeure originale, car ils sont très nombreux et d’origines diverses. Par ailleurs, dans le cas spécifique de l’action du HCR dans la région Iran/Afghanistan/Pakistan, ils ont une fonction secondaire par rapport au staff local sur le terrain, car ce dernier joue un rôle vraiment crucial. Il est composé de dizaines d’Iraniens, d’Afghans, de Pakistanais qui ont une fonction fondamentale de relais, d’ « entre deux », entre les discours et les pratiques universalistes du HCR et la réalité concrète locale. Nous envisageons d’approfondir cet aspect central à l’occasion d’une deuxième analyse de terrain.

Les internationaux du HCR font partie du groupe professionnel transnational des fonctionnaires des Nations Unies. Au siège, le système professionnel des internationaux apparaît fortement hiérarchisé et généralement très compétitif, à tous niveaux. Au sein même de l’Agence, ceux qui ont un contrat à durée déterminée (UNV, JPO) concourent pour l’entrée à part entière dans le système, la titularisation ; les employés titularisés sont en compétition pour la promotion et l’accès aux sièges qui leur conviennent le plus. Ainsi, chaque catégorie de la hiérarchie professionnelle constitue, d’une part, un groupe d’intérêt et de pression, d’autre part une arène de compétition.

Le système professionnel du HCR se fonde sur la rotation du personnel international qui circule parmi les différents sièges de l’Agence, dans le cadre de missions d’une durée de 2 à 3 années, tout en alternant le type de mission (siège/terrain, mission aisée/malaisée, etc.). La mobilité est, par conséquent, une importante caractéristique des fonctionnaires du HCR et constitue un enjeu crucial au niveau professionnel, car c’est une condition à accepter, à la fois pour faire partie du personnel de l’organisation et également pour y faire carrière. En effet, les critères de promotion sont étroitement liés au type de mission, certaines permettant d’acquérir un nombre de points supérieur. La personne qui souhaite faire carrière au sein du HCR essaye de réaliser des missions au sein de sièges très visibles et « malaisés », mais il est également opportun d’effectuer au moins une mission à Genève, l’endroit le plus approprié pour tisser des contacts.

En discutant avec le personnel international du HCR, l’on remarque que travailler pour le HCR a des enjeux forts pour les individus, ce qui fait que la dimension professionnelle a une influence importante sur la vie privée. D’un côté, travailler pour le HCR – et y faire carrière – présente de nombreux avantages : tout d’abord, les hauts salaires, puis le prestige d’un emploi d’élite, l’intérêt du travail, etc… De l’autre coté, les règles du système - avant tout la mobilité - sont difficiles à concilier avec une vie familiale. La vie quotidienne des internationaux que nous avons rencontrés à Genève, est entourée d’une forte tension entre carrière et famille, l’une pouvant représenter un obstacle à l’accès et au maintien de l’autre. C’est à travers une stratégie de compromis entre les deux que chacun essaie, quotidiennement, de maximiser les bénéfices sur les deux fronts. En général, nous avons eu l’impression que ceux qui ont renoncé à une stratégie de promotion pour rester à Genève sont stigmatisés par les autres.

Le siège du HCR est indiscutablement un milieu international multiculturel, ceci semble évident dès que l’on entre dans le bâtiment ; on croise des personnes dont l’aspect renvoie à tous les continents du monde, on entend parler des langues non européennes. En effet, dans le Desk pour l’Asie du Sud Ouest un Allemand travaille à coté d’un Bengalais, d’un Français, d’une Philippine, d’un Ivoirien. Ce multiculturalisme suscite toutefois deux premières observations.

Soulignons tout d’abord qu’il est généralement reconnu que les ressortissants des principaux bailleurs de fonds, notamment certains pays « occidentaux », sont plus nombreux et recouvrent les positions les plus élevées. D’autre part, il est désormais habituel que l’un des deux Assistants du Haut Commissaire soit américain. Il serait intéressant de vérifier, données à l’appui, jusqu’où la distribution des nationalités reflète les rapports de forces entre Etats et le poids financier des principaux bailleurs de fonds. De la même manière, l’on pourrait analyser la distribution des nationalités sur les opérations les plus sensibles politiquement. Une autre question à développer est la valeur que les cadres du HCR attribuent à leur propre appartenance nationale.

En deuxième lieu, il serait nécessaire d’explorer jusqu’à quel point ce multiculturalisme est effectif. Le fait que les employés internationaux du HCR aient des bagages culturels très différents doit forcément conditionner la façon dont ils interprètent les situations et agissent. Cependant, dans la réalité, les bagages des ressortissants des pays non occidentaux sont-ils vraiment si différents des autres, du point de vue de leurs parcours formatif et professionnel ? C’est un aspect à approfondir. De plus, il faudrait vérifier de quelle manière le milieu professionnel du HCR, c’est-à-dire les codes standardisés d’interaction professionnelle et le partage de la même culture organisationnelle, influence, ou met au second plan, le multiculturalisme du personnel international. En effet, dans certaines situations telles que les réunions du Desk, par exemple, le multiculturalisme apparaît comme un aspect tout à fait secondaire dans l’interaction des internationaux qui, au contraire, se fonde sur des codes professionnels bien définis, partagés par tous.

Le système des relations internationales

Nous allons à présent porter notre attention sur l’environnement macro du HCR, c’est-à-dire sur le champ d’action qui détermine les possibilités d’agir, les contraintes de l’organisation et qui constitue aussi le cadre de référence à sa représentation du monde. Les deux scénarios principaux où se situe l’action du HCR sont, notamment, le système des relations internationales et le système de l’aide internationale.

Le système des relations internationales est, sans aucun doute, le champ d’action le plus contraignant. Les organisations des Nations Unies en font désormais partie, mais ont un rôle subordonné aux Etats qui restent, de nos jours, les acteurs dominants sur la scène internationale. Ainsi, la possibilité d’action dont le HCR dispose est conditionnée en premier lieu par la volonté des Etats souverains. De plus, le HCR, en tant que produit du système des relations internationales, est inséré dans la configuration des rapports de force entre Etats.

Il suffit ici de rappeler que le HCR vit grâce aux contributions volontaires des Etats les plus riches et industrialisés2, ce qui donne aux principaux pays donateurs un contrôle indéniable sur l’organisation. Ainsi, l’actuel « régime mondial des réfugiés » (endiguement des crises hors des pays occidentaux et rapatriement comme « solution durable privilégiée ») résulte, pour l’essentiel, des rapports de force entre Etats. Par ailleurs, il faut souligner que dans une perspective historique, la dépendance du HCR envers les bailleurs de fonds occidentaux s’est accrue à la suite de son expansion au cours des années ’90, développement qui a eu lieu grâce à une forte augmentation de fonds et au détriment de l’indépendance de l’organisation3. La dépendance envers les Etats est évidente aussi au niveau national, car ce sont les gouvernements qui acceptent la présence de l’Agence sur leur territoire et peuvent légitimement l’interdire si son action va à l’encontre de ses intérêts 4.

Nous allons présenter un bref historique de la situation des réfugiés afghans, particulièrement emblématique en raison du lien étroit qui existe entre gestion des réfugiés et géopolitique5. Les Afghans ont commencé à s’enfuir en grand nombre, au Pakistan et en Iran, après l’invasion soviétique de 1979, la crise s’est donc insérée dans les logiques de la guerre froide : le Pakistan et, en moindre mesure, l’Iran, ont reçu de la part de la communauté internationale une forte assistance pour s’occuper des Afghans, en fonction antisoviétique. Depuis le retrait soviétique de 1989 – et la chute de l’enjeu stratégique, la région a cessé de susciter l’intérêt de la communauté internationale. Par conséquent, l’assistance aux pays d’asile a diminué, même si la présence afghane en Iran et au Pakistan restait très forte et les conditions de vie des réfugiés étaient très difficiles.

La situation change totalement en 2001, suite à l’intervention des Etats-Unis en Afghanistan et à l’intérêt renouvelé de la communauté internationale pour la région. Dans ce contexte, le lancement d’un vaste programme de rapatriement s’impose au HCR. En premier lieu, il faut tenir compte des fortes pressions des deux pays d’asile qui se sont accrues au cours des trois dernières décennies : maintenant qu’un changement politique majeur a eu lieu en Afghanistan, l’Iran et le Pakistan prétendent au rapatriement rapide de tous les Afghans. Cela se traduit par un durcissement de la manière dont sont traités les réfugiés. En second lieu, le retour des Afghans peut être interprété comme un signe de confiance envers le nouveau gouvernement provisoire soutenu par les Nations Unies, et donne ainsi toute sa légitimité à l’action des Etats Unis et de la communauté internationale dans le pays.

En réalité, la situation est beaucoup plus complexe et les cas de l’Iran et du Pakistan sont très différents l’un de l’autre. Nous souhaitons souligner ici le lien qui existe entre la décision de lancer l’opération de rapatriement et le cadre géopolitique. En effet, l’objectif du HCR n’est ni de définir si les conditions en Afghanistan sont vraiment adéquates, ni d’évaluer comment le rapatriement peut influer sur le processus de reconstruction du pays, il n’est pas non plus de savoir quels sont les désirs des réfugiés. Ce qui a une influence de primordiale, ce sont les pressions politiques des pays d’asile et de la communauté internationale.

Néanmoins, dès que le programme de rapatriement a commencé, l’influence du HCR, qui était faible jusqu’en 2001, s’est accrue. Désormais, son activité est au centre des intérêts stratégiques des pays impliqués. L’opération de rapatriement donne ainsi au HCR un poids dans les négociations avec les Etats engagés, pouvoir qu’il n’avait pas avant.

C’est justement grâce à ce pouvoir acquis que l’ACSU élabore sa stratégie de négociation. D’un côté, le programme de rapatriement continue et tout document officiel reconnaît toujours le rapatriement comme la « meilleure solution à long terme ». De l’autre coté, dans un processus de négociation lent et difficile, le HCR essaie de faire accepter aux gouvernements iranien et pakistanais que le rapatriement de tous les Afghans n’est pas envisageable, car leur présence en Iran et au Pakistan ne relève pas seulement d’un problème relatif aux réfugiés, mais dépend aussi des dynamiques migratoires, démographiques, économiques, de développement, etc., et nécessite l’engagement direct des gouvernements dans la gestion du déplacement des Afghans.

Bien que très sommaire, ce cadre met en lumière les contraintes politiques auxquelles le HCR est soumis. Ainsi, sa fonction ne se résume pas à la protection et l’assistance humanitaire aux réfugiés, elle est beaucoup plus complexe. En effet, le HCR semble être engagé dans une activité incessante de médiation entre le point de vue des différents pays en jeu et le « bien » des réfugiés, constamment à la recherche de la solution la « moins mauvaise » (évidemment sur la base de ce que le HCR définit comme ce qui est « bien » pour les réfugiés). Toute action ou opération semble être le produit d’une médiation - implicite ou explicite, plus ou moins réussie – qui tient compte des intérêts des Etats, pivots majeurs sur la scène internationale.

Pour conclure sur ce thème, on observe que la représentation du monde selon le HCR dépend d’un cadre de référence principal : le système géopolitique des Etats. Pour l’organisation, la nationalité est la caractéristique principale de tout individu ; l’Etat est la référence implicite du langage de l’Agence : ainsi, par exemple, le pays d’origine devient le home où tout être humain à droit de retour ; « rentrer » signifie toujours retourner dans le pays d’origine, indépendamment du lieu précis à l’intérieur du pays. Il sera intéressant de comparer cette priorité du HCR avec les pratiques et les références identitaires des réfugiés afghans.

Le système de l’aide internationale

Le deuxième scénario où s’inscrit l’action du HCR est le système d’aide internationale, composé de différents organismes engagés dans la mise en place d’activités humanitaires ou de développement. Ce système est étroitement lié à la configuration des relations internationales, dont il peut donc être considéré comme un « sous-système ». En effet, même si certaines organisations non gouvernementales (ONG) sont financées par des fonds privés, la plupart des fonds destinés aux activités humanitaires et de développement sont versés par les différents gouvernements. Cela peut se dérouler de manière bilatérale, par la coopération nationale, ou multilatérale, à travers des organismes internationaux. Les principaux bailleurs de fonds sont les pays occidentaux les plus riches et industrialisés.

D’autre part, ce système a un fonctionnement propre qui relève principalement de la circulation de fonds pour financer des activités humanitaires ou de développement. Les fonds se matérialisent en assistance pour les bénéficiaires après différentes transactions des organismes donneurs vers les organismes exécuteurs. Le HCR, par exemple, est à la fois organisme exécuteur face à ses bailleurs de fonds, et organisme donneur par rapport aux ONG partenaires. Le transfert de fonds est conditionné par certains critères qui se réfèrent à la manière dont le projet sera mis en place et à la définition des priorités à poursuivre. Les organismes exécutants doivent démontrer qu’ils ont respecté ces critères à travers le mécanisme de la responsabilité (accountability). Les paradigmes dominants du système d’aide sont établis par les organismes donneurs les plus haut placés et sont à redéfinir dans le temps6.

C’est dans ce système que s’inscrit l’action du HCR. Par conséquent, son activité ne consiste pas simplement à donner une protection et/ou une assistance humanitaire aux réfugiés, ni cela a lieu à travers une relation bilatérale. Il existe d’autres acteurs et scénarios avec lesquels l’organisation doit interagir, aussi bien que des enjeux plus complexes qui vont bien au-delà du simple bien-être des réfugiés. A ce propos, il suffit de regarder l’organigramme du siège où l’on trouve la section chargée des relations avec les bailleurs de fonds, la section communication, celle responsable des relations avec les ONG, etc.

Par ailleurs, l’ensemble du personnel qui travaille au siège (environ un sixième du personnel de l’organisation) n’a aucun contact direct avec les réfugiés, en particulier le personnel administratif qui n’est pas sujet à rotation. De surcroît, même sur le terrain, l’Agence a bien souvent des contacts limités avec les bénéficiaires, sous-traitant l’exécution directe des projets à ses organismes partenaires7 et jouant surtout un rôle de supervision.

Le système de l’aide internationale peut être vu comme une arène où différentes organisations concourent pour des ressources économiques et un rôle légitime. Le HCR, comme les autres organisations, doit se positionner dans ce contexte. Pendant les années ’90, par exemple, sous la direction du Haut Commissaire Sadako Ogata, le HCR a beaucoup développé son rôle opérationnel et est devenu l’une des principales agences humanitaires à côté du PAM. A présent, l’Agence traverse une crise à la fois structurelle et de légitimité, et tente de se repositionner dans le système humanitaire. L’aspiration des cadres du HCR est celle d’élargir le mandat de l’organisation et de la transformer en Agence pour les migrations forcées, ce qui permettrait au HCR de garder son poids international et sa structure.

Les paradigmes dominants dans le système de l’aide internationale se redéfinissent dans le temps, principalement en fonction des priorités indiquées par les bailleurs de fonds. Deux débats particulièrement pertinents dans le cas de l’Afghanistan ont récemment pris essor au niveau inter-organisationnel. Le premier porte sur le relief-development gap, à savoir le décalage entre secours d’urgence et développement qui, en l’occurrence, concerne la phase de « réintégration » des réfugiés après le rapatriement. Le deuxième débat porte sur le migration-asylum nexus, à savoir le rapport entre les questions liées aux réfugiés et les problèmes de migrations. Il s’agit de deux problématiques qu’il est indispensable de prendre en compte, afin de comprendre l’activité des acteurs humanitaires face aux réfugiés afghans.

Conclusion

Sur le terrain, nous avons remarqué l’importance et l’omniprésence de la négociation. Que l’on considère l’organisation du HCR ou ses acteurs internes, le niveau micro ou macro, les rapports avec les Etats ou les autres acteurs du système de l’aide internationale, tout scénario constitue un front de négociation où se définissent les espaces de manœuvre et les conditions d’action. Si d’un côté la négociation semble donc être une clé de lecture importante pour étudier le fonctionnement du HCR, il est aussi vrai qu’elle risque de voiler la question centrale du pouvoir et les enjeux concrets qui caractérisent chaque front. C’est donc dans cette direction que nous allons poursuivre notre réflexion.

D’autre part, nous aimerions présenter les principales difficultés rencontrées pendant cette première expérience de terrain au sein d’une organisation. Tout d’abord, il nous semble très ardu de trouver des repères lorsqu’il existe plusieurs niveaux d’analyse (de l’ethnographie du personnel international à sa culture organisationnelle, de la structure de l’appareil institutionnel au langage de l’Agence), de nombreux lieux et multiples échelles qu’il faut toujours garder à l’esprit, chaque situation renvoyant à ce qui se passe dans d’autres lieux et à d’autres échelles.

De plus, nous nous interrogeons sur la manière d’aborder efficacement les dynamiques institutionnelles plus générales de façon ethnographique, à partir d’une étude empirique de cas. Ce qui relève de la transformation et de l’innovation institutionnelle, par exemple. Nous avons l’impression qu’en raison de son lourd appareil bureaucratique, le HCR est réfractaire à apprendre, à tirer profit de son expérience passée et peu ouvert à l’innovation de l’intérieur ou à s’approprier l’innovation quand elle est présente. De la même façon, un autre élément que nous ressentons comme central dans le fonctionnement du HCR est l’importance de la dimension opérationnelle. En effet, la réalité sur laquelle le HCR intervient est souvent considérée à travers un schéma interprétatif construit autour de concepts de type opérationnel. La complexité et le « suivi » de la réalité de terrain risquent ainsi de lui échapper, engendrant une sorte de décollement de la réalité. L’importance de la dimension opérationnelle semble aussi se refléter dans la réticence de l’organisation à développer des politiques à long terme. Toutefois, il ne s’agit pour l’instant que d’« impressions », car nous ne sommes pas encore en mesure de pouvoir aborder ces thèmes en nous appuyant sur des données empiriques.

Pour conclure, une dernière interrogation porte sur la relation entre l’organisation et ses propres employés, entre l’acteur et le système : comment les dimensions individuelle et organisationnelle s’articulent-elles ? Par quel processus l’on peut créer, s’approprier, développer des paradigmes, un langage, une culture organisationnelle communs ? Dans quelle mesure un individu pense et agit d’une certaine manière car il fait partie du HCR ou d’une unité administrative interne et, au contraire, jusqu’où garde-t-il son indépendance par rapport à l’institution et poursuit-il ses propres stratégies ?

Notes :

Voire par exemple UNHCR, Towards a comprehensive solution for displacement from Afghanistan. Geneva, July 2003, www.unhcr.org.

2 En 2006 les principaux bailleurs de fonds ont été les Etats Unis, la Commission Européenne et le Japon (www.unhcr.org).

3 Pour une histoire du HCR dans les relations internationales : LOESCHER Gil (2001), The UNHCR and world politics : a perilous path. Oxford University Press.

4 Ce que a fait par exemple l’Uzbekistan en mars 2006.

5 Pour une analyse plus détaillée : TURTON David, MARSDEN Peter (2002), Taking Refugees for a Ride ? The politics of Refugees Return in Afghanistan. Kabul, Afghanistan Research and Evaluation Unit.

6 Pour une introduction au système de l’aide internationale l’on peut consulter COCK Emil (2005), Le dispositif humanitaire. Géopolitique de la générosité. L’Harmattan, Paris, ou bien des manuels universitaires. Le Humanitarian Policy Group de l’Overseas Development Institute publie régulièrement des études sur le sujet.

7 A peu près un quatrième des fonds du HCR est transféré à des organismes partenaires chargés de l’exécution directe des programmes.