L’image la plus répandue du camp de réfugié est celle d’un espace fermé et isolé dans lequel des milliers de personnes survivent grâce à l’assistance humanitaire. Cette image ne reflète pourtant pas la diversité des situations rencontrées sur le terrain. Quelle que soit leur forme, ouverts ou fermés, étroitement contrôlés par les autorités du pays d’accueil ou non, les sites de réfugiés ne sont en réalité jamais complètement clos. Le déplacement forcé et le regroupement dans des camps suscitent sans cesse de nouvelles formes de mobilités, qui sont activement recherchées par les individus pour reconstruire un capital économique, social et politique. Lorsque la liberté de circulation des réfugiés est restreinte par les pays d’asile, ces mobilités ne disparaissent pas pour autant. Elles deviennent simplement clandestines et donc invisibles aux yeux de l’observateur non averti. Même des camps tels que Dadaab au Kenya ou Kigoma en Tanzanie, réputés pour leur isolement, se trouvent en réalité au cœur de chaînes migratoires et de transferts financiers considérables.
(S.Turner, 2002 ; Horst, 2002).
Mettre en évidence l’existence de ces mobilités « recherchées » ne va pas toujours de soi, car elles se construisent sur plusieurs territorialités et catégories identitaires à la fois et empruntent souvent les voies de l’informel et de la clandestinité. A partir de l’exemple des Haalpulaaren mauritaniens réfugiés au Sénégal, cet article se propose d’illustrer comment, en adoptant une méthode de recherche empirique et une perspective historique, il est possible d’apporter un éclairage sur cette frontière floue entre migration « forcée » et migration « recherchée ». En nous situant tour à tour de l’intérieur puis de l’extérieur d’un site de réfugié, et en travaillant à l’échelle des cercles élargis de parenté, nous avons identifié au moins trois filières migratoires qui se sont constituées à partir des sites de réfugiés. Elles ont permis aux Mauritaniens de se reconstruire sans dépendre de la seule assistance humanitaire, en contournant les contraintes liées à l’ambivalence de leur statut de réfugié. Après avoir brièvement rappelé le contexte de leur arrivée au Sénégal et présenté la méthode de recherche utilisée, nous expliquerons comment ces filières se sont progressivement structurées suivant une logique de recherche de sécurité. Nous montrerons, en particulier, comment elles se sont inscrites dans des formes de mobilités plus anciennes caractéristiques des sociétés sahéliennes, tout en prenant une dimension particulière dans le contexte de l’exil et du droit d’asile.
Une mobilité « sous contrainte » : la crise de 1989
En avril 1989, un incident frontalier entraîne un déchaînement de violences communautaires à Dakar et à Nouakchott ainsi que la rupture des relations diplomatiques entre le Sénégal et la Mauritanie. Chaque pays rapatrie alors ses ressortissants respectifs par voies terrestre et aérienne, mais en Mauritanie, le gouvernement expulse également des milliers de ses propres ressortissants, d’authentiques mauritaniens qui pouvaient facilement se confondre avec des Sénégalais du fait de la couleur de leur peau et de leur appartenance aux mêmes groupes ethniques. Pour le gouvernement, l’objectif était d’écarter certains fonctionnaires, appartenant principalement au groupe ethnique haalpulaar, qui dénonçaient l’oppression subie par les Noirs en Mauritanie au sein d’un mouvement politique clandestin appelé les Forces de Libérations des Africains de Mauritanie (FLAM). Il s’agissait également de libérer des terres dans le Sud du pays en expulsant les agriculteurs et éleveurs haalpularen qui en avaient traditionnellement le contrôle, et en les redistribuant à de riches commerçants maures qui faisaient allégeance au régime.
Chassés vers la rive gauche du fleuve Sénégal après avoir été dépossédés de leurs papiers d’identité, de leur cheptel et de leurs terres, les Haalpulaaren mauritaniens n’arrivèrent pas en terre inconnue. Agriculteurs comme éleveurs [1] avaient l’habitude d’aller et venir de part et d’autre du fleuve où ils avaient des terres, des membres de leur famille et des amis. Leurs grands-parents ou arrière-grands-parents étaient en effet originaires de la rive gauche du fleuve qu’ils avaient quittée au début du 20ème siècle pour s’installer sur la rive mauritanienne. La frontière instaurée par la France entre le Sénégal et la Mauritanie dans le cadre de la colonisation resta toujours artificielle aux yeux des Haalpulaaren dont les anciens empires s’étendaient de part et d’autre du fleuve Sénégal. Pendant toute la période coloniale et post-coloniale, les haalpularen mauritaniens continuèrent ainsi à cultiver des terres sur la rive opposée à celle de leur lieu de leur résidence, à se marier avec leurs parents sénégalais et à faire transhumer leur bétail suivant des axes perpendiculaires au fleuve.
Aussi, en 1989, de nombreux réfugiés furent hébergés et secourus par leurs parents ou amis sénégalais tandis que d’autres furent pris en charge par la Croix Rouge et regroupés dans plus de 250 petits sites le long de la frontière sénégalo-mauritanienne (cf carte 1). Reconnus par le gouvernement sénégalais comme « réfugiés » de prima facié, c’est-à-dire de manière collective et à priori, tous bénéficièrent d’une aide humanitaire et de la protection juridique du HCR. Toutefois, ils ne reçurent jamais de véritables papiers d’identité du gouvernement sénégalais attestant de leur statut. Celui-ci ne leur octroya que de simples « recepisses de demande au statut de réfugié » valables pour une durée de trois mois renouvelable. Si ce flou juridique ne posa pas de problèmes les premières années, nous verrons qu’il donnera par la suite l’occasion aux autorités sénégalaises de revenir sur leur décision de reconnaître les Mauritaniens comme des réfugiés.
Cet article s’appuie sur le cas des réfugiés des sites de Ndioum et d’Ari Founda Beylane. Ndioum est le village de refugiés le plus grand du département de Podor (plus de 2000 habitants en 1989), situé à 1 km de la commune sénégalaise de Ndioum. Hétérogène, ce site est constitué d’une majorité d’éleveurs peuls ou FulBe qui habitaient le Sud de la Mauritanie, et d’une minorité d’anciens fonctionnaires, enseignants, infirmiers et militaires, qui étaient en poste dans les grandes villes mauritaniennes. Dépossédés de leur cheptel, les éleveurs arrivèrent particulièrement démunis d’autant plus qu’ils n’avaient pas de parents proches dans la zone de Ndioum. Ils n’eurent pas d’autres choix que d’être pris en charge par la Croix Rouge et le HCR, et acheminés vers le camp le plus proche de leur point d’arrivée. Certains fonctionnaires avaient, par contre, des membres de leurs familles parmi les Ndioumois mais ils préférèrent rejoindre le camp afin d’être plus visibles aux yeux de la communauté internationale et dénoncer l’ampleur du préjudice subi. Ari Founda Beylane est, au contraire, un petit site de 500 réfugiés localisé dans les zones de décrûe (le waalo) du département de Podor. Ses habitants, des agriculteurs appartenant au groupe des TorooBe, sont tous originaires d’un même village, Beylane, et avaient des terres ainsi que des relations de parenté très proches dans leur zone d’accueil. Aussi se sont-ils spontanément installés à proximité des ces derniers afin d’avoir accès aux terres familiales.
Les Mauritaniens des sites de Ndioum et Ari Founda Beylane reçurent une assistance en vivres jusqu’en 1995 et un appui dans les secteurs de la santé et de l’éducation jusqu’en 1998. Notre enquête de terrain s’est déroulée entre 2001 et 2004, dans un contexte de désengagement progressif du HCR et de faible médiatisation des réfugiés mauritaniens. Apres plus de dix années d’exil, ces-derniers sont en effet devenus de moins en moins visibles d’autant plus qu’avec la fin de l’assistance humanitaire, les hommes commencèrent à quitter les sites pour chercher du travail. De plus, depuis le rétablissement de ses relations diplomatiques avec la Mauritanie en 1992, le gouvernement sénégalais fait en sorte de ne pas provoquer la son homologue mauritanien par un soutien trop évident aux réfugiés mauritaniens. Ce contexte d’étude nous a donc permis d’observer les réfugiés en dehors des institutions que les nomment et d’adopter très vite un regard distancié sur notre objet d’étude. Ayant la possibilité de séjourner au sein même des sites et d’observer quotidiennement les activités et les pratiques des réfugiés au delà de leurs discours, nous nous sommes aperçus que les « choses ne sont pas toujours ce que l’on croit qu’elles sont » et que « les acteurs ne jouent pas toujours le rôle que leur assigne leur statut » (Becker, 1986).
Très vite en effet, nous avons observé que la vie des réfugiés ne se limitait pas à la vie dans les camps, mais se déroulait également sur d’autres scènes situées à l’extérieur des sites, dans des lieux plus ou moins éloignés. Pour reconstruire les parcours d’exil des réfugiés et les restituer dans une histoire plus longue, il nous est alors apparu évident qu’il fallait replacer les réfugiés habitant les sites – généralement des femmes, vieillards et enfants - dans leur cercle d’appartenance plus large, afin de retrouver la « trace » de leurs frères, leurs fils ou leurs cousins dont ils dépendent financièrement. Nous avons alors constaté que la plupart de ces derniers étaient dispersés entre les zones pastorales du Ferlo sénégalais, les grands centres économiques d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, et les pays occidentaux (cf. Carte 2).
Des migrations « recherchées » : l’exemple de trois filières migratoires
Trois types de filières migratoires se sont constituées à partir du site de Ndioum : des filières locales de migration économique, qui ne dépassent pas le bassin sénégalo-mauritanien, des filières de migration économique sous-régionale, qui s’étendent jusqu’en Afrique centrale, et des filières de migration politique qui ont pour destination l’Europe et les USA. Chacune d’entre elle s’inscrit dans une certaine continuité avec des formes de mobilités plus anciennes, tout en prenant une nouvelle dimension dans le contexte du déplacement forcé.
Les filières migratoires du bassin sénégalo-mauritanien
En 1989, les éleveurs peuls arrivèrent à Ndioum démunis et leur expulsion eut pour conséquence désastreuse leur sédentarisation forcée. Leur priorité était d’obtenir des liquidités pour reconstituer au plus vite un petit cheptel, symbole de leur statut social comme économique. Dès les premières années, alors qu’ils recevaient encore des vivres, les plus âgés se contentaient de revendre une partie de dons, tandis que les plus jeunes décidèrent de pratiquer le commerce de contrebande entre la Mauritanie et le Sénégal. Cette activité leur permettait de faire du bénéfice rapidement grâce au taux de change sans engager un capital initial important. Toutefois, elle était très dangereuse : non seulement les militaires et les douaniers surveillaient à l’époque étroitement la frontière, mais surtout, les Mauritaniens n’étaient pas censés pouvoir rentrer dans leur pays d’origine au regard de leur statut de réfugiés. Au regard du droit international, tout retour volontaire d’un réfugié dans son pays d’origine peut en effet être interprété comme un acte démontrant qu’il ne craint plus d’y être persécuté et peut ainsi entraîner la cessation de son statut (nous y reviendrons).
Dans un premier temps, seuls quelques jeunes osaient ainsi faire ces va-et-vient nocturnes. Il s’agissait généralement des cadets de la famille qui, en Mauritanie, avaient été envoyés par leur famille travailler ou étudier dans des grands centres urbains où ils avaient fait un certain apprentissage de l’art de la débrouillardise et du contournement (Ould Ahmed Salem, 2001 ). Puis, cette activité se généralisa rapidement si bien qu’une véritable filière de produits de contrebande se mit progressivement en place dans la vallée du fleuve Sénégal. Du commerce de simples biens de consommation tels que le sucre, le thé ou le cuir, d’autres jeunes se spécialisèrent dans les produits vétérinaires, et d’autres encore dans les pièces mécaniques et les produits de haute technologie (Fresia, 2004 ).
Lorsque les bénéfices obtenus étaient importants, les jeunes « fraudeurs » décidèrent d’investir leur argent dans l’ouverture de boutiques de produits manufacturés dans les grandes villes sénégalaises ou mauritaniennes, où personne ne les connaissait sous leur identité de « réfugiés ». Ces villes étaient choisies là où ils avaient des connaissances ou des parents prêts à les aider dans leurs démarches administratives. En effet, les réfugiés ne pouvaient obtenir un registre de commerce ni une cantine au marché sur simple présentation de leur « récépissé de demande au statut de réfugié ». Seul document officiel qu’ils possédaient, ce récépissé ne fut, en pratique, jamais reconnu par les administrations sénégalaises. Subissant tracasseries administratives et policières pour circuler et travailler librement, les réfugiés n’avaient donc pas d’autres choix que d’obtenir des cartes d’identité sénégalaise par voie frauduleuse, grâce à l’appui de parents bien placés, afin d’ouvrir leurs échoppes et subvenir à leurs besoins.
Ainsi certains s’implantèrent à Saint-Louis, à Thiès ou encore dans la zone de Lingère. Tandis que d’autres dont les parents ou soutiens se trouvaient toujours en Mauritanie, choisirent de s’installer dans des villes mauritaniennes – ce qui supposait dans ce cas d’obtenir de nouveaux papiers mauritaniens. D’un côté, ils se faisaient passer pour Sénégalais, et de l’autre pour des Mauritaniens non réfugiés. Dans les sites, où ils laissaient leur famille, ils affichaient toutefois leur identité de réfugiés vis-à-vis des Ndioumois, des autorités locales et des organisations humanitaires.
Après quelques mois ou années d’activité, les jeunes commerçants embauchaient généralement un « aide-boutiquier », le plus souvent un neveu ou un cousin, choisi parmi les membres de la famille élargie qui avait facilité leurs démarches pour obtenir des papiers ou une cantine au marché. Ce soutien leur permettait de payer leur dette envers leurs bienfaiteurs tout en se libérant de certaines contraintes. Ils confiaient par ailleurs le commerce de contrebande à leur plus jeune frère. Les marchandises achetées en Mauritanie étaient en partie revendues au sein de la boutique et en partie dans les marchés hebdomadaires.
Les revenus générés par le commerce de contrebande et la gestion de boutiques de produits manufacturés permirent également aux jeunes boutiquiers d’acheter du bétail et de reconstituer progressivement un cheptel conséquent. Le bétail est généralement confié aux aines qui font office de bergers dans les zones pastorales situées dans le Ferlo sénégalais, au Sud des sites de réfugiés. Contrairement aux plus jeunes, ceux-ci vivaient autrefois dans les zones pastorales et n’avaient jamais acquis d’autres compétences que l’élevage ou l’agriculture. Au Sénégal, ils ont donc naturellement repris leurs activités agricoles sans jamais prendre le « risque » de se reconvertir au commerce ni de s’aventurer vers les grandes villes sénégalaises comme leurs frères cadets.
Les boutiques de réfugiés mauritaniens se sont ainsi progressivement multipliées dans les grandes agglomérations du bassin sénégalo-mauritanien. On remarque même que chaque cercle de parenté ou « lignage » s’est implanté dans une localité bien particulière : les GamanaaBe à Thies, les WodaaBe à Saint-louis, les UururBe à Linguere etc (cf.carte 2). Cela s’explique par le simple fait que les foyers de « réfugiés-migrants » se sont élargis par le biais du couple patron-apprenti. En effet, après quelques années d’économies, les aides-boutiquiers, qui sont aussi les neveux, cousins et/ou jeunes frères investissent à leur tour dans l’ouverture d’une boutique. Si leur activité est rentable, ils appellent à leur tour un autre parent pour venir les seconder dans leur travail… Par effet de « cascade », les boutiques appartenant à un même cercle de parenté et de connaissances (le lignage) se multiplient ainsi dans une même localité. Cette expansion rapide du commerce des réfugiés peuls fut donc possible grâce à la capacité des jeunes peuls à conserver leurs liens avec leurs parents et amis restés en Mauritanie tout en réactivant leurs relations avec leurs parents ou amis sénégalais avec qui ils avaient, avant les événements, des contacts plus ou moins sporadiques.
Ainsi, certains jeunes peuls réussirent-ils à reconstruire un capital économique en toute discrétion, tout en laissant leur famille dans le site de Ndioum pour marquer leur appartenance sociale et identitaire au groupe des « réfugiés ». Toutefois, ces parcours de réussite ne concernent pas tous les groupes peuls de Ndioum ni de tous les jeunes ou « cadets » qui avaient fait en Mauritanie l’apprentissage d’un certain art de la débrouillardise. D’autres n’avaient pas de relations de parenté ou d’amitié aussi étendues au Sénégal ni des parents sénégalais ayant suffisamment de moyens ou de pouvoir pour les soutenir dans leurs démarches. Eux n’avaient pas d’autres choix que de chercher du travail en Mauritanie où ils avaient encore des « relations ». Aussi sont-ils devenus de simples migrants saisonniers spécialisés dans des professions telles qu’électriciens, plombiers et/ou chauffeurs. Ils se rendent quelques mois à Nouakchott pour des contrats ponctuels puis rentrent dans le site de Ndioum où ils font du petit commerce de caprins ou des contrats de métayage sur les champs des Sénégalais. A l’inverse des jeunes boutiquiers, leur situation est précaire et ne leur a pas permis de reconstituer un cheptel conséquent. De plus, elle est dangereuse car en travaillant clandestinement en Mauritanie, non seulement prennent-ils le risque de perdre leur statut de réfugié, mais aussi de se faire arrêter par les autorités mauritaniennes qui assimilent tout réfugié à un opposant politique potentiel.
Les filières de migration économique sous-régionale
Il existe un deuxième type de filières migratoires qui s’étend au-delà du bassin sénégalo-mauritanien jusqu’en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale, et qui concerne deux groupes à l’opposé de la hiérarchie sociale.
Les premiers sont les fils de notables, qui habitent le site d’Ari Founda Beylane. Propriétaires fonciers aussi bien sur la rive mauritanienne que sénégalaise, ces notables (torooBe) sont en constante recherche de liquidités pour financer les intrants et la main d’œuvre nécessaires à l’expoitation de leurs périmètres irrigués et préserver leur patrimoine foncier de part et d’autre du fleuve. Ils demandent ainsi à leurs fils aînés de partir vers des pays d’Afrique francophone aux taux de croissance élevé (Côté d’Ivoire autrefois, Cameroun, Gabon) pour y pratiquer le commerce et renvoyer les liquidités obtenues à la famille. Le projet migratoire s’articule donc à des activités rurales, tout comme pour les Peuls qui cherchent des liquidités pour le renouvellement de leur cheptel. Ce type de migration était pratiquée bien avant les événements de 1989 mais elle concernait surtout les Haalpulaaren Sénégalais et non les Mauritaniens. Or au Sénégal, ces-derniers avaient besoin d’urgence de reconstituer leur capital. En réactivant les liens avec leurs parents sénégalais du village de Ngane à travers des mécanismes d’hospitalité et d’entraide, beaucoup ont ainsi migré vers des pays de la sous-région grâce, ou sous l’influence de parents sénégalais déjà partis ou installés dans la sous-région.
Le second groupe de réfugiés qui s’inscrit dans cette filière migratoire est formé par des personnes défavorisées telles que les anciens esclaves (maccuBe) et/ou les plus jeunes, généralement les benjamins de la famille. Ces départs ne sont pas décidés par la famille mais individuellement et sont motivés par la volonté de s’émanciper et/ou de partir à l’aventure. La destination finale est souvent inconnue et le migrant traverse plusieurs pays où ils pratiquent divers « petits boulots » tels que le commerce ambulant ou l’exploitation des mines de diamants, avant d’arriver à destination. Le parcours se dessine au gré des rencontres et des rumeurs qui circulent sur les endroits où l’on peut faire fortune facilement. Dans ce cas, l’argent n’est pas renvoyé à la famille et ne sert pas à financer une activité rurale, agricole ou pastorale. Tout au long de son parcours, le migrant s’expose à de nombreux risques (rafles policières, réseaux de passeurs, etc.). Arrivé à sa destination, il arrive qu’il se retrouve livré à lui-même. les structures communautaires d’accueil des migrants haalpulaar (suudu), implantées depuis des décennies dans les pays de destination, tendent en effet de plus en plus à se démanteler (Bredeloup, 1995) et il arrive désormais que le migrant ne trouve pas d’hôte pour l’accueillir, le loger et le protéger. Son insertion dans le pays devient dès lors très difficile et il n’est pas rare que certains disparaissent et ne reviennent plus dans les sites de réfugiés.
Dans le cadre de cette filière de migration, il existe donc des trajectoires très inégales suivant le statut social avant le départ (célibataire ou père de famille), le type de projet migratoire (soutenu par la famille ou non) et l’existence d’une structure d’accueil dans le pays de destination.
Les filières de migration occidentale via le statut de réfugiés
Il existe une troisième filière de migration qui relie les sites de réfugiés aux pays occidentaux (USA et pays européens). Elle se distingue des précédentes en ce qu’elle a une dimension avant tout politique, et se construit officiellement via le statut de réfugié et la procédure dite de « réinstallation ».
Cette procédure est l’une des trois « solutions durables » prévues par le droit international pour permettre aux réfugiés de retrouver son pays d’origine ou à défaut, un pays qui lui assurera sa protection juridique. Lorsque le rapatriement n’est pas envisageable, et que l’intégration dans le premier d’asile ne peut s’effectuer pour des raisons économiques ou sécuritaires (menaces sur sa sécurité physique), la réinstallation vers un deuxième pays d’asile, généralement un pays occidental, devient alors la seule option restante du point de vue du droit [2].
A Ndioum, comme à Ari Founda Beylane et ailleurs dans la vallée, les anciens fonctionnaires de l’administration mauritanienne dirigeaient le site et y implantèrent une représentation politique des FLAM. Exilés au Sénégal, leurs leaders gagnèrent en pouvoir et en visibilité en recrutant dans leurs rangs la plupart des éleveurs peuls et des agriculteurs avec qui ils cohabitaient dans les sites. Très vite, ils devinrent également les porte-parole des réfugiés et occupèrent une place privilégiée d’intermédiaires entre les réfugiés et les organisations (ONG, médias, HCR, etc) intéressés par leur situation. De par leur position d’interface, mais aussi grâce à leurs compétences, ils réussirent à prendre le contrôle de la gestion de l’assistance humanitaire, à savoir des vivres, des écoles et des dispensaires construits dans les sites par le HCR. A ce titre, enseignants et infirmiers reçurent mensuellement des « primes de motivation » du HCR qui leur permirent de vivre de la seule assistance humanitaire et de rester dans les camps.
Très actifs politiquement, ces fonctionnaires avaient aussi crée des cellules politiques dans chaque site de la vallée du fleuve et étaient, dans un premier temps, soutenus par le gouvernement sénégalais, qui avait lui-même rompu ses relations diplomatiques avec la Mauritanie. Toutefois, à partir de 1992, lorsque les relations entre les deux pays furent rétablies, le Sénégal se désolidarisa progressivement de la cause des réfugiés. Subissant la pression de son homologue mauritanien qui menaçait de procéder à de nouvelles expulsions de Sénégalais, le gouvernement devînt de moins en moins tolérant vis-à-vis des activités politiques que les réfugiés menaient sur son territoire. A partir de 1997, les leaders des FLAM furent ainsi étroitement surveillés par la brigade spéciale sénégalaise, et sommés de dissoudre leurs associations avant de recevoir des menaces d’expulsion. De plus, au même moment, les primes de motivation qu’ils recevaient au titre de leur fonction d’enseignants, d’infirmiers ou de dirigeants des sites furent suspendues tandis que leur incorporation dans l’administration sénégalaise était impossible du fait de leur nationalité.
Menacés par le gouvernement sénégalais d’une part, et sans ressources économiques de l’autre, les fonctionnaires se retrouvèrent donc dans une situation pouvant légitimer une demande de réinstallation dans un pays tiers. Aussi, ils entreprirent des démarches dans ce sens en mobilisant les relations qu’ils avaient établies au fil du temps avec le HCR et son ONG partenaire.
En novembre 2001, 42 familles « flamistes », soit plus de 240 personnes, furent finalement réinstallées aux Etats-Unis. Ces personnes étaient presque toutes des militants actifs des FLAM et des « camarades politiques » des leaders, qui étaient aussi dans certains cas leurs « promotionaires » [3].
Aux USA, les familles réinstallées reçurent une assistance à l’intégration pendant six mois sous forme d’aide au logement et à l’apprentissage de l’anglais. La plupart des fonctionnaires ont ensuite été contraints d’accepter des métiers subalternes, tels que le gardiennage, la restaurations ou le travail à la chaîne, ce qui est relativement dévalorisant. Toutefois, ils ont su rapidement utiliser les libertés d’expression et les moyens de communication que l’Amérique leur offrait en constituant des associations à caractère social sous couvert desquelles ils continuent jusqu’à présent à mener des activités politiques. Basés à New York et Washington, ils organisent désormais régulièrement des marches, contactent les médias et font du lobbying auprès du Parlement pour sensibiliser l’opinion américaine sur la situation des « Noirs » en Mauritanie. Ils tentent également de maintenir un certain contrôle sur les sites de réfugiés dont l’existence même légitime leur combat politique, en renvoyant régulièrement de l’argent à leurs « clientèles politiques » locales et en participant au financement de certains projets de développement des villages de réfugiés.
Cette filière de migration vers les pays occidentaux s’est donc constituée via la procédure de réinstallation et l’adhésion à un parti politique d’opposition au gouvernement mauritanien. Dans ce cas de figure, ce ne sont pas les relations de parenté qui ont permis de migrer, mais le degré de militantisme et d’activisme politique au sein des FLAM, la position d’intermédiaires et des relations de camaraderie politique. Mais cette filière de migration se différencie des autres avant tout parce qu’elle est légale. Elle s’opère grâce au statut de réfugié et non pas par la voie clandestine ni l’obtention frauduleuse de papiers d’identité sénégalais ou mauritaniens. De plus, c’est une filière qui s’est structurée autour de considérations politiques et non pas uniquement à partir de motivations économiques, comme dans les cas précédents.
Les inégalités sont donc grandes entre ceux qui migrent légalement vers les pays occidentaux, et ceux qui empruntent la voie de l’illégalité parce qu’ils n’ont pas d’autres choix pour survivre économiquement et parce qu’ils ne disposent pas d’autres pièces d’identité que de « simple récépissés de demande du statut de réfugié ». Aujourd’hui, tous les réfugiés de la vallée du fleuve Sénégal ont introduit des demandes de réinstallation, espérant suivre la voie empruntée par les « flamistes ». Découragés d’attendre une réponse, certains commencent à penser migrer clandestinement vers l’Europe mais ils sont encore rares à tenter cette aventure là.
Des logiques sociales similaires
L’existence de différentes filières migratoires qui se structurent à partir des sites de réfugiés met en évidence l’hétérogénéité de la population réfugiée. Les Mauritaniens du seul site de Ndioum connaissent des mobilités géographiques comme sociales très diverses suivant le cercle de parenté, d’amitié ou de camaraderie politique auquel ils appartiennent, mais aussi suivant leurs origines sociogéographiques (urbaines/rurales), leur âge (cadet/benjamin/aîné) et leurs compétences (administratives, commerciales ou techniques). Au-delà de cette diversité, on remarque néanmoins que la structuration de ces filières migratoires a répondu à des logiques sociales similaires qui s’appuient à la fois sur des dynamiques migratoires anciennes et sur un nouveau cadre de l’action lié au statut de réfugié et à l’exil forcé.
L’enchâssement dans l’histoire longue : la multilocalité
Les logiques migratoires des réfugiés se fondent d’abord et avant tout sur la volonté de reconstruire un capital économique et/ou politique. Elles répondent à un souci de survie et une recherche de sécurité. Pour atteindre leurs objectifs, les Mauritaniens ont utilisé des stratégies ou encore des tactiques dont ils avaient déjà fait l’apprentissage avant les évènements de 1989, notamment pour faire face aux aléas climatiques, politiques et économiques des années 70 et 80.
Comme autrefois, ils ont tout d’abord privilégié la multilocalité et la diversification des activités économiques en alliant une activité rurale (l’agriculture ou l’élevage) dans la vallée du fleuve Sénégal à une activité urbaine (le commerce) dans des grands centres urbains de la sous-région. Avant les événements, les familles haalpulaaren avaient déjà commencé à se disperser entre les zones rurales et urbaines afin d’associer des activités « primaires » à des activités commerciales ou salariées. Dans une étude menée sur les Peuls de la vallée du fleuve Sénégal (1994), Santoir montre par exemple que dès les années 70, la diminution chronique du cheptel – liée plus à des facteurs externes que climatiques – obligea les éleveurs peuls à pratiquer des activités commerciales dans les villes mauritaniennes pour trouver les moyens financiers de renouveler leurs troupeaux. Il note que, dès les années 80, le bétail commence à être commercialisé et que la vente au détail de produits animaliers (lait, huile animale) mais aussi de cueillette, de charbon ou encore de services magico-religieux, se répand. Il explique cela notamment par l’introduction de la culture irriguée qui contribue à réduire les espaces de pâtures dans les zones inondables et ne permet plus aux éleveurs de vivre comme autrefois de leurs seules activités agro-pastorales. Contraints de se convertir progressivement à des activités commerciales et de réduire leurs parcours de transhumance, les familles peules commencèrent ainsi à se disperser entre zones pastorales et milieu urbain, tout comme ils ont été contraints de le faire dans le contexte de l’exil.
De même, les agriculteurs torooBe avaient commencé à quitter les campagnes bien avant les événements. La migration haalpulaar des torooBe remonte en effet aux années 30 avec la colonisation française, qui contribua à susciter d’importants transferts de population via le travail forcé et l’administration coloniale de l’AOF (Bredeloup, 1995). Depuis cette époque, les haalpulaaren commencèrent à faire venir leurs parents restés dans la vallée du fleuve pour y pratiquer le commerce ou d’autres petits métiers. Avec l’introduction de la culture irriguée et le besoin croissant de liquidités pour financer les intrants, les départs se sont intensifiés. Cette filière était alors très structurée : le migrant, soutenu par la famille dans son projet, était accueilli par les ressortissants de son village déjà installés sur place. Il existait des structures d’accueil (suudu) bien établies qui permettaient aussi au village d’origine d’exercer un certain contrôle sur le migrant. Comme mentionné précédemment, si les réfugiés se sont insérés dans ces filières de migration anciennes, certains sont partis seuls et ne bénéficient pas de ce soutien communautaire.
Pour reconstituer un capital économique et social, les réfugiés ont également mis en œuvre deux autres stratégies qui présentent, comme la première, une certaine historicité : l’activation des cercles de parenté et d’amitié élargis, et le couple « patron-apprenti », deux éléments caractéristiques de l’expansion des foyers de migrants.
Pour contourner les contraintes liées à leur statut de réfugié, les Mauritaniens se sont en effet appuyés sur leurs réseaux d’appartenance familiale, ethnique mais aussi politique et amicale. C’est en effet suivant ces cercles d’appartenance que les activités professionnelles se sont dessinées et que des spécialisations par zone géographique se sont progressivement constituées. Ce phénomène est caractéristique des populations migrantes.
Santoir (1975) comme Bonte (1999) ont par exemple montré que l’expansion du commerce maure au Sénégal s’est faite à partir de l’utilisation de logiques tribales et familiales, et surtout par la possibilité pour chacun de devenir aide-boutiquier chez un parent de même tribu. C’est ainsi que les Maures se sont progressivement installés au cours du 20ème siècle dans les principales villes sénégalaises jusqu’à détenir tout le commerce de vente au détail et en gros. Pendant les événements de 1989, beaucoup se sont fait chassés du Sénégal ou été rapatriés en Mauritanie à la suite d’actes de violence menés à l’encontre de leurs commerces. Par une certaine ironie de l’histoire et un mouvement de chassé croisé, les réfugiés peuls les ont progressivement remplacés et ont utilisé les mêmes logiques lignagères et familiales dans l’expansion de leur commerce. Toutefois, très peu ont réussi à devenir grossistes comme les Maures autrefois. La plupart sont de simples commerçants au détail qui subissent de plein fouet les fluctuations du marché.
De même, Bredeloup a montré comment, en Côte d’Ivoire, les immigrés haalpulaaren et wolofs sénégalais se sont progressivement implantés suivant un système de remplacement des aînés par les cadets (au sens large) au sein du foyer de migrant et de la boutique.
En contact à la fois avec les Maures dans les grandes villes mauritaniennes et les Haalpulaaren sénégalais de la vallée du fleuve, les réfugiés mauritaniens ont donc utilisé des modèles d’organisation économique et sociale caractéristiques des sociétés sahéliennes auxquelles ils appartiennent. Les trajectoires des réfugiés s’inscrivent donc dans des tendances socio-économiques lourdes de la vallée du fleuve Sénégal. Toutefois les événements de 1989 et l’intervention humanitaire ont aussi contribué à infléchir ces dynamiques d’une nouvelle manière.
Un nouveau cadre de l’action : le statut de réfugié
Inscrites dans des logiques de multilocalité et de recherche de sécurité, les trajectoires migratoires des réfugiés prennent place dans un nouveau cadre de l’action lié à l’exil forcé et à l’introduction du droit international. Pour les réfugiés, ce cadre est porteur de nouvelles contraintes mais aussi de nouvelles opportunités.
- De nouvelles contraintes
L’introduction du droit d’asile, et l’attribution du « statut de réfugié » aux haalpulaaren mauritaniens ont eu, dans un premier temps, pour conséquence de rigidifier leur appartenance nationale à la Mauritanie et de restreindre leurs libertés de mouvement et de travail.
Rappelons que droit des réfugiés est construit sur une vision nationale et souveraine du monde (Malkki, 1995) et à ce titre, il ne peut pas concevoir un individu en dehors de son appartenance à un Etat-Nation, censé le protéger et lui garantir ses droits fondamentaux (…). Ayant fui par crainte de persécution, le réfugié se définit donc avant tout comme un être ayant perdu la protection de son Etat et devant au plus vite retrouver cette protection ou celle d’un autre Etat qui accepterait d’en faire son citoyen. En attendant que cette possibilité soit concrétisée, le droit prévoit que les réfugiés puissent bénéficier provisoirement de la protection d’un autre Etat à travers la procédure d’asile ainsi que d’une protection internationale. La Convention de 1951 sur le statut de réfugié garantit aux réfugiés le respect de leurs droits humains fondamentaux pendant cette période provisoire : droit à des papiers d’identité, liberté de mouvement – y compris à l’étranger à travers l’obtention de « titres de voyage » ; liberté de choisir son lieu de résidence ; liberté de travailler dans le pays d’asile ; liberté d’avoir accès aux services publics, etc… Or en pratique, ces droits sont rarement appliqués par les gouvernements des pays d’asile, essentiellement pour des raisons politiques ou géostratégiques. En Afrique en particulier, l’application du droit d’asile est en effet politisée dans le sens où l’attribution du statut de réfugiés à des populations venues d’un pays voisin et la sauvegarde de leurs droits sont souvent perçues comme une offense diplomatique par le pays d’origine. Si le pays hôte ne souhaite pas envenimer ses relations avec son pays voisin, comme c’est le cas du Sénégal vis-à-vis de la Mauritanie, tout est donc fait pour rendre les réfugiés le moins visibles possibles. Ainsi, la plupart des réfugiés mauritaniens n’ont jamais reçu de papiers d’identité (des cartes de réfugiés) les autorisant officiellement à séjourner, travailler et circuler librement au Sénégal ou leur permettant d’obtenir des « titres de voyage » pour se rendre à l’étranger [4].
Cette situation, liée à la non-application et la politisation du droit d’asile, explique pourquoi les réfugiés mauritaniens sont contraints d’avoir recours à des pratiques frauduleuses pour obtenir des papiers d’identité sénégalais et/ou mauritaniens selon leur lieu de destination. Cela constitue pour eux la seule manière d’avoir accès au marché de l’emploi que ce soit au Sénégal ou ailleurs, mais aussi aux services publics (école, centres de santé, où des papiers d’identité sont systématiquement exigé) sans subir des tracasseries administratives, tel que le racket. Les plus défavorisés, n’ayant pas de parents « bien placés » dans l’administration pour obtenir des papiers ni assez d’argent pour en acheter, travaillent et voyagent de manière complètement clandestine, s’exposant ainsi à des risques sur leur sécurité très importants. Aussi, leurs logiques migratoires qui correspondent, du point de vue de l’histoire locale, à une recherche de sécurité et d’opportunités économiques en fonction de leurs réseaux d’appartenance, sont considérées, au regard de la législation contemporaine, comme illégales et clandestines. Elles sont aujourd’hui aussi qualifiées de « mouvements secondaires » dans le jargon institutionnel du HCR.
A la non-application du droit s’ajoute un second facteur qui vient complexifier davantage encore leur cadre d’action : l’interprétation abusive et politisée des clauses de cessation du statut de réfugié par le HCR et les Etats.
D’après la Convention de 1951, le statut de réfugié cesse dès lors que la crainte d’être persécuté dans son pays d’origine n’existe plus ou que le réfugié a retrouvé la possibilité de se réclamer de la protection de son Etat, ou à défaut d’un Etat tierce (Article 1C). En pratique, les clauses de cessation sont souvent utilisées à des fins politiciennes (Brotman, 2001). Ainsi, lorsque le HCR souhaite se désengager – généralement sous pression des Etats – le retour d’un réfugié dans son pays d’origine, et/ou l’acquisition d’un nouveau passeport national, est souvent interprété comme la preuve qu’il n’existe plus de crainte d’être persécuté. Le contexte socio-économique et la non-application du droit des réfugiés, qui obligent souvent ces-derniers à travailler clandestinement dans leur propre pays, ne sont donc pas pris en compte dans l’interprétation du droit. De même, lorsqu’un réfugié obtient une carte d’identité de son pays d’accueil pour y exercer une profession, il est considéré comme de facto « intégré » et sous la protection nationale d’un nouvel Etat. Là encore, le droit est appliqué de manière politicienne : est occulté le fait qu’il n’y a généralement pas eu de naturalisation par voie légale, mais uniquement achat ou obtention de cartes d’identité par voie frauduleuse dans l’unique but de pouvoir travailler et circuler librement.
Dans ces deux cas de figure - retour dans le pays d’origine ou intégration dans le pays hôte – il arrive donc très souvent que les Etats ou le HCR considèrent que le réfugié a atteint l’une des trois solutions durables, justifiant ainsi le retrait et la cessation du statut de réfugié. Celui-ci devient dès lors perçu comme un « faux réfugié » laissant ses femmes et ses enfants dans les sites uniquement pour abuser du système de l’aide. L’interprétation est donc abusive dans le sens où l’on occulte le contexte structurel lié à l’exil forcé et à la non application du droit des réfugiés par les pays hôtes. En effet, si les réfugiés rentrent régulièrement dans leur pays d’origine ou obtiennent des papiers d’identité de leur pays d’accueil, cela ne veut pas dire qu’ils ne craignent plus d’être persécuté dans leur pays d’origine, et encore moins qu’ils ont retrouvé la protection juridique d’un Etat, mais seulement qu’ils sont obligés de prendre plus de risques et d’avoir recours à des faux papiers pour assurer leur existence et reconstruire un capital économique et social.
En pratique, cette interprétation abusive du droit contraint les réfugiés mauritaniens à sans cesse jouer sur des logiques d’invisibilité, ou au contraire, d’hypervisibilité de leur statut de réfugié. Pour travailler, ils sont contraints de s’éloigner de leur zone d’accueil (Ndioum) pour aller là où personne ne les connaît en tant que « réfugié » et là où ils peuvent ouvrir des registres de commerce et avoir accès à la propriété sous une autre identité (sénégalais/mauritanienne, etc) Autrement dit, il n’ont pas d’autres choix que de recourir à des stratégies de dissimulation et de clandestinité pour être autosuffisants. Inversement, dans les sites de réfugiés, il leur faut au contraire mettre en scène leur « vulnérabilité » et leur impossibilité de s’intégrer dans leur milieu d’accueil afin de correspondre à l’image d’une « victime déracinée », qui a progressivement supplantée celle du réfugié politique dans le discours du HCR (Pupavac, 2006). Or pour les Mauritaniens, la volonté de défendre leur statut de réfugié est bien, de leur point de vue, un positionnement politique et non pas l’expression d’un statut économique (Fresia, 2006).
Seuls les anciens fonctionnaires n’ont pas eu besoin d’avoir recours à une autre identité ni à des logiques d’invisibilité. Eux ont, au contraire, joué uniquement sur l’« hyper-visibilité » de leur statut de réfugié afin d’obtenir et de légitimer leur rôle d’intermédiaires entre le HCR et les exilés, et être rémunérés dans le cadre de l’exercice de leur fonction au sein des sites. Les primes de motivation qu’ils recevaient à ce titre, en plus des vivres et des projets générateurs de revenus qu’ils captaient le plus souvent pour leur propre bénéfice, leur ont permis de vivre sans avoir besoin de mener d’autres activités.
De nouvelles opportunités
Si ces logiques d’invisibilité et ce jeu sur les identités sont liés à un cadre structurel contraignant (l’absence de reconnaissance de droits et la recherche de sécurité), elles ont néanmoins, et aussi, constitué pour certains une source de nouvelles opportunités et un moyen de reconstruire un capital économique à l’abri des regards indiscrets. L’éloignement et le passage d’une catégorie identitaire à l’autre constituent aussi une façon d’échapper aux pressions sociales exercées par les membres de sa propre famille, et/ou de multiplier les sources d’enrichissement en différents lieux et sous différents visages. C’est également un moyen de se protéger contre les critiques des autres exilés, notamment les leaders, pour qui il est important que les niveaux de vie au sein des camps restent en apparence « homogènes » et que les réfugiés ne montrent aucun signe d’intégration dans le milieu local afin de défendre leur statut. Ainsi, dans les sites, personne ne doit savoir qui est riche ou qui est pauvre, et chacun se cache du regard de l’autre. Pour certains, la dissimulation apparaît donc aussi comme une stratégie pouvant permettre de maintenir « officiellement » une frontière entre les camps et le milieu autochtone, tout en s’intégrant « officieusement » dans le milieu local. Dans ce jeu sur les frontières et les identités, ce sont d’ailleurs souvent les plus riches et les plus intégrés dans les réseaux économiques locaux ou internationaux qui revendiquent avec le plus de virulence leur statut de réfugié ou de pauvre victime – comme c’est le cas, par exemple, de certains fonctionnaires « flamistes » mais aussi des commerçants devenus aujourd’hui grossistes. Le contexte humanitaire favorise ainsi des décalages croissants entre discours et pratiques.
Le déplacement forcé et l’intervention humanitaire ont également permis aux réfugiés de multiplier leurs cercles d’appartenance d’une manière telle que leur situation se singularise par rapport aux migrants économiques. Installés dans une zone frontalière proche de leur pays d’origine et sur le territoire de leurs ancêtres, ils avaient en effet la possibilité de s’insérer ou de compter à la fois sur leurs réseaux d’appartenance côté mauritanien et côté sénégalais. En Mauritanie, la plupart des réfugiés avaient encore des amis, des parents, des promotionnaires ou d’autres connaissances qui pouvaient les soutenir financièrement, les aider à obtenir des papiers d’identité ou constituer des fournisseurs pour le commerce transfrontalier. Au Sénégal, des réseaux existaient déjà mais l’exil forcé a contribué à les réactiver et les élargir. Cela s’est fait le plus souvent par la création de liens économiques avec la branche maternelle de la descendance, qui n’implique pas de relations de concurrence entre ses membres –contrairement à la branche paternelle - ou encore par des alliances matrimoniales entre réfugiés et Sénégalais.
En plus de ces réseaux économiques et de parenté, à cheval entre les deux rives du fleuve, l’introduction du droit des réfugiés a également entraîné la création d’un troisième réseau d’appartenance et d’identification, celui des « réfugiés » stricto census. Grâce à leur statut, les exilés, et en particulier leurs leaders, ont aussi eu un accès direct aux organisations internationales, non gouvernementales et aux gouvernements des pays occidentaux, ce qui n’est pas non plus le cas des migrants « volontaires ». Outre l’assistance en vivres, ils ont pu bénéficier pendant presque dix ans d’un accès gratuit à des services tels que l’eau, l’éducation et la santé. Pour les anciens fonctionnaires en particulier, cette situation était une aubaine car leurs compétences leur ont permis de devenir des intermédiaires presque évidents entre réfugiés et administrations. Cette position d’interface leur a donné l’opportunité de mettre en œuvre des stratégies d’intermédiation et de courtage et de nouer progressivement des liens étroits avec le HCR et son ONG partenaire qui leur ont été fortement utiles pour négocier leur réinstallation aux USA.
A la fois Mauritaniens, Haalpulaaren et réfugiés, les exilés ont ainsi démultiplié leur appartenance à des réseaux d’entraide et de solidarité, qui se situent à des échelles différentes : nationale, locale et internationale. Cela est particulièrement visible à travers leur affiliation associative et politique, qui est le plus souvent double ou triple : membres d’associations de réfugiés, ils appartiennent aussi à des associations et des formations politiques mauritaniennes, tout en adhérant par ailleurs à des groupements et des partis sénégalais – généralement ceux de leurs parents ou bienfaiteurs dont ils sont devenus les clients. L’appartenance à ces multiples réseaux sociaux a joué un rôle clé dans leurs trajectoires d’exil, en particulier pour avoir accès aux diasporas haalpulaaren implantées dans les grandes villes du bassin sénégalo-mauritanien ainsi que dans les pays de la sous-région, mais aussi pour faciliter leurs démarches auprès des administrations nationales et internationales, notamment pour la réinstallation. Elle est aussi révélateur d’un phénomène de cumul de repères identitaires qui n’est pas neutre sur la construction du rapport à soi et aux autres. Loin d’être dépossédés de « soi », les parcours d’exil des réfugiés mauritaniens se caractérisent ici plutôt par une démultiplication de soi, qui peut aussi bien être source d’enrichissement que de malaise identitaire et de difficultés à se « re-trouver ». On peut ainsi se demander que signifie pour un Mauritanien que d’être catégorisé par le droit comme « réfugié » sur le territoire de ses grands-parents, « clandestins » dans son propre pays (lorsqu’il retourne chez lui sans papier) et « migrant sénégalais » dans un pays tierce ?
Conclusion
L’étude des trajectoires des réfugiés mauritaniens a souligné comment un déplacement forcé peut engendrer de nouvelles formes de migrations, qui sont à la fois « recherchées » et « contraintes » par un nouveau cadre de l’action lié au statut de réfugié.
Trois éléments clés retiendront finalement notre attention. Tout d’abord, ces nouvelles filières migratoires, qui se structurent sur des réseaux relationnels préexistants, sont génératrices de fortes inégalités entre les réfugiés, suivant la destination choisie par le migrant, son statut social au sein de la famille et la voie migratoire empruntée – formelle ou informelle.
Ensuite, fondées sur un jeu entre visibilité et invisibilité, et sur le passage fréquent d’une catégorie identitaire à une autre, ces mobilités recherchées ne contestent pas les contraintes spécifiques liées au statut juridique des réfugiés et au non-respect des droits qui lui sont attachés. Elles n’ont pas de portée réformatrice ou contestataire pouvant permettre de questionner des normes nationales et internationales inadaptées ou bien non appliquées, qui créent une situation où les réfugiés – à l’exception des fonctionnaires - sont obligés de rentrer dans l’illégalité ou l’informel pour devenir autosuffisants.
Enfin, ces filières migratoires qui se construisent sur plusieurs identités et statuts à la fois – réfugiés, migrants économiques, clandestins mais aussi Sénégalais, Mauritaniens, réfugiés ou haalpulaar – ne sont pas sans influencer la construction du rapport à soi et aux autres, et bien plus que de « perte de soi », l’exil semble ici donner lieu à des « feuilletés d’être successifs » dont les identités et les statuts rentrent sans cesse en contradiction les avec les autres.
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