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Esquisses

Recueil Alexandries

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8

février 2007

Carolina Kobelinsky

Le jugement quotidien des demandeurs d’asile

auteur

Carolina Kobelinsky est docteur d’anthropologie sociale. Elle est rattachée à l’EHESS (rattachée au CRESP). Elle travaille sur la politique d’asile et les nouvelles formes politiques (citoyenneté). Sa thèse porte sur les conditions politiques et sociales de la gestion de l’asile en France à partir de l’accueil dans de centres pour demandeurs d’asile et (...)

résumé

Dans les centres d’accueil, l’évaluation morale des demandeurs d’asile se pose à un double niveau. D’une part, un doute pèse souvent sur la vérité de l’histoire du demandeur d’asile étant soumis alors à une épreuve de crédibilité. D’autre part, ils sont jugés en fonction des attitudes quotidiennes qu’ils adoptent vis-à-vis des intervenants et des autres résidents. A partir d’un corpus ethnographique recueilli dans deux centres d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA), cet article propose d’explorer les représentations construites par les intervenants sociaux et d’en dégager les figures anthropologiques du demandeur d’asile qui opèrent au quotidien.

citation

Carolina Kobelinsky, "Le jugement quotidien des demandeurs d’asile", Recueil Alexandries, Collections Esquisses, février 2007, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article559.html

Le jugement des demandeurs d’asile en France, on le sait, s’effectue dans le cadre de l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) et de la Commission des recours des réfugiés (CRR), tous deux chargés de déterminer le « bien fondé » des requêtes et de « reconnaître » la qualité de réfugié. Il existe pourtant d’autres jugements, non pas d’évaluation juridico- administrative mais plutôt d’ordre moral (bien que la première soit, elle aussi, fondée sur de conceptions morales) ; peut-être moins lourds pour ce qui est de leurs implications mais bien plus ordinaires. Ainsi, par exemple, il est question de jugement lorsque les médias ou les hommes politiques parlent en termes de « vrai » ou « faux » réfugiés. Les centres d’accueil (CADA), financés par l’Etat et gérés par différentes associations loi 1901 [1], constituent des espaces où se mettent en œuvre de qualifications, requalifications et disqualifications des demandeurs d’asile qui y résident. Dans ces espaces d’attente se construisent, circulent et opèrent des jugements au quotidien.

Le traitement institutionnel des demandeurs d’asile en CADA semble différer en fonction du jugement porté sur la personne par les professionnels du foyer. L’évaluation morale se pose à un double niveau. D’une part, un doute pèse souvent sur la vérité de l’histoire du demandeur d’asile étant soumis alors à une épreuve de crédibilité. D’autre part, ils sont jugés selon les attitudes quotidiennes qu’ils adoptent vis-à-vis des intervenants et des autres résidents. Dans ces pages il s’agira d’explorer, à partir d’un corpus ethnographique [2], les représentations construites par les intervenants sociaux et d’en dégager les figures anthropologiques du demandeur d’asile qui y opèrent au quotidien. J’en propose trois : le héros, l’imposteur, le débrouillard.

Le héros

  • Dans la réunion avec des résidents, [un des responsables de l’établissement leur confie :] « Je vous respecte en tant qu’adultes qui ont pris des décisions importantes. Vous avez du courage, même plus que moi. Je vous respecte parce que vous avez décidé de quitter votre pays et vous avez fait un choix difficile » (notes de terrain, 15/01/04).

Pour certains professionnels du CADA, les résidents sont perçus comme des personnes souffrantes qui ont dû consentir à des sacrifices pour sauver leur vie et celle des leurs. Pour ces raisons ils sont respectés, parfois même, admirés. Aux yeux des travailleurs sociaux, le demandeur d’asile est quelqu’un d’honnête et d’honorable. Il est un réfugié, un « vrai », même s’il n’a pas (encore) obtenu le statut. Plusieurs intervenants que j’ai rencontrés m’ont fait part de leur grande admiration pour « ces gens qui doivent tout quitter et qui ont du courage pour recommencer ». Dans un entretien, une intervenante au foyer depuis ses débuts affirmait :

  • La guerre, l’exil, ces gens qui n’ont aucun choix de vivre en liberté, ils se sacrifient… La guerre, je veux dire, la guerre humaine, quoi, est un des drames du 20ème siècle. On dit que l’homme a évolué, mais on n’a pas évolué tant que ça. Et ces gens doivent prouver tout ça, ce n’est pas évident… C’est un parcours de combattant (entretien, référent social, 2/03/04).

Cet extrait illustre la juxtaposition de la victime qui se sacrifie (ou qui est sacrifié) et du brave homme qui se bat dans un seul et même parcours. Des « combattants », « courageux » qui « se sacrifient » mais qui « souffrent énormément ». Distingués par leur courage, leur noblesse d’esprit, leur dévouement à une cause, ces êtres dotés de grandes valeurs morales qui éveillent l’admiration évoquent une figure qui ressemble au héros. Selon la définition du dictionnaire Robert, celui-ci est un quelqu’un qui se distingue par ses exploits et par un courage extraordinaire. Grâce à sa force de caractère, son dévouement total à une cause ou une œuvre, il est digne de l’estime publique. [3] Manque toutefois à cette définition un élément qui me semble central dans les représentations des intervenants : la souffrance. Je propose donc, afin de compléter cette figure héroïque du demandeur d’asile, de parler d’un héros tragique. Je voudrais, néanmoins, éviter de tomber dans les conceptions enracinées dans le dolorisme de la tragédie, qui voient dans la souffrance une source de connaissance et de sagesse, une utilité (morale) de la douleur. J’utilise l’adjectif en ce que l’image évoque essentiellement l’homme souffrant et que les représentations des professionnels tendent à exalter (parmi d’autres aspects) la douleur. Pour le critique littéraire Terry Eagleton (2003), lorsque l’on s’intéresse à la tragédie, on ne peut pas faire l’économie de l’universalité. Chaque tragédie est singulière et spécifique, cependant, elles partagent toutes le langage de la souffrance.

Dans une conversation informelle, un référent du CADA offre une synthèse de toutes les caractéristiques du héros tragique qu’est, à ses yeux, un demandeur d’asile cubain :

  • Il faut avoir une conviction très forte et un courage pas possible pour décider de prendre les armes et s’investir dans la défense des droits humains, après toute cette souffrance... Il faut être quelqu’un de spécial, je crois (conversation, éducateur spécial, 21/02/06).

Toutes ces grandes valeurs morales possèdent une signification positive et un contenu émotif puissant aux yeux de certains intervenants. Dans son ethnographie d’un village andalou, Julian Pitt-Rivers (1971) insiste sur la dimension cognitive des valeurs, qui constituent d’après lui les paramètres pour faire intelligible le comportement ; ils sont le cadre de préférences et désirs, contraintes et sanctions, qui détermine la conduite des personnes. Or, ce cadre, ces paramètres, sont loin d’être immuables, et les trois figures du demandeur d’asile sont construites à partir de valeurs qui ne sont ni absolues ni universelles. Le dévouement à une cause que l’on considère « juste » aujourd’hui c’est la lutte pour le respect des droits de l’homme, la démocratie, la liberté d’expression ou de culte. Se battre pour l’avènement de ces derniers, avec un esprit altruiste et du courage pour surmonter de « difficiles épreuves » dotent la personne des qualités telles que l’honneur. Lorsque les intervenants attribuent cette valeur aux résidents, ils légitiment leur demande d’asile (les requérants sont, donc, à leurs yeux, dans leur droit d’obtenir la protection de l’Etat français). L’honneur a donc une utilité pratique en ce qu’il informe l’idée du « bien fondé » de la demande d’asile (et de l’accueil) du héros. De la sorte, la figure héroïque synthétise les valeurs morales souhaitables (mais en même temps obligatoires) pour celui qui aspire au statut de réfugié. L’extrait de mon cahier de terrain ci-dessous permet d’apprécier comment cette construction opère dans le quotidien de l’accueil au CADA :

  • C’était la réunion de bienvenue avec les nouveaux arrivants, une intervenante sociale et une interprète. Thérèse insiste sur le fait que les demandeurs d’asile doivent faire preuve de leur honnêteté : [elle s’adresse directement à M. Banov qui a reçu des amendes pour voyager dans le métro sans payer le ticket de transport en lui disant :] « mais vous n’allez plus frauder, vous devez montrer que vous êtes quelqu’un d’honnête, si vous demandez l’asile vous devez montrer votre honnêteté » (notes de terrain, 13/01/04).

C’est précisément dans ce processus de construction de la figure du héros que se joue le plus souvent l’attribution des « petites aides » financières de manière discrétionnaires, car l’honneur implique non seulement qu’on se conduise d’une certaine façon, mais qu’en retour on bénéficie d’un traitement particulier (Pitt-Rivers, 1983). Bien qu’il existe une procédure formalisée et standardisée d’attribution de ces aides (en argent ou en tickets) au sein du dispositif, distribuer quelques tickets de plus demeure possible. D’après ce que j’ai pu observer, ce traitement particulier consiste dans ces cas en de « petites aides » fournies généralement par les référents sociaux à des résidents dont ils se sentent proches ou dont l’histoire les a particulièrement émus. Voici un exemple extrait de mon journal de terrain :

  • Nous sommes toutes les trois dans le bureau de l’assistante sociale [l’intervenante, la jeune femme et moi]. Hamida fond en larmes, sa fille est hospitalisée mais l’hôpital est trop loin et elle n’a plus d’argent pour acheter les tickets de métro pour aller lui rendre visite. La petite n’a que 12 ans. Elle dit qu’elle n’en peut plus, qu’elle n’est pas habituée à « demander, demander tout le temps ». Elle fait un geste de ses mains, comme si elle était une mendiante, elle pleure (...) L’assistante lui dit « madame, je ne peux plus vous donner des tickets. Allez voir le directeur, expliquez-lui la situation, peut-être qu’il va comprendre et qu’il vous donnera quelques tickets ». (…) Elle part et l’assistante ne peut pas retenir ses larmes. Elle me dit, « j’ai déjà parlé [avec les responsables] pour elle mais ils ne font rien… Je lui ai donné des tickets la semaine dernière mais maintenant j’en ai pas… » (notes de terrain, 1/04/04).

Iranienne d’origine kurde, Hamida fut mariée de force à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, qui la battait. Ils eurent trois enfants dont un est mort. La fille la plus petite naquit avec un handicap aux membres inférieurs, probablement à cause de la violence physique que sa mère subit pendant sa grossesse. Pour échapper à ce cauchemar, Hamida et ses deux filles confièrent leur sort à un passeur qui porta sur son dos la petite fille. Après un voyage inimaginable, elles arrivèrent enfin en France où elles demandèrent l’asile. Elles furent très vite prises en charge par le dispositif d’accueil.

Quelques temps après l’épisode des tickets permettant de se rendre à l’hôpital, la même intervenante mobilisera tout son savoir-faire pour qu’on attribue à cette famille – qui était accueillie en Transit depuis plusieurs mois – une place en CADA, dans un appartement en Seine-Saint-Denis avant qu’elle ne reçoive la décision de l’OFPRA. Ainsi, si Hamida obtenait le statut, on lui permettrait de rester dans un logement pour demandeur d’asile pendant un certain temps et elle aurait ainsi plus de chance d’obtenir une place dans un centre provisoire d’hébergement (CPH). Les prévisions de l’intervenante s’avérèrent finalement justes, non seulement Hamida a obtenu l’asile mais également un logement provisoire pour statutaires.

L’attitude de l’assistante sociale à l’égard d’Hamida offre, à mon sens, une illustration claire de la façon dont opère au quotidien cette construction du héros tragique : son courage éveille l’admiration, sa souffrance suscite la compassion et mobilise l’assistante sociale. Cela rejoint, précisément, un autre élément de la tragédie : elle provoque la pitié à l’égard du souffrant. Etudiant son rôle dans la révolution française et l’instauration de « politiques de la pitié » ancrées sur la reconnaissance de la souffrance du peuple malheureux, Hannah Arendt (1967) établit une opposition entre compassion et pitié : la première, écrit-elle, « consiste à être frappé des souffrances d’autrui comme si celles-ci étaient contagieuses » ; la deuxième, « consiste à s’en attrister sans en être touché dans sa chair ». Par sa nature même, la compassion « ne peut pas être inspirée par les souffrances d’une classe entière. Elle ne peut aller plus loin que ce que souffre une personne unique sans cesser d’être ce qu’elle est par définition : une co-souffrance » (1967 : 121). Ainsi, la compassion est conçue comme une émotion concrète face à la proximité d’un être malheureux, elle a un caractère pratique en ce qu’elle est une réponse directe à l’expression de la souffrance. La pitié, au contraire, généralise, elle est ressentie à distance de l’être souffrant. A la différence de la pitié qui est loquace, le langage de la compassion ne s’exprime tant par des mots que par des gestes et des expressions du corps. De ce fait, peut-on dire que la figure du héros tragique évoque plutôt que la pitié, la compassion des travailleurs sociaux, qui se sentant touchés par le malheur du demandeur d’asile en question cherchent à le réparer, ou du moins, à alléger sa souffrance.

L’imposteur

  • Je monte dans son bureau, [l’intervenante sociale, au CADA depuis longtemps] m’invite à prendre une chaise et on discute des différents résidents. Elle ne dissimule pas son malaise vis-à-vis d’un jeune couple : « les Sibilliu doivent rentrer au pays de temps en temps, des fois je ne le vois pas lui, maintenant c’est elle que je ne vois jamais (…) ils sont toujours dehors, je me demande s’il sont de vrais réfugiés… » (notes de terrain, 22/03/05).

Il est possible de dégager une deuxième construction qui apparaît comme le miroir renversé du héros. La figure de l’imposteur est pourtant beaucoup moins claire, ses contours sont moins définis. De l’être souffrant et méritant qu’était le demandeur d’asile dans le premier cas, parce que porteur de valeurs tel que le dévouement et le courage, il devient ici un être perturbateur, menaçant, un « profiteur », un « fraudeur ». L’équivalence entre demandeur d’asile et réfugié ne fonctionne plus : tous les résidents ne sont pas des réfugiés. La suspicion hante le dispositif de manière plus ou moins voilée. Certains commentaires des professionnels, le plus souvent prononcés au cours des pauses café ou lors des conversations off the record, peuvent être analysés à travers ce prisme :

  • Juste après la réunion de l’équipe du CADA, où certaines intervenantes avaient critiqué le travail du service médical du foyer, une intervenante disait à ses collègues : « Dans le service médical on traite les gens comme des chiens… et ils pensent toujours que les certificats sont faux ! » Une autre intervenante ajoute : « ce n’est pas possible, toutes les familles se plaignent de la même chose » (notes de terrain, 17/02/04).

Cet extrait témoigne d’une dénonciation du traitement des résidents alors que certains collègues se méfient des certificats médicaux. De manière similaire, quelques demandeurs d’asile m’ont commenté, mais ils le font également auprès des référents de qui ils se sentent les plus proches, que certains professionnels se méfient des certificats médicaux [4] qu’ils présentent, soit pour ajouter au dossier de l’OFPRA soit pour justifier un traitement préférentiel (obtention de tickets de métro, par exemple), ou une absence prolongée au cours de français ou à un stage de formation [5]. Ainsi, une résidente, parlant de sa voisine de couloir, manifestait ce sentiment :

  • Elle a dû se faire opérer, elle venait de sortir de l’hôpital (...) Elle est allée le voir [elle se réfère à un employé du Centre] avec les papiers du médecin mais il ne voulait rien savoir avec ces certificats, je sais pas…, il a dit que c’était pas bien, il croyait pas. Il croit jamais rien et en plus il maltraite les gens (entretien, demandeuse d’asile camerounaise, 1/04/05).

De façon générale, et non plus en rapport avec les certificats médicaux, lors d’une conversation dans la « salle de café », un employé du foyer critiquait de manière voilée les collègues qui se méfient de « l’histoire » de certains résidents :

  • Moi, je m’en fous s’ils sont des réfugiés ou pas mais il y a des gens ici qui (...) quand ils voient pas l’histoire, ils les traitent vraiment comme des animaux (conversation, assistant social, 17/02/04).

Le témoignage qui suit rend compte de manière plus précise de la suspicion à l’égard de certains résidents qui ne se comportent pas comme des « personnes souffrantes ». Un intervenant me confiait lors d’un entretien :

  • Des fois, je me dis que ce n’est pas de vrais réfugiés, qu’ils n’ont pas soufferts de persécutions. Ils vont se balader, ils demandent un logement, un appartement… et c’est l’assistant social qui s’occupe de tout (entretien, référent social, 14/02/05).

Ainsi, on voit donc se dessiner, à la différence de l’image du héros, une figure dépositaire de tous les défauts possibles. Pour l’anthropologue, cela renvoie à l’analyse déjà classique de la souillure proposée par Mary Douglas (2002), qui caractérise l’ « abomination » comme une condition impure, une anomalie qui représente le désordre et la saleté, dont l’élimination n’implique pas un mouvement négatif mais un effort positif pour organiser l’entourage. Michel Agier (2002 : 59) pousse encore plus loin cette souillure car le monde des réfugiés où la suspicion règne « produit l’image d’une population doublement souillée : salie physiquement et suspecte moralement ». Dévoiler les imposteurs contribue à leur disparition. Le doute devient donc une attitude de surveillance : l’histoire du demandeur d’asile est-elle vraie ? La suspicion constitue en ce sens une pratique de triage du « bon grain de l’ivraie », pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif sur les pratiques de sélection et de gestion des populations immigrées au début du 20ème siècle (Rygiel, 2004). En fait, l’imposteur est celui qui a inventé voire acheté son récit, il devient donc un « fraudeur ». En même temps, il est un « profiteur » puisqu’il bénéficie de la générosité de l’aide sociale et ne fait « que demander », au quotidien.

Précisément, les fragments analysés plus haut rendent compte de la construction de l’imposteur comme celui qui « fraude » son histoire passée. Le « profiteur » est celui dont les attitudes quotidiennes (que l’on observe dans le présent au CADA) sont considérées comme étant suspectes voire malhonnêtes. Dans une réunion d’équipe quelqu’un fait remarquer l’absence de tampons institutionnels (avec le logo de l’institution ainsi que ses coordonnées) :

  • Il manque cinq tampons. On les a enlevés exprès. Les portes des bureaux sont toujours ouvertes, si quelqu’un veut prendre un tampon… faire une lettre… (notes de terrain, 31/05/05).

La disparition devient ici un vol, il n’y a pas de doute pour la personne qui formule ces propos. L’extrait illustre la façon dont cette représentation opère à travers une attitude de soupçon constant vis-à-vis des résidents qui voleraient ces tampons pour écrire des lettres que les référents ne voudraient pas faire, afin de demander, par exemple, une dispense de paiement lors d’une sortie des enfants avec l’école alors qu’autrement ils ne bénéficieraient que d’une réduction des frais, ou pour solliciter les services d’une épicerie sociale lorsque cette demande n’est pas autorisée par le CADA [6].

Je ne prétends pas, bien sûr, que le « fraudeur » et le « profiteur » soient des figures distinctes, le fragment d’une conversation informelle avec une intervenante sociale cité au début de cette section en rend compte : le jeune couple qui est « toujours dehors » et qui rentrerait « au pays de temps en temps » se comporte au quotidien de manière suspecte puisque cela n’entre pas dans le cadre (imaginaire) d’actions possibles des « vrais réfugiés ». Ces gens « profitent » de l’accueil en CADA et puisqu’ils peuvent retourner chez eux, il semblerait pour cette intervenante qu’ils ont « fraudé » leur histoire. S’ils rentrent régulièrement dans leur pays d’origine, c’est qu’ils n’y rencontrent aucun risque pour leur vie. Ils n’y seraient donc pas menacés et leur migration n’aurait pas été provoquée par des « problèmes politiques » tel qu’ils ont essayé de le faire croire au moment de la formulation de leur demande d’asile.

L’ambivalence sentimentale chez les intervenants sociaux constitue un trait courant de leurs discours et se glisse quotidiennement dans leurs pratiques. Soit le demandeur d’asile est idéalisé, soit il est conçu comme un imposteur qui profite de l’aide offerte par le CADA. Ces deux figures antagoniques apparaissent chez des employés de divers profils : les éducateurs spécialisés, les « anciens » des associations qui n’ont pas forcément de formation dans le travail social, des salariés qui ont été eux-mêmes réfugiés et qui, selon un jeune référent, « se disent que ceux qui arrivent maintenant ne sont pas comme eux ».

Néanmoins, les deux figures présentées ne sont pas une originalité des CADA. Elles font écho, ou plutôt, constituent le reflet des représentations qui se produisent et reproduisent à l’extérieur des centres d’accueil, sur la scène médiatique et politique nationale. Cette construction vient donc se juxtaposer à la logique binaire régnante : le « vrai » réfugié est un héros souffrant, une noble victime de la haine et des injustices d’autrui méritant l’aide offerte ; tandis que le « faux » réfugié est un être obscur qui n’hésite pas à tirer profit d’un système beaucoup trop généreux.

Invoquer la générosité du CADA, celle du dispositif national d’accueil et même celle de la France sont des arguments couramment utilisés par certains professionnels pour disqualifier les demandes particulières des résidents. Il n’est pas rare d’entendre, lors des réunions d’équipe des phrases telles que : « ils ont de la chance », « en tout cas, c’est mieux que dans les hôtels comme ils étaient avant », ou « ils ne peuvent pas trop se plaindre, ils ont ce qu’il leur faut ici », « ils ont beaucoup plus de chance que la plupart des demandeurs d’asile ».

Confiance vs. Suspicion ou comment performer la vérité

Mais sur quelle économie morale se fondent et se justifient ces constructions ? Quels sont les ressorts moraux qui sous-tendent le traitement différentiel au CADA ? Qu’est-ce qui se dissimule derrière l’honneur et l’honnêteté, l’accusation de mensonge et de fraude ? La notion de confiance me paraît offrir une clé pour explorer ces interrogations. Elle semble être au cœur du parcours des réfugiés. Ou plutôt son contraire. Dans Mistrusting refugees, les anthropologues Valentine Daniel et John Knudsen (1995) postulent que l’expérience du réfugié interroge la notion de confiance : il se méfie et on se méfie de lui. Dans la vie d’un réfugié –mais ce qui vaudrait aussi pour les demandeurs d’asile en tant qu’étape incontournable du parcours d’un réfugié –, la confiance est dépassé par la méfiance et siégée par la suspicion. L’effondrement de la confiance est ancré dans l’ontologie même du réfugié. C’est la disjonction entre une manière d’être-dans-le-monde et une nouvelle réalité sociopolitique, contraignant à voir/vivre ce monde d’une manière différente, qui déclanche la « décision » de devenir réfugié. Cette crise est personnelle en même temps que sociale, et elle s’accompagne de l’érosion de la confiance. Par définition, écrit, dans la même veine, Marjorie Muecke (1995) dans son chapitre dudit recueil, les réfugiés craignent leur gouvernement et c’est cette méfiance à l`égard du gouvernement du pays d’origine qui est en fait à la base de ce que postule la convention de Genève comme condition pour la reconnaissance du statut. Ce faisant, les anthropologues rejoignent la définition juridique de réfugié et lui ajoutent une interprétation culturelle. Selon Muecke (1987), l’expérience d’un réfugié est profondément culturelle parce qu’elle contraint les réfugiés, en tant qu’individus et collectivité victime, à résoudre ce que Weber identifiait comme le problème du sens, c’est-à-dire, le besoin d’affirmer l’explicabilité ultime de l’expérience. Lorsque l’expérience est tellement effroyable qu’elle déclanche l’exode, lorsque la destruction, la torture et les meurtres d’innocents sont les seuls événements quotidiens, l’expérience défie les explications préexistantes de la réalité. L’autorité à laquelle on faisait implicitement confiance s’avère impuissante pour contrôler le chaos. L’ordre culturel ne fonctionne plus comme il devrait, comme il était jadis. La souffrance des réfugiés, continue Muecke (1987), ne se limite donc pas à la douleur de la perte du pays et de la famille : elle est intensifiée par la prise de conscience qu’on ne peut plus faire confiance aux solutions culturelles d’autrefois, au modèle d’action et d’interprétation du monde que l’on a appris à l’enfance.

La dimension culturelle de l’expérience du réfugié est ainsi ancrée dans la question de la confiance. Daniel et Knudsen (1995) définissent cette notion non pas comme un état de conscience particulier, ou simplement comme une valeur, mais plutôt comme quelque chose de plus proche de l’être-dans-le-monde chez Heidegger ou de l’habitus bourdieusien. Dans un monde idéal, supposent les auteurs, lorsque le réfugié se réincorpore dans une nouvelle société, la confiance se reconstruit. Or, dans le monde réel, les choses ne sont pas aussi simples : non seulement les réfugiés se méfient, mais, dans la nouvelle société, on se méfie d’eux.

Je voudrais ici reprendre la notion de confiance, ou plutôt la tension confiance/ suspicion mais d’une manière un peu différente. Je ne prétends pas aborder le processus d’écroulement de la confiance depuis ses origines. En fait, il ne s’agit pas dans ces pages d’explorer la confiance du point de vue du demandeur d’asile, mais de m’interroger plutôt sur la tension entre confiance et méfiance qui est sous-jacente au traitement institutionnel tel qu’il se met en œuvre au quotidien dans les CADA. Il s’agit, dans ce sens, de prolonger l’analyse de Knudsen (1995) des rapports entre professionnels et exilés, de creuser ce que l’étude d’un camp de réfugiés de Harrell-Bond et Voutira (1995) laisse apercevoir : la mise en place d’une économie morale de la suspicion à l’égard des populations assistées. En un mot, de voir ce qui en est de la confiance, non pas des, mais à l’égard des demandeurs d’asile.

Il faut dire que l’anthropologie ne s’est jamais attardée longuement sur la notion de confiance. Tel que le soulignent Boivin et al. (2003), le terme a seulement été employé pour rendre compte de la connaissance mutuelle à la base des rapports dyadiques et clientélistes. Ce type de confiance est généralement considéré comme le produit en même temps que le fondement de séries d’échanges réciproques. Dès la sociologie, Georg Simmel apporte un regard qui peut nous être utile. Dans Secret et sociétés secrètes (1991 [1908]), il s’interroge sur la façon dont nous connaissons et entrons en relation avec un autre individu dans la vie de tous les jours. Les relations se développent, écrit-il, sur la base d’un savoir réciproque (qui, lui, est basé sur une relation réelle). Néanmoins, notre savoir sur l’ensemble de l’existence a des limitations puisque l’autre ne peut jamais être totalement connu. Nous construisons une image de l’autre à partir de fragments, d’où le besoin de faire confiance. La confiance apparaît pour le sociologue comme une hypothèse sur la conduite de l’autre, elle constitue donc un état intermédiaire entre le savoir et le non-savoir [7]. Simmel distingue deux types de confiance, qu’il associait à deux étapes historiques différentes : 1) la confiance basée sur le savoir personnel, caractéristique de la « vie du primitif », dont le vecteur est la proximité physique et psychologique, et 2) la confiance basée sur la connaissance de certaines données extérieures, sur laquelle repose la vie moderne de « notre civilisation » [8]. Au-delà de l’esprit évolutionniste de cette proposition, pour le cas de la confiance qui s’instaure entre les professionnels et les demandeurs d’asile, il me semble que les deux types se mettent en œuvre, de manière combinée. Les rapports se construisent sur la base des « qualités personnelles » aussi bien que sur certains signes visibles de la condition (physique ? sociale ?) des résidents. A partir de l’évaluation des attitudes et des comportements quotidiens au sein du CADA, je l’ai déjà montré, l’intervenant fait une hypothèse sur le demandeur d’asile à qui il a affaire. La confiance est donc une relation sociale construite dans un contexte particulier, elle est situationnelle (Peteet, 1995), donc en changement perpétuel, elle n’est jamais absolue. Les rapports entre les professionnels des CADA et les demandeurs d’asile oscillent entre la confiance et son contraire, la méfiance ou la suspicion à l’égard de l’autre. À la différence, par exemple, de ce qui se passe chez les réfugiées cambodgiennes qu’étudie Muecke (1995), dans les sociétés occidentales la confiance est intimement liée à la notion de « vérité ». Mais de quelle vérité parle-t-on lorsqu’il s’agit de juger les demandeurs d’asile ?

Cette vérité est celle qui serait inscrite dans la convention de Genève et le Protocole de 1967, une vérité qui apparaît comme absolue et la seule possible. Or, il n’en est rien de la sorte, Jérôme Valluy (2004) la qualifiant de « fiction juridique de l’asile ». Est réfugié toute personne « craignant avec raison d’être persécutée… » (Art. 1 A2). Cette définition ne dit toutefois rien sur l’objectivation de la crainte, qui est elle subjective, laissant une lacune par rapport à la façon dont les Etats doivent évaluer la légitimité de la crainte de persécution. Aucune jurisprudence nationale n’est venue combler ce vide, et la jurisprudence française n’est pas l’exception. La décision de reconnaître la qualité de réfugié repose, en fin de comptes, sur l’« intime conviction » du bureaucrate (soit l’officier de protection, soit les membres de la commission de recours). Pour l’emporter, le demandeur doit faire tout son possible pour matérialiser la raison de sa crainte dans son récit, il doit rendre visible la « vérité ». La production de l’officiel, écrit Gérard Noiriel (1991 : 192), repose sur le principe que l’individu est un demandeur, c’est lui qui doit prouver son bon droit mais ce sont les pouvoirs publics qui établissent la nature et le nombre de preuves à fournir.

Se met ainsi en place une politique de la preuve, le requérant devant procurer un récit autobiographique sur son vécu dans le pays d’origine qui a provoqué la fuite et la demande d’asile. Il s’agirait donc d’une histoire passée qui n’apparaît pas seulement dans le présent comme un passé mais qui est incorporée à ce présent. Le passé est actualisé pour permettre d’accéder au statut car c’est ce passé qui est la clé pour y accéder. Ou plutôt, c’est le récit du passé qui constituerait la preuve fondamentale pour la reconnaissance du statut. Or, ce récit n’est jamais une narration simple et objective du passé, mais plutôt une élaboration au présent de l’histoire passée, produite dans l’interaction avec la bureaucratie française. A cela, le demandeur devrait être en mesure d’ajouter tous les documents possibles qui viennent attester son récit, tels que de pièces d’identité, de cartes du parti, des photos. Il devrait fournir également de certificats médicaux qui rendent compte de séquelles tant physiques que psychiques de la violence soufferte. [9] Ces trois types de preuve visent à construire une figure légitime (« vraie ») du demandeur d’asile : la victime ayant souffert moralement et/ou physiquement, et susceptible de garder les traces de cette souffrance.

Analysant la dimension émotionnelle de la bureaucratie suédoise, Mark Graham (2003) estime que dans les bureaux, on attend des réfugiés qu’ils agissent (perform) en accord avec des stéréotypes du comportement « approprié » du réfugié, c’est-à-dire, les employés attendent des réfugiés qu’ils montrent de signes de détresse, voire qu’ils se comportent en victimes. On pourrait reprendre ces idées pour aborder les situations d’exposition de soi à l’heure du rendez-vous avec l’officier de protection ou devant les juges de la commission de recours. On pourrait faire l’hypothèse d’un moment de performance où l’on fait jouer à partir du récit – non seulement à partir de la parole, mais probablement aussi à partir de son inscription sur le corps du demandeur –, les représentations, les sentiments et les émotions des agents bureaucratiques qui doivent évaluer la demande d’asile. Dans ce sens, on pourrait également suggérer que, puisque jugés par les intervenants sociaux, au CADA on attend des demandeurs d’asile qu’ils y performent également leur « vérité » au quotidien. La confiance s’établirait par conséquent sur la base de cette vérité exposée et théâtralisée par les résidents. La suspicion viendrait lorsque les attitudes quotidiennes des demandeurs d’asile s’éloigneraient de cette image de souffrance construite comme étant légitime.

Le débrouillard

  • Tu vois, ce côté « ça se mérite », « ça se mérite pas », c’était un peu, ouais c’est ça, [au début] je mettais les résidents sur un piédestal, j’avais de l’admiration pour eux, j’en ai encore, mais ce n’est pas la même admiration, c’est plus du courage, moi, je partirais pas de chez moi, enfin j’en sais rien moi… (…) j’ai appris à connaître les gens et mes représentations sont passées de représentations à…, à un côtoiement régulier dans le cadre professionnel, ce qui est différent des images véhiculées, des représentations qu’on a régulièrement (entretien, animateur, 26/12/05).

Je propose de dégager une troisième figure, dotée de courage et d’une certaine dignité mais, surtout, capable de lutter pour se tirer d’affaire. Il s’agit de ce que j’appelle le demandeur d’asile débrouillard. Cette troisième figure, on le verra, semble dépasser l’économie morale de la suspicion et du mérite.

Le débrouillard apparaît notamment dans le discours des intervenants de la jeune génération. Ceux-ci n’ont encore passé que peu d’années auprès des demandeurs d’asile et sont plus ou moins engagés dans la défense de l’égalité dans l’accès aux droits. Il s’agit généralement (mais pas exclusivement) de référents sociaux et d’animateurs qui ont une première formation en sciences humaines et sociales (histoire, lettres) et d’employés qui ont une formation en droit ou en sciences politiques. Ces intervenants adoptent souvent une position critique vis-à-vis l’association où ils travaillent. Le sentiment d’admiration qu’ils éprouvent à l’égard des qualités tel que le « courage » des exilés ne se traduit pas pour autant en une vision héroïque. En des termes plus concrets, ils supposent que ces gens ont souffert et qu’ils souffrent encore, peu importe qu’ils aient ou non « un bon dossier ». Cela ne signifie pas, aux yeux de ces professionnels, que ces personnes ne soient pas des réfugiés. En fait, ils estiment que le fait d’être ou de ne pas être réfugié ne dépend pas forcément de leur dossier. Ils envisagent la reconnaissance de la qualité de réfugié comme une construction sociale et considèrent que l’octroi du statut diffère du fait d’être un réfugié. Il existerait en ce sens une dimension ontologique du réfugié, qui dépasserait les termes de la Convention de Genève :

  • Pour moi, ils sont tous des réfugiés… réfugiés parce qu’ils n’ont pas le choix, soit pour de raisons politiques soit pour de raisons économiques … pour moi la notion de réfugié économique a un sens (conversation, accompagnatrice juridique, 26/04/05).

S’ils suscitent l’hostilité, la suspicion chez ceux qui les voient comme des imposteurs, et s’ils peuvent éveiller aussi l’émotion, l’angoisse, la tristesse ou l’admiration chez ceux qui les considèrent comme des héros, les demandeurs d’asile débrouillards peuvent également éveiller l’empathie.

  • C’est des gens qui sont dans la merde et qui font tout leur possible pour s’en sortir, pour nourrir leur gosses (…) je ne sais pas si je ne ferais pas pareil dans leur situation (conversation, animateur, 22/02/05).

Dans la construction de cette troisième figure, la confiance ne semble plus être à l’ordre du jour puisqu’il n’y a plus d’intérêt à se faire une hypothèse sur la conduite du demandeur d’asile auquel on fait face. Les intervenants ne cherchent pas à savoir quel est le véritable parcours de l’autre et le jugement en termes de confiance ou suspicion n’a donc plus d’effet. Une intervenante m’expliquait, dans une conversation informelle, sa façon de travailler sur les récits :

  • Tu prends ce qu’ils disent comme une donnée, tu t’en fous si c’est vrai, si c’est faux… Je cherche ce qui colle à la Convention (conversation, accompagnatrice juridique, 4/02/06).

Mais qu’est-ce qui permet à ces intervenants d’échapper au jugement, de contourner la confiance, d’éviter la suspicion ? S’agit-il d’une décision des professionnels, d’une sorte de choix de ne pas se poser la question ? Est-il conséquence d’un « a priori positif » parce que les demandeurs d’asile sont toujours « des gens qui sont dans la merde, des gens en détresse », tel que l’affirmait un assistant social ? Ou il est plutôt un effet de la banalisation des histoires d’exil aux yeux des intervenants et qui adviendrait après quelques années d’expérience ? Tout comme certains professionnels disent ne plus éprouver d’émotions lorsqu’ils sont face à la souffrance, ces intervenants seraient-ils devenus imperméables au jugement quotidien ? Ou s’agit-il plutôt d’une attitude de « détachement moral » (Hugues, 1996) pour se protéger de l’exposition continuelle aux malheurs des résidents ?

Dans son étude des relations au guichet, Vincent Dubois (1999) récuse l’hypothèse du détachement moral et parle des « deux corps » du guichetier, une partition qui permet à l’agent bureaucratique de basculer constamment entre le modèle d’impersonnalité et la personnalisation de l’accueil, entre l’engagement individuel (« s’investir ») et le détachement (« se préserver »). Pour ce qui est des professionnels des CADA dont les comportements semblent échapper au jugement des résidents et dont les représentations de ces derniers rejoignent l’image du débrouillard, on se retrouve face à un paradoxe. Ces intervenants sont en grande partie les plus engagés dans leur travail et, plus largement, dans la défense de l’asile. Ils ont, toutefois, une attitude que l’on pourrait dire de mise à distance face aux souffrances des demandeurs d’asile. En fait, il semblerait que ce détachement constitue en même temps un moyen de préservation et une manière de s’investir. Il leur permet de contourner, dans une certaine mesure, (jamais de manière absolue et toujours comme un effort à faire), l’évaluation morale et la classification en termes vrai/faux. Ce faisant, ces intervenants minimiseraient les obstacles et maximiseraient leur savoir faire technique pour constituer un « bon dossier », « un dossier qui tient la route », susceptible d’obtenir le statut. Et l’octroi de la qualité de réfugié à un résident apparaît donc comme l’exemple d’un travail performant puisque l’accès au(x) droit(s) est garanti.

Les figures au quotidien

Les représentations sociales sont changeantes et les professionnels du social ne sont pas attachés à une image stylisée et immuable du demandeur d’asile. Ainsi, un référent qui affirmait ne pas s’interroger sur la vérité des récits, partant du principe que tout résident est un réfugié, m’a confié quelques temps plus tard à propos d’une famille africaine : « c’est la seule famille dont on ne croit pas l’histoire ». De même, cet intervenant qui déclarait plus haut se mettre à la place des demandeurs d’asile et tenter de comprendre leurs attitudes, m’a présenté l’un d’eux en ces termes lors d’une sortie récréative :

    • Carolina, je te présente Monsieur …., il vient du Kosovo, il participe toujours, il joue le jeu, il est un demandeur d’asile modèle, il ne travaille pas, il est toujours là. [S’adressant au monsieur, il dit :] Si tous étaient comme toi… (notes de terrain, 1/03/05).

L’image du demandeur d’asile comme un héros tragique est construite par certains intervenants qui qualifient le demandeur d’asile au regard de son passé. C’est le « combat » qu’il a mené pour vaincre ce passé de violence et d’injustices qui fait de lui une victime héroïque et lui confère une dimension « digne d’admiration ». La lecture de son présent à travers la grille d’un passé « romantique » permet d’éveiller la compassion des intervenants qui essaient de lui procurer un soutien moral et matériel. Le héros, en somme, a gagné la confiance des intervenants, confiance qui devient une sorte d’investiture avec une certaine efficacité symbolique dans la mesure où elle transforme la personne (à qui on fait confiance) la rendant « méritante » et digne (d’admiration et de compassion, de l’accueil et du statut de réfugié). La représentation antithétique (et pourtant complémentaire) est celle que j’ai appelée le demandeur d’asile imposteur. Il provoque le doute et produit des rapports minés par la méfiance. Si le récit de son passé est disqualifié parce que jugé peu crédible, voire fallacieux, il devient un « fraudeur ». Si ses attitudes au quotidien sont conçues comme irrespectueuses et malhonnêtes, il s’agit d’un « profiteur ». L’accent est mis sur l’indignité de l’imposteur, qui trahit la confiance des personnes mais surtout de la France généreuse qui offre une aide aux personnes méritantes. L’économie morale du traitement quotidien au CADA est ancrée dans des valeurs attribuées aux demandeurs d’asile à partir d’une hypothèse de confiance basée sur la connaissance personnelle et la connaissance de certaines extériorités, où, au caractère moral, s’ajoutent un aspect cognitif et une dimension émotionnelle très prenante. Une troisième figure vient nuancer les deux autres et s’en détacher : le débrouillard. Il suscite l’empathie des professionnels qui portent un regard bienveillant et compréhensif à son égard. Cette construction s’enracine dans un présent de « bosseur » et de « courageux » plus que sur un parcours passé, de faits méconnus ou ignorés. Elle constitue également la représentation qui permet aux intervenants sociaux de s’investir dans leur travail tout en demeurant à distance.

Etudier les représentations implique aborder ce qui se donne à voir, mais également faire l’effort d’aller au-delà du vrai et du faux. Dans ces pages il a été question de rendre compte de la lutte des représentations du demandeur d’asile. Héros, imposteur, débrouillard, ces constructions s’articulent et se décomposent une et mille fois dans les pratiques aux CADA, alors que ces stéréotypes sont incorporés par les professionnels du social et constituent les différentes qualifications, requalifications et disqualifications qu’acquièrent les « indésirables » [10] d’aujourd’hui dans le quotidien de l’accueil.

Carolina Kobelinsky
doctorante d’anthropologie
EHESS- IRIS
membre du programme ASILES


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NOTES

[1] Le dispositif national d’accueil constitue une ressource rare dont tous les demandeurs d’asile ne peuvent bénéficier. Au 31/12/2005 on comptait 17 400 places en CADA. Ainsi, si l’on prend le chiffre de 59 220 demandes d’asile en 2005 (selon le bilan de l’OFPRA), seul un peu plus d’un quart des personnes arrive à être admis dans un foyer. Les trois quarts restants bénéficient d’une aide financière pendant seulement 12 mois, et ce même si la procédure excède le plus souvent ce délai. Les résidents des CADA sont ainsi pris en charge pendant plus longtemps et bénéficient de surcroît d’une aide technique pour la constitution de leur dossier, ce qui n’est pas un moindre avantage au vue du taux d’obtention du statut considérablement plus élevé pour les requérants à l’abri de ce dispositif. Néanmoins, l’entrée en CADA n’est pas sans conséquences. Sans être un espace d’exception, ni un espace d’enfermement, le CADA demeure un espace de mise à l’écart et l’accueil provoque, dans une certaine mesure, la perte de la maîtrise de soi.

[2] Ce texte s’appuie largement sur une enquête de terrain menée pour ma recherche doctorale en cours, qui porte sur la temporalité de l’attente des demandeurs d’asile, dans deux centres d’accueil en région parisienne, entre décembre 2003 et juillet 2006. Afin de préserver l’anonymat de mes interlocuteurs, les noms ont été omis ou modifiés.

[3] Je laisse volontairement de côté la définition du héros comme un personnage célèbre dans l’antiquité, divinisé et considéré un demi-dieu.

[4] Je renvoie le lecteur à l’article de Fassin et D’Halluin (2005) sur le rôle des certificats médicaux dans les procédures d’asile.

[5] Cela ne peut avoir lieu que lorsque la personne a été reconnue réfugié. Pendant l’attente, les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de faire de formations, à l’exception des cours de français.

[6] En fait, au moment de l’enquête dans ce CADA, le nombre de personnes que l’épicerie sociale partenaire pouvait aider était limité. On avait donc décidé d’entamer cette démarche seulement pour les demandeurs d’asile qui étaient en recours et payaient un avocat.

[7] A cet égard, Simmel (1991 : 112) nous prévient dans une note en bas de page que ce que l’on appelle la foi est bien un type de confiance, mais qui ne touche qu’indirectement la question présente, parce qu’il est au-delà du savoir et du non-savoir.

[8] Simmel (1991) signale qu’il existe tout de même de relations enracinées dans l’ensemble de la personnalité dans les sociétés modernes, et il offre l’exemple de l’associé.

[9] Tel que le souligne Estelle D’Halluin, l’expertise médicale soulève de nombreux problèmes techniques et éthiques pour les praticiens, mais elle soulève également une question qui tient au politique : « le certificat médical, puisqu’il atteste des séquelles de violence, fait reculer le principe de ‘crainte de persécution’ énoncé dans la convention de Genève. La peur d’être persécuté ne suffit plus, il faut que la menace ait été mise en exécution et que sa trace soit attestée » (2006 : 114).

[10] Je reprends ici le terme de Michael Marrus (1985).