Le site de Shikan
Il existe autour de Khartoum plusieurs sites accueillant des populations fuyant les guerres et les famines. Ce sont les « camps de déplacés » répertoriés comme tels mais aussi les « zones squattées » au statut plus indécis, les premiers établis par l’Etat, dans l’urgence et sous la pression internationale, dans les années 1980 pour accueillir et contrôler des populations déplacées venant du sud et de l’ouest du pays en raison de la guerre et de la sécheresse [1]. Ces camps se sont peu à peu agrandis pour accueillir toute sorte de populations et ont parfois « débordé » sur leur environnement. Grâce à l’aide de la communauté internationale, ils ont été plus ou moins dotés d’infrastructures de première nécessité. Quant aux zones squattées laissées pour compte, elles se sont créés plus spontanément, à l’initiative de populations en détresse, déplacées mais aussi pauvres urbains. Ce sont des sortes de ghettos dénués de tout équipement. Devant la carence de l’Etat et de la municipalité (qui se refusent à entériner un état de fait qui leur échappe), ce sont les ONG qui ont pris en charge ces lieux et leurs populations. La plupart des ONG humanitaires s’intéressent aux conditions de vie des femmes et de leur famille. Le « gender », concept anglo-saxon par excellence, est au cœur de leur problématique. Des masses financières importantes sont allouées aux divers programmes qui y sont liés : le micro-crédit, en pleine expansion, qui sert à soutenir des activités génératrices de revenus (cuisine, artisanat, couture, etc.) leur permettant de se prendre en charge et de se rendre indépendantes ; des ateliers de sensibilisation et de formation à la santé (soins de base, hygiène, vaccination, etc.), à l’éducation, aux droits des femmes, à la résolution des conflits, à la construction de la paix, à la lutte contre les « mauvaises traditions » [2] telle l’excision.
Shikan est une zone squattée érigée spontanément en 1983, peuplée de plus de 200 000 habitants venus des quatre coins du pays, avec une majorité de femmes et d’enfants. Située à 20 km au nord de Khartoum, elle manque de tout équipement. C’est l’ONG locale AZZA [3], avec le soutien financier et administratif d’ONG étrangères et de bailleurs de fonds internationaux, qui a occupé les lieux pour venir en aide aux populations en détresse. AZZA a notamment été soutenue et aidée dans sa démarche par DED (German Developpment Services), organisation allemande para-gouvernementale [4], et EMDH (Enfants du Monde - Droits de l’Homme) [5], organisation française.
A partir de 2001, ces trois ONG ont équipé le site d’un « Centre de renforcement des capacités des femmes », abritant un service de santé, un jardin d’enfants et des espaces d’accueil des femmes pour des formations et des « campagnes de sensibilisation ». Ce fut pour moi un observatoire idéal dans la perspective d’une recherche sur la diversité des populations issues de l’ensemble du pays, sorte de microcosme ethnique dont le rayonnement, du fait de sa fréquentation en faisait un espace de rencontre, d’échange et de réconciliation entre femmes de toutes origines.
Ce centre constitue une véritable « réussite » à laquelle il a été brutalement mis fin en janvier 2005, lorsqu’il fut entièrement détruit [6]. Même si mon enquête s’est ainsi trouvée privée de son terrain, j’ai eu cependant, le temps d’avoir des entretiens qui m’ont permis de formuler une problématique dont je livre ici les premiers résultats.
Questions de définitions
Le terme d’excision renvoie communément à une coupure du clitoris et des lèvres, parfois accompagnée de la suture de ces dernières laissant un trou permettant l’écoulement des règles et de l’urine. Mais ce vocable recouvre en fait des techniques et des modes opératoires différents.
La communauté internationale, par la voix de l’UNICEF, parle de mutilations génitales féminines (en anglais : FGM, Female Genital Mutilations) qu’elle définit comme suit : « Les mutilations génitales féminines recouvrent toute intervention incluant l’ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme ou lésion des organes génitaux féminins pratiqués pour des raisons culturelles ou religieuses ou pour tout autre raison non thérapeutique ».
On distingue, au Soudan, l’excision « pharaonique » et la « sunnite ». La première, attribuée à une tradition datant de l’Egypte antique, avec infibulation, consiste en l’ablation et la suture du clitoris et des lèvres supérieures et inférieures [7]. La deuxième, rapportée à la tradition musulmane des dits du Prophète, se limite à l’ablation du clitoris.
La tradition locale soudanaise, utilise les termes génériques de tahara (purification) ou de khitan (circoncision), usités également pour désigner la circoncision des garçons. Outre la distinction entre excision pharaonique et sunnite, d’autres termes soient utilisés aujourd’hui, comme dalouka (tambourin), pour dire que tout est suturé, ou encore « elizabet », du nom de celle qui aurait inventée l’intervention se limitant à suturer les lèvres, etc. C’est dire que la pratique est plus que jamais présente et peut prendre des formes multiples.
Notre étude utilisera le terme excision pour simplifier, car il ne s’agit pas pour nous de redéfinir les termes mais d’analyser les discours autour de la pratique.
Rituel de l’excision
La cérémonie peut se dérouler en groupe ou individuellement. Anne Cloudsley [8] qui la décrit dit qu’en général l’excision est pratiquée entre 5 et 12 ans, avant les règles. La fillette est amenée dans une chambre où sont présentes trois personnes en plus de l’exciseuse. Une personne se tient derrière l’enfant, chargée de lui tenir la tête, de la masser (il s’agit souvent de la mère), deux autres personnes (des tantes le plus souvent) se tiennent à chaque pied de la fillette pour lui maintenir fermement les jambes. Celle-ci est allongée nue sur un lit traditionnel (angareb) fait d’un cadre de bois et de liens tressés sans matelas, les pieds coincés dans des cordages du sommier, jambes écartées. L’exciseuse coupe le clitoris, les petites lèvres et grandes lèvres et relie les deux berges soit par du catgut, soit par des épines d’acacia, puis les jambes de la fille sont liées ensemble pendant trois jours pour éviter que la cicatrice ne s’ouvre.
Après l’opération, la fillette est installée vêtue d’une robe de coton blanc, sur un lit recouvert des tissus précieux du mariage de ses parents, associant ainsi symboliquement mariage et virginité dans l’acte de l’excision. Le soir, la fillette est habillée d’une robe de satin rouge, bracelets de perles au poignet pour éloigner le mauvais œil ainsi que d’un collier rouge ou portant une perle rouge-sang pour prévenir la survenue d’une hémorragie. Elle est mise dans un lit et les autres enfants dansent et chantent pour elle. Les festivités durent trois jours et la fillette excisée reçoit des cadeaux.
Aujourd’hui la cérémonie reste inchangée, à quelques variantes près, quoique plus discrète ; elle se déroule souvent sous couvert de la circoncision des garçons. L’opération tend à se dérouler dans de meilleures conditions d’asepsie qui mettent moins en danger la vie des fillettes puisque l’opération est effectuée de plus en plus souvent avec un médecin en clinique, alors que la daya (plur. dayât, accoucheuse, exciseuse et souvent sage-femme) utilise des instruments mal ou pas du tout stérilisés.
Lutte contre l’excision : des discours et des stratégies
Les sciences sociales ont tenté de comprendre les significations de l’excision, d’analyser le traumatisme qu’elle engendre. Elles ont associé pour rendre compte du phénomène les points de vue de l’histoire, de la religion, de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie et de la psychanalyse. Les sciences médicales, quant à elles, ont insisté surtout sur les conséquences néfastes de l’excision sur la santé des femmes. Classée récemment parmi les « pratiques traditionnelles nuisibles », l’excision des fillettes et des femmes perdure et persiste dans tous les milieux sociaux, religieux et ethniques [9] du Soudan. On constate même depuis quelques années une recrudescence du phénomène malgré tous les efforts consentis. En 1999, à Khartoum, la capitale, les statistiques recensent 89% de fillettes excisées [10]. Pourquoi un tel attachement à une pratique qui est non seulement une mutilation portant atteinte au corps des femmes et une violence considérable subie par les fillettes et les femmes et ce, malgré la mobilisation quasi générale pour lutter contre cette pratique ?
Cette mobilisation a été particulièrement forte durant l’année 2004 qui a été décrétée par l’UNESCO « année internationale de la lutte contre les violences faites aux femmes ». L’excision étant considérée comme l’une de ces violences, la mobilisation a été générale au Soudan et à Khartoum en particulier, la capitale. Plusieurs ONG internationales et nationales se sont concentrées sur cet objectif tandis que d’autres se sont créées à cette occasion pour se joindre au mouvement. Des budgets conséquents ont été octroyés par des bailleurs de fonds du monde entier. Des experts ont été mobilisés. D’importants moyens ont été déployés pour que le message trouve le plus d’échos possible. Des ateliers (« workshops ») dits de sensibilisation ont été organisés avec la diffusion de films chocs, d’affiches, etc.
Les ONG, les confréries religieuses, la société civile ont leur programme de lutte contre l’excision. Le pouvoir politique s’est également engagé à lutter contre cette pratique, bien que parfois de manière ambiguë.
Les universités ont, pour leur part, introduit dans leur programme des séminaires relatifs à la lutte contre l’excision. Celle qui retiendra notre attention est l’Université Al-Ahfad (les Descendantes) pour jeunes filles. Al-Ahfad est une université privée réservée uniquement aux femmes. Fondée en 1907 par un notable, le Cheikh Babiker Badri appartenant à une grande famille d’Omdurman, qui estimait que ses filles avaient droit à l’instruction dans une école. Au sein même de son immense propriété familiale, il en créa une pour ses propres filles qui s’agrandit au fil du temps pour devenir une des plus prestigieuses universités du pays [11].
Al-Ahfad a été à l’avant-garde de l’émancipation des femmes au Soudan. Dans la lutte contre l’excision, son département gender réserve un séminaire à la lutte contre les « mauvaises traditions » où l’excision occupe un important chapitre. Des mémoires de fin d’études sont réalisés par les étudiantes sur ce thème. Notons que le fondateur de l’université fut l’un des premiers à braver la pression sociale et à refuser l’excision de ses filles. Al-Ahfad a acquis une expérience telle qu’elle est devenu une référence internationale en matière de lutte contre l’excision. Tous les formateurs que j’ai rencontrés sont ainsi issus d’Al-Ahfad.
Mais la lutte contre l’excision n’est pas seulement affaire institutionnelle. Il existe aussi des révoltes individuelles. Certaines personnes s’insurgent à titre personnel contre cette pratique et s’interdisent de la faire subir à leurs propres filles. Des femmes et des hommes n’ont pas attendu la volonté politique pour ce faire. Certes ce sont des cas isolés, il n’en reste pas moins que ces stratégies subtiles auxquelles des époux s’associent doivent être examinées de plus près. Pour ne citer que quelques cas, il y a, par exemple, celle qui paye le chirurgien chargé de l’opération pour qu’il mette un bout de sparadrap sur la vulve de la petite fille pour faire croire à la grand-mère que l’opération a été effectuée. De même cet homme, issu d’une grande famille, qui organise une grande fête comme il est d’usage pour l’excision de sa fille et paye l’exciseuse pour qu’elle exécute le rituel sans pour autant effectuer l’opération concrètement. D’autres recourent à la violence pour empêcher l’excision de leur fille. Tel menace physiquement sa belle mère ou encore, pour éviter que ses filles ne soient excisées en son absence, déclare en justice qu’il est opposé à l’excision de ses filles et que si jamais un quelconque membre de la famille, fût-ce sa propre mère ou sa belle mère, outrepasse sa volonté, il sera jugé et passible de prison. Ce sont là quelques témoignages recueillis qui montrent qu’une réelle volonté existe pour mettre fin à cette pratique mutilante du corps des femmes.
On ne peut omettre de mentionner l’attitude de Sadek El-Mahdi [12], Imâm des Ansar, une des confréries les plus connues, se revendiquant de l’héritage mahdiste et chef du parti d’opposition Umma, qui a dénoncé publiquement la pratique de l’excision et annoncé que les filles de sa propre famille n’étaient pas excisées. Il a, à plusieurs reprises, exhorté les adeptes de la confrérie à ne pas la pratiquer car, selon ses termes, « étrangère à la loi de l’Islam ».
Aujourd’hui, moins visible, l’excision est en passe de devenir une pratique presque clandestine mais qui reste toujours très vivace.
Campagne de sensibilisation : déroulement d’un atelier
Il me paraît intéressant de présenter ici une campagne de sensibilisation sur la lutte contre l’excision à laquelle j’ai assisté, qui s’est déroulée à Shikan, dans le « Centre de renforcement des capacités des femmes ». Organisée par AZZA, elle a reçu un financement spécifique de l’ONG internationale Equality Now [13]. Elle s’est déroulée sur quatre jours, dont deux d’ateliers consacrés à la formation, pour un public restreint, et deux jours de « propagande » auprès d’un plus large public.
Les participants choisis pour recevoir la formation (une trentaine) étaient censés être représentatifs de la population de Shikan. Parmi eux, le pasteur de l’église protestante, le personnel masculin et féminin du centre, les responsables du comité du quartier, des dayât désignées par le comité de quartier. L’imam de la mosquée déclina l’invitation.
Des enfants et des adolescents [14] fréquentant le centre furent également intégrés dans la formation. Des groupes d’artistes peintres femmes furent également mobilisés pour animer un atelier. Le groupe des adultes était animé par des professionnels. Deux docteurs en médecine, un psychologue et un professeur du droit musulman se relayèrent pour animer ces ateliers tandis que le personnel du centre coordonnait les activités.
Le premier jour de la formation, animé par le professeur en médecine, fut consacré aux définitions de l’excision, à la description des différentes formes existantes ainsi qu’à celle des maladies pouvant en résulter. L’animatrice fut ensuite relayée par le psychologue qui insista, à son tour, sur les effets néfastes et le traumatisme engendré.
La présentation était faite de manière interactive, les participants étant interrogés sur ce qu’ils connaissaient de cette "mauvaise tradition". Il faut dire que les deux animateurs ne lésinèrent pas sur les termes pour montrer à quel point cette mutilation porte atteinte à la santé des femmes, tant du point de vue physiologique que psychologique.
Les présentations, remarquables de clarté et de conviction, des deux animateurs ont toutefois manqué (sciemment ou non ?) d’illustrations imagées, omises peut-être par pudeur.
Les participants, après cette première journée dense, furent divisés en petits groupes thématiques, chaque groupe devant discuter d’un thème (religieux, médical, psychologique, etc.) qui lui était attribué puis déléguer un porte-parole chargé de présenter les conclusions afin de vérifier si ce qui avait été dit par les professionnels était bien assimilé. A la fin de la journée était rédigée une motion sur les méfaits de l’excision et des propositions de lutte formulées. Pour encourager les participants, fut remis à chacun un diplôme, accompagné d’une somme de 1 000 dinars soudanais (5 euros).
Les deux jours suivants dits de « campagne » furent organisés en dehors du centre. Une tente (rakouba) fut montée à cette occasion pour permettre aux habitants du camp de participer. Aux animateurs précédents s’était joint un chef religieux, professeur à l’université de la Gezira. Comme lors des ateliers fermés, nos animateurs adoptèrent une méthode interactive pour faire participer au mieux l’assistance. Le religieux se mit en scène, évoquant l’interdiction faite à sa famille de procéder à l’excision. A travers un véritable cours sur la sexualité devant un parterre de femmes, d’hommes et d’enfants, les trois animateurs se succédèrent à la tribune pour dénoncer les méfaits de l’excision. A nouveau, furent tenus des discours historiques, médicaux, hygiénistes, psychologiques très explicites. Enfin la parole a fut donnée à l’assistance, hommes et femmes posant toutes sortes de questions.
Un petit sketch fut également joué par des femmes et le dernier jour s’acheva par une fête, animée par des groupes folkloriques connus de Khartoum. La campagne prit fin avec cette motion : « Tous ensemble contre l’excision sous toutes ses formes ».
Regardons maintenant de plus près les discours des uns et des autres.
Des discours équivoques
Les orateurs ont tenu des discours parfaitement maîtrisés et ont affiché la ferme volonté de mettre fin à cette « mauvaise tradition ». Usant d’une langue directe et de mots précis pour désigner « toutes ces choses tabous des femmes », ils ont été très explicites, ce qui m’a moi-même parfois surprise, ayant le sentiment d’assister à de véritables cours de sexologie. Comment se positionnent-ils vis-à-vis de ces discours ?
- Un discours historique qui ravive de vieilles querelles
Le discours historique fait remonter aux temps des Pharaons pour expliquer ce legs reçu des Egyptiens, d’où le nom attribué à l’excision dite « pharaonique », héritage non désiré. Il est certain que les mutilations génitales remontent à l’antiquité : l’historien grec Hérodote rapporte qu’au Ve siècle avant J-C, l’excision féminine était pratiquée par les Egyptiens, les Phéniciens, les Hittites et les Ethiopiens. Mais si les Soudanais appellent l’infibulation « excision pharaonique », celle-ci est nommée en Egypte… « Excision soudanaise », ce qui montre bien l’incertitude quant aux origines d’une telle pratique.
Le Soudan n’est pas l’Egypte, insistent les orateurs, s’inscrivant dans une tradition bien connue de mise en cause du voisin ! Les divergences qui opposent l’Egypte et le Soudan sont ainsi réactivées à cette occasion.
Sous le condominium anglo-égyptien [15], le Soudan interdit l’excision. Les exciseuses furent fermement condamnées par la loi. A Khartoum, certaines furent formées au métier de sage-femme [16]. Cet apprentissage devait les mettre à l’abri du besoin et leur faire abandonner la pratique de l’excision pour leur permettre de se consacrer uniquement à celle de l’accouchement. Cette loi a simplement renvoyé la pratique de l’excision dans la clandestinité et un nombre accru de femmes ont excisé leurs filles à un âge plus jeune. La « boite à outils médicaux », remise à l’issue de la formation, a servi aux dayât pour pratiquer l’excision dans des conditions d’asepsie plus convenables. Quant à la condamnation par la loi, elle s’est avérée inopérante car qui oserait dénoncer à l’administration coloniale une daya, personnage occupant une position sociale de choix, sacralisée par la religion ? Les accoucheuses qui donnent la vie, ne sont-elles pas vénérées par Dieu, comme aurait dit le Prophète ?
L’application de cette loi fut d’autant plus difficile qu’elle émanait du colonisateur, nous dit Hannett Lightfoot-Klein [17]. Les opposants locaux qui aspiraient à l’indépendance du pays ne pouvaient que s’insurger contre toute réforme supposée contraire aux traditions.
En 1956, à l’indépendance du pays, la loi est restée en vigueur mais sans effet réel. Sous la pression internationale, le Soudan a adopté en 1974 sa propre loi interdisant l’infibulation (suture des lèvres des fillettes) mais autorisant la clitoridectomie (ablation du clitoris), que tous les pouvoirs qui se sont succédés au Soudan admettent et encouragent. Au mépris de l’opinion internationale, avec l’accord tacite du pouvoir, une clinique s’est même spécialisée dans ce domaine. Sans parler du nombre important des médecins qui la pratiquent en toute impunité.
Un discours religieux ambigu
Le discours religieux est prédominant. Au Soudan l’Islam est religion d’Etat et la chari’a, est, depuis 1983, est inscrite dans la loi. Sous la férule de Hassan al-Tourabi, la moralisation de la rue a été des plus radicales et une police des mœurs a été instaurée pour y veiller. Aujourd’hui, le régime d’Omar El Bachir, après avoir écarté son principal idéologue, est à la recherche d’une légitimité et relâche la pression.
Le discours insiste sur l’allègement que l’islam a apporté à l’excision. Le Prophète, dans ses dits, a condamné l’excision pharaonique mais tolère la « sunnite ». En l’an 742 de l’hégire, il aurait dit, dans un appel : « Akhfidh-huna wala tanhak-huna » (Effleurez-les sans les endommager, lit. : « sans les épuiser »). Cette phrase a été interprétée comme autorisant l’ablation du clitoris des fillettes, présentée comme la norme. Nos orateurs se trouvent ainsi pris en tenailles entre le respect de la tradition religieuse et l’intransigeance de la communauté internationale.
Une note discordante résonne dans ce débat avec l’intervention d’un chrétien : lors d’un atelier, le jeune pasteur de l’église protestante de Shikan prit la parole pour dire que sa religion interdisait formellement d’infliger des marques sur la créature de Dieu et que sa communauté ne pratiquait pas l’excision [18].
Le discours de ce pasteur, entend mettre en évidence sa différence. Il souligne les bienfaits de sa religion, jusque là brimée par l’hégémonie de l’Islam, religion du pouvoir. En d’autres temps un tel discours n’aurait pu s’exprimer mais à l’heure où l’accord de paix était sur le point d’être signé, un climat de tolérance pouvait souffler [19].
Un discours économique peu convaincant
Nos orateurs s’essayèrent aussi à la science de l’économie. Au terme d’un calcul très ingénieux, l’économiste établit le budget de l’opération d’excision qu’il estima très élevé par rapport aux revenus des familles. Aujourd’hui, l’exciseuse, exige au moins 1 000 dinars soudanais pour son travail tandis que le médecin en demanderait plus de 6 000. Il faut ajouter le coût de la fête à organiser où il faut faire le sacrifice d’un mouton, acheter de nouveaux habits à la fillette, etc. Il peut s’élever à plus de 10 0000 dinars, dépense exorbitante.
Nos orateurs insistèrent pour dénoncer la futilité de cette dépense qui endette les familles alors que cet argent pourrait être engagé pour réaliser des projets plus utiles à la famille. Ces considérations valent au demeurant pour la circoncision masculine mais le parallèle est éludé.
Un discours scientifique explicite mais pas suffisamment tranchant
Le savoir scientifique est également mobilisé. Science médicale et science psychologique alternent dans les débats. Lorsque l’une explique les méfaits de l’excision et les troubles pathologiques qu’elle engendre, l’autre explique le traumatisme.
Notre spécialiste en psychologie aborda notamment une question délicate, celle du désir de la femme (chahwa). Sans détours, l’orateur introduisit son discours par cette phrase bien connue : « la hayâ’ fid-din » (pas de pudeur en matière de religion). Citant le Prophète qui recommande aux musulmans d’être attentifs à la chahwa de leurs épouses (l’excision est supposée diminuer le désir sexuel de la femme), notre orateur expliqua que le centre de cette chahwa était le clitoris et que son ablation en entraînait sa disparition. Une telle explication fait, au demeurant, débat : Lightfoot Klein [20] soutient ainsi que les femmes excisées ont développé d’autres zones érogènes qui leur permettent d’atteindre l’orgasme.
Les médecins insistèrent également sur la stérilité qui peut résulter de l’excision et son caractère néfaste pour la femme et la famille. Enfanter est une des raisons d’être de la femme soudanaise. Ne pas enfanter est un handicap qui mène à la dépression personnelle et à l’effondrement de la famille. L’excision étant justifiée officiellement par la réduction des pulsions sexuelles et la protection de l’honneur féminin, nos spécialistes proposèrent de protéger les fillettes en leur donnant une bonne éducation, notamment religieuse (entendons musulmane) et de pas les laisser sortir seules car le danger vient de l’extérieur.
Dans la représentation populaire, l’instinct sexuel des femmes serait lié à la présence d’un ver (douda), qu’il faut extraire du corps car dangereux pour la santé. Cette explication est souvent destinée à la fillette pour justifier l’opération. La doctoresse éclaire donc l’auditoire sur l’inexistence de ce ver [21].
Notre doctoresse continue, elle avance que l’excision aurait été un subterfuge organisé par les femmes pour cacher leur non virginité. Aujourd’hui, d’après nos orateurs, certaines femmes ont des mœurs légères. « Se faire ouvrir » et « se faire refermer », au gré de leurs besoins, est une facilité offerte par la science médicale. Les hommes n’y verraient que du feu ! Nos orateurs font un détour par certaines tribus qui ne pratiquent pas l’excision mais exigent la virginité par la preuve. Le mouchoir taché de sang de la vierge qu’on doit exhiber le soir même des noces ou le lendemain est rappelé comme une preuve indéniable de la virginité. Nos orateurs exhortent donc les hommes à la vigilance.
Conclusion
Difficile de ne pas accorder de crédit aux ONG qui, malgré leurs efforts et leur volonté affichée d’éradiquer la pratique mutilante de l’excision, ne parviennent pas à faire entendre le message de la « tolérance zéro » prôné par les femmes de chefs d’Etats qui, lors d’un symposium dans la lointaine Genève, se sont réunies pour annoncer un vaste programme de lutte contre l’excision. Des leaders ont été formés et des populations sensibilisées. Mais l’excision persiste, elle investit même de nouveaux terrains : au Soudan, les filles du Sud, issues d’ethnies ne pratiquant pas traditionnellement l’excision, se font exciser lorsqu’elles arrivent à Khartoum.
Les discours véhiculés par ces opérateurs, ONG locales et étrangères, quelque peu éloignées de la culture de ceux à qui ils s’adressent, ne sont pas convaincants, les uns parce qu’étrangers à cette pratique tandis que les autres, issus de la culture dominante, celle du Soudan central et de l’élite, se positionnant comme détenteurs du savoir et jugeant de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas, ne paraissent pas eux-mêmes convaincus de leur discours. Cela est vrai du discours religieux, problématique et ambigu, comme du discours scientifique, répétitif et sans vigueur, se bornant à mettre en exergue le traumatisme et la pathologie liés à l’opération, ou encore du discours politique, qui tergiverse entre pression internationale et conviction musulmane.
Les confréries religieuses, quant à elles, qui comptent un nombre important de femmes parmi leurs adeptes, se taisent sur la question. Elles sont, dans l’ensemble, favorables à l’excision sunnite qui émanerait, comme cela a été vu plus haut, de la tradition du Prophète.
Peut-on penser que les femmes soudanaises sont à ce point insensibles à la violence qu’elles subissent ? Ceci me rappelle, à bien des égards, les observations de Camille Lacoste-Dujardin qui, dans son ouvrage « Des mères contre des femmes » [22], explique que des mères ayant subi les affres de leur belle-mère les font subir à leurs brus qui, pour les mêmes raisons, les perpétuent. Tandis que Lightfoot-Klein Hannett, dans Prisoners of Ritual, explique que, pour d’autres raisons, ces pratiques intériorisées deviennent, pour la femme « une donnée de sa vie, exactement comme les rigueurs de l’existence, la pauvreté, le manque d’eau et de nourriture, le travail éreintant, la chaleur accablante, les tempêtes de sable, les maladies qui rendent infirme, la douleur que l’on ne peut soulager, et mourir jeune sont des données de sa vie ». Elle parle aussi, dans une autre étude, de « compensation » à la pérennité de la souffrance et montre que le soin particulier que mettent les femmes soudanaises à entretenir leur corps est une forme de compensation, de même que les rapports « doux et affectueux » qu’entretiennent les hommes Soudanais avec leurs épouses.
On peut penser qu’un jour l’excision disparaîtra comme disparaissent progressivement les chulukh, marques tribales incisées dans le visage des femmes de certaines tribus soudanaises qui les ont longtemps considérées comme une forme d’embellissement, à l’instar du tatouage des femmes dans nos contrées du Maghreb, à la fois thérapeutique et esthétique, qui, passé de mode, s’efface, au point même que nos mères essaient aujourd’hui de le faire disparaître par des interventions chirurgicales.
La circoncision masculine n’a été mentionnée à aucun moment au cours des débats dont j’ai été témoin. Les textes ne l’ont jamais inscrite à l’ordre du jour de leur combat contre « les traditions nuisibles ». Et pourtant les termes usités en arabe pour désigner la circoncision des garçons sont les mêmes que ceux employés pour les filles. J’ai moi-même essayé, au cours des discussions, de faire un parallèle entre ces deux formes de mutilation sur les corps. Le discours religieux se fait alors tranchant car l’Islam recommande fortement la circoncision masculine, même si aucun texte coranique ne la mentionne. Au Soudan le discours médical la soutient sans équivoque. Elle ne peut faire débat.
Quelles que soient les raisons invoquées pour mutiler des millions de jeunes filles, quelles que soient les origines de ces pratiques, il y a des siècles de cela, la mutilation des organes génitaux féminins reste, aujourd’hui, un symbole terrible de l’oppression sexuelle, sociale et économique multiforme des femmes. Les croyances et les traditions sont puissantes et les efforts pour changer ou éradiquer celles qui sont nuisibles doivent se faire avec beaucoup d’attention. Les pressions de l’Occident dans ce sens ont été parfois trop vigoureuses et insuffisamment sensibles au contexte et ont pu même être perçues comme un acte d’impérialisme culturel. Les efforts pour changer les pratiques traditionnelles nuisibles, pour être plus efficients, doivent venir de l’intérieur de la culture qui les vit, et pas seulement au travers d’associations prédatrices, elles-mêmes insuffisamment convaincues de leur discours.
Comment sortir les femmes de cet « emprisonnement » ? On ne peut baisser les bras sachant que, par ailleurs, certaines personnes conscientes de la violence ainsi faite aux femmes font face à la pression sociale en usant de stratégies individuelles.
La pratique sunnite d’« effleurement » ou la récente proposition d’un médecin Somalien d’une légère piqûre indolore [23] peuvent-elles constituer, des alternatives, en attendant l’éradication complète de la mutilation des fillettes voire de celle des garçons ?
Par Barkahoum FERHATI [24]
Pour TERRA le 14.09.2006
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