décembre 2002
Marc BernardotApproche socio-historique des espaces d’internement en France au XXe siècle"
auteur
résumé
Longtemps absente de l’historiographie, la recherche sur les camps d’internement en France s’est maintenant développée. Objet d’histoire, la question du statut et de l’utilisation du camp français ne fait cependant pas encore l’objet d’une véritable sociographie. Il reste à systématiser l’approche socio-historique de cet espace ambigu du camp dans le cas de la France. Nous en recherchons donc les différentes formes, les évolutions et les constantes entre la mise en place des premiers camps au début du XX e siècle et les derniers à la fin de la guerre d’Algérie. Nous considérons que la récurrence des dispositifs d’internement donne une unité sociologique à cette question sans pour autant penser que cela fait système. La continuité des choix administratifs de modes de gestion des espaces d’internement confère une spécificité à ces camps français si l’on les compare à d’autres formes historiques et nationales.Que nous apprend la continuité de l’usage des lieux d’internement sur la genèse et la transformation des camps d’internement ? Quelles sont les différentes populations qui ont successivement été internées ou regroupées et dans quel but ? A partir de ces interrogations nous tentons d’élaborer une première typologie des modèles français du camp. Dans cet article nous étudions d’abord les variations spatiales et temporelles des types de camp, qui sont quelquefois militaires, souvent administratifs. Nous montrons ensuite que ces espaces « logent à la même enseigne » les réfugiés, les coloniaux et les prolétaires.
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Cet article a été publié dans Les Cahiers du CERIEM (Univ. Rennes II), n°10, décembre 2002.
Longtemps absente de l’historiographie, la recherche sur les camps d’internement en France s’est maintenant développée. Cette forme particulière de détention a fait l’objet, ces dernières années, de nombreuses publications dévoilant le traitement d’exception réservé notamment aux Juifs français et étrangers (BDIC, 1989 ; GRYNBERG, 1991 ; MALO et COHEN, 1994 ; PESCHANSKI, 2002). Si la période de la collaboration a été la plus systématique en la matière, il s’avère que, tout au long du XX e siècle, les pouvoirs publics ont eu recours à cette technique pour contrôler, sélectionner et séparer des populations présentant, à leurs yeux, des risques pour la sûreté nationale. La liste des camps et des peuples concernés par cette sollicitude est longue. Certains camps sont devenus emblématiques, tels Argelès, Beaune-la-Rolande, Compiègne, Drancy, Les Milles, Noé, Pithiviers et Rivesaltes ou d’autres encore. Mais l’exploration des archives, des monographies et des témoignages fait apparaître la présence de plusieurs centaines de camps installés dans la plupart des départements français avant ou après la Seconde Guerre mondiale. Durant la Troisième République, d’abord entre 1914 et 1918 (FARCY, 1995), puis pour contrôler l’afflux de réfugiés espagnols et allemands en 1936 et en 1939, un réseau de camps d’hébergement avait été mis en place par lesquels transitèrent des centaines de milliers de personnes. Mais la Quatrième comme la Cinquième République ont eu aussi recours à ce type de camps. Depuis quelques années, les travaux à propos des camps pour les Harkis et les Tsiganes (ROUX, 1992 ; PESCHANSKI et al. 1994 ; SIGOT, 1995 ; MAURAN, 2000) ont étudié des formes d’internement particulières ou plus récentes.
Objet d’histoire, la question du statut et de l’utilisation du camp français ne fait pas encore l’objet d’une véritable sociographie [1]. Elle émerge socialement sous la forme d’une interrogation en termes de mémoire et de patrimoine [2] et, comme réalité contemporaine, c’est essentiellement à travers des exemples lointains de camps de réfugiés ou « d’épuration ethnique » que cette forme spatiale et politique apparaît dans l’espace public. L’emploi du mot de « camp » à propos des lieux actuels d’internement et de regroupement forcé de populations étrangères en France, zones d’attente et centres de rétention, d’accueil ou d’hébergement, (Z.A.P.I., C.R.A., C.A.D.A., C.H.A.U.H, etc.) doit se comprendre en tant que dénonciation. Mais la charge de « scandalisation » du terme fait courir un risque de simplification et de banalisation [3].
Il reste à systématiser l’approche socio-historique de cet espace ambigu du camp dans le cas de la France [4]. Nous en recherchons donc les différentes formes, les évolutions et les constantes entre la mise en place des premiers camps au début du XX e siècle et les derniers à la fin de la guerre d’Algérie [5]. Nous considérons que la récurrence des dispositifs d’internement donne une unité sociologique à cette question sans pour autant penser que cela fait système. La continuité des choix administratifs de modes de gestion des espaces d’internement confère une spécificité à ces camps français si l’on les compare à d’autres formes historiques et nationales. Les usages et les fonctions du camp d’internement français sont différents du camp de concentration des régimes totalitaires (Läger, Laogaï, Goulag, etc.). Mais ils le sont aussi, ne serait qu’en raison de la fréquence de l’usage des camps et du nombre des personnes internées, des cas d’internement que d’autres pays démocratiques, tels que le Canada, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis d’Amérique ou la république fédérale d’Allemagne, ont pu connaître [6].
Que nous apprend la continuité de l’usage des lieux d’internement sur la genèse et la transformation des camps d’internement ? Quelles sont les différentes populations qui ont successivement été internées ou regroupées et dans quel but ? A partir de ces interrogations nous tentons d’élaborer une première typologie des modèles français du camp. Notre méthode interroge cet objet de plusieurs manières. C’est le phénomène internemental français qui nous intéresse ici à travers l’espace particulier du camp, les fonctions qu’il remplit, les formes qu’il prend, les règles qui le régissent.
Le camp-centre d’internement est un objet social et historique global et total [7]. Il permet de questionner une manière identique de prendre en charge des populations différentes et de les fixer plus ou moins durablement dans des lieux confinés et séparés. Le camp permet par sa forme et sa continuité d’analyser une manière propre à une société de se projeter sur le sol. En tant que tel il offre la possibilité d’étudier une forme de relation avec l’espace et de conception de l’espace (MAUSS, 1947 ; DRULHE, 1975). Cette forme spatiale donne aussi l’occasion de cerner la perception et la conception que les pouvoirs publics ont des différentes populations qui y sont internées.
Qu’est-ce que nous n’intégrons pas à notre corpus ? Les camps de prisonniers de guerre car c’est la détention arbitraire de civils qui rend le camp d’internement spécifique. Les camps de civils non retenus sont ceux qui sont tenus par des puissances étrangères sur le territoire national [8]. Le modèle du camp d’internement exporté depuis la France à l’étranger en temps de guerre pose également des problèmes que nous n’abordons pas ici [9]. Nous avons enfin donné une limite métropolitaine à la recherche. Mais si l’espace colonial n’est pas intégré au corpus, les cadres cognitifs des « techniciens de l’internement » en sont probablement largement issus [10] et les trois départements français d’Algérie sont un des lieux d’expérimentation privilégié du camp [11].
Qu’est-ce qu’un camp d’internement ? Il s’agit d’un regroupement imposé et arbitraire de civils en dehors du système pénitentiaire, visant à les enfermer, les rééduquer ou les faire travailler. Il est pratiqué sur un site ad hoc ou existant, le plus souvent en dehors des villes, à des fins militaires, policières, économiques et sociales. L’opération de définition est d’autant plus complexe que le camp se prête, durant la période et dans l’aire étudiée (le XX e siècle en France métropolitaine), à des usages variés (assignation à résidence, camp de travail forcé, centre de détention pour différentes catégories « indésirables », politiques, prostituées, clochards, nomades, étrangers…) et que ses qualifications diverses et ses dénominations fluctuantes rendent son repérage et sa délimitation difficiles.
Les qualifications des camps sont en effet nombreuses. Certaines donnent à entendre explicitement la nature répressive du regroupement (surveillé, militaire, administratif, disciplinaire, spécial, de détention, d’internement, de regroupement, d’assignation). D’autres en euphémisent la destination véritable (hébergement, accueil, résidence, séjour, urgence, hôpital) sans en changer l’usage effectif. Lorsqu’il s’agit d’un camp de travail [12], les dénominations sont aussi diverses : hameaux, chantiers, groupements, dépôts, cantonnements. L’emploi du terme « centre » demeure fréquent. Il permet aux autorités d’éviter d’user du vocable de « camp » [13]. En outre le sens des termes utilisés se transforme et cela rend leur usage difficile voire impossible ; ainsi les premiers camps mis en place en France au tout début de la Première guerre mondiale s’appelaient alors « camps de concentration » [14]. Dorénavant, le terme communément admis est celui d’internement (WIEVIORKA, 1997).
Le repérage topographique des camps est parfois difficile. Si certains sites présentent une forme militaire (plan à damier d’inspiration militaire avec un système de protection et de surveillance spécial), les espaces de rétention et de détention paraissent parfois plus incongrus comme parfois des navires [15]. Les premiers camps s’installent dans des propriétés ecclésiastiques réquisitionnées et des forts. On en trouve aussi plus tard dans d’anciens sites industriels en friche. Il nous paraît important d’analyser l’usage d’espaces multiples pour en faire des lieux d’internement afin de comprendre la nature des camps. L’analyse de ces sites, d’un point de vue topographique, permet de s’interroger sur les fonctions symboliques du camp. De plus les sites utilisés comme camp peuvent connaître des utilisations changeantes en fonction des besoins. Il n’est pas rare qu’un centre de rétention recouvre sa destination d’origine (par exemple site de stockage ou lieu de formation) avant de servir à nouveau de cadre répressif. La question de la périodisation n’est guère plus aisée. Nous nous intéressons essentiellement au XX e siècle, souvent décrit comme le « siècle des camps ». Pourtant les prémices de ce phénomène datent du XIX e siècle.
Dans cet article nous étudions d’abord les variations spatiales et temporelles des types de camp, qui sont quelquefois militaires, souvent administratifs. Nous montrons ensuite que ces espaces « logent à la même enseigne » les réfugiés, les coloniaux et les prolétaires. Enfin nous proposons une typologie de ces camps [16].
Tout au long du XIX e siècle, les autorités ont laissé des prisonniers de guerre assignés à résidence dans des dépôts s’installer en France au terme de leur détention facilitant même leur naturalisation. Mais à partir de 1914, cette formule est abandonnée. Le camp permet de regrouper des populations très diverses. En plus des étrangers, des réfugiés et des suspects, il sert à parquer, à l’écart des villes et des lieux d’habitation, des soldats et des ouvriers coloniaux amenés en métropole pour servir au front ou dans des usines du complexe de guerre. La formule du camp ne cessera plus d’être utilisée pour « traiter » des civils de toutes origines. D’abord solution d’exception dans un contexte conflictuel, le camp devient la réponse pratique et routinière au traitement résidentiel séparé de chacune des catégories de populations déplacées : camp de réfugiés, camp d’internement politique, camp de rétention « d’indésirables », camp de transit pour « coloniaux » se multiplient sur le sol français au XX e siècle en temps de guerre comme en temps de paix. Si le camp est initialement un savoir-faire militaire, son usage en matière d’internement se développe sur un mode administratif.
Une technique militaire occasionnelle
Le camp est d’abord une technique militaire. Dans cette tradition, il est conçu comme un lieu provisoire de stationnement des troupes qui doivent pouvoir rapidement s’y reposer tout en transportant leur propre matériel d’hébergement et d’entretien. Vers 1850, l’armée mène les premières réflexions sur le déplacement de populations « indésirables » hors des théâtres des opérations.
C’est essentiellement en période de conflit que les autorités militaires gèrent des lieux d’internement. Des considérations proprement stratégiques prévalent alors pour prendre la décision d’arrêter, d’acheminer et d’incarcérer dans un camp des populations particulières. En 1914, le conflit européen donne de multiples occasions de désigner tels ou tels groupes comme des « ennemis de l’intérieur ». Après 1938, c’est sur la base de « l’organisation générale de la Nation pour le temps de guerre » [17] que se prendront les décisions d’assignation à résidence, d’internement et de réquisition d’individus pour des travaux collectifs. Les populations considérées comme posant des problèmes stratégiques varient selon les périodes et leurs caractéristiques [18]. Mais cette formule militaire peut avoir d’autres objectifs. Ainsi, pour éviter que certaines populations puissent être en contact avec le reste des habitants, l’armée opte dès la Première guerre mondiale pour la mise en camps spéciaux des troupes coloniales et des ouvriers (Annamites, Kabyles, Marocains, Sénégalais) affectés à des tâches manuelles du complexe militaro-industriel [19]. Cette expérience servira, comme nous le verrons plus loin, à d’autres types de ségrégation.
Mais le camp peut aussi servir à approvisionner l’armée en troupes « fraîches ». C’est le cas pour les Espagnols et les Polonais dans les années 1940 auxquels est proposé l’engagement dans la Légion comme échappatoire à l’internement (il en va ainsi également pour les villages de regroupement en Algérie entre 1956 et 1962 qui sont utilisés pour lever des troupes de supplétifs).
Cependant les autorités militaires, si elles restent souvent concernées par les camps, ne serait-ce que parce que des espaces servant de camps leur appartiennent, ne semblent pas considérer cette activité autrement que comme provisoire et destinée à répondre à des besoins stratégiques précis. L’armée craint l’effet d’engagement du regroupement de milliers de civils qui entraîne leur prise en charge durable. Pour cette raison, si les autorités militaires prêtent souvent leurs terrains pour l’internement, elles préfèrent laisser les autorités administratives civiles assurer la gestion concrète de ces espaces.
Une application administrative élargie, une politique publique totale
Le camp d’internement devient donc le lieu de regroupement des personnes faisant l’objet d’un internement administratif [20]. Il s’agit de l’une des formes d’application des procédures de contrôle de la résidence (avec l’assignation et l’interdiction de séjour). Celle-ci s’applique essentiellement au cours du XX e siècle par le placement en camp ou centre surveillé. Elle relève en matière de libertés publiques de la « théorie des circonstances exceptionnelles » qui permet aux autorités administratives de pratiquer l’internement en dehors des périodes de guerre [21]. L’internement conduit l’administration préfectorale à domicilier de force des individus pour leur appliquer des procédures de contrôle, de sélection et de prises en charge diverses sans qu’ils puissent s’y opposer légalement [22]. Ainsi la procédure d’internement identifie en les recensant les individus potentiellement menaçants pour la sûreté nationale ou l’ordre public (NOIRIEL, 1991). Dans d’autres cas, le recensement précède l’internement.
L’administration du camp classe les individus qui composent tel ou tel groupe interné [23]. Ce classement entraîne souvent la séparation et la division des groupes en sous-groupes répartis différemment soit au sein du camp soit dans plusieurs camps. Les principes qui président à ce classement sont d’une grande diversité, qu’ils distinguent les internés selon leur sexe, leur âge, leur statut matrimonial, leur origine régionale ou ethnique, leur nationalité, leur religion, leur qualification professionnelle, leur menace à l’ordre public, leur état de santé... - l’œuvre administrative de taxinomie est immense. D’une manière schématique, les internés sont qualifiés négativement soit comme « bouches inutiles » du fait du coût qu’ils feraient peser sur la nation, soit comme « suspects » ou « indésirables » du fait de la menace à la sécurité et à l’ordre public qu’ils sont censés représenter. Les premières catégories héritées du XIX e siècle restent actives et peuvent se combiner pour toute la période étudiée. Elles se diversifient et se subdivisent en fonction des problématiques sociales de santé, de mœurs, d’intégration ou des inquiétudes pour l’ordre public par présomption de subversion, de troubles, d’atteinte à la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat.
Les autorités considèrent le camp comme une solution d’urgence, a priori facile à mettre en œuvre et peu coûteuse. Il doit permettre aux pouvoirs publics de faire face à une prise en charge collective d’une population dans un contexte complexe en toute discrétion puisque presque systématiquement situé à l’écart des zones habitées.
Mais l’internement de masse s’avère en réalité d’un fonctionnement problématique. Même lorsque la décision de regroupement est antérieure à l’internement et pourrait avoir permis de trouver des terrains ou des bâtiments adéquats, l’impréparation est la règle et les moyens matériels, humains et budgétaires manquent toujours [24]. Il provoque en fait un important effet d’engagement, avec des conséquences durables en matière de gestion des internés et du personnel, des problèmes de budget, et d’autres encore comme nous avons pu le constater dans le cas des centres de séjour surveillés [25]. Il déclenche aussi souvent des réactions des riverains [26].
Le camp se présente comme un espace d’application de politique publique totale puisque prenant en charge les individus internés de la vie [27] à la mort [28]. En effet le regroupement dans le dénuement d’un camp d’une population coupée de tous moyens de subsistance, qu’il s’agisse d’individus isolés ou de familles, génère une dépendance complète. Le camp doit répondre immédiatement à des exigences alimentaires et sanitaires minimales sous peine de voir la sur-mortalité s’amplifier et entraîner des conséquences épidémiologiques dépassant le site. L’oisiveté forcée des internés est perçue comme une menace potentielle pour le bon fonctionnement du camp et les autorités doivent organiser les activités journalières sous la forme d’un règlement intérieur qui structure la vie quotidienne [29].
Cet espace du camp permet de saisir simultanément différentes populations qui y sont placées tour à tour ou successivement, réfugiées, coloniaux, pauvres ou déviants. Plusieurs camps sont emblématiques de la continuité de ce mode de prise en charge [30]. A ce titre, le camp d’internement peut être considéré, à la suite de H. Arendt, comme une grille de lecture de la manière dont un Etat-Nation traite, par la mise à l’écart géographique et politique, des populations en parias, en ennemis de l’intérieur, en étrangers inassimilables et en déviants menaçants.
Le camp, Etat des sans Etat
Le camp matérialise concrètement « l’Etat des sans Etat » car les réfugiés représentent par leur nombre les premiers utilisateurs des camps. Pour ces populations déplacées prises en charge dans l’urgence, la solution du camp apparaît comme évidente aux autorités. Tout au long du XXe siècle, des réfugiés belges, alsaciens-lorrains, russes, arméniens, sarrois, espagnols, allemands, autrichiens, hongrois, indochinois et harkis et d’autres sont au mieux « hébergés », au pire internés dans des camps. Suivant le raisonnement de H. Arendt (ARENDT, 1957), nous pouvons considérer que la question des réfugiés, des « peuples sans Etat », fait céder les principes de respect des droits de l’homme sous la pression de considérations stratégiques de protection de l’Etat-Nation.
Une caractéristique essentielle des camps de réfugiés est d’accueillir des familles. Cela les différencient des camps visant l’internement de militants ou de miliciens presque toujours exclusivement masculins. Cette dimension familiale rend la population internée plus dépendante et plus dépourvue que tout autre [31]. Cette détresse tient en partie aux conditions d’arrivée dans le camp. Les familles sont parties de leur domicile dans la plus grande confusion, devant l’avancée des troupes ennemies ou sur l’ordre pressant de la police, sans savoir quelle est la destination et sans équipement prévu pour faire face aux difficultés que recèle le périple tortueux à venir. Ce n’est pas un mais des camps que vont connaître ces réfugiés se déplaçant seuls ou accompagnés par les autorités, d’un site à un autre. Tous les témoignages des premiers temps d’exode insistent sur cette succession de départs et d’arrivées de camp en camp pour des périodes plus ou moins longues. Une fois peu ou prou stabilisées et le choc initial passé, ces familles s’installent dans l’inconfort et le dénuement. Elles essayent de se reconstituer lorsque l’exode les a séparées. Elles comprennent alors rapidement que les pouvoirs publics n’envisagent pas d’autre solution à terme que celle du « centre d’accueil d’urgence » ou d’une ré-immigration hypothétique.
Les individus et les groupes qui peuvent mobiliser des soutiens et des ressources, parviendront à sortir rapidement du camp pour s’installer soit en France soit dans un autre pays d’accueil à l’issue d’un nouveau parcours complexe. Ainsi les réfugiés des pays européens parce qu’ils sont urbains, qu’ils possèdent des savoir-faire professionnels et peuvent compter sur des appuis familiaux extérieurs parviennent plus rapidement à sortir du camp [32]. Les autres, notamment les plus démunis, s’installent dans le camp faute de mieux. Les populations d’origine rurale, celles qui n’ont pas de ressources et qui doivent leur déplacement aux pouvoirs publics (par exemple les Harkis dans les Centres d’accueil des rapatriés d’Algérie -C.A.R.A.- ou les Vietnamiens dans les Centres d’accueil des Français d’Indochine -C.A.F.I.-), risquent de voir le camp se transformer au fil du temps en bidonville puis, éventuellement en bout de ville, dans laquelle elles occupent plusieurs années après leur arrivée les partie ruinées de l’ancien lieu d’hébergement. C’est que les pouvoirs publics sont contraints de prendre en charge ces populations désemparées qu’ils ne veulent pas voir se disperser et que la gestion du camp soit confiée à une association ou à des services sociaux, les effets pervers des politiques d’assistance sont décuplés pour ces familles.
Le camp, habitat séparé des coloniaux
La pratique presque systématique au cours de la première moitié du XX e siècle de la mise à l’écart des travailleurs coloniaux dans des cantonnements surveillés apporte un éclairage sur les usages du camp [33]. En cela il permet d’opérer un lien original entre la question des réfugiés et la question coloniale [34]. Le camp colonial remplit plusieurs fonctions [35]. On peut constater en effet que la même technique est utilisée en 1916 pour loger les ouvriers kabyles au Creusot ou les Spahis dans le dépôt militaire d’Arles, les travailleurs forcés cochinchinois en Dordogne ou dans le Var entre-deux-guerres et les prisonniers de guerre coloniaux à Clermont-Ferrand en 1941.
Le camp apparaît alors comme une technique de logement des civils coloniaux et des travailleurs forcés avant les années 1950 (BERNARDOT, 1999 a). Le camp permet d’éviter ou de ralentir la dissémination de populations perçues comme non-assimilables à la nation. Elles sont contrôlées et recensées, leurs déplacements et leurs contacts avec l’extérieur réduits. Mais si la logique de l’internement s’applique à eux, elle ne se présente pourtant pas officiellement comme telle. D’ailleurs la présence de travailleurs coloniaux installés dans des casernements séparés n’est pas facile à démontrer. Elle est évoquée soit dans le cas de recherches consacrées à des populations spécifiques (BOURGON, 1998 ; TRAN NU, 1988), soit au détour d’une étude urbaine, par exemple du Creusot (FREY, 1993). Dans les registres d’archives départementales, cette particularité « résidentielle » apparaît essentiellement à l’occasion de troubles et d’agitations liés à l’installation de ces casernements ou de leur fonctionnement ou encore dans les dépôts d’archives d’usines employant et logeant ainsi des ouvriers originaires des colonies [36].
Les « coloniaux » civils sont rassemblés selon un principe ethnique dans des « groupements de travailleurs », distincts des « tirailleurs », dès la Première guerre mondiale [37] : Chinois, Annamites, Kabyles, etc. La discipline y est militaire et le logement en camp ou en caserne avéré. Les groupements sont quelquefois distingués en fonction de leur activité, agricole ou minière le plus souvent. La gestion et la prise en charge de cette main d’œuvre captive fait d’ailleurs l’objet d’instructions précises pour le personnel d’encadrement [38]. Un des cas d’accueil de Kabyles et de Chinois dans des casernements a été étudié à propos des usines Schneider (FREY, 1993) [39]. Bien d’autres employeurs ont eu recours à ce type de main d’œuvre réquisitionnée et de logement contraint [40].
Les « coloniaux » requis [41] sont souvent groupés par origine. C’est notamment le cas avec la M.O.I. (main-d’œuvre indochinoise). Il s’agit d’une administration presque autonome sous l’égide du ministère du Travail qui gère cette main-d’œuvre civile de manière autarcique et qui s’autofinance avec les soldes des requis. Ces derniers sont disséminés sur le territoire dans des campements à proximité de leur lieu de travail. Ce type de groupement sera généralisé pour encadrer les étrangers dans une forme plus répressive encore durant la Seconde guerre mondiale [42], d’abord avec des compagnies puis des groupements de travailleurs étrangers (G.T.E.), toujours sous une forme ethnique ou nationale (travailleurs polonais, espagnols, italiens ou encore « palestiniens » et « israélites » lorsque des Juifs composent ces groupes). Cette dimension laborieuse ne concerne pas que les indigènes des colonies. Elle concerne plus généralement tout habitant du camp.
L’interné, habitant d’une ville ouvrière pure et parfaite
Parmi les points communs des différentes populations qui connaissent le camp d’internement durant le XX e siècle, l’un ressort tout particulièrement. Il s’agit du travail prolétaire. Il existe bien des cas d’internement d’« élites » sociales, mais le peuple des camps est le plus souvent composé de membres d’un prolétariat international unifié dans la circonstance. Ce peuple est, à de rares exceptions près, fait d’ouvriers, de paysans et de simples soldats. Et le camp est un lieu d’une intense activité laborieuse.
L’interné est un travailleur. Les pouvoirs publics le considèrent comme « en surnombre dans l’économie nationale ». Le placement en camp est ainsi l’occasion de faire rendre aux internés ce que la nation leur a offert. La réquisition est dans ce sens la possibilité donnée aux autorités préfectorales de faire contribuer les personnes « inutiles » à un effort collectif et nécessaire dans l’urgence de la crise qu’elle soit économique ou stratégique. Mais, dans les faits, ce travail très peu qualifié s’apparente plus à une peine et le camp à une salle de force qu’à un emploi salarié. Les cas d’inaptitude flagrante des personnes et d’inutilité patente des tâches demandées sont fréquents. C’est ainsi que les travailleurs indochinois déportés dans les années 1930 sont d’anciens riziculteurs rapidement considérés comme incapables de travailler en usine. Il en va de même pour les forains des années 1940 à qui les autorités font quelquefois empierrer les camps. Le travail obligatoire paraît alors être une occupation censée avoir des vertus morales et permettre une rééducation des internés. C’est que le camp est aussi le lieu de mise à l’écart du Lumpen, groupe perçu comme déviant qu’il soit constitué de « Romanichels », de Harkis, de clochards ou de prostituées [43]. La formule combine alors les qualités du dépôt de mendicité et de l’hospice.
Mais cette contribution laborieuse inutile n’est pas la règle. La main d’œuvre du camp suscite quelquefois un intérêt véritable. Les hommes valides sont recrutés par les entreprises ou les administrations locales pour des tâches très peu qualifiées de bûcherons, de cantonniers, d’ouvriers agricoles. Ils ont alors le droit de sortir du camp pour quelques heures. Comme nous l’avons vu, les autorités militaires utilisent également les populations coloniales des camps pour des travaux de pyrotechnie (chargement des obus et des munitions), de stockage de matériel et de maçonnerie. Les internés sont employés à des tâches épuisantes et dangereuses comme les travaux d’extraction, les percements de canaux et le creusement de tunnels ou la construction de ligne de chemin de fer. Lorsque des compétences artisanales (les boulangers par exemple) sont plus rares du fait du temps de guerre, les autorités municipales, voisines du camp, réclament l’affectation des internés dans leur commune. Enfin, dans de nombreux cas, les premiers internés arrivés sur leur lieu de détention sont amenés à construire eux-même leur hébergement. Car bien souvent en effet, l’espace désigné comme un camp n’est pas fait pour accueillir d’autres hommes que laborieux. Il s’agit d’anciennes exploitations industrielles désaffectées d’avant la révolution économique du XVIII e siècle, gravière, four à chaux, site de charbonnage, forge, briqueterie, mines diverses, etc. Ces premières véritables villes prolétaires sont devenues fantômes. Leurs bâtiments sont en ruine, les puits et les carrières inondées, les routes défoncées, le climat rendu insalubre par les poussières et les boues industrielles.
Il est maintenant possible de proposer une première typologie des camps. Elle combine des dimensions en deux couples qui s’opposent deux à deux. Ainsi aux camps de « protection » de civils répondent ceux de « répression » des militants politiques [44], aux camps de « nouvelle fondation » essentiellement coloniale, ceux qui apparaissent comme « Etat de substitution » pour peuples sans Etat.
Le modèle du camp-protection : les autorités présentent les camps comme des lieux humanitaires
Les camps de « protection » accueillent pour l’essentiel des familles. La protection et le secours sont les missions explicites des camps qui regroupent les populations qui fuient, - réfugiés belges et de la France du Nord lors du premier conflit mondial et réfugiés juifs étrangers l’entre-deux-guerres ou encore les Espagnols ne serait-ce que dans les premiers temps puis Indochinois rapatriés. A cela il faut ajouter les populations soumises à un processus de regroupement pour des motifs présentés comme nécessaires à leur protection. C’est le cas des populations qui doivent être évacuées des zones de conflit (destructions programmées de bâtiments [45] mais aussi nécessité d’empêcher de connaître et de communiquer des mouvements de troupes). C’est de même l’argument qui est parfois mentionné pour parquer les nomades en 1914 et évidemment la raison de la mise à l’écart des Harkis dans des lieux suffisamment excentrés pour ne pas nécessiter de contrainte explicite ou matérialisée (ROUX, 1986). Certaines catégories de civils menacées par la colère populaire, ainsi en 1914 lors d’émeutes anti-allemandes et en 1944 durant l’Epuration, trouvent réellement refuge dans les camps qui leur sont destinés (PESCHANSKI, 2002). Cependant ces cas de protection sont rares.
L’argument du choix du camp comme la meilleure et la seule solution dans ces situations d’urgence est presque systématiquement avancé par les autorités. Toutefois il s’avère peu recevable. En effet les pouvoirs publics sont rarement pris au dépourvu. Les sites disponibles pour les camps font souvent l’objet d’un repérage préalable. Ce fut le cas avant les deux guerres mondiales (FARCY, 1995 ; PESCHANSKI, 2002). Pourtant cela n’empêche pas les conditions d’accueil d’être désastreuses. Au contraire, le camp se présente comme une solution absolument inadaptée aux difficultés des personnes accueillies. Il est en revanche parfaitement cohérent avec l’objectif des pouvoirs publics cherchant à fournir une réponse provisoire et décalée (dans le temps et l’espace) à la question de l’arrivée sur le territoire de populations surnuméraires et démunies. Comme les conditions d’hébergement font souvent l’objet de plaintes internationales (par exemple durant les conflits militaires lorsque des pays belligérants se plaignent du sort réservé à leurs ressortissants ou lorsque des pays neutres se préoccupent du sort de telle ou telle communauté) ou nationales (l’Assemblée nationale est à plusieurs reprises durant le siècle, le théâtre de débats sur l’opportunité et les conditions de l’internement), le camp doit donner une bonne image [46]. Ainsi que nous l’avons déjà évoqué, certaines appellations euphémisent la fonction des camps [47]. Mais lorsque des polémiques naissent sur la réalité de la situation d’hébergement, les autorités adoptent des stratégies de communications plus élaborées [48]. La plus fréquente est la constitution d’une commission de contrôle [49] chargée de superviser le fonctionnement des centres et des camps. L’administration a aussi fréquemment recours à l’appui d’organisations humanitaires comme la Croix Rouge pour subvenir aux besoins des internés. Mais le caractère pervers de cette double gestion a largement été démontré lors de l’internement des Juifs durant la période de la collaboration (GRYNBERG, 1999). Le vernis discursif protecteur ne préjuge ni des conditions d’internement, plus ou moins dures selon les cas et les moments de l’internement, ni des suites données par les autorités à celui-ci, refoulement, condamnation, assignation, travail forcé, déportation, etc. De toute manière, au sein de tout camp existe une prison, « mitard » pour les fortes têtes. A l’opposé de ce principe « humanitaire » on trouve le principe répressif. Les débats et les tensions entre les tenants de chacune de ces positions sont fréquents parmi les autorités responsables.
Les camps finissent toujours par être des espaces de répression
Le principe répressif est illustré, au premier chef pourrait-on dire, par les camps militaires. Si les camps de la période vichyste participent, dans leur ensemble, d’un système de répression, les ressortissants de puissances étrangères en conflit avec la France (Allemands, Autrichiens, Ottomans) entre 1914 et 1919 sont perçus comme des civils ennemis et connaissent déjà à ce titre les affres de l’internement comme une mesure de rétorsion. Il en va de même pour les Alsaciens-Lorrains retenus comme otages.
Ce genre de camp fonctionne pour punir les « politiques », miliciens espagnols en 1936 ou militants communistes en 1940 en France. Ils sont parfois envoyés dans les camps disciplinaires des départements algériens tels que ceux de Bossuet, de Boghar et de Boghari, de Djelfa, de Dienen-Bou-Rezg qui serviront aussi pour interner les indépendantistes entre 1954 et 1962. Les camps pour les suspects de collaboration entre 1944 et 1945 (centres de séjour surveillé) peuvent être intégrés au modèle répressif. On intègre à ce groupe sans aucun doute les centres d’assignation à résidence surveillée (C.A.R.S.) conçus pour mettre « hors d’état de nuire » des rebelles [50]. Comme pour les exemples précédents, ces camps seront employés pour les militants indépendantistes et, juste après leur libération, pour les membres de l’O.A.S [51]. Ces espaces-là sont militarisés et dotés de systèmes de défense contre des révoltes venant de l’intérieur ou d’attaques dirigées depuis l’extérieur.
Mais d’une certaine façon, il semble que presque tous les camps finissent par être des lieux de répression explicite. Il nous faut ici attirer l’attention sur le fait que les camps ne sont que rarement bien gardés. Pourtant, l’étude des archives des camps montre que les cas d’évasion restent exceptionnels y compris dans les périodes de relâchement de la surveillance. Juridiquement, les internés ne sont pas des prisonniers, c’est-à-dire privés du droit d’aller et venir. Et pourtant, la suspension de cette liberté est effective ce que montre le fait qu’ils soient recherchés, appréhendés et reconduits au camp au cas où ils le quittent sans autorisation. Ils sont alors des évadés. Les camps sont certes implicitement répressifs dans la mesure où ils sont surveillés par des gardes. Mais il semble que en particulier pour les familles, la soumission à la règle du camp fonctionne par l’intériorisation de la condition d’interné, dépendant et démuni, incapable de se projeter dans un ailleurs qui ne soit pas la situation d’avant l’exode ou l’exil.
Un espace de fondation ou de substitution ?
L’autre opposition envisageable est celle que l’on peut établir entre les camps de fondation et les camps de substitution.
Par camps de fondation il faut comprendre le projet des autorités conceptrices et gestionnaires de marquer durablement une transformation de l’installation des populations sur un territoire. Faire table rase d’un mode de relation à l’espace d’une population jugée mal placée sur un théâtre d’opération, inassimilable rapidement ou en retard culturellement, trop étrange pour être laissée libre au sein de la collectivité nationale [52]. L’espoir, pour les autorités, de voir les nomades se sédentariser dans l’espace affecté participe aussi de cette idée de fonder un lieu de vie conforme à l’idée que s’en font les concepteurs du camp. Nous retrouvons cette ambition de retourner l’espace, selon l’expression de M. Côte (CÔTE, 1988) dans les hameaux forestiers où seront installés de nombreuses familles harkies rapatriées d’Algérie [53].
A l’opposé de cette vision, le camp de substitution « cible » les populations catégorisées par l’administration française comme « sans Etat » que cela concerne effectivement des apatrides ou toutes populations fuyant un système politique qui leur dénie tout ou partie de leur citoyenneté. Le cas le plus flagrant de ce projet de « substitution » est celui des Juifs étrangers et de nombreux réfugiés en France, notamment espagnols, des années 1930 et 1940. Le camp est la solution spatiale qui nie toute possibilité d’installation sur le territoire, enclave spatio-temporelle qui préfigure un ailleurs politique impossible. C’est une localisation ectopique pour ceux que les pouvoirs publics ne peuvent ni rapatrier vers un pays qui les a chassé, ni naturaliser. C’est ce qu’Hannah Arendt désigne en disant que le camp d’internement est le « seul substitut concret à un pays natal inexistant » (ARENDT, 1957).
Ce modèle d’interprétation du camp peut d’ailleurs servir de matrice plus générale si l’on considère que le camp est utilisé à chaque fois qu’il apparaît nécessaire dans l’urgence de retarder la dispersion ou de mettre fin à la dissémination d’une catégorie particulière d’individus dans l’ensemble du territoire et de la population. Cela permettrait alors de mieux comprendre la suspension des normes dans l’espace des camps, depuis la gestion des corps jusqu’à la gestion des cultes [54]. Le camp, c’est la transcription spatiale de la mise à l’écart durable de populations, fondée sur des concepts généraux et indéterminés tels que « ordre public » et « sécurité nationale », mais aussi sur des principes sociaux, culturels et humanitaires. C’est la nation d’un citoyen impossible.
Marc BERNARDOT
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NOTES
[1] Les travaux sociologiques de M. Pollak traitent des survivants des camps nazis (POLLAK, 2000) et ceux de M. Agier portent sur des camps de réfugiés en Afrique (AGIER, 2001).
[2] Parmi de très nombreux exemples, nous pouvons citer l’ouvrage de photographies et textes qui résulte d’un atelier de création entre d’anciens internés et des lycéens de Pithiviers dans le Loiret (CICATRICES, 2000). Par ailleurs de nombreux sites Internet locaux mentionnent l’existence de camps d’internement. Nous les avons quelquefois utilisés.
[3] La définition du camp peut être en elle-même un enjeu polémique (WIEVIORKA, 1995) surtout lorsque une association est faite avec l’item de « concentration ». L’emploi du mot camp est acceptable comme un raccourci synthétique pour les différents cas de rétention d’étrangers en Europe (LAACHER, 2002) ou comme une métaphore philosophique, celle du marché commun (LACAN, 1963) ou celle du politique (AGAMBEN, 1997). Dans ce dernier cas, G. Agamben présente le camp comme « le paradigme biopolitique du moderne » ou encore comme le « nomos de la modernité ». Sa lecture théorique du phénomène des camps est stimulante mais il lui est reproché des généralisations hâtives sur les camps et la condition moderne de témoin. C’est particulièrement son ouvrage Ce qui reste d’Auschwitz qui fait l’objet d’une polémique. Ses détracteurs pensent que le philosophe n’appréhende pas correctement la réalité des centres de mises à mort tel qu’Auschwitz et que ce contre sens, supposé, fait le jeu des thèses révisionnistes (KAHAN et MESNARD, 2001).
[4] Cet article présente des axes problématiques d’une recherche plus globale sur les camps français. L’objectif de cette démarche est de proposer une interprétation socio-historique du fonctionnement du « camp » et des cadres cognitifs des institutions qui le conçoivent.
[5] Nous travaillons sur deux types de sources, d’une part sur les archives départementales des Bouches-du-Rhône pour les centres de séjour surveillé (C.S.S.) fonctionnant dans le sud de la France en 1944 et 1945 et d’autre part sur les archives du ministère de l’Intérieur concernant les centres d’assignation à résidence surveillée (C.A.R.S.) pour la période 1957 à 1962.
[6] On peut supposer qu’il existe des cultures nationales et bureaucratiques propres modelant et adaptant cette forme du camp, abstraite et pratique à la fois, en fonction d’interactions de circonstances variées, de populations et d’acteurs créant des configurations internementales différentes d’un pays à l’autre. La République fédérale allemande est un cas particulier car le nouveau régime hérite après la guerre d’un grand nombre de camps de toutes sortes de la période précédente. Les réfugiés et les personnes déplacées s’installent durablement dans les structures existantes (BEER, 1999). Dans les pays anglo-saxons, plusieurs expériences d’internement sont connues mais elles semblent se limiter à des cas exceptionnels (Ukrainiens au Canada entre 1914 et 1920, Japonais aux Etats-Unis, entre 1941 et 1945, Juifs en Grande-Bretagne en 1940).
[7] Dans sa typologie des institutions totalitaires, E. Goffman regroupe sous la même rubrique celles qui sont destinées « à protéger la communauté contre des menaces qualifiées d’intentionnelles, sans que l’intérêt des personnes séquestrées soit le premier but visé : prisons, établissements pénitentiaires, camps de prisonniers et camps de concentration. » (GOFFMAN, 1968)
[8] Pourtant il existe des situations de coïncidence entre camps pour civils et camps militaires et lorsque la présence de prisonniers de guerre influe sur le fonctionnement général du camp ou apporte des éclairages sur son histoire, nous le mentionnerons. Ce sont d’abord les camps de travailleurs coloniaux du Commonwealth, par exemple d’ouvriers chinois à Noyelle (Somme), durant la première guerre mondiale, puis en 1940-1944 les Läger pour les prisonniers de guerre français et les camps nazis sur le territoire comme celui de Dannes et de ses annexes dans le Nord (DELMAIRE, 1989) ou de Struthof en Alsace, (Comité Natzwiller-Struthof, 1968). Mais la distinction est ténue. Ces cas pourraient être évoqués puisque les camps de prisonniers de guerre coloniaux français passent sous la surveillance de l’armée française à partir de 1943 et les internés démobilisés sont considérés alors comme des civils (MABON, 2000).
[9] Voir par exemple la mise en place de camps par l’armée française en Autriche en 1945 (EISTERER, 2000).
[10] En effet l’Algérie coloniale est le théâtre de multiples applications d’internement. C’est le cas au XIX e siècle, lors des déportations en 1870 avec la mise en place de camps pour les Communards et de manière plus générale avec des camps de redressement et des colonies agricoles disciplinaires (Berrouaghia par exemple avec des pénitenciers agricoles différents pour les Européens et les indigènes, qui servira aussi durant la guerre d’indépendance). Au XX e siècle, des camps extrêmement répressifs y sont installés pour les Espagnols entre 1936 et 1943 (CHARAUDEAU, 1992 ; DREYFUS-ARMAND et TEMIME, 1995) et pour les Algériens avant 1962 (BARRAT, 2001 ; STORA, 1993 ; THENAULT, 2001). La question des « villages de regroupement et hameaux stratégiques » (CORNATON, 1967) dans les départements algériens est spécifique. En effet les déplacements de population (un quart de la population algérienne) sont d’une ampleur sans précédents qui paraît faire de ces « villages » des cas particuliers (BOURDIEU et SAYAD, 1964). Cependant on notera que les acteurs de cette politique dite des « mille villages » et de celle du logement des migrants algériens en métropole sont les mêmes (BERNARDOT, 1999 (b) et 2001).
[11] Nous considérons que les camps d’accueil des Harkis, lors de leur rapatriement en métropole, font partie de notre corpus notamment parce que, pour certains, ils ont déjà été utilisés pour interner les juifs français et étrangers avant leur déportation. Durant l’été 1962 les premières familles sont installées au camp du Larzac (Aveyron) et dans celui de Bourg-Lastic (Puy de Dôme) qui reçoit 12 000 personnes. En octobre 1962 d’autres familles harkies sont hébergées à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) et à Saint-Maurice l’Ardoise (Gard), mais aussi à Bias et à Sainte-Livrade sur Lot dans le Lot et Garonne, etc.
[12] Notre analyse porte également sur ce type de camp. En effet l’étude historique des camps en France prend le plus souvent comme objet ce que l’administration civile ou militaire désigne comme tel. Pourtant G. Noiriel a déjà mis en évidence (NOIRIEL, 1992) les convergences entre les camps, les campements et diverses formes de logements d’étrangers et de réfugiés (bidonvilles, foyers, dépôts, etc.). Notre recherche intègre donc dans la construction de son objet d’autres espaces comme les cantonnements de travailleurs coloniaux, contemporains des premiers camps, parce qu’ils nous paraissent ressortir de la même démarche.
[13] Il attire l’attention du chercheur sur le caractère temporaire (camp) ou urbain (centre) que ceux qui les gèrent prêtent à ces espaces.
[14] Plusieurs champs sémantiques coexistent dans les termes associés au phénomène du camp. Il s’agit d’abord d’items rappelant la fonction de masse du camp (groupement, rassemblement, concentration) ou les opérations de sélection qui s’y déroulent (triage, immigration, transit). On trouve ensuite des expressions qui évoquent la population du camp (étrangers, réfugiés, rapatriés, etc.). Enfin la fonction résidentielle apparaît dans certains cas (résidence, séjour, hébergement) avec son caractère précaire et provisoire.
[15] Nous pouvons citer à titre d’exemples les navires utilisés à Marseille pour interner entre 1940 et 1944 des Juifs étrangers (GRANDJONC et GRUNDTNER, 1990). Ils ont été fréquemment utilisés depuis l’Age classique du bagne. A Toulon, les galères immobilisées servaient de « ponton » fixe pour loger les bagnards. Il existe des cas d’internement de Communards sur des barges en 1871.
[16] Nous ne détaillons pas dans cet article ni les conditions de vie des internés ni les différents processus de leur traitement. Les monographies telles que nous en réalisons pour certains types de camps nous permettront éventuellement de généraliser certains résultats.
[17] Organisation de la Nation pour le temps de guerre, Paris, Imprimerie du Journal officiel, 1952.
[18] Les nomades, parce que les fréquents déplacements leur permettraient de recueillir des informations sensibles, les colonisés du Maghreb enjeux et objets de la propagande des protagonistes des conflits entre puissances impérialistes ou encore d’autres populations coloniales, éventuels « ferments » anticolonialistes lors de leur retour au pays, les travailleurs étrangers affectés à des tâches dangereuses ou sensibles dans les poudreries et autres usines de guerre, les Allemands réfugiés, assimilés par la population à l’ennemi ou les Alsaciens, suspects d’absence de patriotisme, les Espagnols luttant contre le franquisme depuis le territoire français…
[19] Sur ce point voir notamment les informations sur le service des travailleurs coloniaux (SCHOR, 1996).
[20] L’internement administratif est le pouvoir pour l’administration de décider elle-même de la détention d’un individu en raison d’une menace supposée. Les spécialistes des libertés publiques en font remonter l’origine soit à la lettre de cachet (RIVERO, 1991) soit au décret de 1793 sur les suspects (ERRERA, 1968). Ces auteurs insistent sur le caractère discrétionnaire de cette pratique. Ils considèrent qu’il ne s’agit pas d’une institution du droit positif en période normale mais la « jurisprudence administrative en admet la légalité dans le cadre de la théorie des circonstances exceptionnelles ».
[21] Il est possible d’établir un lien avec la loi de 1838 sur l’internement psychiatrique donnant au préfet le pouvoir de maintenir en hôpital psychiatrique un individu malgré l’avis des experts (FOUCAULT, 2000).
[22] L’administration peut y recourir lorsque l’état d’urgence est déclaré. Cependant les internements administratifs existent aussi en dehors de ces périodes exceptionnelles. Ils perdent alors leur fondement légal en raison de leur caractère préventif. Cette théorie des circonstances exceptionnelles donne la possibilité à l’administration de qualifier comme telles les circonstances dans lesquelles elle veut s’affranchir de la légalité.
[23] Cela peut être aussi le fait de commissions de « triage », de « criblage » ou de « contrôle » supervisant sur un territoire élargi les personnes visées par une procédure de regroupement et de contrôle, statuant sur la durée de leur internement, décidant de l’ouverture et de la fermeture de tel ou tel site, etc.
[24] Nombreux sont les récits des internés ou des responsables de camps qui décrivent la plus totale impréparation concrète et les conditions de vies précaires que cela provoque. Impréparation inaugurale ne serait-ce que pour les trajets vers les lieux d’internements, dont les plus « cauchemardesques » sont sans doute ceux des familles tsiganes en 1940 (Etudes tsiganes, 1999). Mais pour les Alsaciens-Lorrains otages en 1914 (MARIE, 1998), les Espagnols en 1939 (COHEN et MALO, 1994) et les Harkis en 1962 (ROUX, 1986) le voyage n’est guère plus satisfaisant. Le dénuement est permanent dans la plupart des cas jusqu’à la fermeture des centres, la nourriture avariée (GRYNBERG, 1999) et l’équipement inexistant (PESCHANSKI, 2002).
[25] Le problème du recrutement du personnel est récurrent. Manque de formation, alcoolisme, absentéisme, trop grande proximité avec les interné(e)s, jeux d’argent, pratique du marché noir, violences, les responsables se plaignent de leurs piètres « ressources humaines », dans les rapports adressés à leur hiérarchie. Les commandants des camps se méfient souvent autant des gardes recrutés que des internés (auxquels sont confiés de nombreuses tâches de gestion) comme le montrent les consignes pour le personnel. C’est pourquoi ils cherchent à obtenir des fonctionnaires détachés pour éviter les désagréments rencontrés lors de l’embauche de personnes par recommandation de proximité ou par annonces. C’est le cas par exemple en 1944 et 1945 au Centre de séjour surveillé de Saint-Mître à Aix-en-Provence. Dans un rapport d’octobre 1945 destiné à l’Inspection générale des camps, le directeur du centre se plaint du fait que peu de gardiens nommés par l’administration centrale ont rejoint leur affectation. En revanche, il se félicite de pouvoir récupérer le matériel mais aussi le personnel de gestion proprement dit du camp de nomades de Saliers récemment fermé qui présente l’avantage d’être formé et rompu aux problèmes quotidiens d’un camp, (AD Bouches-du-Rhône, 142 W 48).
[26] L’installation des camps entraîne des protestations, par exemple en 1914 (FARCY, 1995) et en 1936 (GRYNBERG, 1999). Mais les réactions ne sont pas toujours négatives (manifestations, courriers officiels d’élus et déclarations à la Chambre) puisque le camp se transforme parfois en destination de promenades dominicales de familles (MABON, 2000).
[27] Les centres accueillant des familles disposent parfois de « pouponnières », mais aussi de salles de classes, d’ateliers d’activités diverses pour occuper les internés, de salles de soins qui réclament l’intervention d’instituteurs, d’infirmières et de médecins affectés au camp.
[28] La ségrégation des internés dure jusque dans la mort puisque la présence de camps génère souvent un cimetière distinct de celui de l’agglomération la plus proche. C’est le cas, par exemple au camp de Septfonds en 1939 où la question du lieu de sépulture se pose très rapidement après l’ouverture à cause de nombreux décès dus à la dysenterie. La municipalité voisine du camp craint l’empoisonnement des eaux de source alimentant le village. Elle refuse que les morts soient enterrés dans le camp lui-même mais aussi qu’ils le soient dans le cimetière officiel. Un nouveau lieu distant de plusieurs kilomètres servira donc pour cela et, longtemps oublié après la fermeture du camp, il sera réhabilité dans les années soixante par un ancien interné (COHEN et MALO, 1994).
[29] Nous avons pu constater cet aspect de la gestion des camps dans le cas des centres d’assignation à résidence surveillée (C.A.R.S.) fonctionnant en métropole durant la période 1957-1963. Les instructions sur l’organisation et la discipline des centres s’inspirent largement de précédents recours à l’internement (le décret du 18 novembre 1939 et l’ordonnance du 18 novembre 1943). Elles abordent toujours successivement les points relatifs à l’organisation administrative des centres, le personnel et le matériel, la garde, les formalités d’écrous, l’hygiène et la discipline des résidents. Placés « sous la haute autorité et le contrôle du directeur général de la sûreté nationale », le directeur de chaque centre est censé adresser un rapport mensuel sur « l’état numérique des internés », leur état sanitaire, leur état d’esprit et sur les incidents survenus, (CAC 1992 172 – dérogation).
[30] Le camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) permet de suivre en raccourci cette continuité des années 1930 aux années 2000. Créé en 1935, sa première vocation (capacité de 20 000 places environ) est d’être un centre militaire d’instruction. Il devient en 1939 un centre de transit pour le contingent en attente d’affectation. En 1940 une partie du centre est consacrée aux compagnies de travail étranger constituées d’Espagnols, de Sénégalais et d’Indochinois. Le ministère de l’Intérieur y installe en 1941 un « centre de regroupement familial » vers lequel convergent des familles juives, tsiganes, espagnoles. Les juifs sont hébergés à part dans un « centre israélite » qui sera fermé en 1942. Les troupes allemandes investissent le camp qui accueillera à la Libération (C.S.S.) des prisonniers de guerre en compagnie des délinquants économiques. Entre 1957 et 1962 il sert à nouveau à interner des militants algériens en centre d’assignation à résidence surveillée (C.A.R.S.). Il est ensuite équipé pour accueillir des familles harkis puis reprend une nouvelle fois sa destination première avec des troupes d’infanterie. Si une grande partie est détruite aujourd’hui quelques bâtiments fonctionnent encore comme centre de rétention administrative (C.R.A.) pour des « étrangers non détenus frappés de mesure d’éloignement ».
[31] Les familles sont plus bouleversées par l’arrivée dans le camp que les hommes seuls d’une organisation combattante. Dans le cas de l’internement des troupes républicaines espagnoles dans les années 1940, pourtant dans de très mauvaises conditions, mais aussi dans celui des militants des organisations algériennes comme le F.L.N. ou l’O.A.S. dans les années 1950 et 1960, l’arrivée dans l’espace du camp permet au contraire et à la grande inquiétude des autorités, de reconstituer un organigramme hiérarchisé structurant la population internée. L’administration du camp se double alors d’une structure politique parallèle avec laquelle la première se voit contrainte de collaborer.
[32] C’est leur « disparition » du cadre de prise en charge qui, pour le camp, comme dans le cas d’autres politiques sociales, permet (faute de mieux) de supposer que ces familles de réfugiés sont parvenues à « s’intégrer » en France ou à quitter le pays.
[33] Le camp du Vernet (Ariège) est un exemple significatif. Il a été mis en place en 1918 pour loger des contingents de soldats sénégalais. Il assure cette fonction jusqu’en 1927. Puis, après avoir été un camp d’internement parmi les plus durs pour des dizaines de nationalités entre 1934 et 1945, dont des « coloniaux », il recevra encore une fois des ressortissants des colonies françaises, en l’occurrence des réfugiés indochinois entre 1945 et 1949.
[34] Les colonies françaises peuvent être envisagées comme des laboratoires de formes de regroupement ségrégatif de civils proches de celle du camp. I. Merle rappelle que, si les réserves néo-calédoniennes sont une exception, l’idée de réserver des terrains aux indigènes a été appliquée dès le XVIII e siècle au Canada et que cette option a été reprise au début du XX e siècle à Madagascar, au Congo et au Cameroun. C’est en particulier E. Vattel qui a le premier réfléchi à cette question du resserrement des indigènes. Le principe du cantonnement sera appliqué en Algérie à partir de 1840 et il servira à justifier l’appropriation des terres (MERLE, 1998).
[35] Par une sorte d’emploi pléonastique, le camp loge des « coloniaux » et ceux-ci sont employés pour sa surveillance.
[36] Nous pouvons mentionner l’exemple de l’usine chimique de Saint-Auban (Alpes de Haute Provence) qui accueillait en « casernement » strict des ouvriers indochinois et marocains (Génériques, 1999). Cette habitude patronale de logement séparé fait l’objet d’une attention particulière des autorités durant la période 1940-1944 parce que la production est destinée à l’armée. La présence d’Indochinois, comme travailleurs forcés « encasernés » pour être employés dans des poudrières est ainsi attestée à Angoulême en 1940. On trouve leur trace aussi dans les années 1930 sous la forme d’une « compagnie » de Malgaches en cantonnement à Colomiers (Haute-Garonne) et en 1947 dans le même département à proximité de Toulouse. C’est le cas aussi, dans les années 1917-1922, pour des Kabyles et des Annamites à la poudrière de Bergerac ou encore pour la construction du chemin de fer en Dordogne. Ils sont mentionnés dans les archives de la police quand ils cessent le travail ou lorsque des « rixes » se sont déclenchées entre groupes. On trouve aussi la mention d’évasions comme en 1921, celles de Chinois qui s’enfuient d’un groupement à Châteaudun (Indre).
[37] Près de 190 000 travailleurs coloniaux sont affectés à des tâches civiles durant la Première guerre mondiale.
[38] Un « guide administratif à l’usage des commandants de groupements nord-africains » datant de janvier 1918 est adressé aux chefs de détachements de travailleurs coloniaux (AD Marne R 921).
[39] Le besoin de main d’œuvre pousse les responsables de ces établissements à faire appel à des étrangers. Les « travailleurs coloniaux » sont accueillis à partir de 1916, selon un cahier des charges signé avec les autorités, dans de grands cantonnements sur la propriété de l’usine. Cet habitat répond à une architecture relativement standardisée qui est la même que pour les camps d’internements militaires. J.-P. Frey précise d’ailleurs que « l’autonomie des cantonnements par rapport à la ville et l’ordre militaire y est telle, qu’ils ont pu (…) accueillir indifféremment des travailleurs, des militaires, des réfugiés et des prisonniers. » (FREY, p. 340). Ces espaces cantonnés, ceints de palissade et de barbelés, verront effectivement passer, avant leur destruction dans les années 1950, des coloniaux, des travailleurs polonais, des réfugiés Russes blancs, des ouvriers espagnols…
[40] La Société nationale des poudres a été un employeur-logeur prépondérant des ouvriers coloniaux durant la Première guerre mondiale (Kabyles et Annamites par exemple à Angoulême, à Bergerac et à Mauzac).
[41] Ces réquisitions ont lieu essentiellement parce que les recrutements volontaires ne sont pas assez efficaces.
[42] On trouvera encore néanmoins de tels groupements après 1945 (par exemple le camp de travailleurs indochinois au Château d’Orgemont à Angers). Ils posent d’ailleurs à cette date le problème du rapatriement « au pays » de travailleurs suspectés par les autorités ou les colons de leur pays d’origine d’avoir été « contaminés » par des influences politiques pernicieuses (en particulier d’étudiants vietnamiens) alors même qu’ils ont été tenus à l’écart dans des camps (TRAN NU, 1998).
[43] Les cas d’internement de prostituées et de clochards sont constatés essentiellement durant les deux guerres mondiales.
[44] La limite de la dichotomie entre protection et répression tient surtout au fait que ces deux aspects ne sont pas contradictoires mais complémentaires si on considère que la répression est une forme opérationnelle de contrôle. Associés avec le principe de sélection, ils paraissent constituer le triptyque conceptuel du rapport institutionnel à l’étranger.
[45] Nous évoquons ici l’épisode de la destruction des maisons d’habitation du Vieux port de Marseille par les troupes allemandes en février 1943. Les autorités préfectorales de la région organisent l’évacuation de 20 000 personnes chassées de leur domicile vers les camps militaires autour de Fréjus dans le Var à La Lègue, Caïs, Le Puget (AD Bouches du Rhône 142 W 8). La procédure est la même lors des regroupements en Algérie à partir de 1957 mais avec une toute autre ampleur.
[46] Nous avons utilisé pour le titre de cet article (en le détournant) le nom donné au programme de P. Delouvrier (conçu par les préfets M. Papon et J. Vaujour) nommant les déplacements forcés de population dans les centres de regroupement la « politique des mille villages » lors d’une conférence de presse donnée en Algérie en 1960 pour répondre à des critiques américaines (CORNATON, 1967).
[47] Nous ne développons pas ici de réflexions sur les conditions de traitement matériels et symboliques des internés qui varient beaucoup selon les cas et les périodes de l’internement (dépouillement des effets, affectation dans les baraques, constitution des listes et des dossiers, etc.).
[48] On peut citer le cas d’un film réalisé durant les années 1940 sur le camp de Saliers (GRANDJONC, 1990).
[49] A chaque période d’internement sa commission de contrôle. L’objectif fixé à ces instances est de veiller au respect des normes administratives de fonctionnement de l’administration des camps, comme nous avons pu le constater pour les commissions mises en place en 1944 et en 1957 à la suite de dysfonctionnements relevés dans les procédures d’internement.
[50] Il existe quatre lieux d’internements principaux pour les Algériens en métropole entre 1957 et 1962 : les camps de Larzac (Aveyron), de Thol (Marne), de Saint-Maurice l’Ardoise (Gard) et de Rivesaltes (Pyrénées Orientales). Des prisons complètent le dispositif (Tulle, Lyon, Marseille, Remiremont, Annecy, Rion).
[51] Les mesures de sécurité exceptionnelles des centres destinés aux « Nord-Africains » seront néanmoins assouplies pour les « Européens ».
[52] Le mouvement des hameaux stratégiques au Cambodge et au Vietnam apparaît comme un modèle dans l’espace colonial. Si les paysans cambodgiens, déplacés sur une faible distance et restant à proximité de leur lieu de travail et de subsistance feront souches sur place un peu dans l’esprit des défrichements pour la constitution des villes franches, les expériences contemporaines seront presque toujours un fiasco économique et politique, culturel et sanitaire.
[53] Les conséquences de ces concentrations-fondations sont diverses. Le programme de resserrement des années 1954-1962 en Algérie est un bouleversement dont le pays ne s’est probablement toujours pas remis.
[54] Sans que l’on puisse ici développer ce point, il faut évoquer cette surprenante libéralité des autorités pour les cérémonies religieuses dans les camps dans lesquels peuvent se dérouler des offices de toute confession, y compris dans les périodes les plus répressives.