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Etudes

Recueil Alexandries

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7

juin 2007

Elise Pestre

L’Etat, le réfugié et son thérapeute

auteur

Elise Pestre est Maître de Conférence à Paris Diderot, UFR « Etudes Psychanalytiques », laboratoire CRPMS EAD 3522 « Centre de Recherches Médecine Psychanalyse et Société », Equipe interne « Politique de la santé et minorités ». Après avoir vécu 5 ans en Argentine, où elle a enseigné et investigué à Buenos Aires (Universités UBA- FLACSO), elle poursuit ses recherches cliniques, à partir de sa pratique de psychologue, sur le trauma, la traduction psychique et la (...)

résumé

Les politiques gouvernementales, qui mènent aujourd’hui un véritable combat contre l’immigration dite « clandestine », tentent de définir si la demande d’asile est légitime ou non, en d’autres termes, si le demandeur est un « vrai » ou un « faux » réfugié. Il ressort, selon ces instances décisionnelles, qu’il s’agit dans la majorité des cas, d’un exilé économique ou thérapeutique, plus que d’un « véritable » sujet persécuté. Quelles sont les incidences subjectives de ces soupçons souverains sur celui qui est en quête de refuge ? Si son corps est affecté par l’injonction étatique à témoigner et à prouver, le récit de ses persécutions l’est aussi. En effet, devoir « tout relater » à un Autre, lorsque l’accès aux souvenirs est barré par la rencontre avec le Réel, ne va pas sans produire des effets démétaphorisants. Ce montage testimonial se constitue parfois comme une création vitale qui fait office de refuge à celui qui cherche un asile. Le sujet démuni, suspendu à l’attente de ses « papiers », tente, par les moyens qui lui restent, de sortir de sa nudité psychique et juridique. Comment le clinicien va-t-il pouvoir travailler avec cette population mise au ban du politique ? Quels sont les effets de ces rencontres sur la subjectivité de celui qui écoute ce qui touche à la cruauté humaine ? Que peut faire le psychologue du discours de l’Etat, qui le place dans une posture d’expert et qui lui demande de distinguer le vrai témoin du faux ? Les interactions en jeu entre l’Etat, le réfugié et son thérapeute seront envisagées à partir de la psychanalyse et nous conduiront à poser les jalons d’une « clinique de l’asile ».

Mots clés : réfugié, traumatisme, témoignage, droit d’asile, politique, contre-transfert, clinique de l’asile, vérité, Etat.

à propos

Thèse de Doctorat, Univ. Denis Diderot - Paris 7, soutenue le 23 juin 2007.

A lire sur TERRA : la présentation, la table des matières, le Chapitre IV de la Troisième partie : "Injonction à témoigner, rapport aux semblables et psychopathologie"

citation

Elise Pestre, "L’Etat, le réfugié et son thérapeute", Recueil Alexandries, Collections Etudes, juin 2007, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article650.html

263.5 ko

Table des matières :

Première Partie : Aspects historiques et politiques

Chapitre I : Les origines de la notion de réfugié
1. Historique de la demande d’asile
1.1. Les origines lointaines du droit d’asile
1.2. L’asile en Grèce Antique et la tradition romaine de l’asile.
1.3. L’asile judéo-chrétien et l’asile musulman
1.4. Genèse du droit d’asile actuel
1.5. XXème siècle et avènement de la définition moderne du réfugié.
2. Etymologie et définition des termes
2.1. Le terme réfugié
2.2. Le terme asile
2.3. Des sens figurés et littéraires
2.4. Une notion intrinsèque au refuge : l’hospitalité
3. Procédures administratives relatives à l’asile, obstacles et difficultés
3.1. Actualité des termes « réfugié » et « demandeur d’asile »
3.2. Dispositif législatif et procédures en vigueur pour la demande d’asile conventionnel
3.2.1. L’Office Français des Réfugiés et Apatrides (O.F.P.R.A.)
3.2.2. Les recours au rejet : la Commission de Recours aux Réfugiés (C.R.R.) et le réexamen à l’O.F.P.R.A.
4. Données statistiques et crise du droit d’asile
5. Critique du contexte politique actuel et introduction aux problèmes

Chapitre II. Les conditions juridique et psychique du sujet réfugié
1. Comment penser la relation du sujet réfugié à l’Etat ?
1.1. Le réfugié est l’étranger
1.2. La vie capturée par le pouvoir : Michel Foucault et la « biopolitique »
1.3. Hanna Arendt : le réfugié comme « figure paradigmatique » de l’ère moderne.
1.4. Le réfugié est-il un homo-sacer ?
1.4.1. Le réfugié débouté est-il un « homme tuable » ?
1.4.2. De la nudité juridique à la nudité psychique
1.4.3. Le réfugié : l’étranger du national
1.4.4. Les zones d’attente, des localisations d’exception situées hors du droit.
2. Violence politique et droit
2.1. Freud : violence, droit et économie pulsionnelle
2.2. L’extension des pouvoirs de la police selon Walter Benjamin
2.3. L’instrumentalisation du sujet par la loi
2.4. Une violence indirecte et rationalisée
2.5. La prolifération du juridique et la mouvance continue des textes de loi
2.6. La violence exercée à l’encontre du sujet par la « recodification juridique »
3. Etre « demandeur » d’asile, un terme à la jonction du droit et de la psychanalyse
3.1. Une demande incompressible ?
3.2. Demandes croisées : des allers et retours entre la demande du réfugié et celle de l’Etat
3.3. Demande, institution et psychothérapie
3.4. Qu’est-ce que demande le demandeur d’asile ?

Deuxième Partie : Approche clinique.

Chapitre I : L’émergence de symptômes spécifiques : une « clinique de l’asile » ?
- Quelle place accorder à la dimension culturelle du sujet ?
1. L’avènement d’une symptomatologie articulée à des conditions d’être actuelle
1.1. Repérage d’une symptomatologie post-traumatique caractéristique
1.2. Le clivage : une défense qui lutte contre les effets destructeurs liés à
l’absence de lieu psychique et politique
1.3. L’« attaque » du système mémoriel par les traumatismes : quels effets sur la mémoire des réfugiés ?
1.3.1. Les incidences mémorielles chez une population qui souffre de traumatismes sévères
1.3.2. Comment se souvenir lorsqu’on ne peut pas oublier ?
1.3.3. Refoulement « raté » et distorsion temporelle
1.4. Actualisation du trauma et répétition dans un « Au-delà du principe de plaisir »
1.4.1. La douleur de l’attente
1.4.2. La « contrainte de répétition »
1.4.3. Commémorer et répéter pour ne pas se séparer de l’inoubliable : le cas d’Innocent
1.4.4. Eviter toutes nouvelles sources d’excitations pour survivre
1.4.5. Transmission traumatique et répétition à travers les générations : le retour de ce qui n’a pu être subjectivé.
1.4.6. Les risques de « mélancolisation du trauma ».
1. 5. Le corps-refuge
1.5.1. Observation clinique : Lydie
1.5.2. Etre et demeurer malade, une « ressource » corporelle qui permet au sujet d’accéder à des droits ?.
1.5.3. Préjudices corporels et « bénéfices externes » de la maladie.
1.5.4. Corps, jouissance et « emboîtement » de l’Autre dans le circuit de la maladie
1.5.5. Le corps traumatique
1.5.6. Quelques éléments de conclusion
2. la production de « témoignages malades » : une manifestion paradigmatique des conditions de vie psychique des réfugiés
2.1. La production de témoignages transitionnels.
2.1.1. Cas Anna
2.1.1.1. Temporalité et urgence du processus asilaire : évacuation des dimensions de perte et d’après-coup ?
2.1.1.2 La question du trauma dans son articulation au refoulé sexuel
2.1.1.3. Pourquoi s’approprier l’histoire d’un autre-semblant ?
2.1.1.4. Quels sens donner à ces créations psychiques ?
2.1.1.5. Des productions testimoniales qui se rapprochent des « souvenirs-écrans » ?
2.2. Emergence d’une « néo-réalité » et montage testimonial pathologique.
2.2.1. Des productions testimoniales où « faux souvenirs » et hallucinations sont mêlés.
2.2.1.1. Des formes variées de « témoignages malades »
2.2.2. Un cas clinique littéraire : l’Affaire Wilkomirski
2.2.3. L’implication de l’Autre dans la falsification des faits témoignés
2.2.3.1. Devoir être une victime pour être entendu comme témoin ?
2.2.4. Quand le récit désubjectivé « se colle » au discours social et politique..
2.2.5. Des « fabrications testimoniales » qui se rapprochent du roman familial et de la
Pseudologia Fantastica.
2.2.6. Etre démasqué par l’Autre : une destitution « auto-provoquée »
2.2.7. Création et tentative d’auto-guérison : quelques éléments de conclusion sur les « récits malades »

Chapitre II. Le psychologue confronté à une pratique spécifique
1. Méthode générale et analyse des entretiens de recherches
2. « Portraits » de cliniciens et analyse des entretiens de recherches
2.1. Jeanne, une psychologue en souffrance
2.1.1. Incorporer l’innommable
2.1.2. Le « bouche-à-bouche » donné au patient
2.1.3. Quand l’environnement conditionne la relation thérapeutique
2.1.4. L’emprise du discours politique et social sur la psychologue.
2.1.5. L’idéalisation de l’institution..
2.1.6. Quelques éléments de conclusion
2.2. Hugues, un psychologue-réfugié très impliqué dans sa pratique
2.2.1. L’enchevêtrement des identités professionnelle et subjective
2.2.2. La « neutralité impossible » et l’invention psychothérapeutique
2.2.3. « Contagion » symptomatique et « pensée magique » du clinicien
2.2.4. L’absence d’arrimage institutionnel.
2.3. Mathieu, l’expérience d’une pratique conjuguée à un travail d’élaboration
2.3.1. Les effets d’une pratique difficile sur le clinicien expérimenté
3. Quels sont les effets de cette pratique sur les cliniciens ?

3.1. Le repérage d’une symptomatologie post-traumatique caractéristique
3.2. La massivité des mouvements transférentiels et contre-transférentiels
3.2.1. Qu’entend-t-on par contre-transfert ?
3.2.1.1. L’indissociabilité du transfert et du contre-transfert
3.2.2. Le vécu d’une « demande débordante » ou l’« inquiétante étrangeté du transfert »
3.2.3. Au transfert massif répond…. un contre-transfert massif.
3.2.3.1. Transfert et contre-transfert paradoxal
3.2.4. Comment caractériser ce type de contre-transfert ?
3.3. L’émergence de stratégies de survie chez le thérapeute
3.3.1. La massivité des procédés identificatoires et projectifs et leurs incidences contre-transférentielles
3.3.1.1. « Contagion » et incorporation des symptômes des patients
3.3.1.2. La manifestation récurrente d’une modalité particulière de l’identification à l’agresseur
3.3.1.3. La crainte d’être volé de sa pensée
3.4. Les effets du discours politique sur la relation psychothérapeutique
3.4.1. Le « pousse à l’aveu »
3.4.2. Séquence clinique : Sakina
3.4.3. Le vécu d’une « neutralité impossible »
3.5. Les avatars de la relation thérapeutique en lien avec une politique hostile aux réfugiés
3.5.1. Attestation psychologique et positionnement paradoxal du clinicien
3.6. L’étayage nécessaire à l’exercice d’une clinique difficile
3.6.1. La nécessité d’un étayage entre pairs
3.6.2. L’étayage institutionnel : un support indispensable
3.6.3. Un dispositif de type analytique : la supervision

Chapitre III. La pratique du clinicien et ses visées thérapeutiques
1. Favoriser la création d’une aire transitionnelle
2. Qu’est-ce que le clinicien peut « faire » des symptômes traumatiques du patient ?
3. Favoriser la métabolisation des éléments exclus de la psyché ?
4. Quelles modalités cliniques peuvent être mises en place avec ces patients ?
5. La co-thérapie, un dispositif fécond ?

Troisième Partie : Pour une psychopathologie de la condition de réfugié.

_ Aspects théorico-cliniques

Chapitre I. A quelle catégorie clinique nous référer ?
1. Névrose traumatique et névrose de guerre
1.1. Les fondements de la conception psychanalytique du trauma : Freud et Ferenczi
1.1.1. Freud et le traumatisme
1.1.2. La névrose traumatique chez Freud
1.1.3. Les apports fondamentaux de S. Ferenczi sur les traumas de guerre
1.2. Névrose traumatique. Vérité du témoignage ou simulation ?
1.2.1. Un exemple paradigmatique de l’idéologie « soupçonneuse » : la sinistrose
2. Des conceptions contemporaines
2.1. Le Post Traumatic Stress Disorder (P.T.S.D)
2.1.1. « Stress traumatique » et culturalisme
2.2. La « clinique de l’exil »
2.3. La « clinique de l’asile », une clinique de l’ « exclusion » ?
2.4. Un parallèle avec l’impact destructurant de certains traumas infantiles ?
2.5. Se référer au modèle de la psychose pour penser la catégorie des traumatismes des réfugiés ?
2.6. Atteintes narcissiques et survivance.

Chapitre II. Les effets de l’injonction à témoigner sur la subjectivité des réfugiés
1. L’injonction à se remémorer
2. Témoignage et demande d’asile
2.1. Qu’est-ce qu’un témoin ?

2.2. Une relation déséquilibrée entre le témoin en quête d’asile et celui qui examine son témoignage
2.2.1. La posture périlleuse du récipiendaire-institutionnel du témoignage
2.2.2. Les difficultés rencontrées par l’interlocuteur du demandeur d’asile
2.3. La crainte fondée du témoin de ne pas être cru
2.4. Etre témoin : une posture paradoxale.
2.4.1. « Dire toute la vérité et rien que la vérité »
2.4.2. Des paradoxes inhérents à la posture du demandeur d’asile
2.4.3. La multiplicité des paradoxes empêche t-elle la présence d’un conflit psychique ?.
2.4.4. L’Eglise, le confesse et l’Inquisition : une autre forme d’injonction au témoignage
2.4.5. Quelques éléments de conclusion.

Chapitre III. Les risques de la parole et ses effets de réactualisation sur le sujet
1. La narration par l’écriture : écart ou proximité avec le témoignage oral ?
1.1. L’écriture et la survie
2. Les risques liés à l’entrée dans le discours
2.1. Le statut « non pacifiant » de la parole
2.2. Rencontre clinique : Jean-Pierre ou l’impossible mise en récit
2.2.1 Un patient « qui à la haine »
2.2.2. Supporter le déferlement des affects déliés
2.2.3. La parole risquée en psychothérapie
3. Mise en mots et mise à mort du sujet
3.1. « Itérabilité » et « mélancolisation du témoin »
3.2. « Mourir de dire »
3.3. La fonction symboligène de l’écriture
3.3.1.Le « collage » du sujet à l’originaire

_ Chapitre IV. Injonction à témoigner, rapport aux semblables et psychopathologie
1. Parallèle entre « injonction à témoigner » et « devoir de mémoire »
1.1. Le « travail de la culture » et les commémorations
2. Le rejet souverain de la demande d’asile : lorsque le « non » expulse le sujet d’une réinscription subjective et sociale
2.1. Les effets dévastateurs de l’interprétation de l’« ininterprétable ».
2.2. Le rejet, un énoncé au caractère performatif.
2.3. Recours et processus de resubjectivation
3. Une psychopathologie corrélative du rejet souverain ?
3.1. Cas clinique Juliette.
3.1.1. Eléments d’anamnèse..
3.1.2. L’événement traumatique et la fuite du pays
3.1.3. Les motifs du rejet institutionnel annoncés à la patiente
3.2. Analyse clinique et articulation théorique
3.2.1. La nuit noire : la « mauvaise rencontre » traumatique et l’actualisation d’un passé douloureux
3.2.2. Les effets de l’annonce sur Juliette : la décompensation sur un mode persécutif
3.2.3. Epilogue : mobilisation des ressources et lutte pour la survie
3.2.4. Quelques éléments de conclusion concernant la patiente
3.3. Les effets du rejet de la demande. Désaveu de la communauté et destructivité ?
3.3.1. Le surinvestissement de la réalité extérieure
3.3.2. Le rejet d’une demande d’adresse
3.3.3. Commémoration et désaveu d’un « témoin garant » ?
3.3.3.1. L’adresse à un autre et l’importance de sa réception
4. L’accord souverain à la demande d’asile : les effets de l’annonce positive.
4.1. Des effets positifs de l’annonce.
4.2. Des effets négatifs
4.3. Le fantasme de renaissance
4.4. Quel est le poids de la problématique psychotraumatique sur l’obtention du statut de réfugié ?
4.5. Quelques éléments de conclusion

Conclusion
Bibliographie
Index thématique


Au regard du champ traumatique envisagé, il semble que le contexte juridique inducteur d’un « forçage » à relater les événements et ce qui est désigné par « devoir de mémoire », lorsqu’il est institué par l’Etat telle une exigence incontournable, historique, sociale et morale, se croisent. Un rapprochement entre ces deux impératifs sera proposé dans ce chapitre, cette mise en parallèle nous aidant à la compréhension des incidences subjectives sur le sujet-réfugié soumis à ce que nous avons désigné dans notre travail par « injonction au témoignage ».

Dans ces deux situations pourrait être occasionné un mouvement de double devance, à savoir, anticipatif d’une part à l’appropriation subjective du passé et, d’autre part, au temps de latence nécessaire à la communauté dont sont issus les événements communs. Car la relation au groupe de semblables se déploie inévitablement derrière le contenu subjectif d’un récit, Histoire tragique partagée et si difficile parfois à relater au singulier. Ce qui est relatif au groupe d’appartenance, à ceux qui sont restés « là-bas », aux pertes liées au déplacement et à la guerre se constitue comme objet informe à traiter, tâche qui incombe au sujet par sa tentative de liaison psychique.

Pour autant, l’objet de cette partie ne vise en aucun cas à exclure l’intérêt de la mémoire, des commémorations qui rappelle au souvenir de tous, les guerres, les génocides ou autres dictatures meurtrières. Nous souhaitons critiquer la dimension du devoir dans ce qu’elle sous-tend d’obligation, de contrainte morale impliquant, à notre sens, des effets de glissements entre subjectivité et communauté politique. Nos propos résident dans la tentative de décrypter les injonctions parfois mortifères délivrées par l’Etat, qui seront appréhendées à partir de la clinique menée auprès de rescapés ou de manière plus indirecte, lorsque leurs proches ou ascendants l’ont été. Nous pensons qu’institué tel un impératif, ce devoir pourrait dès lors être un facteur d’aggravation de risques psychopathologiques et opérateur de disjonctions subjectives et sociales.

Ces deux expériences d’injonctions étatiques renvoient à un appel à la mémoire artificiellement provoqué, obligé, qui dépasse parfois la temporalité nécessaire à l’élaboration collective et singulière des souffrances endurées. Ces impératifs peuvent ainsi s’éloigner du travail de tissage discursif entre le sujet et le collectif, maillage pourtant indispensable à un processus de « resymbolisation », de « resubjectivation » des événements liés au passé dont la portée fut si destructrice. Irréductiblement, le sujet est amené à vivre une remémoration non-libre. Et lorsque ramener en mémoire pour y maintenir des bribes de souvenirs qui rappellent les pertes douloureuses devient une prescription dictée, nous pensons que dans le meilleur des cas cette dernière est vaine, mais qu’au-delà, elle peut s’avérer mortifère et désymbolisante. Car tout comme on ne peut arracher des souvenirs à la mémoire d’un sujet, on ne peut lui imposer d’en conserver dans sa conscience.

L’injonction morale du « devoir de mémoire » lorsqu’elle est prescrite par le discours social consensuel, semble occulter le « travail de mémoire » qui incombe à l’individu et au champ du collectif. Si l’objectif de ce devoir est idéalement d’éviter que se répète l’inhumain, l’injonction du « il faut se souvenir » prend le pas sur un autre type de procédé dont l’essence est située dans la subjectivité, inévitablement soumise à un lent processus d’intégration des événements. Le philosophe P. Ricoeur évoque comment ce travail de mémoire est irrévocablement lié à celui du deuil sans lequel la perte d’un objet d’amour ne peut s’élaborer [1] ni être assimilé psychiquement. Il est condition sine qua non pour que l’Histoire entre en résonance avec le passé au subjectif. Mais il s’efface trop souvent à l’heure actuelle au profit d’une contrainte mémorielle et collective qui s’impose du dehors. D’autres intellectuels ont pu désigner comme « abus de la mémoire » ce culte imposé de la commémoration collective dans sa dimension inappropriée, « obsessive voire tyrannique » [2] de la mémoire.

La perte de confiance parfois totale qu’il y a eu dans les valeurs morales de protection et de sécurité « normalement » représentées par l’Etat, la société, les proches ou encore Dieu [3] n’est pas étrangère à cette difficulté individuelle de se plier à des exigences collectives qui apparaissent en décalage flagrant, voire en discordance avec le cheminement singulier d’un sujet, dans sa dimension temporelle et psychique.

Quand il est contraint au devoir de mémoire alors même qu’il n’est pas « prêt » à effectuer une plongée dans les profondeurs du passé collectif, le sujet répondra sur le même mode que lorsqu’il a pour impératif de témoigner, à savoir en l’évitant ou en déployant des stratégies défensives : en s’y pliant de manière « plaquée », « gelée » et de fait, non subjectivée. Ce mode n’est pas sans rappeler le procédé d’incorporation évoqué lors du développement concernant les « montages » testimoniaux dans leur rapport au deuil et à la mélancolie.

Lorsqu’il est réfugié et sommé de témoigner, la situation semble dans une certaine mesure analogue. L’injonction d’un acte intime lié à la mémoire collective aboutit à des effets parfois néfastes pour le sujet en instance de fournir un récit.

Le sujet qui se doit d’honorer pour lui et tous les autres le « devoir de mémoire » éprouve des difficultés à se dérober moralement de cette obligation, cette dernière revêtant la forme d’une instance Surmoïque qui le juge sévèrement et le déprécie s’il n’y répond pas.

Quand il répond aux exigences de ces injonctions politique, judiciaire et sociale, il s’immerge dans un conflit instantiel - entre conscient et inconscient -, tout autant que dans une double transgression : à la fois circulaire, privée - vis-à-vis de lui-même puisqu’il n’est pas en capacité de se dire mais qu’il doit se dire -, et collective - par rapport au groupe dont il est issu dont beaucoup ont été tué et qui continuent de souffrir encore -. Le génocide du Rwanda constitue un exemple paradigmatique de ces mélanges de scènes (historique, judiciaire, sociale, politique) dans la mesure où sa récence dévoile la manière dont elles se confondent. Le conflit actuel latent et persistant entre Tutsis et Hutus Rwandais témoigne d’une lutte silencieuse dans laquelle une partie de la population se sent encore menacée par l’autre, malgré l’injonction à la « réconciliation » et au « devoir de pardon » du gouvernement. La société continue d’être fracturée et souffre, en silence, de cet impossible « fraternité » à ressentir.

Nous pensons que cette forme d’exigence sociale endette le survivant en le positionnant tel un réparateur des tragédies qui ont été perpétrées par l’Etat malade. Cette lourde tâche qui l’écrase de tout son poids mélange la responsabilité individuelle, à celle collective et étatique. Cette surcharge psychique serait impossible à porter par l’individu tout seul car elle devrait, pour être supportée et reprendre sens, s’accompagner d’un « travail de la culture » qui s’inscrit dans le temps, noue l’Etat à la communauté, nous y reviendrons. Le champ de la dette subjective et groupale à l’égard de l’humain bafoué apparaît à travers cet impératif tyrannique : « pardonner » et « s’aimer » dés maintenant.

Il existe aujourd’hui d’autres génocides qui sont encore très partiellement reconnus ou en attente de reconnaissance - le génocide arménien dont le déni Turque persiste toujours -, ce qui conduit à penser que le sujet ne peut pas s’engager dans un travail de deuil symbolisant et que seuls ses descendants pourront « travailler » à cette symbolisation.

« L’exhumation des morts »

Afin d’appréhender les effets psychiques articulables à cet impératif étatique en jeu, il semble intéressant de proposer l’hypothèse suivante : l’intense effort de remémoration généré par le témoignage imposé provoquerait l’« exhumation des morts » [4] chez certains sujets en quête de refuge. « Pousser à dire » aurait la triste vertu de sortir les défunts de leurs sépultures, lieux de repos qui pour beaucoup n’ont pas même été construits (lors des génocides notamment). Les effets sur le sujet de cette forme d’exhumation se situeraient au-delà de la culpabilité attribuée à tout survivant (depuis la seconde Guerre Mondiale) pour expliquer les incidences subjectives de ces désastres humains.

Car en effet, pour le sujet, témoigner au nom de sa survivance, impliquerait fantasmatiquement le désaveu des siens et répéterait « la mise à mort symbolique de son terreau culturel » [5] ; cet acte de parole serait par conséquent générateur d’angoisses massives.

C’est le bannissement absolu par son groupe qui guetterait le rescapé s’il parlait, exclusion à la portée amplifiée par le rejet de sa demande d’asile inscrite juridiquement dans la réalité. Etre contraint à témoigner encouragerait, sur un mode inconscient, ce phénomène où le sujet à l’impression d’usurper la place des morts [6] puisqu’en étant « forcé » à relater, il n’aurait d’autres choix que d’afficher à ses auditeurs la mort des autres comme preuve de sa survie et en vain, accéder à cette qualité de réfugié. Etre contraint de raconter c’est donc aussi et surtout trahir les morts, devenir un traître, ce contre quoi le réfugié se défend.

La sollicitation inconsciente d’une telle « résurrection des morts » [7] aura inévitablement des effets sur son témoignage qui se décalera ainsi de l’enjeu premier de ce type de récit, à savoir « dire toute la vérité, rien que la vérité ».

Nous avons vu les modalités de réponse trouvées par le réfugié désarmé pour se défendre du réel de cet impératif qui implique le possible retour des morts et simultanément, leur disparition à jamais. En effet, et comme le relève R. Rechtman dans ses recherches cliniques menées auprès de rescapés du génocide cambodgien, le paradoxe est intense : si « faire resurgir » les morts est pétrifiant pour le survivant - une telle verbalisation le renvoie à la question de la perte, de la mélancolisation et de sa propre mort -, les abandonner, « les faire disparaître à jamais ne fera que confirmer la rhétorique des exterminateurs » [8]. Car leur but est bien de « déshumaniser la mort » [9], d’exclure toute tentative de continuité symbolique entre le monde des morts et celui des vivants en immergeant constamment les individus en vie dans l’univers des morts pour mieux les tuer.

R. Rechtman décrit ainsi comment laisser les vivants avec les cadavres était le moyen employé par les Khmers Rouges pour « rendre fou » les encore-vivants. Les génocidaires brisaient ainsi toute liaison symbolique en rendant perméable la frontière qui délimite ces deux univers, en empêchant les vivants d’enterrer leurs morts qui demeuraient pour toujours des fantômes en quête de lieu [10].

Ne pas être assimilé aux défunts tout en se dégageant de cette emprise mortifère, tel est le « paradoxe du survivant » [11] pour reprendre les mots de R. Rechtman. Cet impératif s’enchevêtre à celui, opposé, qui consiste à surtout ne pas s’en défaire en rendant présente l’altérité de l’autre-disparu, par l’avènement de son témoignage, hypothèse qui donnerait également du sens à la souffrance liée à l’itérabilité de son vécu. En répondant contre son gré à l’injonction au témoignage, le réfugié ne se dresserait-il pas, et dans un champ imaginaire, comme un « hors-la-loi » qui divulgue et institue ses semblables, sa communauté, comme disparue à jamais ? Le témoignage impérieux donnerait puissamment corps aux pertes, aux morts devenues spectrales.

Ceux dont le noyau mélancolique est à vif seraient plus encore terrorisés par la perspective de dénoncer, « tromper » leurs proches restés là-bas, sentiment écrasant qui les amèneraient à mettre en échec leur demande asilaire. Cette forme de culpabilité lancinante serait liée à l’auto-condamnation qui résulte du « reproche que lui adresseraient les morts » [12] d’avoir survécu. Objet matérialisé par son écrit, sa demande d’asile validerait et renforcerait la puissance de ce sentiment dévastateur déjà à l’œuvre.

La destruction du nouage entre l’intégrité narcissique de l’individu et du collectif qui suit les décompositions sociales - rencontrées notamment lors des génocides -, dans son accolement à l’injonction à parler, induit des effets de démétaphorisation. Ces dommages expliqueraient en partie la raison pour laquelle les impératifs historiques et collectifs qui se produisent à certaines occasions résonnent de manière particulièrement discordante chez certains survivants. Le « devoir de mémoire » et les commémorations en seraient, dans certaines circonstances, une version.

Ces types d’exigences sociales sont donc antinomiques à l’appropriation subjective et collective des scènes vécues et au-delà, confondent ces deux dimensions.

D’ailleurs, le terme de « mémorial » implique l’idée de retrouver le passé à travers un monument pour juger le présent : cet espace matérialisé commémore une histoire et des faits passés. Mais pour être à même de commémorer, ne faut-il pas qu’un espace pour l’oubli ait existé ? Et qu’adviennent ainsi et conjointement mémoire et souvenir ?

1.1. Le « travail de la culture » et les commémorations

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R. Kaës propose une définition de la culture qu’il nous semble intéressant de relever puisqu’il inclut la dimension intangible à l’Autre, la culture étant ce qui permet que se produise une relation à l’Autre. « La culture soutient le processus de la structuration psychique en introduisant le sujet à l’ordre de la différence, spécialement dans les rapports décisifs des sexes et des générations ; à l’ordre de la langue, c’est-à-dire au système de signification dans lequel s’arrime sa parole singulière ; à l’ordre de la nomination, c’est-à-dire au système de désignation du sujet dans sa place dans une généalogie, dans sa position sexuée, dans son affirmation sociale et culturelle. En ce sens… rend possible l’accès à la symbolisation. » [13]

Cette hypothèse s’inscrit dans la démarche d’une universalité du psychisme à penser dans ses variations, qui dépendent elles-mêmes de la singularité du sujet, de sa structure familiale et sociale. Les sujets, quelles que soient les variations de « leur » culture, se fondent dans l’altérité qui se situe dans le « caractère intangible de l’ordre symbolique. » [14]

Le sujet se construit bien dans un réseau de relations intersubjectives et comme l’écrivait Freud : « L’autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi et d’emblée une psychologie sociale ». [15] Nous ajoutons l’idée que la transmission de la culture est aussi ce qui permettra au sujet d’avoir accès à une « communauté humaine » [16] et de se construire subjectivement.

Afin de penser le « travail de la culture » et la question du « travail du deuil » il me semble intéressant de rapporter un événement commémoratif que j’ai vécu le 24 mars 2006, en Argentine : les 30 ans de l’avènement de la Dictature militaire. Ce triste anniversaire rappelait à la mémoire de chacun le terrorisme d’Etat cruel qui fit trente mille « disparus ». Cet événement produisit un choc mémoriel chez l’ensemble de la population et vint réveiller, en chacun, les douleurs peu enfouies de ces années terribles. Cependant, l’avènement d’actes politiques fondamentaux posés par le gouvernement démocratique de Kirshner (2003) où furent votés de nouveaux textes de lois [17], contribuèrent à ce que cette cérémonie soit vivable, que la dictature devienne possiblement « dépassable », l’Etat endossant aujourd’hui la responsabilité d’un pouvoir qui avait instauré des lois malades et injustes. L’intervention du Tribunal pénal est indispensable pour que l’appareil juridique reprenne sens et sorte du déni, qui, dans le cas de l’Argentine s’était prolongé des décennies durant avec la loi d’impunité (établit par le gouvernement de Menem [18]). Ces changements juridiques favorisent le travail de mémoire car ils permettent au peuple de conserver les traces du passé, tout en favorisant leur transformation.

Ce « travail juridique » qui s’accompagne d’un travail de mémoire, de deuil, et d’un véritable travail de la culture (artistique, clinique, psychanalytique, etc.) tisse un ensemble vivant, mobile, qui autorise les mémoires à se rencontrer. En vivant cet événement, j’ai éprouvé le sentiment que la question de la dictature militaire, si elle demeurait très sensible et douloureuse, pouvait ce jour là être partagée ensemble, loin d’une obligation moralisatrice qui « presse » au deuil de se faire. N’omettons pas de souligner qu’avec de tels actes criminels, on se situe précisément dans un « au-delà du deuil » [19].

La commémoration devient une manière d’enterrer ce qui n’a pas pu l’être et permet de réduire, en partie, les fractures entre les uns et les autres. La population peut accéder à un certain sentiment de protection, de sécurité, les délits graves étant dorénavant imprescriptibles. Ces hypothèses restent néanmoins à nuancer et la question du temps de « digestion partielle » de tels événements - quarante ans au moins -, à réaffirmer. Car le sentiment de peur, d’insécurité politique et psychique, émerge parfois rapidement. [20]

Le passage imposé du champ du collectif à celui de l’individuel, lorsqu’il est trop décalé avec l’historicisation singulière et sociale, peut générer des séquelles subjectives. Dans certains contextes psychiques, l’impasse rencontrée générée par le « parler/commémorer à tout prix » produirait une sorte d’enfermement psychique, corrélatif d’un arrêt de la subjectivation, alors qu’un redéclenchement mémoriel aurait été nécessaire pour qu’une « mémoire narrative puisse refleurir » [21] comme le dit poétiquement O. Douville. Et d’ailleurs, on s’interroge : dans un tel contexte, les injonctions évoquées ne pourraient-elles pas aller jusqu’à devenir « dé-mémorielles » [22] ? Arrachant le sujet d’un travail symbolisant, elles favoriseraient à l’inverse, des processus désubjectivants.

Dans cette perspective, l’hypothèse de J. Semprun sur le suicide P. Levi vient étayer nos propos concernant ce rapprochement entre devoir de mémoire et injonction au témoignage. Lors d’une récente interview accordée à la Revue Le Magazine Littéraire [23], l’écrivain espagnol relevait que P. Levi s’était donné la mort en avril 1951, pendant ce mois largement consacré aux commémorations liées à la déportation. Rapportons ses propos :

« P. Levi était un de ceux qui semblait avoir le mieux assumé la mémoire de la mort. Il avait acquis une certaine sérénité, était revenu à la fin de sa vie avec un livre qui n’était pas un roman mais un essai d’ordre sociologique. Et puis un jour, il se suicide. Je peux très bien imaginer ce qu’il se passe alors. Nous sommes un 11 avril. Le mois d’avril est en Europe le mois des commémorations liées à la déportation. Cette mémoire, dominée, maîtrisée, assagie, éclate de nouveau. Ce retour du printemps est toujours très angoissant pour l’être humain en général et pour le déporté en particulier. Quel mois terrible et terrifiant, cela fait trois ans à peine qu’il est devenu à mes yeux un mois comme les autres (…) ».

Il ne s’agit pas de conclure hâtivement que les commémorations auraient mené P. Levi à se suicider mais de penser qu’elles ont pu contribuer à accélérer le processus des pulsions de Mort dans leur dimension désintricante la plus extrême. Ce « devoir de mémoire » que P. Levi s’imposait et qui s’érigeait pour lui tel un « devoir moral » inconditionnel s’écroula définitivement lorsqu’il mit un terme à sa vie. Malgré la réitération continue de ses témoignages, qu’il déploya tout au long de son existence post-génocidaire, il ne pu se délester de sa mélancolie. A contrario, l’on peut suggérer que sa « mélancolisation du témoin » fut alimentée par cette litanie et qu’elle se forgea par le truchement même de cette répétition.

Ne pourrait-on considérer ces commémorations nationales comme un événement qui se constitua pour l’écrivain-survivant telle une nouvelle effraction du Réel relative à son vécu au sein des camps de la mort ? De plus, l’ère négationniste et révisionniste présente au cours de ces années 1980 n’aurait-elle pas aussi participé d’une sorte de commémoration du détournement de regard qui avait eu lieu lors du retour des survivants de la Shoah ?

Le passé « jamais-oublié » de Primo Levi aurait été incroyablement réactualisé par un environnement « dé-contenant » et envahissant, et se serait cette fois-ci, dressé comme un insurmontable, évacuant à jamais le procédé testimonial qui avait jusque là été « salvateur ».

Au regard de notre recherche et aux côtés d’autres auteurs [24], il nous semble donc plus approprié d’utiliser l’expression « travail de mémoire » dans la mesure où le « devoir de mémoire » implique un impératif moral qui ne véhicule pas la notion de travail de deuil conjoint à celui de la culture. Le devoir de mémoire acquierera sa légitimité et sa véritable signification lorsqu’il s’inscrira dans une double perspective à la fois individuelle et collective, non dictée.

2. Le rejet souverain de la demande d’asile : lorsque le « non » expulse le sujet d’une réinscription subjective et sociale

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Quand aucune résonance favorable à la demande d’asile n’est délivrée par les administrations du pays d’accueil et que le rejet [25] est prononcé, il tombe tel un couperet sur nombre de réfugiés. Au regard des catégories de rejet relatives au renvoi de sa demande, des incidences internes s’observent chez le requérant et semblent parfois entrer en miroir avec son parcours judiciaire. C’est-à-dire qu’à mesure que diminuent ou disparaissent les possibilités d’obtention de cette reconnaissance, s’amenuise son espérance. Si l’annonce première du rejet de la demande est parfois vécue violemment, elle n’est pas sans recours. Le rejet énoncé par le Tribunal du Recours aux Réfugiés, devient en revanche plus sentencieux puisqu’il signe le plus souvent l’arrêt de sa demande d’asile. Enfin, quand le débouté a demandé une dérogation pour la réouverture de son dossier et qu’elle est rejetée, ce verdict institue définitivement le rejet souverain. Explorerons les incidences subjectives générées par cette annonce sur une population qui souffre de symptomatologie post-traumatique.

Lorsque la demande d’asile du réfugié est fondée mais qu’un accueil « inapproprié » de l’Etat, de la communauté se produit, nous posons l’hypothèse qu’elle peut mettre en danger l’intégrité même du sujet. Il semble que la négativité à l’œuvre puisse aller, dans certains cas, jusqu’à la folie ou la mort de certains secteurs psychiques, nous l’avons évoqué. Ces effets apparaissent bien corrélatifs du tissage « raté » entre subjectivité et communauté humaine, représentée par les institutions démocratiques du pays « d’accueil ». En effet, lors d’attaques profondes perpétrées contre l’humain, un « quelque chose » du fondement du sujet a invariablement été affecté dans « l’Autre de l’adresse » [26]. Quand se répète ou résonne bruyamment en lui cet endommagement et que ce défaut est remis à jour, quelle suppléance lui reste t-il ? A quelle idéalisation le sujet peut-il encore avoir recours ?

L’accueil « inapproprié » évoqué introduit la question du rejet par l’environnement externe, à travers cette situation, où celui censé incarner le témoin du témoin, ne le croit pas. Il semble de fait endosser une posture qui se radicalise : la dénégation du vécu, sa « non-réception », glisse du côté du déni de sa vérité. Pour le témoin, l’échec de la croyance en l’Autre se répète invariablement. L’intervalle préalablement introduit par le doute - la crainte de ne pas être cru -, se meut en fin de non-recevoir. Cette réalité témoigne du fait qu’aucun crédit n’est accordé à son discours ce qui signe et cristallise une douleur réactualisée dans un après-coup. Ce déni « retraumatise » le sujet et pourra se figurer dans certains cas comme l’équivalent d’un « meurtre psychique » si l’on reprend l’expression de Pontalis.

Ce développement prend en considération les avancées théoriques de Ferenczi, pour qui, le silence et le déni occupent une place fondatrice dans l’organisation du trauma, que ce soit dans l’instant même ou dans l’après-coup. Dans son célèbre article « Confusion des langues entre l’adulte et l’enfant » [27], l’auteur s’est intéressé de près aux incidences générées par le désaveu des parents à l’égard de l’enfant et de son vécu traumatique. L’effet majeur de ce déni serait de transformer la scène en trauma entraînant ainsi le sujet du côté de la fragmentation psychique. Cette fragmentation aboutirait à une « part morte » de son Moi, qui rendrait ainsi inaccessible au sujet, la verbalisation de cette scène. Cette « part morte » resterait encryptée mais omniprésente, « en attente d’une autre scène possible de réinscription » [28]. « Soumise elle-même à la verleugnung, au sein même de l’appareil psychique du sujet, et justement pas au refoulement » [29], cette « part morte » renforcerait déréalisation et effets de clivage.

2.1. Les effets dévastateurs de l’interprétation de l’« ininterprétable ».

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Le demandeur d’asile en souffrance est parfois profondément affecté quand l’adresse à l’Autre, qui plus est idéalisée, défaille. Fantasmatiquement, c’était à la condition d’un « oui » institutionnel qu’une issue de secours allait s’entrouvrir, annonce signifiant qu’enfin, sa réalité « incroyable » serait entendue et crue. Lorsque cette porte se referme, que la sentence est prononcée, certains réfugiés s’écroulent. Il n’y a plus de recours mais de l’impossible, aux conséquences subjectives catastrophiques. F. Benslama exprime ainsi les incidences de cet impossible sur la subjectivité : « Ce qui apparaît comme Einfühlung - « impossible » - désigne bien la relation imaginaire à l’autre qui se trouve césurée par un réel qui les sépare de ses semblables et crée une discordance incommensurable avec les autres hommes. » [30]

Le fait de ne pas être cru viendrait donc telle une sentence interprétative face au Réel inassimilé. Au sein de certaines constellations psychiques, le tissu narcissique déjà sérieusement endommagé ne pourra plus se reconstruire et ouvrira la voie à l’éclosion d’une pathologie telle que la mélancolie post-traumatique. Les idéalisations s’effondrant, le sujet entrera dans un véritable état de déréliction puisqu’il n’y a aucune « prise en charge » initiée par le groupe et l’Etat auquel il s’est adressé pour survivre. Cette mise au ban, et le déni qu’elle implique, rappelle « la lettre en souffrance en manque d’inscription et de destinataire » [31] qui « insiste pour se faire entendre », la violence destructrice à l’œuvre étant en quête d’un lieu de réinscription.

L’engagement transférentiel dans un travail analytique ou psychothérapeutique se distingue bien entendu de la relation qu’établit le demandeur d’asile avec le destinataire institutionnel. Mais nous l’avons évoqué, cette situation où ce récipiendaire du témoignage est massivement investit, génère du transfert.

Aussi, pensons-nous que la réaction suscitée par cet Autre qui dénie ainsi et interprète quelque chose du registre de l’« ininterpréable » peut s’avérer très destructeur.

Olivier Douville développe les effets de certaines interprétations dans le champ propre à la scène analytique et, dans l’article « Du choc au trauma… Il y a plus d’un temps » écrit : « L’irréel (c’est-à-dire) le surréel d’un récit de trauma ne saurait s’interpréter comme un rêve, car le réel ne s’interprète pas comme une formation de l’inconscient. Il est des moments où un maniement « sauvage » de l’écoute et de l’interprétation psychanalytique ruine cette assise nouvellement reconquise du sujet dans le discours. » [32] Nous pensons qu’il y aurait bien une forme inadéquate, voire « sauvage » du maniement de l’écoute pour reprendre l’expression d’O. Douville, qui conjuguée au rejet aurait des effets similairement destructeurs, car le Réel demeure ininterprétable.

Dans la continuité de la métaphore proposée entre l’analyse et son interprétation inadéquate, le refus souverain d’accorder l’asile - dans toute la polysémie qu’il sous-tend d’abri psychique, de sauvegarde de l’intégrité, de lieu de paix, etc. -, viendrait telle une interprétation négatrice propulsée par l’Autre-analyste et réceptionnée avec fracas par l’analysant. Là, il y aurait bien une ruine possible du sujet au sens où l’emploie O. Douville, terme qui suggère l’étendue de la destructivité face à de tels désaveux.

Nous pensons que dans le contexte de demande d’asile, les conséquences du « ne pas être cru » peuvent être absolument dévastatrices dans la mesure où cet Autre-institutionnel est le représentant direct du groupe humain. Il rejette ainsi doublement le réfugié : à titre individuel - comme interlocuteur -, mais au-delà à un niveau collectif - il représente la communauté -. Le témoin absent pour le témoin incarne l’absence irrémédiable de l’Autre, problématique sur laquelle nous reviendrons.

A. Cherki dans un article consacré aux effets des guerres de décolonisation synthétise remarquablement l’articulation entre le déni du politique et ses incidences subjectives : « Ce que l’on nomme traumas historiques ne sont-ils pas des catastrophes dans le réel qui, non élaborées, sont maintenues dans le suspens traumatique parce qu’elles ont été occultées, « silenciées » pourrait-on dire dans l’après-coup de la catastrophe ? Il s’agit là d’un véritable retournement de la fonction de garant symbolique que les instances de la culture seraient censées fournir. En lieu et place de représentations possibles, universalisables et partageables de la catastrophe s’impose la censure de celle-ci, déni, silence : ce qui a eu lieu n’a pas eu lieu ». [33]

Ces hypothèses nous évoquent le célèbre cauchemar relaté dans Si c’est un homme, de P. Levi, rêve récurrent que l’auteur fait quand il est déporté. Dans ce rêve, il est de retour chez lui et s’adresse à ses proches pour faire le récit de son vécu à Auschwitz. Aucun d’eux ne l’écoute malgré son intense nécessité de témoigner. Une indifférence générale lui est ostensiblement montrée, rêve effroyable et angoissant qui amène l’auteur à écrire : « Alors une désolation totale m’envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance : une douleur à l’état pur, que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l’intrusion de circonstances extérieures, la douleur des enfants qui pleurent. » [34] Ce cauchemar, à la portée traumatique, démontre à quel degré la métaphorisation du Réel par l’inconscient n’est pas accessible [35]. Cette impossible liaison apparaît de manière clairvoyante à travers le contenu du rêve où l’écoute des autres est inconsistante. La violence qui lui est ainsi renvoyée se révèle peu après, avec l’angoisse massive qui suit son réveil. L’horreur de ne pas être cru est presque pire, ou tout au moins aussi terrifiante, que celle d’être dans le camp.

2.2. Le rejet, un énoncé au caractère performatif

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Le rejet à la demande d’asile serait une annonce « performative » au sens où l’ont employée J.-L. Austin puis J. Butler [36]. Le discours performatif ne se contente pas de décrire une situation ou de communiquer une information : l’énoncé constitue un acte en soi et se confond avec l’acte d’énonciation. Dans le cadre de notre recherche, le rejet de la demande d’asile implique une instantanée fin de non-recevoir qui accomplit l’action d’expulsion exprimée.

Le plus fréquemment, le réfugié est désorienté face aux raisons du rejet de sa demande d’asile : il ne « comprend pas » ces motifs car il a fui des persécutions, subi d’importants préjudices et s’est battu « à mort » pour arriver jusqu’ici. Et dans la réalité, retourner dans son pays équivaut à mourir. Cette situation apparaît absurde au sens kafkaïen du terme, telle que l’auteur tchèque l’a si admirablement décrit dans Le Procès [37]. En effet, le procès intenté à Joseph K. est insensé : il le rend coupable, non pas d’un acte transgressif au regard de la loi, mais « juste » « coupable d’exister » [38]. Le Procès place Joseph K. dans une situation de dénuement totale face à la loi toute puissante dont le pouvoir illimité demeure énigmatique pour cet homme innocent. Cette loi vide ne lui signifie rien mais tout en le maintenant dans son ban, elle l’abandonne à l’extérieur d’elle-même [39]. L’absurdité vécue par beaucoup de demandeurs d’asile résiderait dans cette situation dans laquelle le sujet est renvoyé à un statut indéterminé de « ni-ni » [40] : « ni expulsable ni régularisable », « ni coupable, ni innocenté ». Posture qu’il se doit de supporter pour survivre.

Avec la demande d’asile, c’est parce que le sujet rentrait à nouveau dans le discours et dans la « ré-humanisation » [41] que l’amplitude désubjectivante de cette disqualification est immense.

La reprise des processus de liaison, fragile et mise à mal par l’attente précaire et oppressante conjuguée à l’injonction à relater, est généralement brusquement interrompue. La mémoire narrative ainsi dilapidée ramène le sujet face à un « non » quasi « négationniste » qui concerne à la fois son vécu mais également son existence. Et nous pouvons nous questionner quant à l’indélébilité d’une telle perforation redoublée, les marques du mot « rejet » laissées au fer rouge étant conservées et donc réactivables à jamais.

Nous pensons en effet que lorsque des sujets demandeurs d’asile ont rencontré des situations très graves qui renvoient d’une manière ou d’une autre à des ruptures de l’ordre généalogique, là où le rapport à la Référence comme la nomme P. Legendre [42] a été arraché de son sens - viols, homicides, génocides - et que le droit ne reconnaît pas au sujet ce qui s’est produit, les effets sont très destructeurs. A l’inverse, l’intervention de la loi, lorsqu’elle opère et reconnaît les actes transgressifs dont le sujet a fait l’objet, même si cette reconnaissance « ne règle et ne répare pas tout » et qu’une variabilité importante demeure au niveau des effets produits sur chacun, elle améliore généralement considérablement son état, nous l’envisagerons.

Quand « tombe » sur le demandeur d’asile le rejet souverain, nous pensons donc qu’une blessure à vie peut être provoquée. Objet d’une nouvelle expulsion - il est banni d’un territoire pour la seconde fois -, son statut de sujet politique est anéanti, il n’a plus d’appartenance ni de protection en la communauté et se trouve en danger de mort, à nouveau. L’éjection du cadre social et politique qui a été vécu lors de la fuite de son pays se poursuit ici mais au-delà se radicalise ; il devient en quelques sortes un « paria universel », mondialisé. Et où qu’il soit, il est nulle part et sans demeure.

Le délitement social qui perdure « là-bas » se répète sur un mode mortifère avec l’exclusion proférée ici par l’Etat à qui il demandait une réintégration dans la communauté. L’annonce de ce « non », en réponse à sa demande, inscrit le rejet dans la réalité et s’encastre à l’absence de sécurité qui aurait dû être délivrée par son pays d’origine. L’Idéal s’effondre et pour beaucoup, c’est la chute, le cas clinique de Juliette étayera ensuite ces propos. L’Idéal désigne un manque, un « générateur narcissique qui dynamise l’existence du sujet » pour reprendre les termes de P.-L. Assoun. Lorsqu’il chute, il peut céder la place à la « dépression préjudicielle » [43].

Le refus souverain vient commémorer, réactiver sans appel les événements fuis. Car il ne s’agit pas seulement d’une déception, d’un non-entendement de ses souffrances mais bien d’une action rejetante enclenchée par cette annonce devenue « toute cruelle » qui est celle de la mort. Le réfugié qui a beaucoup lutté est en fin de parcours, à bout de souffle, en témoigne, parmi d’autres, la remarque de Juliette, déboutée :

« A l’O.F.P.R.A., j’ai été rejetée. Je ne sais même pas comment leur montrer toute ma souffrance en quelques minutes. Par où commencer au Recours ? Je fais des résumés mais je ne sais pas comment leur expliquer tout ça. Maintenant, je sens que je suis au bout de mes efforts et je ne peux plus rien ». La jeune femme décompensera pour la seconde fois sur un mode persécutif à la suite du rejet énoncé par la C.R.R., mettant en scène la manière dont le performatif créé une « violence irruptive » [44].

Le recours à la C.R.R. exprime toute la portée signifiante de ce terme qui implique qu’un appel à l’autre, une adresse reste encore possible [45]. Cet appel renouvelé et adressé à l’espace juridique implique la possibilité d’une dernière chance, qui sera clôturée quand sera prononcée la sentence du Juge : « C’est sans recours. » Cette annonce performative exprime l’irrémédiable, « la non-réception de son préjudice par l’Autre » [46]. D’ailleurs la définition même de l’état de détresse chez Freud c’est le « sans-recours » [47] : il n’y a pas d’Autre, là, pour entendre, reconnaître et attester de sa détresse.

Ce discours institutionnel et social rejetant ramène puissamment la question d’appartenance ou plus encore de non-appartenance à la communauté humaine. Car ce rejet ne résonne t-il pas comme un déni, une véritable proscription signée de la main des autres semblables ? Une « négation de son témoignage » [48] ainsi décrétée équivaut à la négation du sujet alors même qu’il tentait de se réconcilier avec la parole, de retisser du lien social pour habiter un lieu.

« Ces faits témoignent qu’il n’y a pas de « retour », pas de pacification et qu’une blessure narcissique de cette nature portée à chacun dans les liens qu’il peut et ne peut plus garder aux autres ne se guérit pas individuellement. (…) Toute souffrance narcissique réclame d’être soignée à la fois dans l’individu et par l’ensemble » [49] écrit N. Zaltzman dans son ouvrage De la guérison psychanalytique. Il se reforme ici une sorte d’écrasement des catégories entre l’individuel et le collectif, comme il s’était produit lors du génocide ou du régime totalitaire [50].

Avec ce non catégorique est évacuée la prise en compte de l’attaque du lien humain dont il a fait l’objet. Pour certains, elle équivaut à la condamnation à ne plus faire partie de la communauté politique voire humaine, l’assignation à demeurer pour toujours un étranger-exclu. Celui qui l’a rejeté peut induire en lui le sentiment qu’il est un étranger radical au genre humain, le traumatisme peut alors devenir sans fin, la confiance dans le genre humain ayant été définitivement atteinte [51].

Nous pensons que le rejet vient redoubler la brisure en l’espérance en la communauté humaine. L’élan vers les autres s’écroule pour laisser place à un sentiment d’abandon intégral. Au-delà d’une attitude d’indifférence à son histoire, cette réponse devient une forme de répudiation sociale.

Cette thématique où groupe et individuel s’intriquent, rejoint les hypothèses de Freud concernant la psychologie des masses dans sa relation au Moi individuel. Celui qui est mis au ban de la société n’est plus abrité ni du dehors, ni du dedans. Il est nu, dépossédé de tout, n’ayant désormais plus de lieu pour être ni pour se dire. Le non-sens est redoublé, l’incohérence du monde à nouveau totale.

Il semble que les incidences de ce rejet institutionnel se mesurent, notamment, à l’amplitude des symptômes développés ; ils seront largement révélés par l’avènement de troubles bruyants tel(le)s que le redoublement des plaintes somatiques, l’omniprésence de cauchemars aux formes hallucinatoires, les oublis constants, et plus grave encore l’émergence d’une « folie passagère », symptomatologie qui a été développée précédemment. Ces manifestations seront en partie, pensons-nous, la résultante de l’« exclusion communautaire » dont le réfugié a « fait les frais ». Il semblerait que la réversibilité des troubles dépende de la structure psychique initiale et de l’accession singulière du réfugié à des ressources qui lui permettraient d’endiguer ce rejet. La tentative de maîtrise et d’apaisement de sa mémoire blessée sera dans ce cadre balayée au profit de son ravivement intense, voire de son « éclatement » générateur de troubles psychopathologiques majeurs. Avec le rejet, les souvenirs conservés au frais, survivants au temps, referont brusquement surface pour occuper et intoxiquer sa psyché.

Il apparaît qu’avec l’avènement de ce témoignage « forcé-rejetté », la réactivation d’un état de détresse soit provoquée, son appel à l’Autre restant sourd aux yeux du monde. Cette situation subjectivement impliquante d’un sujet sommé de relater, exclu et enrôlé dans une précarité n’est pas sans rappeler la situation « d’expérience-limite » décrite par Maurice Blanchot [52]. N. Zaltzman en s’inspirant de cet auteur écrira : « L’expérience-limite est une situation expérimentale d’urgence à laquelle un être humain se trouve rivé, qu’il ne peut surmonter sans dommage mortel, qu’il ne peut pas ne pas affronter. L’expérience-limite s’instaure d’une mainmise sur la vie mentale et physique d’un être humain, qui l’exproprie d’un droit impersonnel à la vie, le prive de ses défenses, et l’expose à une possibilité constante de mort. » [53]

2.3. Recours et processus de resubjectivation

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La plupart des réfugiés survivent au réveil des blessures narcissiques générées par le rejet de leur demande d’asile, et d’une manière plus générale à leurs conditions de vie précaire. Ce serait grâce à la création ou au renforcement de stratégies défensives individuelles ou d’ordre collectif, ainsi que par l’historicisation et la responsabilisation de leur trajectoire, que se produirait cette « endurance » à supporter ces conditions difficiles et la possibilité de s’en dégager, partiellement.

On pourrait s’interroger de manière décalée sur les effets du « rejet » à l’occasion de leur première demande d’asile : avec le recours juridique possible, ce système ne délivre t-il pas, et malgré tout, un espace temporel qui lui permette de resubjectiver sa trajectoire et de fait, son témoignage ? Cette annonce négative pourrait en effet générer d’autres types de réponses subjectives et renvoyer le sujet à une responsabilité qui l’amènerait à se questionner : « J’ai été rejeté mais désormais que puis-je faire pour donner à ces auditeurs une version plus « convaincante » de mon témoignage » ? Mettra t-il ou non « à profit » ce temps pour faire quelque chose de son histoire ? Le sujet pourra en effet interroger ce qui s’est produit avec l’aide d’un Autre qui l’accompagnera dans ce processus. Nous verrons comment ceux qui disposent d’une structure psychique qui était relativement stable avant les événements rencontrés et qui s’inscrivent dans une position « combative » seront plus à même d’accéder à la création de « recours psychiques en grâce » [54] ainsi qu’à d’autres ressources internes et/ou externes. Les réfugiés militants par exemple, se positionnent face à leur interlocuteur avec plus d’assurance, de légitimité dans leur demande, ce qui les amène à être plus « convaincants » face aux autorités politiques que le « civil » non préparé. Ils entrent ainsi avec plus de facilité dans une position active qui leur permet de lutter efficacement contre un possible effondrement.

Avec le temps du recours, quelque chose d’un temps est donné au sujet : « J’ai quelque chose à voir avec ça ! » pourra t-il se dire ou à l’inverse, il restera dans une impossibilité de questionnement.

Les diverses modalités de « recours externes » se constituent comme des formes de resubjectivaton qui permettent au sujet de s’approprier une partie de son vécu et de son actuel douloureux, en le « réinjectant » dans du lien social. Ces recours vers lesquels il se tourne - ou qui se tournent vers lui -, quelle que soit leur forme - groupement social, religieux ou politique, etc. -, impliquent généralement la mise en jeu de tous les processus de liaisons psychiques possibles [55] dont il dispose, pour parer aux possibles effets de désespérance générés par l’annonce et supporter sa situation.

L’engagement politique, le militantisme s’observent par exemple, à travers le mouvement de lutte collective de sujets déboutés du droit d’asile et d’immigrés « sans-papiers », qui parviennent à s’insérer dans un mouvement pour former une petite communauté politique. Cette dernière leur permet de recréer quelque chose d’une bordure groupale protectrice qui a été déliée, dans laquelle le « nous » vient totaliser le « je », et le groupe, suppléer l’individu. Le « être tout seul » vient s’effacer au profit d’un « nous » fédérateur qui subvertit l’identité bafouée.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que les sujets « sans-papiers » qui se sont attribués ce signifiant se définissent négativement par ce qu’ils n’ont pas (des « papiers ») et ce qu’ils ne sont pas (des citoyens). Cette appellation renvoie sans détours aux « sans patries » et autres « sans domicile fixe » contemporains. Former partie d’un collectif de « sans papiers » n’est-ce pas ici tenter d’obtenir en vain une reconnaissance de la communauté d’accueil et des autorités publiques ? Cette forme d’« auto stigmatisation » aurait pour but de faire lien, lutter contre l’état souverain et peut-être même lui désobéir [56] pour prouver qu’on a de la dignité. Etre « sans papiers » pose la question de l’anonymat, le fait d’être sans nom voire sans identité, identité qui a été perdue, laissée au pays.

Avec les « sans-papiers » en grève de la faim, l’Idéal est suivi jusqu’à la mort pour accéder, en vain, à La reconnaissance souveraine. Bien que cette forme de révolte soit extrême, n’est-ce pas là une manière d’adhérer à un « ensemble humain » et crier sa mort possible à celui qui ne l’entend pas ?

S’intégrer à une communauté religieuse s’avère être aussi une forme d’adhésion à un « ensemble humain », groupement générateur de lien et d’actions partagées. D’ailleurs on retrouve dans le terme même de « religion » celui de « relié » [57], où l’idée de créer des liens est présente. Pour les croyants, Dieu s’engage à accompagner, voire à donner une « réponse », à celui qui « jure de dire toute la vérité » au sein d’une communauté de fidèles qui l’entoure [58]. L’asile est « pris au pied de la lettre » par le sujet qui s’inscrit dans cette croyance religieuse, une telle demande s’originant, nous l’avons vu, dans le sacré. Dans certains cas, l’accueil d’une communauté religieuse viendra suppléer le rejet de l’Etat, dans d’autres, elle ne parviendra pas à palier ce rejet.

De son côté, la « communauté » des soignants accueille, panse et écoute les propos du débouté en lui offrant un espace au sein duquel il sera reconnu comme sujet, à qui l’on délivre des soins. Les acteurs sociaux participent également de cet entourage qui fait lien social.

Toutes ces formes de recours socialisant participent d’une suppléance. Ils parviendront à faire « béquille » chez certains ou à créer quelque chose d’une voie sublimatoire chez d’autres, qui retrouveront du sens à leur vie grâce à ce groupement devenu parfois leur raison de vivre.

Nous avons par exemple pu observer ce phénomène en Argentine avec « Las Madres de la Plaza de Mayo », les Mères de la Place de Mai qui, depuis trente ans, tournent ensemble devant la « Maison du gouvernement », pour que leurs enfants « disparus » lors de la dictature militaire continuent d’être recherchés par les autorités et qu’ils ne soient jamais oubliés. La création d’une Université des Mères de la Place de Mai, d’un lieu de rencontre (café, librairie, etc.) met en relief l’extraordinaire capacité de créativité sociale qui peut se déployer lorsqu’il faut lutter contre l’innommable : la disparition des corps de ses enfants victimes du terrorisme d’Etat.

Dans certains cas, la création de voies sublimatrices participent d’une resubjectivation et seront « suffisantes » pour favoriser la reprise des processus de vie du sujet et pour qu’il puisse poursuivre son existence. Pour d’autres, elles demeureront insuffisantes et ne pourront être symbolisées que par le truchement des générations ultérieures.

A travers ces diverses expériences de recours « attrapé » par le sujet dans l’environnement, on perçoit comment le rassemblement, le groupe social est convoqué par celui qui est profondément affecté narcissiquement. C’est dans ce mouvement identificatoire à l’autre, que le sujet pourra ainsi se « désidentifier », comme l’indique M. Borgel, d’une place de « déchet » social. En actualisant les avancées théoriques de cet auteur qui se réfère aux tragédies psychiques qui eurent lieu à la suite de la Shoah, il semble opportun de replacer le terme de « déchet » social en relation avec la mondialisation actuelle et la logique capitaliste.

Le « Surmoi de survie individuel », concept proposé par M.-F. Laval et déjà évoqué dans la partie précédente, s’étaie sur l’identification au Surmoi du semblable « pour lutter contre une désobjectabilisation toujours possible » [59]. Cette instance implique le déploiement d’une vigilance constante contre la régression psychique, soutient l’auteur. Cet étayage sur « l’ensemble humain » est une nécessité, l’Idéal ayant ainsi une fonction d’autoconservation subjective qui touche de près au narcissisme primaire.

On mesure ainsi comment le destin individuel lié aux atteintes narcissiques portée par un ensemble est tributaire, dans ses enjeux libidinaux, de celui des masses auquel il appartient [60]. Car l’individu n’évolue pas en mode parallèle du groupe humain, ces ensembles dialoguent continuellement. « Il faut le raccordement à l’espace public pour qu’un sujet puisse sortir du trauma » écrit dans cette continuité M. Borgel [61].

Un certain nombre de réfugiés, moins d’un quart selon les données épidémiologiques du Comede [62] s’effondrent et sombrent dans ce qui s’apparente à la « mélancolie du trauma » [63], pathologie qui ne s’atténuera pas sans l’aide d’un Autre-thérapeute et/ou d’une réponse positive à leur demande. Des décompensations sur un mode délirant adviennent chez ceux dont la structure déjà fragile a été profondément bouleversée [64]. Nous faisons l’hypothèse que ces chiffres sont également à relier au rejet de la demande d’asile. Dans ces derniers cas, résister psychiquement par l’engagement dans un mouvement collectif se trouve enrayé, les angoisses traumatiques trop vives provoquant l’isolement et la désolation [65].

3. Une psychopathologie corrélative du rejet souverain ?

3.1. Cas clinique Juliette

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Juliette est une jeune femme de vingt-six ans, francophone et originaire de la République Démocratique du Congo (R.D.C.), pays situé au cœur de la région d’Afrique Centrale où se perpétuent des exécutions et des viols de civils malgré la mise en place d’un gouvernement d’unité nationale. Aujourd’hui encore, le Congo R.D.C. reste sous le contrôle de différentes forces armées. Le climat d’insécurité majeure provoque le départ de milliers de réfugiés qui fuient les persécutions ethniques.

Juliette consulta la première fois au Comede deux jours après son arrivée en France. Son médecin l’orienta rapidement vers un psychologue en raison de sa symptomatologie bruyante : des cauchemars récurrents provoquaient des insomnies permanentes et la présence de phénomènes hallucinatoires était inquiétante. La patiente débuta une psychothérapie mais devant la persistance des troubles (les hallucinations olfactives notamment), un traitement antipsychotique lui fut prescrit. Si au départ ses thérapeutes s’accordaient à penser que Juliette présentait une « névrose traumatique caractéristique », la persistance et la gravité de ses troubles m’amèneront à songer qu’elle souffre d’une psychose, déclenchée à la suite du rejet de sa demande d’asile.

Lorsque je rencontrais Juliette pour la première fois, elle sortait d’une Hospitalisation d’Office (H.O.), advenue à la suite d’un « épisode délirant aigu avec état d’agitation psychomotrice (cris), hallucinations et état anxio-dépressif majeur ». Au regard du dossier médical, son « état stuporeux » survenu après cet épisode se prolongea sur plusieurs semaines et l’amena à rester hospitalisée plus de deux mois.

Sa psychothérapeute, qui la suivait déjà depuis plus d’une année, me présenta comme « psychologue, chercheuse » et la patiente accepta ma présence lors des entretiens. Dès ce premier entretien, je me sentis très touchée et émue par l’histoire de cette femme qui n’avait pas pu arrêter sa course pour la survie. Je ressentais des affects de tristesse puissants qui m’amenèrent à travailler autour de son cas. Ces rencontres à trois s’étendirent hebdomadairement, sur plus de huit mois.

Au cours de cette première entrevue « post-hospitalisation » Juliette relata ce qu’elle appelait sa « crise ». Alors qu’elle dormait, elle avait « entendu des voix » qui lui avaient ordonné de se réveiller puis de sauter par la fenêtre de sa chambre. Elle avait « vu », à ce même instant, des militaires armés qui l’attendaient derrière la fenêtre et s’était alors mise à « hurler ». La police, contactée par les bonnes sœurs du foyer qui l’hébergeait depuis son arrivée en France, était venue la chercher puis, l’avait fait hospitaliser en H.O.

Juliette exprima combien sa « panique » s’était accentuée avec les policiers en raison de « la peur » éprouvée à la vue de leurs uniformes, de leurs armes et du fourgon.

3.1.1. Eléments d’anamnèse

Au fil des entretiens, Juliette apportera des éléments concernant son enfance. Afin d’appréhender le déclenchement de ses troubles et son cheminement pathologique, reconstituons son histoire.

Fille unique, elle grandit à Kinshasa avec ses parents tous deux originaires de l’Equateur (région du Congo dans laquelle est né Mobutu) ; son père travaillait au service de l’ancien dictateur et sa mère, qui « restait à la maison », la confiait le plus souvent à une nourrice.

La famille paternelle qui n’avait « jamais accepté » ce « mariage d’amour » entre sa mère et son père exerçait une forte autorité sur le couple parental. D’ailleurs, le prénom de la patiente cristallise ces conflits familiaux puisqu’il se réfère, sans ambiguïté, à l’une des grandes figures féminines de tragédie occidentale classique. J’ai choisi le pseudonyme de Juliette, en référence à l’œuvre de Shakespeare, qui s’en rapproche.

La mort de son père survint brutalement alors qu’elle avait onze ans. Quelques heures après son décès causé par une maladie incurable, Juliette et sa mère furent répudiées par la famille paternelle. Les deux femmes n’eurent d’autres choix que de fuir ; elles ne furent pas autorisées à assister aux rites funéraires. Juliette raconta comment, à la suite de cet événement, elle dut prendre en charge sa mère « devenue comme folle ». Elle évoqua la présence d’hallucinations visuelles et auditives chez sa mère qui n’eut accès à aucun soin. Au cours des années qui suivirent, les deux femmes furent vouées à l’errance, à la faim, à l’isolement et au rejet. Juliette resta seule aux côtés de sa mère malade.

De son enfance difficile, la jeune congolaise conserve peu de souvenirs. Investissant ma présence lors des entretiens, elle me fit directement part du sentiment intense de solitude ressenti « depuis toujours » et me raconta spontanément l’un de ses rares souvenirs qui remonte à l’âge de ses sept ans. Elle jouait seule, car sa mère lui interdisait toujours de jouer avec d’autres enfants. Ce jour là, sa mère lui avait dit « avec beaucoup de colère », que si elle ne respectait pas cet ordre - ne pas jouer avec d’autres -, elle tomberait dans un « trou noir et profond », puits réel qui se situait à proximité de leur maison. Selon les dires de sa mère, un petit garçon y était déjà tombé et y avait trouvé la mort. Lorsque je lui demandais si elle avait d’autres souvenirs de cette époque, Juliette évoqua le fait suivant : à neuf ans, alors qu’elle rentrait d’une promenade, elle découvrit une cousine morte allongée sur son lit d’enfant. Elle se rappelle qu’affolée, elle se mit à « courir dans tous les sens et à crier ».

A seize ans, Juliette fut placée dans une famille pour « faire le ménage » et put aller à l’école. Deux années plus tard, sa mère décéda d’une maladie. Elle du gagner sa vie pour subvenir à ses besoins. Peu après, elle rencontra un jeune homme dont elle tomba amoureuse. Il « s’occupa » d’elle et la « consola de ses malheurs » rapporta t-elle.

3.1.2. L’événement traumatique et la fuite du pays

Depuis quatre années, Juliette vivait par intermittence avec son compagnon rebelle Mobutiste qui avait fui la ville en raison des changements gouvernementaux. Ils se rencontraient donc irrégulièrement, lorsqu’il venait lui rendre visite. Juliette ne connaissait guère ses activités politiques, ils n’en parlaient « jamais » précisa t-elle.

Un soir, alors qu’ils ne s’étaient pas vus depuis plusieurs mois, il reprit comme à l’accoutumée contact avec elle et lui rendit secrètement visite. Vraisemblablement, des voisins dénoncèrent sa présence. Alors qu’ils étaient tous deux endormis dans l’obscurité de la chambre, plusieurs militaires firent brutalement irruption. Ils coupèrent l’électricité, et les frappèrent tous deux. La jeune femme fut violée à plusieurs reprises, insultée et battue à mort devant son compagnon. Elle se réveilla le lendemain « à moitié nue » dans une cellule où d’autres femmes étaient présentes. Emprisonnée, elle ne fut pas nourrie, ne put se laver, et ne reçut aucune visite durant plus de quarante-huit heures. Au sein de cette maison d’arrêt, elle était soupçonnée d’être la complice de son compagnon et des rebelles. Elle fut menacée de tortures et de mort si elle ne délivrait pas aux militaires des informations sur l’engagement politique de son ami.

Craignant des représailles, elle se résolut à fuir du Congo R.D.C. Elle parvint à s’évader grâce à la complicité d’un officier qu’elle connaissait et qui la déguisa en militaire. Cet homme paya des pêcheurs et Juliette traversa le fleuve Congo pour se rendre au Congo-Brazzaville. « Ils m’ont traversé au moyen d’une pirogue au milieu de la nuit dans le grand fleuve, écrira t-elle dans son récit destiné à l’O.F.P.R.A. J’étais entre la vie et la mort, j’étais très souffrante ». Quinze jours après sa fuite, elle arriva à Paris. Aujourd’hui encore, elle ne sait toujours pas si son compagnon est en vie. Peu après, elle fit une demande d’asile qui fut rejetée.

3.1.3. Les motifs du rejet institutionnel annoncés à la patiente

Afin de mieux appréhender les avatars du psychisme dans son articulation au rejet institutionnel, commençons par rapporter la première notification de l’O.F.P.R.A. advenue sans même que la jeune femme ne fut auditionnée. L’objectif de cette partie n’est pas de militer contre l’institution en question mais d’étudier les aléas psychiques articulables à la politique de crise de l’asile.

L’asile fut donc refusé à Juliette au regard de son témoignage écrit pour le motif suivant :

« La réalité de la situation invoquée ne peut être tenue pour établie et les craintes énoncées ne peuvent être tenues pour fondées au sens de l’article 2 de la loi du 25 juillet 1952 modifiée. »

A la suite de ce rejet, la patiente demanda à être auditionnée. Elle témoigna cette fois-ci oralement devant un Officier de Protection. Après un bref résumé de sa situation, on peut lire dans cette seconde notification :

« Les déclarations écrites de l’intéressée s’avèrent sommaires et stéréotypées concernant le motif et la nature des persécutions dont elle aurait été victime. Peu vraisemblables, elles ne permettent d’établir ni la réalité des faits allégués, ni le bien-fondé de ses craintes en cas de retour en République Démocratique du Congo. En conséquence, sa demande en date du… est rejetée. » [66]

Le témoignage de Juliette ne fut pas jugé crédible mais « stéréotypé » (faux) par les institutions décisionnelles malgré ses allégations attestant du fait qu’elle avait été l’objet de persécutions et se trouverait toujours en péril si elle retournait là-bas.

3.2. Analyse clinique et articulation théorique

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3.2.1. La nuit noire : la « mauvaise rencontre » traumatique et l’actualisation d’un passé douloureux

Dans la nuit cauchemardesque qu’elle décrit comme étant à l’origine de sa fuite, règne en maître le champ du perceptif, incarné par les voix, les cris, les corps, les odeurs et l’obscurité. Cette scène présentifie l’effraction même puisqu’elle se déroule dans un lieu intime - une chambre - et se produit lors d’un repos partagé qui en amplifie toute la portée intrusive. Comme le soulignait S. Ferenczi dans son Journal Clinique, une personne endormie est sans défense et l’« effet de terreur est considérablement augmenté dans cet état » [67]. Non seulement cet événement n’a pu être « préparé » par l’angoisse, aucune mise en alerte concernant le danger n’ayant été préalablement signalé, mais au-delà, l’effroi généré reste « fiché » et ne peut être métabolisé.

Juliette insistera à maintes reprises sur l’obscurité la plus totale qui régnait cette nuit-là. Si la violence inouïe de cette scène aurait pu « rendre fou » n’importe qui, cet événement dans lequel les militaires-bourreaux prirent « soin » de la violer en coupant l’électricité fait singulièrement trauma chez cette patiente. On perçoit comment la prégnance du perceptif écrase le registre de la représentation qui devient inaccessible à la psyché.

Au fil de sa psychothérapie, Juliette effectuera des liens entre cette scène d’effroi et certaines séquences de son passé, exprimant sa fragilité qui avait été inaugurée dès son enfance. Au cours d’un entretien, elle associera spontanément le climat d’insécurité du Congo, l’événement de cette « nuit noire » et son désarroi infantile. Elle dira :

« J’étais déjà très triste déjà quand j’étais enfant. C’est après en France que tout ça, ça a éclaté » ; « Je n’ai personne à qui parler ici, je reste avec ma douleur dans mon cœur, toute seule. Je croyais qu’en France j’allais tout oublier, mais ces problèmes sont montés dans mon cœur. J’ai toujours été rejetée. Et je continue à souffrir ici. » Mais si Juliette parvient à verbaliser avec cohérence sa tristesse et attribuer du sens à son épisode de folie, elle reste profondément clivée de ses affects : son ton est monocorde et « glacé ».

Les voix des militaires restent en circulation dans l’Imaginaire et abasourdissent la jeune femme lors de crises hallucinatoires qui se répèteront régulièrement. En effet, Juliette sera ré-hospitalisée peu après, à la suite d’une nouvelle bouffée délirante. A chaque nouvelle crise, les voix entendues lui ordonnent de se tuer en « sautant par le trou de la fenêtre », cadre à travers lequel elle aperçoit les « militaires » qui l’ont agressée et reconnaît « leurs voix et leurs odeurs ». Les perceptions sont intactes à la nuit cauchemardesque réelle. Ce rêve traumatique la réveille, mettant en échec le sommeil en toute réalisation de désir. Les processus de secondarisation sont éradiqués, il n’y a aucun déplacement possible, « ça » se répète exactement à l’identique.

On peut ainsi faire l’hypothèse que la décompensation massive et la cristallisation de ses troubles furent provoquées par l’appel de ce signifiant traumatique lié à l’annonce de sa mort par sa propre mère. Cette « nuit noire » vient commémorer son passé et se constituer en « mauvaise rencontre » réelle avec le sexe et la mort. P.-L Assoun, en reprenant J. Lacan, la définit ainsi : « (…) Ce fut un jour de trop - « jour noir » où la vérité devient lumineusement traumatique où cela ne peut plus être masqué, parce que ce jour-là, s’est produite la mauvaise rencontre. Evénement sans parole en quête d’inscription-éminemment physique. » [68]

Les hallucinations à la fois visuelles, olfactives et auditives témoignent du « retour dans le réel » de ce que la psyché avait mis au ban. En effet, lors de cette crise aiguë, la pulsion ne pouvant être dérivée sur un mode plus « adapté », déclenche une « décharge inadéquate » [69] qui se manifeste par le biais des processus projectifs. L’appareil psychique n’est pas à même de mentaliser l’intraitable : la pulsion est elle-même submergée par des poussées massives et déliées. Les projections délirantes apparaissent telle une ultime tentative de liaison du psychisme désorganisé, le traumatisme ne pouvant être subjectivé autrement.

L’excès du « tropmatisme » [70], excès de déplaisir qui est « trou » (« trou-matisme ») du Symbolique « affole » donc le système pulsionnel en créant une dérégulation du Principe de plaisir, laissant ainsi le sujet confronté à la jouissance. Ce lieu de la jouissance qu’est Das Ding comme l’a désigné Freud, la Chose, déploie une composante intime : ce « trou », « vide central » de l’être qui marque le lieu de l’insupportable [71]. Et si ce trou est cerné par le Symbolique, il demeure inaccessible au sujet. C’est en cela qu’il est « extime », extérieur et totalement étranger, autant qu’il renvoie à ce qu’il y a de plus intime.

3.2.2. Les effets de l’annonce sur Juliette : la décompensation sur un mode persécutif

L’annonce du rejet à la demande d’asile de Juliette serait-il un élément déterminant dans le déclenchement de sa décompensation advenue sur un mode psychotique ? Il semble que chez cette jeune femme, on puisse établir un lien entre sa trajectoire de vie, l’avènement de son témoignage-rejeté et « sa crise », dans la mesure où la patiente elle-même opère cette association. Elle exprime combien cette ultime annonce institutionnelle lui « fait mal » et associe d’emblée avec son enfance dans laquelle elle a « toujours été rejetée » : « je croyais qu’en France j’allais tout oublier, mais ces problèmes sont montés dans mon cœur. J’ai toujours été rejetée. » Juliette ne mentionne aucune manifestation de troubles psychopathologiques antérieurs à sa venue en France. On peut songer que le système défensif mise en place préalablement par la patiente avait été opérant jusqu’à cette annonce qui se constitue comme un nouvel événement traumatique, dans un après-coup déterminant.

C’est peu après le premier rejet institutionnel, que le rempart défensif de la demandeuse d’asile semble s’être effondré, opérant ainsi un court-circuit dans son psychisme. La décompensation sur un mode délirant s’est constituée après cette annonce et s’est formée telle une ultime solution à même de la « raccrocher » à la vie. C’est en externalisant la scène traumatique qu’elle put se protéger du bombardement interne lié aux angoisses massives réactivées ici, non pas tant par le rassemblement mémoriel périlleux, que par l’avènement du « non » à sa demande. L’annonce souveraine réactualisa les fissures affectives infantiles ainsi que la détresse qui leur était associée. En opérant ainsi un frayage quasi-instantané jusqu’au refoulé d’une part, et au non-figurable de l’événement traumatique d’autre part, cette décision se dressa comme une révélation sentencieuse. On observe comment s’est rejoué pour le sujet, avec les autorités politiques et non parentales cette fois-ci, le même vécu de rejet.

Dans le chapitre consacré à la mémoire traumatique, nous évoquions la façon dont les traces mnésiques fonctionnent en système analogique et sont enclines à se constituer comme « voie royale » menant jusqu’au refoulé maintenu jusque là, à l’état de veille. Chez Juliette, l’énonciation du rejet de la demande d’asile semble faire remonter à la surface les multiples pertes restées en suspens - le décès de son père et la disparition de sa famille paternelle, celle de sa mère, de son petit ami et de sa terre natale -, la jeune femme n’ayant été à même d’entrer dans un « travail de la sépulture » [72] en raison du climat d’insécurité et de sa vie précaire au Congo. Mais il semble également que se dessine quelque chose de plus antérieur, une révélation concernant sa propre mort donnée par sa mère. L’annonciation souveraine l’amène à être exclue de nouveau, et violemment, du monde vivant ; elle est envahie par le Réel. La sidération qui advint lors de sa bouffée délirante, et qui se prolonge au cours de son hospitalisation, témoigne de l’effet d’une telle divulgation, annonce au caractère absolu et totalitaire.

Le rejet institutionnel entre ici singulièrement en écho avec l’amas mortifère qui était susceptible d’exploser et se télescope avec la « nuit noire » dans laquelle elle entrevoit la mort. Lors de ces crises, le « trou noir » menaçant de l’enfance ne ressurgit-il pas à travers l’obscurité menaçante de sa fenêtre ?

Le signifiant « rejet » délivré à Juliette par les institutions démocratiques semble avoir trouvé son équivalence dans un : « Tu n’as jamais été acceptée nulle part, tu es déjà morte ». Il ramène le souvenir de cette cousine trouvée morte, allongée « à sa place » sur son lit, mais renvoie également à sa possible fin dans le puits du jardin, dans ce « trou noir et profond ». Avec l’annonce prophétique de sa mère, se consolide la répétition d’une incompréhension face à un environnement rejetant menaçant. « Le trauma, écrit P.-L. Assoun, se joue en rapport avec cette actualisation d’un rapport à l’autre à la fois raté et « dramatiquement présentifié ». Toute causalité traumatique réelle est donc prise dans cette espèce de « causalité occasionnelle » entendons motivée du rapport à l’autre. Répétition aveugle de la « première édition de la mauvaise rencontre : (…) l’autre que la mère, l’objet cause d’angoisse, l’autre du désir. » [73]

Ce rejet fait irruption chez Juliette et s’écrase à l’attente inconfortable de sa demande d’asile, délivrance d’un refuge qui lui aurait permis d’espérer que « ça change », à savoir qu’elle reçoive, enfin, l’hospitalité. La patiente se situait dans un « entre-deux » où les doutes porteurs d’espoir désormais s’écroulent. Et l’on perçoit ici combien l’annonce se constitue comme événement à l’« accent traumatique » [74] : il y a un « avant » et un « après » rejet. Ce verdict vient raviver et radicaliser la détresse vécue lors de l’événement fui où elle était encore « entre la vie et la mort ».

Avant que le second rejet du Recours à sa demande d’asile ne soit énoncé, Juliette exprima combien les jours précédents la réponse, elle se sentait « très mal ». « J’avais surtout très peur la nuit ». « J’ai rêvé que j’étais étranglée avec des gens qui m’insultent ; qu’on va me tuer. J’ai envie de crier. Je parle toute seule. Depuis mon enfance je parle à quelqu’un, à moi-même. » La « peur » évoquée renvoie à la possible réactualisation de l’expérience de détresse déjà vécue lors de la première annonce qui avait abouti à une hospitalisation. Mais elle témoigne également de l’anticipation à venir de l’exclusion définitive de la communauté, et de la mort qui s’y articule possiblement.

« Quand j’ai arrêté le traitement [antipsychotique], mes confusions ont repris, les militaires dans la gare me troublaient, ce n’est pas comme des cauchemars mais je confonds des choses…J’essaie de rester calme. J’ai eu des voix dans le métro et puis ça s’est arrêté ».

Ces paroles expriment l’enchevêtrement de l’annonce à la réalité tant redoutée : ne pas être crue, être exclue à nouveau et mourir. La mise en péril vécue lors de la « nuit noire » éclôt définitivement avec le « non » institutionnel qui semble renvoyer cette patiente à une « insupportable étrangeté » [75] vécue lors des événements passés demeurés intraitables. Juliette, qui n’a jamais été entourée, ne peut plus rassembler avec cet ultime rejet son Moi éparpillé, fêlé, et reste clivée de ses affects pour supporter la vie.

L’hypothèse que nous posons réside dans le fait que le témoignage effectué lors de sa demande d’asile a trop précocement globalisé la « chose traumatique » qui n’était précisément pas unifiable [76]. La liaison opérée par les mots a prématurément enclenché l’effacement d’un clivage qui permettait que les affects restent écartés des scènes traumatiques. Mais plus encore, c’est l’annonce qui advient peu après qui retentit comme un événement décisif puisqu’il implique une exclusion et la donne pour morte. Cette forme de savoir ou plus encore de vérité toute puissante sur elle de l’Etat, ne se configure t-elle pas chez cette patiente comme un « effort pour la rendre folle » ?

Le rejet souverain nie sa trajectoire douloureuse jalonnée de rejets et cristallise la voie pathologique. Avec la portée mortifère de cette sentence, seul l’hôpital psychiatrique comme lieu hospitalier semble à même de reconstituer chez elle des « bribes de site » dans lequel elle se sente en sécurité, espace publique dans lequel Juliette est accueillie.

3.2.3. Epilogue : mobilisation des ressources et lutte pour la survie

Il semblerait que le travail d’historicisation qui se produisit dans la psychothérapie ne parvienne pas à endiguer le flot du passé infantile réactualisé par le rejet souverain. De même, le recours externe à la communauté religieuse dans laquelle la patiente s’était inscrite pour trouver un accueil humain, s’il fait office de béquille, se révèle également insuffisant pour parer au ravage de ses traumatismes. Cependant, les relations transférentielles engagées avec ses thérapeutes (médecin/psychothérapeute), ainsi qu’avec moi-même, sont très investit par la patiente qui s’« accroche » aux autres.

Dans cette perspective, la remarque de Juliette concernant sa capacité de dialogue intérieure témoigne du fait qu’elle parvient à mobiliser des ressources internes importantes. « Depuis mon enfance je parle à quelqu’un, à moi-même » est un énoncé qui véhicule les notions de « témoin et de garant interne » [77], et qui est significatif quant à l’étayage interne dont elle dispose, thématique sur laquelle nous reviendrons théoriquement. Après tout, Juliette porte le nom de famille de son père qui représente, nous dira t-elle, un grand arbre de la forêt équatoriale qu’on ne peut pas couper facilement. Si elle ne se « laisse pas abattre », elle souffre intensément.

Juliette déploie beaucoup d’énergie pour lutter contre ses démons et tente activement de rassembler les morceaux épars de sa psyché, en témoignent le contenu de certains de ses rêves. Au fil des séances, la patiente amène des matériaux inconscients au sein desquels, et malgré la poursuite de ses épisodes délirants, le travail de liaison apparaît partiellement opérant. L’un de ses rêves exprime les mouvements transférentiels en jeu avec ses thérapeutes et s’avère intéressant à rapporter. En substance, voici son contenu : alors qu’elle se trouvait au Congo, sa psychologue la « posa » dans une pirogue pour aller vers Brazzaville. Pendant que le bateau avançait et qu’elle se dirigeait vers l’autre rive, elle aperçue son médecin qui la guettait et l’attendait, «  prête à l’accueillir. »

Les deux rives pourraient présentifier ses deux thérapeutes (psychologue et médecin) dévoilant ainsi les enjeux transférentiels à la consonance maternelle. Les soignantes incarneraient dans cette figuration le clivage entre la « bonne » et la « mauvaise » mère : car si la première l’abandonne, la seconde l’accueille. La patiente parvient à effectuer cette traversée, mouvement qui nous amène à penser qu’une tentative de liaison entre ces deux figures s’opère. Car la mère de Juliette incarne, et ce dès ses plus anciens souvenirs, une figure inquiétante. [78]

Il semble également intéressant d’articuler ce rêve au témoignage de Juliette adressé à l’institution étatique au sein duquel elle écrivait : « Ils m’ont traversé au moyen d’une pirogue au milieu de la nuit dans le grand fleuve. J’étais entre la vie et la mort (…) ». Avec ses mots, elle propose la définition même du témoin-survivant précédemment exposé, rescapé « bloqué » dans cet interstice. Ce rêve, emprunt d’une réalité passée à la portée si actuelle, témoigne du nouage entre l’inscription du souvenir, le témoignage délivré aux autorités étatiques et le contenu inconscient relatif aux relations transférentielles en jeu. Mais par ailleurs, ce rêve ne répondrait-il pas sans détour au contre-transfert, à l’attachement massif des soignants à son égard ?

Ce matériel nocturne fait apparaître une interlocutrice, un Autre-garant, récepteur de son témoignage mais au-delà, de toute sa personne. Cette femme médecin l’investit, la croit et la soutient. Ce rêve témoigne des potentialités psychiques de liaison dont bénéficie la jeune réfugiée pour relier le passé au présent, l’ici à l’ailleurs, le rejet à l’accueil. Pour recourir à la consolidation et/ou à la construction d’une passerelle fiable, elle dispose d’un support : un Autre humain est là, qui lui délivre l’hospitalité.

Ce rêve introduit aussi et directement la problématique de l’exil. Mentionnons que la thérapeute qui l’installe sur la pirogue est, dans la réalité, d’origine africaine. On peut songer qu’elle la renvoie à ses racines et à la terre mère, alors qu’en revanche, celle qui l’accueille sur l’autre rive est blanche.

Lors de ma dernière rencontre avec Juliette, la patiente évoqua son audition à venir à la Commission des Recours ; elle précisa combien elle « dormait mieux » depuis cette convocation : « ça va un peu le moral : je suis soulagée d’un poids. Je suis convoquée à la C.R.R. Ça me fait un peu du bien car je voulais parler de ça [mon passé] et j’ai attendu trop longtemps, presque toute l’année…. ça va me faire du bien de parler devant les Juges, de savoir qu’on va m’écouter. » Néanmoins, en percevant une certaine angoisse à l’approche de cette audition, on lui expliqua, avec sa psychologue, le déroulé de l’audience publique en insistant sur le fait que si elle était rejetée, nous resterions à ses côtés.

A la suite de cet entretien, lors d’une discussion avec sa psychothérapeute, nous avons partagé le sentiment qu’il serait « injuste » qu’elle n’accède pas au statut de réfugié, prises toutes deux dans un mouvement d’identification massif au désarroi de la patiente et à la réalité environnementale qu’elle investissait tant. Nous nous sentions très affectée par la possibilité qu’elle soit rejetée dans sa demande. D’ailleurs, sa psychologue décida de lui délivrer une « bonne attestation de suivi psychologique ». On observe à nouveau combien cette clinique, et la violence qu’elle draine, génère des mouvements identificatoires puissants du côté du thérapeute qui se sent « poussé à l’agir », pour soutenir le patient désarmé.

Juliette informa peu après l’équipe soignante de son déboutage du droit d’asile. Ce jour-là, le médecin me fit part de sa « surprise » : la veille même de la venue de la patiente au Centre, elle rêva de Juliette, phénomène « rare » chez elle me précisa t-elle. Dans son rêve, qui la réveilla en pleine nuit, elle « l’accompagnait à la C.R.R. » ; « J’étais à ses côtés » me dit le médecin.

Le matériel inconscient du soignant fait écho au rêve de Juliette, illustrant combien les « communications » entre inconscients peuvent être puissantes : au transfert massif du patient répond ici un contre-transfert tout aussi intense du médecin. Les questions de l’accompagnement et de l’hospitalité avec la dimension humanisante qu’elles impliquent sont également amenées par le rêve de la soignante. Son désir résonne avec la nécessité impérieuse pour la jeune réfugiée d’être soutenue lors de cette épreuve, comme l’enfant qui a besoin du regard de sa mère pour se sentir exister.

En se substituant ainsi fantasmatiquement au rôle de la mère, ce matériel inconscient démontre la force du lien d’attachement du soignant à la patiente et la massivité du contre-transfert que suscite cette jeune femme auprès de ses divers thérapeutes ; il amène à penser le glissement qui se produit entre les scènes fantasmatiques.

Le médecin, par sa présence dans son rêve, ne tente t-il pas d’humaniser le rejet pressenti afin d’amoindrir l’impact traumatique de cette annonce à venir ? Elle essaie d’être dans la contre-mesure de la mesure prédictive [79] ; sa présence vient en quelque sorte atténuer l’ampleur de la responsabilité de celui qui transporte la « mauvaise nouvelle ».

Ce rêve du médecin résonne comme une prophétie. Ne s’apparente t-il pas à un songe qui, selon la terminologie freudienne, se situe plus du côté du réel et de la prémonition que des processus de déplacements inhérents au rêve ? Notons, à cet effet, qu’on observe fréquemment dans cette clinique que le soignant/thérapeute est entraîné du côté d’une pensée magique. C’est comme si le thérapeute confronté quotidiennement à cette clinique anticipait la « malédiction » et ses effets délétères sur le sujet.

3.2.4. Quelques éléments de conclusion concernant la patiente

Juliette continue de traverser des périodes plus ou moins longues où des décompensations sur un mode délirant l’amène à rester rivée « entre la vie et la mort » ; elle ne parvient pas à s’arrimer solidement à l’une de ces deux rives.

Depuis son dernier rejet, elle consulte très irrégulièrement au Comede. Dans l’errance, elle a désormais recours au Samu pour dormir. Son médecin la contacte régulièrement pour « prendre des nouvelles », aucune demande n’émanant d’elle-même. J’appris plus tard qu’elle eut un enfant et qu’elle décompensa gravement à la suite de cette naissance.

Ses « crises » se situent dans le registre du Réel où la prégnance de signes pathognomoniques tels que les hallucinations éloignent a priori, et structurellement, du registre névrotique. Cependant, dans la névrose traumatique, des phénomènes de ce type peuvent se produire, nous l’avons vu, la capacité psychique à transformer les éléments trop violents s’enrayant brusquement. Les matériaux inconscients rapportés, sa capacité de dialogue interne et d’élaboration, laissent songer que des parts restent psychisables et qu’une certaine « souplesse psychique » demeure. Juliette mobilise intensément ses défenses et parvient à faire appel à des ressources internes et externes, notamment par l’investissement du lieu de soin et du travail psychothérapeutique.

Nous pourrions faire l’hypothèse que l’arrêt de sa psychothérapie, survenue peu après le rejet institutionnel, témoigne du désinvestissement du lien transférentiel dans son nouage au déboutage. Il se constitue comme un écho des désinvestissements objectaux, comme si cet Autre-thérapeute à qui était adressée sa parole, se confondait avec l’Autre-Etat.

Pour la patiente, si recourir aux autres est synonyme d’enfreindre la règle énoncée par sa mère et se risquer d’aller mourir comme l’enfant dans le « trou noir », le recours aux soignants s’est constitué, malgré cette prohibition, comme un lieu d’ancrage. Si l’étayage intersubjectif rencontré au Comede n’a pu endiguer en totalité la désintrication interne liée au traumatique et au rejet, la patiente investit désormais un autre médecin, psychiatre.

La jeune femme lutte et ne capitule pas devant les rejets. Ses rêves, ses hallucinations et le délire illustrent son combat acharné pour ne pas renoncer à sa nouvelle vie ici, ni à l’accueil que pourrait lui accorder la « communauté soignante ». Ne verrait-on pas se déployer chez Juliette les « pulsions anarchistes » chères à N. Zaltzman ?

Cette jeune réfugiée nous est apparue dans un premier temps en proie à des épisodes de « folie passagère », caractéristiques d’une névrose traumatique. Mais l’irréversibilité des troubles, leur inscription dans le temps et la fréquence de ses décompensations sur un mode psychotique, nous amène à penser qu’il s’agit d’une folie qui n’est plus passagère.

On observe, à travers ce cas clinique, combien la névrose infantile et ses signifiants traumatiques s’emboîtent à l’actuel douloureux. Les souvenirs, qui ressurgissent sur un mode hallucinatoire, se conjuguent à la solitude de l’exil et aux impressions traumatiques «  incrustées » qui étaient prêtes à éclore.

Nous n’affirmons en aucun cas que le « oui souverain » aurait suffit à pallier les carences structurales de cette jeune femme ni à éviter ses décompensations répétées. Cependant, nous pensons qu’une réintégration au sein d’une communauté politique accueillante aurait permis que la destructivité psychique à l’œuvre s’amoindrisse, l’anonymat de la « clandestinité » à laquelle ce rejet la renvoie étant particulièrement désubjectivant pour elle.

On perçoit, à travers ce cas, comment la désorganisation sociale suit la désorganisation psychique et la désorganisation psychique suit la désorganisation sociale.

3.3. Les effets du rejet de la demande. Désaveu de la communauté et destructivité ?

SOMMAIRE

Poursuivons la focale posée sur les demandeurs d’asile déboutés qui s’effondrent et décompensent à la suite du rejet souverain. Le cas Juliette l’a mis en relief, la clinique démontre toute la valeur significative du terme « rejet » qui s’inscrit dès lors, et singulièrement, dans la problématique de chacun. Cependant, chez celui pour qui le rejet résonne telle une relégation inqualifiable, le renvoi à une défaillance environnementale précoce, menaçante et étrangement familière semble se retrouve : des signifiants de l’histoire infantile résonnent avec cette annonce négative et de manière assourdissante, cristallisent ce rejet.

Plus encore, nous pensons que c’est dans le fondement narcissique même du sujet, dont la constitution est antérieure à celle du Moi, que serait mis à l’épreuve ce qui s’apparente au désaveu d’une garantie humaine. Dans cette perspective, le rejet souverain pourrait à notre sens être appréhendé comme un désaveu par les rescapés de meurtres de masse, mais aussi par des individus qui ont fait l’objet de cruauté, dans le cadre de violences d’Etat.

L’absence omniprésente de l’Autre révélée par le détour de son regard réactualiserait la défaillance, voire le défaut d’un « témoin interne » au sens où l’emploie J.-F. Chiantaretto qui définit « comme une figure intrapsychique » [80] cette notion inaugurée par ses recherches.

« La résistance à la destruction de l’humain - donc indissociablement en soi et dans le regard de l’autre - ne peut advenir que si elle repose pour chacun sur le maintien d’un dialogue intérieur, de la possibilité d’être témoin (…)  », [81] écrit l’auteur. Avec la survivance, si l’« interlocution interne » a été attaquée, elle a néanmoins permis d’échapper au ravage, le survivant ayant été en capacité de mobiliser ses ressources pour conserver une forme minimale de dialogue vital avec lui-même. Mentionnons que l’accès à ce type de dialogue interne fut à même de s’activer chez Juliette, augurant d’un support subjectif qui fit suppléance. Rappelons que la patiente l’exprime ainsi : « Je parle toute seule. Depuis mon enfance je parle à quelqu’un, à moi-même. » Nous pourrions songer qu’au cours de ses épisodes délirants, il y a une « chute », une disparition de ce témoin interne qui refait ensuite surface pour la maintenir en vie.

Dans certains contextes psychiques, le témoin interne apparaît insuffisamment étayant voir définitivement absent. La figure du « musulman » [82] des camps de la mort incarne de manière paradigmatique l’arrêt de ce dialogue intérieur. Dans ce contexte psychique, l’élan vital qui persistait chez certains sujets en situation de survie s’effondre intégralement et amène le sujet à se laisser cueillir par la mort.

Chez d’autres survivants - des réfugiés qui ont survécu grâce à la valence d’un « dialogue intérieur » -, la défaillance externe excluante du rejet institutionnel semble à même de venir éteindre ce reste vital, interne, qui avait été soigneusement préservé. Mais pour quelles raisons une telle réponse négative viendrait-elle à ce point ébranler le sujet ?

3.3.1. Le surinvestissement de la réalité extérieure

Pour beaucoup de demandeurs d’asile le « raccrochage » à la réalité extérieure semble parfois être la seule alternative à même de pouvoir combler les failles internes advenues à la suite des catastrophes vécues. Ce surinvestissement du champ externe est commun à d’autres affections psychopathologiques dans lesquelles les recours internes font profondément défaut, mais elle apparaît au premier plan et caractéristique de la clinique des réfugiés. Avançons que pour certains survivants chez qui le « capital narcissique initial » [83] est mince, c’est-à-dire pour qui la tolérance au « retour forcé au primat de l’autoconservation » [84] est vécu comme un intolérable, la reconnaissance externe et sociale va résolument attirer l’énergie vitale en sursis. Les investissements parentaux discontinus lors du développement du Moi ne sont pas étrangers à cette défaillance qui peut désormais être réactivée. Une partie des garanties internes narcissiques, fragilisées par le passé antérieur à l’événement qui a fait trauma, sont ainsi ramenées violemment à la surface. Si Winnicott a largement développé ces théorisations, Freud avait déjà mentionné le rôle déterminant des soins maternels dans la première organisation du Moi, selon le principe de plaisir [85] et avait également parlé de l’identification de la mère au nourrisson dans son célèbre article « Pour introduire le narcissisme ».

Il s’opère ainsi une « détransitionnalisation de la réalité » comme l’a conceptualisé Claude Janin, c’est-à-dire une absence de différenciation entre l’espace psychique et l’espace externe [86].

La réalité factuelle, ou « matérielle » pour reprendre l’expression freudienne, est ainsi vécue comme étant la seule garantie capable d’assurer une fonction de suppléance, réalité consistante et palpable qui ne serait plus synonyme d’effroi ni de mort. Aussi la demande d’asile, ancrée dans le réel, devient-elle l’objet d’un surinvestissement. Sur un mode fantasmatique, la délivrance de cette reconnaissance externe aurait la vertu de résoudre, sur un mode magique, « tous les problèmes » (qu’ils soient physiques, psychiques, sociaux, etc.), et d’effacer le passé catastrophique. Elle occuperait par conséquent une fonction de « barricade imaginaire » pour celui qui éprouve tant de difficultés à se projeter dans le futur.

Les démarches administratives impliquées par l’exil alimentent cet investissement intense de l’externe, en témoignent les « papiers » tant convoités. Ils permettent d’accéder matériellement à la possibilité de séjourner mais remplissent, à un niveau plus inconscient, la fonction de « fétiche » et se configurent comme un objet moïque. Cet investissement massif viendrait pour tenter de contrecarrer la désobjectalisation à l’œuvre, inhérente à la destructivité des pulsions de Mort. [87]

« Ce jour là [du rejet de l’OFPRA], ma vie s’est écroulée » dira lors d’un entretien Mme T., patiente et réfugiée guinéenne qui exprime en termes Winnicottien l’effondrement de l’environnement à travers la notification de son rejet institutionnel.

« Vous vous êtes sentie incomprise avec ce rejet ? » lui demandais-je. « Oui. Je crois que la personne qui m’a reçu… J’ai pas eu suffisamment de temps pour m’exprimer. Pour moi c’est ça. » Et d’ajouter peu après : « Au Recours, j’ai pas eu le courage et pas assez de temps. Si j’avais eu plus de temps ils n’auraient pas pu me juger comme ça… je ne suis pas rentrée dans les détails…mais pourtant je suis réfugiée. » Il est intéressant de noter qu’avec sa psychothérapeute nous n’entendrons pas le terme « réfugiée » mais « refusillée », comme si le rejet du Recours lui avait donné un second coup de fusil. Sa psychologue proposera cette interprétation à la patiente francophone qui la rejettera, cet énoncé étant sans doute advenu trop prématurément. Peu de temps après elle dira néanmoins : « Quand ils ont dit ça, ça m’a tué ! Je me suis vue mourir ici (…) Heureusement je me sens résistante sinon je me sens mourir ! ».

Cette « résistance » évoquée par la patiente renvoie à la sauvegarde psychique qu’elle parvient à mener sur un front hypomaniaque. On perçoit à travers la teneur des mots utilisés combien la réalité environnementale d’ici est considérablement investie, vécue comme issue unique à même de combattre la destructivité de la réalité dans toute sa dimension psychique. [88] Elle associera d’elle-même sur sa « boule à l’estomac » qu’elle ressent depuis le rejet et dira : « depuis, j’ai toutes sortes de maladies bizarres : j’ai mal aux oreilles, au front quand je baisse la tête ». Elle évoquera également un rêve qui survint peu après ce rejet : « J’étais au recours, c’est comme si je contestais au niveau de l’OFPRA. Ça m’a réveillé la douleur. » Quand je la questionne sur cette douleur ressentie, Mme commente  : « c’est une sorte de boule, de furoncle qui se déplace » et conclut d’elle-même : « J’ai du mal à me débarrasser de ce recours ». Dans la continuité de cette « lutte interne » instaurée pour ne pas s’écrouler, elle évoque un autre rêve : « J’ai lutté, lutté, je me suis réveillée, je cherchais à lutter… Comme si j’étais attachée, comme si j’étais dans le coma ». « Je cherche à survivre le quotidien » dira t-elle peu après. On perçoit bien ici la manière dont le rejet vient s’articuler à l’économie traumatique du sujet et à sa symptomatologie physique.

3.3.2. Le rejet d’une demande d’adresse

Un tel « abandon » des semblables n’est pas sans rappeler la situation du nourrisson en pleine détresse qui pleure, radicalement esseulé, et à qui personne ne vient répondre. La figure de Hilflosigkeit, désigné par Freud pour exprimer « l’état de désaide », permet de penser l’infans dans sa relation d’omnipotence vitale à l’Autre en tant que témoin défaillant [89], lorsque aucune réponse ne lui est renvoyée et que règne un silence sépulcral. L’Autre est devenu absolument envahissant en raison de son absence radicale. Dans ce contexte, se produit l’effondrement de l’environnement. Pour autant, est-il pertinent de situer sur le même plan cet extérieur maternel défaillant et la thématique liée à la survivance rencontrée par nombre de patients réfugiés ? La tentative d’arrachement à la communauté humaine par des exterminateurs s’apparente t-elle à cette situation de « désaide » ?

L’extérieur maternel ainsi évoqué ne semble en aucun cas assimilable au désengagement de l’« espèce humaine » [90] lors d’événements qui ont profondément affecté ce qui à trait au registre de l’auto-conservation, et ce, pensons-nous, qu’il s’agisse d’un génocide ou d’actes inhumains perpétrés dans le cadre de violences politiques. En effet, si l’on part du postulat que la différenciation Moi/ non Moi a déjà eu lieu lors de cette expérience du Hilflosigkeit, (Hilflos : sans aide), une discontinuité des investissements parentaux n’induira pas ce qui s’apparente à un désaveu, un effacement de l’« ensemble humain ». Car avec les violences évoquées, il s’agit d’un désengagement du tissu narcissique qui unissait le sujet à la confiance qu’il avait dans le monde. La conception d’« attaque narcissique », développée par P. Aulagnier, rendrait davantage compte de ce qui se produit ici : la destructivité du lien narcissique, voire son extermination. La conservation d’un sujet par « l’espèce humaine » aurait bien du être garantie, par-delà justement les avatars d’une telle défaillance environnementale. C’est la raison pour laquelle le registre du narcissisme primaire s’avère plus approprié pour étayer théoriquement notre recherche, nous l’avons vu.

3.3.3. Commémoration et désaveu d’un « témoin garant » ?

Le réfugié survivant devient un être « férocement seul » [91] quand il est rejeté de sa demande d’asile puisqu’il est exclu d’une communauté à laquelle il s’est adressé lors de sa mise en péril. Pour l’individu débouté, c’est bien le désaveu d’un « témoin garant », actuel, qui semble en jeu et qui s’avère être d’une profonde destructivité, l’écho négatif à la conservation partielle et très coûteuse d’une « figure dialoguale interne » étant ainsi directement commémorée. Comme l’explore J.-F. Chiantaretto, ce « témoin garant » incarne la fiabilité du langage ainsi que celui du dehors qui a le pouvoir vital de reconnaître le sujet dans ses besoins les plus fondamentaux. N. Zaltzman l’exprime en ces termes : « La kulturarbeit, ce processus psychique qui commence dès l’aube de la vie psychique de l’humanité et de chaque individu, est par son tissage entre l’unique et l’impersonnel ce garant narcissique minimal » [92].

Au regard des problématiques liées à la survivance, on peut se référer à l’expérience du stade du miroir pour appréhender les processus en jeu. Rappelons que chez Lacan, le Je se constitue chez l’enfant par cette identification à l’image de son corps dans le miroir grâce à la mère qui certifie qu’il s’agit bien de lui [93]. De ce regard posé sur son reflet, accompagné des paroles identifiantes de l’Autre, dépendra l’inscription du sujet dans l’ordre Symbolique. Si l’enfant regarde son image sans que personne ne témoigne qu’il s’agit bien de lui, il n’aura pas accès à « l’identification narcissique » qui le constitue comme sujet et restera fixé aux avatars de l’Imaginaire, corrélatif d’une structure psychotique, si l’on se réfère à la théorie lacanienne. Dans ce cas, la relation spéculaire est barrée en raison de la non-intervention de l’Autre, et le sujet est amené à vivre des expériences catastrophiques relatives à la folie.

Pour accéder au champ du Symbolique, il doit être reconnu par l’Autre qui fait du miroir une surface de « lieu de tension et de répartition du pulsionnel que l’image refoule » [94] écrit O. Douville. Cette phase lui permet de se sentir unifié et d’accéder au langage.

Dans le cadre du rejet de l’Etat, c’est précisément le garant symbolique qui disparaît. Les effets produits s’apparentent au détournement violent du regard de la mère alors même que devait se constituer cette opération symbolique primordiale. Au-delà de la désaide, le sujet survivant est exclu de la quête narcissique qui passe nécessairement par l’Autre. Le détour du regard d’autrui apparaît ici aussi, absolument aliénant.

Lorsque la dyade mère-enfant est scindée par la place faite au langage, une relation tiercéisée se met en place. Quand il est encore dans une dépendance vitale à l’Autre, que son Moi n’est pas unifié et que se produit l’absence de tout écho signifiant à sa reconnaissance comme sujet, la médiatisation séparatrice n’est pas en mesure de se constituer et son rapport de confiance au monde s’effondre.

Dans le champ auquel nous nous référons, le rejet au caractère performatif viendrait pour certains, tel l’absence irréparable de l’Autre, l’arracher de la reconnaissance dont il a tant besoin. L’absence d’étayage intersubjectif auxquels ses interlocuteurs actuels le renvoient réactiverait sa blessure primitive liée au témoin effacé qui n’a pas attesté de l’existence du langage comme lieu d’hébergement de la subjectivité.

Dans le contexte du rejet de l’asile, quand se produit l’écho à une telle absence structurale, il peut mener à l’agonie psychique. Il s’agit bien d’un nouveau « laissé-tombé » dont les effets psychopathologiques dépendront, en partie, du défaut du témoin garant, exclusion qui produira une symptomatologie plus ou moins étendue dans le temps.

La défaillance de ce témoin garant implique que le sujet reste étranger à lui-même, « déporté » de sa propre origine [95] ; c’est aussi pour cette raison qu’il investit tant la possibilité d’être regardé, parlé par des interlocuteurs externes, le fantasme d’acquérir jusqu’à une nouvelle origine étant parfois présent.

On reconnaît ici la place de la mère dans le dialogue [96] qu’elle accorde (ou non) à son bébé, mouvement dynamique et transformateur intrinsèque à la « préoccupation maternelle primaire » conceptualisé par Winnicott, qui lui permet d’éprouver une fiabilité dans le langage. Une telle méconnaissance de son être est inductrice d’une empreinte profonde dans le champ relationnel et d’une libido narcissique appauvrie, « le façonnage par la psyché de l’autre » ayant été désidentifiant.

Il semblerait, au vu de la clinique rencontrée, que le rejet souverain affecte plus temporairement ceux dont le parcours ne renvoie pas à celui d’une enfance brisée par la prématurité des désinvestissements parentaux, pour qui le langage n’a pas été menacé de faillite.

Bien que la patiente évoquée, Juliette, accède à des substrats de témoin interne, il semble cependant que l’on puisse parler en termes de carence du témoin chez cette patiente. L’absence, désormais renouvelée d’un « témoin garant », ne lui permet plus un ancrage suffisant dans l’univers des signes. La répétition des phénomènes hallucinatoires et son errance la renvoient au sentiment d’être étrangère à elle-même. Les événements qui se sont constitués comme traumas, sont venus écraser les bases psychiques insuffisamment solides et provoquent des décompensations sur un mode psychotique.

Mais une précision de taille s’impose ici. Le « oui » souverain, avec la délivrance du titre de réfugié, ne réhabiliterait pas pour autant l’arrachement du sens auquel le sujet a été confronté. La reconnaissance juridique ne peut pas remplir une fonction de suppléance absolue au regard des attaques narcissiques dont le sujet a fait l’objet. Nous y reviendrons lorsque nous explorerons les diverses modalités subjectives relatives à l’annonce de la délivrance du titre de réfugié.

En outre, nous insistons sur le fait que le signifiant rejet et tout ce qu’il véhicule de proscription précipite la désubjectivation : la défaillance de l’environnement actuel et son hostilité sous-jacente entravent la réinscription à la fois sociale et psychique du sujet. Le « non » externe se radicalise en une négation de sa personne et poursuit le délitement du lien aux autres ainsi que la désymbolisation inaugurée par l’expérience de survie ; le sujet est désormais plongé dans une dépendance vitale vis à vis de l’externe. Ce rejet accélérerait ou révélerait l’irréparable jusque là contourné, ou non-encore émergé. Un écrasement entre les différentes réalités se produirait, le dialogue entre l’interne et l’externe étant incessant chez l’individu.

Le suicide de survivants comme P. Levi pose, de manière cruciale, à travers cet acte désespéré, la légitimité à être encore vivant quand le collectif, d’après-guerre en l’occurence, se montre profondément inapte à donner un point d’ancrage à leurs témoignages. La question d’une illégitimité à vivre se pose ainsi de manière radicale chez certains réfugiés qui n’ont pas été crus par les institutions souveraines. Une telle problématique serait liée, en grande partie, à l’échec d’une écoute fiable et garante.

3.3.3.1. L’adresse à un autre et l’importance de sa réception

Lorsque les institutions démocratiques rejettent la demande d’asile du sujet, il peut se produire chez celui qui a placé un espoir féroce en la personne qui reçoit son témoignage, une désidentification à l’autre, dans son humanité. Nous pensons que de ne pas être cru empêchera certains de sortir de la stupeur et de la honte, celui qui n’a pas accordé de crédit à son témoignage devenant pour lui une altérité sourde, toute-puissante qui le disqualifie. Nous avançons que ce rejet peut être le déclencheur d’un « traumatisme sans fin » [97] qui draine avec lui un flot infesté par les strates traumatiques. La perte d’élan vital, d’estime de soi et l’apathie mélancolique dans ce qu’elle peut générer d’un « délabrement » profond du lien social en sont des manifestations symptomatiques. Dans d’autres cas, la psychose n’est plus « passagère » ou masquée, mais se révèle au grand jour.

C’est dans la mesure où il y a parfois une impossibilité à regagner un retour à la personnalité d’avant, que l’on parle en terme d’entité nosographique qui s’étend à une « nouvelle scène », nous écartant ainsi de la névrose traumatique « typique » ou plus encore du trop usité P.T.S.D. Avec le rejet énoncé, le sujet entre à nouveau dans une lutte pour la survie ou se laisse choir vers la mélancolie, voire la mort. En effet, l’intensité de son désarroi face à ceux qui étaient sensés lui garantir sa conservation peut être destructeur. La capitulation subjective de certains devant ce « non » radie parfois - et à jamais - tout lien entre lui-même et l’autre spéculaire dans le support narcissique qu’il lui délivre habituellement. « L’altérité ainsi foudroyée » [98] provoque l’effondrement de toute réciprocité et partage, pouvant mener le sujet au silence intégral. Dans cette perspective, le « contrat narcissique » qui lie entre eux les hommes n’est plus rompu mais définitivement brisé. Celui à qui le demandeur d’asile s’est adressé et qui le désavoue incarne la mort à laquelle il s’identifie, dans un mouvement projectif mortifère.

Dans ce contexte politique, le dehors mauvais, excluant, est irrévocablement appelé à renforcer le clivage. Un « bon dedans », dépendant du fonctionnement narcissique primaire, permet à certains de se (re)constituer un abri psychique. Le repli-refuge - à la fois psychique et corporel - lié à l’auto-conservation est généralement ce qui permet la survie à celui qui est ainsi rejeté. Ce fonctionnement régressif incarne le seul asile qui lui donne la possibilité d’être à l’abri de l’angoisse d’exclusion dont il ne peut se délester.

Ce rejet résonne parfois comme une malédiction pour certains. Les références relatives à l’Ailleurs étant fondamentalement présentes chez le demandeur d’asile, le raccrochage au champ culturel se constitue, dans certaines situations, comme étant le seul rivage accessible lui permettant d’attribuer du sens à cette nouvelle exclusion. La culture devient un écran sur lequel sont projetés les fantasmes d’ensorcellement ou d’envoûtement. C’est aussi dans une perspective inconsciente de ne pas oublier les morts et les proches laissés là-bas, qu’il se rattache à ce champ relatif aux références traditionnelles connues. Avec le rejet, le mauvais sort est définitivement incarné chez celui qui se sent exclu depuis toujours.

Contrairement à l’époque de la Grèce Antique où la malédiction tombait sur ceux qui n’octroyaient pas le droit d’asile ou le transgressaient, l’époque moderne nous donne à voir une inversion catégorique : celui qui fait l’objet d’une malédiction se révèle être l’exclu et non plus l’impie qui lui refusait ce droit fondamental et ancestral.

Le terme « survivre » n’est t-il présentifié par cette « expérience » de nudité paroxystique qui se prolonge dans le temps ? La « déprise de l’originaire », comme la nomme R. Waintrater, est-elle possible dans un tel contexte politique ?

C’est à la lourde tâche de restauration minimale d’un lien intersubjectif qu’est confronté le clinicien qui exerce auprès de la population réfugiée. Dans ce contexte, il tente de favoriser la réémergence d’un espace relationnel qui a été pulvérisé par les traumatismes et le rejet. Il essaie de réintroduire de l’Autre là où le collectif a capitulé. Le clinicien doit (re)devenir le garant d’un récit que le réfugié lui livre au fil du temps, et auquel il accorde une écoute, du crédit, l’enjeu étant de lui témoigner de la confiance qu’il éprouve envers la parole.

4. L’accord souverain à la demande d’asile : les effets de l’annonce positive

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Si l’hypothèse avancée concernant le refus Etatique de la demande d’asile nous amène à postuler que c’est en grande partie l’exclusion même de l’espace politique qui conditionne le sujet dans une posture psychiquement intenable, son pendant, sa reconnaissance juridique, suffit-elle pour autant à le réintégrer subjectivement au sein d’une communauté ? Plus généralement, lorsque le politique répond « oui » à sa demande d’asile, quels sont les effets générés sur le psychisme du sujet ? Avec cette annonce positive, est-ce que sont exclusivement favorisés les processus de resubjectivation et de traitement des traumatismes ?

4.1. Des effets positifs de l’annonce

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Il semble que nous ne puissions nous cantonner à une bipolarité restrictive qui serait ainsi représentée : le statut accordé a pour corrélat psychique le « tout va mieux », et le rejet : « tout va plus mal ». Le flou même du statut de réfugié et ses conditions d’instabilité (il demeure provisoire, à « renouveler ») et d’interdit (le retour dans le pays d’origine est désormais impossible) configure avec complexité l’actualité du sujet, sans pour autant rétablir en intégralité les droits auxquels il peut prétendre. Néanmoins, l’accès à un statut de sujet de droit lui rétribue une place au sein des autres et en cela même, contribue à faciliter une réintégration plus globale de sa personne. Si la plupart des réfugiés statutaires ne sont pas dupes (une patiente me dira par exemple : « Je l’ai enfin oui [le statut de réfugié], mais je sais que j’ai encore beaucoup de travail à faire avec ma tête… »), une telle reconnaissance permet d’éprouver à nouveau de l’espoir et sortir d’une posture d’attente qui alimente la douleur.

Au regard de nos rencontres avec des patients réfugiés statutaires, il semble bien que cet accord souverain ait, pour beaucoup, une valeur organisatrice. Même si les variations des réactions entre sujets restent importantes et que l’on ne peut pas généraliser trop rapidement cette hypothèse, ce statut favoriserait, par sa délivrance même, la possibilité d’accéder à une nouvelle posture qui facilite la reprise des processus de resubjectivation.

Avec cet accès à une nouvelle situation juridico-politique, ce statut pourra, dans certains cas, contribuer à réparer les dommages internes du sujet du fait qu’il légitime son existence au sein d’une nouvelle communauté. Celui qui était mis au ban de l’Etat, expulsable, et qui se sentait « réduit au néant » [99] pourra enfin retrouver une place de sujet politique, responsable, et quitter sa place d’objet (de la « machinerie » juridique et administrative, du bourreau, du corps médical, etc.)

Ce changement, dans lequel le sujet quitte une position juridique (demandeur d’asile) pour entrer dans une autre (réfugié), génère un fantasme récurrent : celui d’une renaissance. L’accès possible à une « nouvelle vie » n’est pas réductible à la délivrance de cette qualité, l’exil impulsant déjà des sensations de cet ordre, mais ce nouveau statut matérialisé par « les papiers », renforce bien cette impression de renouveau, nous l’envisagerons.

4.2. Des effets négatifs

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A la suite de l’annonce de la délivrance de l’asile, des effets d’ordre négatif ont paradoxalement pu être observé sur des réfugiés. On s’interroge sur de telles réactions : que se produit-il ? L’obtention de ce statut peut-il faire céder des défenses qui avaient été mises en place ?

Le « oui », s’il génère dans un premier temps un sentiment d’euphorie, propulse soudainement le sujet sur une nouvelle scène politique où l’injonction est désormais : « Tu dois décider pour toi ». Ce titre redonne corps à un statut d’adulte autonome et responsable. Tout reste à faire dans ce nouveau pays : il va falloir trouver un emploi, un logement pour ceux qui vivaient en foyer d’accueil pour réfugiés, etc. Cette annonce met un terme à ce temps d’« entre-deux », certes inconfortable, mais qui fonctionnait malgré tout, chez certains, comme une modalité protectrice. Cette identité de demandeur d’asile permettait en effet de maintenir les clivages psychiques salvateurs : entre ici et là-bas, le passé et le présent, le dehors et l’interne, etc. Sa personne était effacée, son autonomie réduite, il se devait d’attendre passivement la réponse des autorités.

Avec l’annonce du « oui », certains réfugiés réalisent soudainement leur trajectoire chaotique, ce passé terrifiant qu’ils ont encore souvent tant de mal à croire. Le sujet se rend ainsi compte qu’il est bel et bien là, vivant, exilé des siens et de sa terre d’origine sur laquelle il n’a plus le droit de retourner. Ce verdict vient lui signifier à lui-même, mais au-delà à tous les autres, qu’il a craint et fui ; qu’il est un réfugié, irréductiblement.

Cette « étiquette » peut être source de honte, puisqu’elle est à ses yeux, exposée à la vue de tous. Avec ce titre, il peut se sentir mis à nu, transparent ; les autres voient ce qu’il a vécu : des choses cruelles, presque inhumaines auxquelles il a pourtant survécu. Si ce statut lui rétribue des droits, il est désormais face à lui-même.

Avec le « oui » souverain s’arrête le temps de l’illusion et des fantasmes (« Je vais être heureux si j’ai ce statut… Je vais être différent… »), mais s’arrête aussi le temps de la plainte, car finalement celui qui a été écouté dans sa demande n’est plus autorisé à se plaindre. Tout ce qui s’était constitué comme un refuge bancal mais néanmoins protecteur - le fait de penser « au jour le jour » (« comment acheter à manger ? » « Où dormir cette nuit ? » etc.), la position d’attente et de survie matérielle qui occupait tout l’espace psychique - est menacée de s’arrêter. On observe d’ailleurs cliniquement que les démons du dedans qui étaient projetés sur le dehors peuvent à ce moment (re)devenir internes, dévorer le sujet alors que jusqu’ici l’angoisse pouvait être maintenue sur la scène externe. L’étranger à lui et l’obscur qui sommeillaient, vont pouvoir être réveillés par ce changement de position juridico-politique.

Les dimensions externe et interne se reconfigurent, le pharmakon n’est plus un refuge ou un remède, il devient seulement du poison. Cette annonce se fait révélatrice d’une vérité devant laquelle le sujet ne peut plus reculer, d’une certaine manière on lui annonce qu’il va devoir vivre, ce qui signifie… mourir.

Cette annonce qui « fait choc » peut sidérer et dans certains cas, favoriser une décompensation ou l’émergence de nouveaux symptômes. Car toute annonce, même si elle est positive, vient révéler et faire éclore d’autres dimensions. Elle est « une décision qui tranche » [100], un « excès de la justice » qui génère une violence sur le sujet.

L’annonce favorise un « dévérouillage » qui peut précipiter l’après-coup du trauma, emballant les processus de symbolisation qui se remettait progressivement en place et avortant, par cette accélération même, ce processus. On perçoit combien l’annonce peut bouleverser le sujet, alors même qu’il s’agissait, au premier abord, d’une « bonne nouvelle ».

« Quel que soit le contenu de l’annonce : la venue de l’enfant, le texte, le sacrifice, le temps nouveau etc., l’annonce apparaît comme la révélation d’une responsabilité devant l’autre qui excède ce qui est possible, et où il va d’un « donner la mort » dans le fait même de donner la vie » [101], écrit F. Benslama au sujet du surgissement de l’annonce.

L’acquisition du statut de réfugié ne s’inscrit pas toujours dans la temporalité subjective et nous avons pu observer que lorsque sa délivrance advenait très rapidement, elle s’avérait parfois être en profond décalage avec la psychisation de sa trajectoire. Plus encore, lorsque la construction testimoniale narrée s’avérait être une version « temporaire », non subjectivée et qu’elle était validée par les autorités, le décalage des réalités pouvait générer de la confusion et se constituer comme une étape intolérable.

Lorsqu’il n’est « pas prêt » à accéder à ce statut mais qu’on le lui donne, le sujet entre le plus souvent dans un déni de cette nouvelle situation juridique, il renie ce statut qui vient valider son vécu terrifiant et fragiliser le clivage psychique qui le maintenait dans la survie.

Il n’est plus un anonyme « sans-papiers », « en attente de », il est un homme qui a vécu des choses graves reconnues par un Etat démocratique. Il est d’ailleurs seulement reconnu pour ce motif là. Il est réduit à ce nouveau signifiant, cette nouvelle identité. Il « n’est plus qu’un réfugié ».

4.3. Le fantasme de renaissance

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« J’attends les papiers pour commencer ma vie : je ne veux plus porter de couches comme les bébés, je veux porter des vêtements comme les grands enfants » ;

« Aujourd’hui tout est reparti à zéro, je suis comme une petite fille de six ans à qui l’on apprend à écrire » ;

« Maintenant, c’est comme si je revivais une seconde fois… Là c’est moi qui fais mes démarches pour moi-même, c’est comme un bébé qui fait ses premiers pas… Alors parfois j’ai peur ».

Ces quelques énoncés viennent souligner la puissance d’un vécu qui renvoie directement au fantasme de renaissance, à la possibilité d’avoir droit à un « nouveau départ » dans la vie. Mais si ce fantasme s’accompagne d’excitation, d’illusion, de « soif de vivre » et de projet d’indépendance, il s’avère simultanément très angoissant. L’accès à une « nouvelle vie », au fantasme d’une nouvelle identité pourra être travaillé avec le psychothérapeute qui tente de rétribuer une continuité à l’existence de son patient, en lui proposant des passerelles entre son passé, son présent et le futur. Le fantasme de renaissance pourra ainsi être élaboré, car lorsque son pendant, la désillusion qui l’accompagne, advient, le sujet qui se rend compte que d’avoir les « papiers » ne solutionne pas tout peut s’effondrer.

Ce fantasme de renaissance rappelle le mouvement des « born again » (« né à nouveau », « réincarné »), très en vogue aujourd’hui aux Etats-Unis. Ces personnes se sentent renaître, ce, dans un lien direct à la foi religieuse, dimension que l’on retrouve chez certains réfugiés qui ont la sensation de renaître de leurs cendres après avoir échappé à l’enfer des persécutions. Pour le croyant, s’il (re)vit et continue à exister, c’est parce que « Dieu le veut ». Certains se mettront par conséquent à croire avec ferveur au Créateur qui est intervenu en leur faveur et leur a sauvé la vie.

La majorité des patients suivis en psychothérapie mettent un terme à ce cheminement singulier entrepris avec un clinicien, lorsqu’ils accèdent au statut de réfugié [102]. C’est comme si l’annonce de l’Etat venait soudainement et imaginairement « tout » leur rétribuer, se coalisant ainsi avec l’espace psychothérapeutique et précipitant la fin de cette relation. Si un certain nombre de réfugiés viennent revoir leur thérapeute peu après l’euphorie des premiers moments, réalisant que les « papiers » délivrés n’ont pas résolus leurs symptômes, le suivi s’estompe généralement. Le « oui » souverain fait entrevoir au sujet la possibilité qu’il peut désormais s’élancer, seul. L’Etat le croit, il n’est donc pas fou. Le temps partagé avec celui qui a favorisé une forme de réconciliation avec les mots est passé. N’est-ce pas dans la mesure où la délivrance de cette reconnaissance souveraine, fait émerger ou se consolider quelque chose d’un « hébergement psychique » que cet arrêt de la thérapie advient ?

On perçoit ici comment, dans un second temps, les processus de désubjectivation peuvent s’avérer paradoxalement restructurant et reconfigurer la vie psychique d’un sujet. L’asile peut se dessiner comme un moment fondateur permettant qu’une reprise des événements passés et traumatiques ait lieu, que du renouveau advienne. La survie et l’exil, la rencontre avec une autre langue et une autre culture, favorisent l’émergence du fantasme de renaissance qui se conjugue parfois à celui d’immortalité ou d’auto-engendrement. Celui qui a échappé à la mort peut basculer dans une Toute-puissance et fantasmer autour du fait qu’il s’est en quelques sortes transformé en un autre, par lui-même. Ce sentiment inconscient pourra être renforcé par les procédures administratives qui l’amènent à devoir écrire sur lui-même. Le sujet en se focalisant sur sa vie, et avec un tel regard rétrospectif sur lui, se rapproche de sa mort et donc de la naissance.

4.4. Quel est le poids de la problématique psychotraumatique sur l’obtention du statut de réfugié ?

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Dès mes premières rencontres cliniques, les interactions entre les champs de la subjectivité et du politique m’ont interpellé. Je me demandais : qui est celui qui bénéficie de l’asile ? Pourquoi cette personne-ci l’obtient et l’autre pas, alors même que leurs histoires se ressemblent ? Est-ce qu’obtenir l’asile est relatif à l’élaboration singulière d’un sujet, à une coïncidence des temporalités juridique et psychique ? Ou s’agit-il d’une réponse aléatoire, relative à la « chance » ou au « pas de chance » ? Existe t-il une typologie récurrente des réfugiés qui l’obtiennent ?

Ces problèmes m’amenaient à formuler intuitivement cette première hypothèse : ceux dont le narcissisme n’a pas été saccagé, auraient « plus de chance » d’obtenir le statut de réfugié que ceux dont les blessures traumatiques sont profondes. Je me demandais si celui qui était en capacité de convaincre les autorités étatiques n’était pas celui qui était déjà partiellement sortit de son « engluement » traumatique, celui qui avait pu entrer à nouveau dans l’ordre du discours, sortir de la confusion ou celui-là même qui n’avait pas connu de tels effets ravageurs.

Au fil de mes rencontres cliniques, je me suis rendue compte que c’était celui qui avait pu élaborer « quelque chose » de sa trajectoire avant même de s’exiler, inaugurant dès là-bas une certaine pensée autour de la séparation d’avec « sa » terre d’origine, qui avait le plus de probabilité d’obtenir cette qualité ; c’était aussi celui qui avait songé à la possibilité même de s’exiler et de demander l’asile avant sa fuite. Le sujet engagé politiquement, qui s’est « préparé » à ce qui pouvait arriver, semble plus habile à formuler sa demande d’asile et de fait, plus en « capacité » de l’obtenir, que celui qui ne l’a pas même imaginé.

Est-ce celui qui connaît à minima les règles du « jeu » politique, sa rhétorique, et en partie les codes linguistiques du pays d’accueil, qui est avantagé dans cette procédure d’asile ?

Quoi qu’il en soit, il est apparut que le sujet « gelé » psychiquement, position défensive qui génère tant d’incrédulité chez l’interlocuteur, semblait bien empêcher le déroulé d’un récit « convaincant ». Ses chances d’obtention de l’asile étaient donc amoindries.

Ce paradoxe a émergé : si aux yeux des auditeurs institutionnels, être une victime-traumatisée et souffrir de certains symptômes (dépressif notamment) semblait aider le demandeur d’asile à « gagner des points » pour obtenir cette reconnaissance, lorsque certains secteurs psychiques étaient attaqués par la sévérité des traumatismes, et que les effets déstructurants se faisaient ressentir à travers sa narration, ces troubles n’étaient pas pris en compte, mais au contraire déniés, et jouaient en sa « défaveur ».

Je pense au cas d’une jeune guinéenne que j’eus l’occasion de rencontrer alors qu’elle était en psychothérapie, suivie irrégulièrement par son thérapeute depuis qu’elle avait eu son titre de réfugié. Très à l’aise, souriante, cette femme me raconta comment les autorités françaises lui avaient délivré le statut qu’elle venait récemment d’obtenir, en moins de six mois. D’un milieu socio-culturel aisé, cette femme intellectuelle et opposante au régime était parvenue à être exhaustive et déterminée lors de son audition. Elle put fournir son témoignage en français, « sans interprète car les gens qui ne font pas ça perdent » précisa t-elle. Cette remarque témoigne bien de la détermination d’un sujet en capacité de mobiliser ses ressources et de s’affirmer devant d’autres. Elle était prête à « jouer le jeu » car d’une certaine manière, elle en connaissait les règles. Son énoncé introduit aussi la question de la traduction par un tiers interprète, et plus encore, des éléments qui sont précisément intraduisibles. Interrogeons-nous et analysons ses propos : les restes intraduisibles relatifs au Réel et à la langue du trauma ne sont-ils pas justement ce qui ferait « perdre » aux demandeurs d’asile leur possibilité d’accéder au statut de réfugié ? Pour quelles raisons cette femme obtint-elle si vite et si « facilement » ce titre ? Si elle souffrait d’un certain nombre de manifestations symptomatiques (insomnies, cauchemars, etc.), sa posture active, militante était vraisemblablement parvenue à endiguer et à supplanter ses angoisses. « Habituée » à lutter, à s’exprimer devant un public, à ne « pas perdre », elle fut rapidement légitimée dans sa posture de demandeuse d’asile par l’Etat français. Et du fait même de se sentir ainsi autorisée, elle pu se montrer encore plus « convaincante ».

Penser que cette patiente aurait dit « toute la vérité, rien que la vérité » aux autorités françaises et que pour cette raison même, elle obtint le statut - postulat qui implique qu’à l’inverse tous les autres rejetés et déboutés mentent -, serait une grave erreur. Cependant, nous posons l’hypothèse suivante : être militante induit une posture subjective qui favorise la reprise des processus de resubjectivation et qui offre au sujet une certaine facilité pour témoigner. Cette femme, qui a pu rester « psychiquement active », ne représente t-elle pas pour l’Etat, la « vraie réfugiée », l’élite intellectuelle qui a su dompter ses traumatismes et sauvegarder son honneur ? Elle ne « contamine » pas les autres par sa honte et se montre comme il faut : précise et « convaincante », qui plus est dans la langue française.

Il est intéressant de relever que peu après avoir bénéficié de l’asile, cette femme s’est « mise à dormir beaucoup mieux ». Elle eut la sensation que ses symptômes s’estompaient peu à peu. Et même si sa peine liée à son exil et à l’assassinat de son mari ne s’effaçait pas, elle put mettre à profit cette reconnaissance juridique, chercher du travail et faire venir ses enfants en France. S’agit-il ici d’un cas « idéal » où temporalités juridiques et subjectives se rencontrent ? Si ces temporalités semblent en effet s’être très bien emboîtées, cette patiente a surtout pu mobiliser en elle ce que l’on attendait d’elle, à ce moment précis [kairos]. Chez cette femme, on n’observe pas d’effets « magiques » relatifs à l’obtention de cette qualité, mais des processus de reconstruction relatifs au crédit accordé à son histoire. Le fait que la délivrance de ce statut coïncide avec son cheminement subjectif semble l’amener plus encore à vivre cet octroi telle une formalité administrative « normale », qui lui permet de se remettre dans une position de sujet autonome. On peut penser que cette reconnaissance renforce ses ressources internes qui n’avaient pas été abolies.

A partir de mes observations cliniques, j’ai observé que la reprise des processus de liaison, la reconstitution et l’historicisation du vécu du demandeur d’asile qui se produit au cours de la thérapie, contribuait à faciliter la narration du témoignage auprès des autorités. En effet, la progressive métabolisation des matériaux psychiques - au départ inassimilables -, lui permettait d’accéder à une réalité décalée des faits passés. Le clinicien occupe, et généralement à son insu, une fonction qui aide considérablement le sujet dans sa mise en forme narrative.

Ce qui s’est produit avec Anna, la réfugiée rwandaise dont nous avons parlé tout au long de ce travail, va dans le sens de cette hypothèse. Là où narrer en son nom propre était impossible, la psychothérapie d’une part et le travail de co-écriture d’autre part, ont favorisé la reprise des processus de subjectivation lui permettant de se positionner d’une autre manière face aux autorités de l’Etat. Celui qui se sent coupable et se positionne tel un criminel devant les instances décisionnelles pourrait, après avoir « travaillé » la singularité de son vécu, se présenter à l’Etat d’une autre manière, comme un sujet de droits. Avec le cheminement psychothérapeutique, une « nouvelle inscription dans la réalité » [103] se produit et lui permet de se situer autrement face à ses interlocuteurs.

Il est intéressant d’observer dans ce cadre que certains patients se mettent à aduler leur psychothérapeute : ils lui attribuent directement leur nouvelle capacité à témoigner et l’accès à leur statut de réfugié. Mes observations et/ou échanges avec les différents psychologues rencontrés vont dans ce sens : certains patients deviennent pour cette raison des « adeptes » de la psychothérapie, comme le formula l’un des psychothérapeutes interviewés.

4.5. Quelques éléments de conclusion

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Au fil de mes recherches, je me suis rendue à l’évidence : l’aléatoire domine les réponses administrées par le système politico-juridique conditionné par la crise de l’asile. La délivrance de refuge s’articule parfois davantage à des accords politiques bilatéraux entre Etats ou à de la « chance », qu’à un autre type de donnée. Si ce constat n’exclut pas pour autant nos hypothèses cliniques, articulées autour de la problématique trauma/non trauma d’un sujet, la réalité vient les tempérer.

Si la reconnaissance par l’Etat des persécutions dont le sujet a fait l’objet ne « règle » pas sur un mode magique son vécu chaotique ni ses traumas, elle participe considérablement de sa reconstruction politico-subjective. Cependant, s’il n’y a pas de travail de métaphorisation par le truchement d’une instance tierce (par la rencontre psychothérapeutique notamment), lorsque les effets du trauma et de l’exil ont été particulièrement destructeurs, l’obtention des « papiers » ne pourra pas solutionner, même partiellement, la problématique de celui qui est en grande souffrance. Le « oui » à la demande d’asile renvoie à un « je te crois », et à l’inverse, l’absence de reconnaissance souveraine renforce sa suspension subjective et sociale, conjoncture qui nourri le trauma et fragilisent son identité.

Même si le sujet, qui est très affecté par ses traumas, semble indifférent à l’annonce souveraine de l’asile, l’impact décisif qu’elle produit le laisse rarement « de marbre ». Lorsqu’elle forme une équivalence psychique pour le sujet : « que j’obtienne ou pas ce statut c’est la même chose », son absence de réaction et son déni sont des indicateurs pour le psychothérapeute qui devra accompagner le sujet pour qu’il fasse sienne cette annonce. Si ce nouveau statut ne modifie rien au premier abord, c’est probablement parce que le sujet n’est pas à même d’accueillir cette annonce, les entailles narcissiques étant encore à vif. Cependant, nous avançons l’hypothèse suivante : cette délivrance permet à la psyché de se « décadenasser » et que s’établisse ainsi, progressivement, un nouveau site psychique dans lequel peut habiter le réfugié.

Le sujet [de l’inconscient] écrit Lacan, est animé d’un désir qui est avant tout, désir de reconnaissance. [104] Cet énoncé, qu’il reprend de Hegel, est central pour notre travail. Par analogie avec la mère qui regarde le petit enfant, le reconnaît et le nomme devant le miroir, la reconnaissance par le politique pourrait aller jusqu’à restituer une place de sujet à celui qui l’a perdu. Elle irait, semble t-il aussi, jusqu’à le tirer, en partie, de la capture imaginaire avec laquelle il est aux prises. Il semble bien que la reconnaissance de l’Etat vienne pacifier et réguler la dialectique en jeu qui est bloquée sur l’axe imaginaire. Cette reconnaissance se constitue comme une confirmation de son existence et fonctionne comme marque symbolique fondatrice. Ce grand Autre le reconnaît dans sa condition d’homme (persécuté, en demande de refuge) et en posant cet acte politique, le regarde et le reconnaît comme sujet, dimension symbolique qui avait volé en éclat au cours de sa trajectoire traumatique.

La reconnaissance de l’Etat favoriserait bien la réinscription dans le registre langagier qui a parfois été sérieusement entaillé par la répression politique, lorsque cette nouvelle posture juridique peut être subjectivé par le sujet réfugié. Et d’ailleurs, la fin de la condition de demandeur d’asile ne serait-elle pas la condition sine qua non pour qu’il puisse entrer, à nouveau, dans l’ordre du désir ?

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NOTES

[1] P. RICOEUR, « Esquisse d’un parcours de l’oubli », 13ème Forum Le Monde, « Devoir de mémoire, droit à l’oubli ? », Editions Complexe, Ouvrage coll. (Sous la dir. de T. Ferenczi), Le Mans, les 26/28 oct. 2001, Paris, 2002, pp. 21-31.

[2] P. NORA, Les lieux de la mémoire, t. III, Gallimard, Paris, 1993, p.1012.

[3] R. WAINTRATER, (1999), « Ouvrir les images. Les dangers du témoignage », Ibid, p.198.

[4] Formulation chère à J. Altounian, énoncée lors de sa communication au Colloque « Les traumatismes psychiques », organisé par « Le Champ freudien », Paris, les 4/5 décembre 2004.

[5] J. ALTOUNIAN, « Porter le nom d’ancêtres clandestins », Lignes, n° 25, « Violence et politique », mai 1995, pp.146-158, p.156.

[6] R. RECHTMAN, « Le discours génocidaire Khmer rouge et l’impossibilité de deuil », communication donnée lors de la Journée organisée par l’Association Franco-Argentine, « Le deuil », le 03/06/05, Paris.

[7] J. ALTOUNIAN, (2005), L’intraduisible, Op. cit., p.26.

[8] R. RECHTMAN, (2005), « Le discours génocidaire khmer rouge et l’impossibilité de deuil », Op. cit.

[9] J.-F. CHIANTARETTO, « Le témoin interne », l’auteur utilise l’expression « déshumanisation de la mort » pour évoquer l’entreprise nazie, p.127.

[10] J. Altounian écrit dans cette perspective, dans L’intraduisible : « Dans la mesure où ce sont les délimitations entre les êtres qui conditionnent l’instauration des liens entre eux, l’empiètement signe en réalité une rupture des liens », Ibid, p.41.

[11] R. RECHTMAN, « The Surivor’s paradox : psychological consequences of the khmer Rouge Rhetoric of extermination », Anthropology and medicine, Vol. 13, n°1, April 2006, pp.1-11.

[12] G. MOREL, « La mélancolisation du témoin : l’impuissance des mots, le pouvoir des images », Op. cit., p.6.

[13] R. KAES, « La troisième différence », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, Paris, 1987, n°9-10, p.18.

[14] P. KAUFMANN, L’Apport freudien, Op. cit., pp.419-422.

[15] S. FREUD, (1921), « Psychologie des foules et analyse du Moi », Op. cit., p.123.

[16] F. BENSLAMA, Enseignement de D.E.S.S., Departement de S.H.C, Université Paris VII, 2000-2001.

[17] Bien qu’approuvés par le pouvoir législatif, ces lois instaurées par le gouvernement de R. Alfonsin après la dictature instituaient l’impunité des criminels. On citera ces célèbres lois injustes : la « ley del punto final » (« loi du Point final »), 1986, qui fixait une limite temporelle aux poursuites des responsables et la « ley de obediencia de vida », (« devoir d’obéissance »), 1987, qui permettait aux militaires coupables de crimes d’être exemptés de toute responsabilité.

[18] Le Gouvernement de Menem a institué un décret, « el indulto », une loi d’amnistie contre les crimes commis par les responsables de la dictature, accordant ainsi des grâces présidentielles aux militaires entre 1989-1990.

[19] P.-L. ASSOUN, « Le deuil : de l’Idéal à l’objet inconscient et au collectif », communication lors de la journée organisée par l’Association Franco-Argentine, « Le deuil », le 03/06/05 à Paris.

[20] En septembre 2006, un événement politique est venu troubler l’Argentine et rappeler aux mémoires vives le passé douloureux de la dictature. La disparition soudaine du témoin principal du Procès intenté aux responsables de la Junte Militaire a conduit une grande partie de la population à descendre dans les rues de Buenos-Aires pour réclamer justice au Gouvernement actuel, beaucoup d’argentins redoutant de nouveaux disparus et l’impunité des coupables. Durant cette période, la peur est revenue en puissance.

[21] O. DOUVILLE, (2003), « Du choc au trauma… il y a plus d’un temps », Op. cit., p .6.

[22] R. Robin parle de « dé-mémoire » : « Une juste mémoire, est-ce possible ? », Le Monde 13ème Forum, Collectif, Op. cit., p.107-118, p.109.

[23] J. SEMPRUN, « La littérature des camps », Interview, Le Magazine littéraire, n°438, janvier 2005, p.47.

[24] P. Ricoeur, R. Waintrater, A. Wieviorka, etc.

[25] Le terme « rejet » est utilisé par les administrations concernées : l’O.F.P.R.A., la C.R.R. ou le Conseil d’Etat.

[26] G. MOREL, (2001), « Témoignage et réel I », Op. cit., p.3.

[27] S. FERENCZI, (1932), « Confusion de langues entre les adultes et l’enfant », Op. cit.

[28] S. FERENCZI, Ibid, p.73.

[29] A. CHERKI, (2002), « Ni honte, ni gloire », Op. cit., p.104.

[30] F. BENSLAMA, (2001), « La représentation et l’impossible », Op. cit., p.451.

[31] A. CHERKI, (2005), « Colonies : la lettre en souffrance », Op. cit., p.75. L’auteur reprend ici Lacan : J. LACAN, « Le séminaire sur la lettre volée », Ecrits, Paris, Seuil Coll. « Le champ freudien », 1966. Selon lui, la lettre parvient toujours à son destinataire, même si ce dernier n’a pas été constitué comme tel par l’expéditeur. Ainsi, rien n’est en mesure de disparaître en totalité au point de ne pouvoir réapparaître quelques générations après, comme « énigme », comme « impensé ».

[32] O. DOUVILLE, (2003), « Du choc au trauma…. il y a plus d’un temps », Op. cit., p.6.

[33] A. CHERKI, (2005), « Colonies : la lettre en souffrance », Op. cit., p.73.

[34] P. LEVI, (1947), Si c’est un homme, Op. cit., p.90.

[35] G. MOREL, (2001), « Témoignage et réel I », Op. cit., p.3.

[36] J. BUTLER, Le pouvoir des mots, Politique du performatif, trad. de l’anglais (américain) par C. Nordmann, Editions Amsterdam, Paris, 2004.

[37] F. KAFKA, (1914), Le Procès, trad. française 1933, Folio Classique, Gallimard, 1987.

[38] C. DAVID, Préface du Procès de Kafka, Ibid, p.20.

[39] G. AGAMBEN, (1995), Homo sacer, Op. cit., p.75.

[40] Nous reprenons ici l’expression utilisée par les associations défenseuses du droit d’asile pour parler des « sans-papiers » qui sont des « ni-ni » : ni expulsables, ni régularisables.

[41] J.- F. CHIANTARETTO, (2004), « Le témoin interne », Op. cit., p.115.

[42] P. LEGENDRE, « La restitution », Cahiers Intersignes n°8-9, « Sujet et citoyenneté », pp.187-198, p.193.

[43] P.-L. ASSOUN, (1999), Le préjudice et l’Idéal, Op. cit., p.8.

[44] J. DERRIDA, (1994), Force de loi, Op. cit., p.58.

[45] « Action par laquelle on recherche le secours de quelqu’un ou de quelque chose (…) recherche d’assistance ». Le recours à Dieu est une forme de recours, il renvoie à la quête d’un refuge. Dictionnaire Le Littré, Ibid, p.1400.

[46] P.-L. ASSOUN, (1999), Op. cit., p.6.

[47] S. FREUD, (1895), « Esquisse d’une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, PUF, Paris, 1986, pp. 306-396, p.336.

[48] J.-F. CHIANTARETTO, « Ecriture de soi et psychanalyse : perspectives », disponible sur www.psychiatrie-francaise.co....

[49] N. ZALTZMAN, (1998), De la guérison psychanalytique, Op. cit., p.28.

[50] M. BORGEL, (1999), « Témoignages », Op. cit., p.63.

[51] R. WAINTRATER, (1999), « Ouvrir les images. Les dangers du témoignage », Op. cit., p.199.

[52] M. BLANCHOT, L’entretien infini, Gallimard, NRF, Paris, 1969.

[53] N. ZALTZMAN, (1998), De la guérison psychanalytique, Op. cit., p.138.

[54] Cette expression renvoie au discours juridique où le recours ultime est une demande de remise ou de commutation de peine adressée à l’Etat, Le Petit Robert, p.2199.

[55] M.-F. LAVAL-HYGONENQ, (1999), « Du fonctionnement psychique de survie dans l’univers concentrationnaire », Op. cit., p.44.

[56] E. BALIBAR, (2002), Droit de cité, Op. cit., p.10.

[57] R. BELLER, (2005), « Dessine-moi un trauma », Op. cit., p.56.

[58] J. DERRIDA, (1996), Foi et savoir, Op. cit., p.48.

[59] M.-F. LAVAL-HYGONENQ, (1999), « Du fonctionnement psychique de survie dans l’univers concentrationnaire », Op. cit., p.45.

[60] N. ZALTZMAN, (1998), De la guérison psychanalytique, Op. cit., p.99.

[61] M. BORGEL, (1999), « Témoignages », Op. cit., p.68.

[62] Sur 5000 patients du Comede, 30% des cas présente « un tableau à dominante dépressive post-traumatique », La lettre du Comede, Maux d’exil, Mars 2006, n°14, p.8

[63] O. DOUVILLE, (2003), « Du choc au trauma…. il y a plus d’un temps », Op. cit., p.7.

[64] 3% des patients du Comede présentent un tableau psychotique (délire) et relèvent d’un suivi psychiatrique spécialisé, selon les chiffres rapportés par La lettre du Comede, 2005.

[65] H. ARENDT, Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Seuil, Coll. « Points », p.212-213.

[66] Les mots en italiques sont soulignés par nous.

[67] S. FERENCZI, (1932), Journal Clinique, Op. cit., p.95.

[68] P.-L. ASSOUN, (1999), Op. cit., p.54.

[69] A. BEETSCHEN, (1987), « Une représentation en trompe l’œil », Op. cit., p.47.

[70] J. LACAN, « La troisième », dans Lettres de l’Ecole freudienne, Bulletin intérieur de l’Ecole freudienne de Paris, VIIème Congrès de l’Ecole freudienne, Rome, n°16, nov. 1975.

[71] N. BRAUNSTEIN, (1990), La jouissance, un concept lacanien, Paris, Point coll. « Hors ligne », trad. française 1992, p.35.

[72] O. DOUVILLE, (2003), « Du choc au trauma… il y a plus d’un temps », Op. cit., p.7.

[73] P.-L. ASSOUN, (1997), « La mauvaise rencontre ou l’inconscient traumatique », Op. cit., p.33.

[74] P.-L. ASSOUN, Ibid, p.28.

[75] P. FEDIDA, (1995), cité par R. Waintrater, « Ouvrir les images. Les dangers du témoignage », Op. cit., p.204.

[76] M. Borgel dans son article « Témoignages » parle de l’Un totalitaire, globalisant qu’il différencie de l’unifiant, plus différencié. (1999), Op. cit., p.63.

[77] J.-F. CHIANTARETTO, Le témoin interne, Op. cit.

[78] Elle lui « annonça » sa mort, ne la protégea pas du rejet de la famille paternelle et l’abandonna à son tour, en sombrant dans la folie puis la mort.

[79] F. BENSLAMA, Séminaire, Ecole Doctorale de Recherches en Psychanalyse, Année 2005-06.

[80] J.-F.CHIANTARETTO, (2004), « Le témoin interne », Op. cit., p.101.

[81] J.-F.CHIANTARETTO, Ibid, p.114.

[82] J. Amery définit ainsi le « musulman » : « Celui qu’on appelait « musulman » dans le jargon du camp, pour désigner le détenu qui cessait de lutter et que les camarades laissaient tomber, n’avait plus d’espace dans sa conscience où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent encore pu s’opposer l’un à l’autre. Ce n’était plus qu’un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts », J. AMERY, (1966), Par-delà le crime et le châtiment, Op. cit., p.32.

[83] J.-F. CHIANTARETTO. L’auteur précise qu’« une telle démarche permet de penser les facteurs psychiques de survie en dépassant l’opposition, stérile, entre, d’une part, le maintien de l’estime de soi et, d’autre part, le surinvestissement de l’autoconservation », Le témoin interne, Op. cit., p.148.

[84] J.-F.CHIANTARETTO, Ibid, p.120.

[85] FREUD, (1911), « Formulations sur les deux principes de l’advenir psychique », Œuvres Complètes, Vol. XI, Paris, PUF, 1989.

[86] C. JANIN, (1996), Figures et destins du traumatisme, Op. cit., p.24.

[87] A. GREEN, « Pulsion de mort, narcissisme négatif, fonction désobjectalisante », Le travail du négatif, Edition de Minuit, Coll. « Critique », Paris, 1993, pp-118-119.

[88] Cette perspective est développée par H. Vexliard, « Sous l’emprise totalitaire d’Agota Kristof », et

M. Borgel, « Témoignages », dans le collectif dirigé par N. Zaltzman, La résistance de l’humain, p.62-p.83.

[89] J.-F.CHIANTARETTO, « Le témoin interne », Op. cit., p.134.

[90] R. ANTELME, (1947), Op. cit.

[91] P. LEVI, (1947), Si c’est un homme, Op. cit., p.135.

[92] N. ZALTZMAN, (1998), De la guérison psychanalytique, Op. cit., p.17.

[93] J. LACAN, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Op. cit.

[94] O. DOUVILLE, « Du choc au trauma…. Il n’y a qu’un temps », Op. cit., p.3.

[95] J. ALTOUNIAN, L’intraduisible, Op. cit., p.45.

[96] J.-F. CHIANTARETTO, (2004), « Le témoin interne », Op. cit., p.124.

[97] R. WAINTRATER, Sortir du génocide, Op. cit., p.86.

[98] O. DOUVILLE, (2003), Op. cit., p.2.

[99] Phrase énoncée par une patiente réfugiée en attente de papiers.

[100] J. DERRIDA, (1994), Force de Loi, Op. cit., p.52.

[101] F. BENSLAMA, « De la responsabilité de l’annonce », Violence de l’annonce, violence du dire, VIIème Colloque de Médecine et Psychanalyse, (Sous la dir. de D. Brun), Ed. Etudes freudiennes, janvier 2005, pp.67-72, p.68.

[102] Ces corrélations ont été mises en évidence par mes propres rencontres avec des réfugiés (psychothérapeutiques/ entretiens de recherches) mais également par la majorité des autres psychologues rencontrés qui ont observé le même phénomène.

[103] D. IRAGO, (2003), « Violence politique et demandeurs d’asile », Op. cit., p.3.

[104] J. LACAN se réfère ici à Hegel à partir de l’enseignement de Kojeve, voire notamment le Séminaire, Livre VI, (1958-1959), inédit.