Les femmes, qui constituent plus de la moitié des réfugiés et des personnes déplacées dans le monde, sont toujours les victimes d’une vision machiste et obsolète du droit d’asile, vision qui continue malheureusement de prévaloir à de trop nombreuses reprises en France. Etant familier avec le monde du droit d’asile, l’auteur est convaincu que la grande majorité des professionnels de ce secteur sont sensibles, avertis et attentifs à la situation des femmes, car leur fragilité est apparente et alarmante. Mais il sait aussi combien il est difficile de garder en tête les particulières nécessités de la protection des femmes lorsque l’on est responsable de la gestion quotidienne de l’application des lois sur l’asile. En incitant à respecter strictement les normes et standards minimaux de protection des femmes réfugiées, la France pourrait peut-être se rapprocher du rôle de modèle dont elle se prévaut dans le domaine de la protection des droits de l’homme et de la femme.
La récente réforme du droit d’asile en France s’est inscrite dans le cadre de l’harmonisation des politiques d’asile et d’immigration au niveau européen. Elle avait notamment pour objectif de simplifier les procédures de détermination du statut de réfugié. [1] Si ce but est louable, car il était en effet urgent de résorber un « stock » impressionnant de demandes d’asile qui s’était constitué, en partie, en raison de l’enchevêtrement des procédures nationale et territoriales, il apparaît aujourd’hui essentiel de rappeler que le problème de l’asile est profondément complexe, et que la simplification des procédures administratives ne doit pas correspondre à une simplification du raisonnement juridique et humain servant de base à la reconnaissance d’un besoin de protection.
Dans les années 1990, la naissance du dogme de la parité entre hommes et femmes a été la matrice de nombreuses avancées pour les droits des femmes et elle a engendré une multitude de déclarations politiques et d’instruments juridiques destinés à mettre en œuvre un des piliers de la lutte contre les discriminations. C’est dans ce contexte qu’en 1998, l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe exprimait sa préoccupation quant à la situation des femmes réfugiées en Europe et invitait ses Etats membres à agir concrètement afin de remédier à une situation très préoccupante. Les femmes réfugiées étaient déjà victimes de « certaines pratiques » « débouch(ant) sur des violations des droits de l’homme », « pendant et après la procédure d’examen de leur demande dans les pays d’accueil ». [2] Sept années plus tard, la condition des femmes réfugiées ne s’est pas améliorée et il semble que la nécessité « d’éliminer toute discrimination liée au sexe parmi les réfugiés et adapter le traitement des femmes réfugiées à leur situation et à leurs besoins spécifiques » [3] n’est pas été évaluée à sa juste mesure. Si l’existence du problème est rappelée dans la plupart des déclarations politiques relatives à l’asile, la mise en œuvre concrète des standards minimaux relatifs à la protection des femmes réfugiées est encore loin d’être achevée. A l’heure de la mise en place du nouveau système français et dans le cadre de la « bruxellisation » de l’asile, un (r)appel semble malheureusement nécessaire. D’une part, il n’existe pas (encore ?) [4] de traduction législative ou réglementaire concrète sur ce point et, d’autre part, la pratique quotidienne du droit d’asile en France, dont l’auteur est témoin, semble démontrer que de nombreux efforts restent à accomplir pour la mise en place d’un système et de mécanismes de protection adaptés pour les femmes. [5]
Le développement des préoccupations « managériales » au sein des institutions et acteurs du droit d’asile étant de plus en plus important, [6] il semble particulièrement essentiel de renforcer et réaffirmer parallèlement les mécanismes tendant à humaniser les procédures juridiques, afin de s’assurer que le poids administratif des demandes d’asile ne pèse pas trop sur les compétences humaines des professionnels chargés de leur traitement. En clair, il s’agit de mettre en place un système de protection active, basé sur le constat fondamental que les femmes prises dans les tourments de l’exil et de l’asile ont des besoins de protection spécifiques.
Les femmes, qui constituent plus de la moitié des réfugiés et des personnes déplacées dans le monde, sont toujours les victimes d’une vision machiste et obsolète du droit d’asile, vision qui continue malheureusement de prévaloir à de trop nombreuses reprises en France. Etant familier avec le monde du droit d’asile, l’auteur est convaincu que la grande majorité des professionnels de ce secteur sont sensibles, avertis et attentifs à la situation des femmes, car leur fragilité est apparente et alarmante. Mais il sait aussi combien il est difficile de garder en tête les particulières nécessités de la protection des femmes lorsque l’on est responsable de la gestion quotidienne de l’application des lois sur l’asile. En incitant à respecter strictement les normes et standards minimaux de protection des femmes réfugiées, la France pourrait peut-être se rapprocher du rôle de modèle dont elle se prévaut dans le domaine de la protection des droits de l’homme et de la femme.
Une vulnérabilité particulière
Comme toutes les personnes déplacées, les femmes sont exposées aux différents risques afférents à l’exil, que ceux-ci en soient la cause, ou la conséquence. L’absence de sécurité physique et matérielle qui les pousse à quitter leur pays d’origine a les mêmes sources que pour leurs semblables masculins, bien qu’elle revête souvent des formes différentes. De même, les problèmes qu’elles rencontrent dans leur pays d’accueil ne sont a priori pas spécifiques à leur sexe, et la précarité humaine et économique qui les touche devrait respecter une stricte parité homme-femme. Mais tel n‘est pas le cas. La fragilité de leur situation post-exil est accentuée par plusieurs facteurs propres à leur situation, dont les manifestations semblent avoir été prises en compte à la légère. Il est évident que d’autres « populations particulières » doivent aussi faire l’objet d’une vigilance accrue. Les enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées physique et/ou mental, les victimes de tortures constituent des groupes sur lesquels les acteurs institutionnels, professionnels et civils doivent porter une attention particulière. Ces « catégories de populations » peuvent d’ailleurs être utilisées comme bases de recoupements supplémentaires dans la grille d’analyse des besoins spécifiques des femmes. Car coupées de leur environnement géographique, social et familial naturel, elles se retrouvent souvent isolées dans leur fuite, dépourvues de tous les moyens traditionnels par lesquels elles se protégeaient, tant bien que mal, contre les violences faites aux femmes dans tous les pays, sur tous les continents. [7]
Or, durant cette fuite et suite à cette fuite, les risques qu’elles se voient confrontées à des situations de dangers et de violences du fait de leur sexe sont multipliés. Si l’exil est une route semée d’embûches, celles-ci sont particulièrement nombreuses pour les femmes. Tout au long de leurs parcours, elles seront placées en situation de dépendance vis-à-vis de personnes, dont la quasi-totalité seront des hommes, exerçant sur elles un pouvoir et donc susceptibles d’en abuser (mari, policiers, passeurs, gardes frontières, douaniers, etc.). Les menaces pesant sur les femmes sont nombreuses (viol, prostitution, enlèvement, trafic d’être humains ou d’organes, abandon de famille, etc.) et leur parcours jusqu’à l’obtention d’une protection efficace très long. En plus des dangers (malheureusement) traditionnels (violences domestiques, mutilations génitales, etc.) et des problèmes liés à leur genre [8] (natalité contrôlée, punition pour transgressions de normes sociales, orientation sexuelle, etc.), elles doivent aujourd’hui faire face à de « nouvelles menaces », issues du développement du crime organisé transnational. [9]
Du fait de la fermeture des portes de l’immigration et du démantèlement des vois légales de l’exil, le commerce des « passeurs » s’est considérablement développé ces dernières années et ce sont les femmes qui en subissent les formes les plus abjectes. D’où la stricte nécessité de reconnaître leur besoin d’une protection adaptée et spécifique tout au long de leur parcours de réfugiée. La route de l’exil se transforme désormais trop facilement en un chemin vers l’exploitation, sexuelle ou autre (esclavage moderne notamment), contre laquelle les moyens employés paraissent dérisoires, ou tout du moins inadaptés. Si les aspects répressifs des différents programmes gouvernementaux relatifs à l’immigration et l’asile ont été considérablement renforcés, [10] il semble que cela se soit fait au détriment des dimensions humaines permettant d’assurer une véritable protection sociale, médicale et psychologique aux victimes de ces barbaries modernes. Cela n’est malheureusement pas surprenant, puisque l’évolution historique et la domination écrasante des hommes dans la société a considérablement gêné l’apparition d’un système de protection adapté aux femmes, dont la mise en œuvre fait toujours cruellement défaut aujourd’hui.
Du machisme juridique à la persécution par abstention
« Women’s rights are human rights ! », c’est par ce mot d’ordre que de nombreuses organisations de défense des droits de la femme avaient porté leur message lors de la Conférence organisée par l’Organisation des Nations Unies (ONU) à Beijing en 1995. [11] Ce slogan pourrait paraître dépassé, obsolète, presque vingt ans après l’adoption de la Convention pour l’Elimination de toutes les formes de Discrimination envers les Femmes. [12] Pourtant, il résume bien l’évolution du droit des femmes au sein du corps international de normes juridiques relatives à la protection des droits de l’homme. [13] Celui-ci s’est développé sur la base d’une vision mondiale androcentrique et partiale, reflétant les vues socio-politiques de leurs auteurs, pour la grande majorité des hommes issus de milieux privilégiés, pour lesquels la prise en compte des intérêts des femmes n’était, pour le moins, pas un réflexe naturel. Par ailleurs, les textes fondamentaux étant considérés comme des contrats entre les Etats et leurs citoyens, et ces derniers étant principalement représentés pas des hommes, il n’est pas surprenant que la protection due aux femmes ne se soit pas vue accordée l’attention qu’elle méritait. [14] De même, les droits des femmes sont souvent perçus comme étant en conflit avec les droits des communautés nationales ou culturelles à préserver leurs particularités culturelles et traditionnelles. Dans un contexte de post-colonialisme ou le droit à résister à l’uniformisation culturelle est proclamé haut et fort, c’est encore le droit des femmes qui a été sacrifié. Enfin, on rappellera que pendant de nombreuses années, seuls les droits civils et politiques de « première génération » étaient réellement considérés comme fondamentaux. Les femmes étant traditionnellement tenues à l’écart de la vie et des activités politiques, leur statut de sujet de droit s’en est lui aussi trouvé affecté. Au demeurant, dans certains pays, les femmes ne sont pas considérées comme des sujets de droit, mais plutôt comme des attributs de droit, voire de facto comme un démembrement de la propriété. [15] La naissance des mouvements féministes a bien permis de réduire cette exclusion, mais le poids de l’Histoire, qui les a trop longtemps tenues à l’écart des progrès juridiques en matière de protection des droits fondamentaux, reste encore très lourd aujourd’hui.
Le droit de l’asile n’est pas une exception, et la Convention de Genève s’est faite sur la base d’expériences et de modèles masculins. Elle s’est développée dans le cadre d’un spectre masculin, ou des hommes étaient chargés d’interpréter et de mettre en œuvre des règles crées par des hommes, pour des hommes, et donc inadaptées à la situation des femmes. Sous la pression des organisations spécialisées, la communauté internationale a progressivement pris conscience de son machisme, et plusieurs instruments spécifiques aux droits des femmes ont vu le jour. [16] Le problème est que la plupart de ces instruments sont signés par des Etats qui, s’abritant derrière la chimère d’une quête vers l’universalité des droits de l’homme, ratifient les traités d’une main pour les vider de leur substance de l’autre, en recourrant de manière abusive (et illégale) au mécanisme des réserves, ou en sabotant leur système de mise en oeuvre par l’instauration de mécanismes souples et non contraignants de sanction. [17] Les réserves à la Convention sur l’élimination de toutes les formes des discriminations envers les femmes en sont l’exemple le plus frappant. [18] Pour limiter les dégâts de ces pratiques schizophrènes des Etats, les organisations spécialisées tentent de compenser leur absentéisme dans le domaine de la protection des droits des femmes en menant une politique offensive sur le terrain. Des programmes d’action concrets ont été mis en place pour faire face au fléau toujours grimpant des violences faites aux femmes, et l’exemple des actions du HCR est un modèle dont les autorités nationales pourraient, et devraient, s’inspirer. Dans son Agenda pour la Protection, le HCR fait de la protection des femmes un thème central et transversal, un objectif commun à toutes ses activités. [19]
Si l’on peut dire que les différents programmes internationaux et régionaux récemment mis en place démontrent que les étapes de prise de conscience et de prise en compte des particularités de la protection des femmes ont été entamées, il n’en demeure pas moins que l’étape suivante, celle de la mise en application concrète et pratique de ces belles déclarations d’intention, se heurte à l’inertie des pouvoirs publics qui continuent de se contenter de fournir un système de protection « mou » et passif aux femmes réfugiées. Il est clair qu’étant donné les efforts impressionnants consacrés à la répression de l’immigration clandestine et à l’expulsion des déboutés du droit d’asile, il n’est pas étonnant que les énergies et moyens restants à disposition pour la protection des demandeurs d’asile s’en trouvent réduits. [20]
Un
e protection inadéquate, insuffisante
En droit international, les Etats ont l’obligation de garantir une protection efficace et effective, sans discrimination, pour tous les demandeurs d’asile. Cette absence de discrimination n’est pas, en l’espèce, synonyme d’une simple égalité de traitement. En effet, il est établi que, du fait de l’interprétation qui lui a été donnée, la non-discrimination sexuelle est insuffisante pour éradiquer les discriminations fondées sur le genre. [21] Ces dernières sont en effet plus complexes, plus subtiles que les autres discriminations, et leur disparition suppose en fait que l’on dépasse l’égalité formelle de traitement pour atteindre une véritable égalité de résultat. Celle-ci suppose une « obligation positive » pour les Etats, c’est-à-dire une obligation qui les contraint à agir dans un certain sens, et non seulement à s’abstenir d’agir de manière nuisible. Ainsi, les Etats doivent respecter les femmes, en s’abstenant d’interférer avec la jouissance de leurs droits, protéger ces derniers en s’assurant que d’autres acteurs n’y portent pas atteinte, et enfin, garantir leurs droits en fournissant les conditions nécessaires à leur mise en oeuvre. [22] Il convient de souligner qu’il devrait s’agir ici d’une obligation générale de résultat, et non seulement de moyen. L’Etat ne peut se contenter de traiter les hommes et les femmes réfugiées de manière égale, il doit obtenir qu’en fait, ceux-ci se retrouvent dans une situation équitable eu égard à leurs situations particulières respectives.
Or il est établi que la plupart des persécutions subies par les femmes sont dues, en partie au moins, au manque d’intervention des Etats. [23] En effet, c’est principalement dans la sphère privée qu’interviennent les violences faites aux femmes. [24] Mais traditionnellement, cette sphère privée est à l’abri de la surveillance de l’Etat. Celui-ci doit donc intervenir, sur la base de sa vocation humanitaire mais également sur celle de sa responsabilité internationale, afin de mettre un terme aux persécutions faites aux femmes et à l’impunité dont bénéficient trop souvent leurs auteurs. [25] Cette intervention est cependant insuffisante à elle seule et elle doit s’accompagner de programmes politiques et sociaux concrets visant à développer l’information, le soutien et l’accompagnement des victimes. Car celles-ci n’ont souvent même pas conscience que les violences qu’elles ont subies constituent un acte répréhensible et qu’il existe des moyens par lesquels elles peuvent obtenir une protection.
Depuis longtemps, ce constat a été érigé au niveau d’évidence. En revanche, les traductions concrètes de cette prise de conscience restent insuffisantes. Dans un récent appel aux pouvoirs publics, un collectif d’organisation dont l’expérience, l’expertise et la connaissance du terrain est tout à fait indéniable, a rappelé la nécessité de réels changements procéduraux et jurisprudentiels (et donc nécessairement politiques) dans le domaine du droit d’asile en France. [26] Le texte fait état du décalage grandissant entre l’attitude des pouvoirs publics français et la pratique des pays leaders dans le domaine de la protection des femmes. [27] Il est également rappelé que ce décalage est encore plus grand si l’on se réfère aux critères et standards juridiques minimaux promus par le HCR. [28]
Il est en effet temps que la France rattrape son retard dans ce domaine. On ne s’attardera pas ici sur la question, pourtant fondamentale, concernant la nécessité de la reconnaissance des persécutions visant les femmes comme d’un critère d’application de la Convention de Genève à part entière. [29] La Convention de Genève a été écrite dans un contexte historique qui a disparu. Le texte, lui, reste et il doit nécessairement être interprété à la lumière du contexte et de la situation actuelle, sous peine de tomber en obsolescence. En effet, on constate qu’une application timide et exégétique de ses dispositions ne permet pas de reconnaître le statut de réfugiée à une femme craignant d’être persécutée si l’on ne peut pas rattacher ses craintes à l’un des cinq critères traditionnels de la Convention. [30] En clair, actuellement, en France, une femme violentée parce qu’elle est une femme, ou parce qu’elle refuse d’être enfermée dans ce que les normes sociales de son pays considère comme le statut de femme, sans pouvoir obtenir la protection des autorités, ne peut, sur cette seule base, prétendre à la protection de la Convention de Genève.
Plutôt que de remédier à ce problème en procédant à une interprétation constructive et progressiste du texte, la France, sous l’influence de l’Union Européenne, a créé la protection subsidiaire. Cette dernière pourrait en partie résoudre le problème de l’étroitesse des dispositions de la Convention, car elle comble certains vides laissés pas le texte de Genève, notamment en octroyant une protection aux victimes de traitements inhumains et dégradants et admettant les cas ou l’absence de protection des autorités nationales résultent de leur incapacité matérielle et non seulement de leur volonté. [31] Mais il n’existe pour l’instant aucune garantie quant au champ d’application exact de cette protection, qui restera en tout état de cause subsidiaire. [32] Celle-ci s’applique pour les personnes qui ne remplissent pas les conditions d’octroi du statut de réfugié, mais qui établissent qu’elles sont exposées à des menaces graves dans leurs pays d’origine. [33] Elle ne donne droit qu’à une protection temporaire d’un an, dont les conditions concrètes de renouvellement n’ont pas encore été établies. En fait, elle constitue surtout une sorte de sous-protection, qui risque de se transformer en « lot de consolation » , ou de « pansement » servant à couvrir les plaies laissées ouvertes par une interprétation restrictive des dispositions de la Convention de Genève.
L’autre exécutoire repose dans la jurisprudence de la Commission des Recours des Réfugiés (CRR) relative aux groupes sociaux. Mais celle-ci reste perçue comme étant timide, complexe, limitative et plus restrictive que celle qu’elle ne devrait l’être. [34] Même si les dernières décisions de la CRR marquent clairement une volonté de protéger les femmes victimes des pratiques traditionnelles d’excision [35] ou de mariage forcé, [36] elles restent enfermées dans le cadre restrictif de l’interprétation française de la notion du « groupe social » [37] qui, en exigeant l’existence d’« un ensemble de personnes circonscrit et suffisamment identifiable » refuse de voir en « la gente féminine », [38] « un groupe de personnes qui partagent une caractéristique commune autre que le risque d’être persécutées, ou qui sont perçues comme un groupe par la société ». [39] On voit ici que l’esprit de la Convention de Genève, dont le HCR est le gardien, prescrit une interprétation évolutive, ouverte de la notion de groupe social, afin de permettre une protection compréhensive et active. [40] L’existence d’une caractéristique commune, c’est-à-dire l’appartenance au sexe féminin, devrait donc être suffisante à elle seule pour reconnaître l’existence d’un groupe social, puisque le critère de la perception par la société est alternatif et non cumulatif. [41] Pourtant, d’autres pays ont montré la voie vers une interprétation claire, moderne et courageuse de la Convention et de sa relation avec la protection des femmes. [42] Il conviendrait donc que la France sortent de ses initiatives juridiques fébriles et insuffisantes, en adoptant une attitude jurisprudentielle active, conforme aux recommandations du HCR.
Dans cet objectif et « pour que le droit d’asile soit effectif, les persécutions visant spécifiquement les femmes ainsi que les formes spécifiques que peuvent revêtir les persécutions, quel qu’en soit le motif, dont des femmes sont l’objet, doivent être reconnues en tant que telles. La reconnaissance de ces persécutions doit leur permettre l’attribution du statut de réfugié sur le fondement de la Convention de Genève et non pas de la seule protection subsidiaire ». [43] Par delà ces changements de fond, qui sont bien entendu essentiels, il convient également d’adopter d’autres réformes, toutes aussi fondamentales, dans le domaine de l’accompagnement des femmes durant leurs parcours de réfugiées.
Vers une protection active
Un système de protection active suppose le respect intégral des standards minimaux instaurés par le HCR. [44] Sa mise en œuvre prescrit également l’adoption d’une attitude positive et entreprenante des autorités publiques. Dans un système de protection active, l’ensemble du personnel public concerné est mobilisé par l’Etat, qui fournit les structures et moyens matériels suffisants pour assurer une assistance intégrale aux femmes réfugiées. De l’accueil en zone d’attente aéroportuaire à la notification d’une décision administrative, chaque étape est accompagnée de mécanismes de protection spécifiques aux femmes. L’importance de la présence de personnel féminin est particulièrement soulignée, de même que le développement de procédures sensibles au genre. L’Etat développe une véritable politique de formation au sein des institutions chargées des procédures de détermination du statut de réfugié. Les personnels d’accueil et les agents de protection de l’OFPRA et de la CRR reçoivent une formation continue spécifiquement axée sur la protection des femmes. Les informations sur la situation des femmes dans les pays d’origines sont diffusées très largement et chacun des agents impliqués est formé aux techniques spécifiques d’entretien des femmes, sur la base des guides du HCR. De même, les formations de jugements de la CRR, présidées par des magistrats administratifs et judiciaires, extrêmement compétents dans leurs domaines respectifs, mais pas forcément spécialistes du droit d’asile en général, ou de la protection des femmes en particulier, sont formées sur les spécificités de leur mission. En développant une politique active de formation, l’Etat s’assure le soutien naturel de son personnel dans l’accomplissement de ses obligations internationales relatives à la protection des femmes.
L’accès des femmes à du conseil et de l’orientation juridique en matière d’asile est renforcé et facilité, de même que l’assistance sociale, économique et médicale qui leur est due en raison de leur vulnérabilité particulière. Les réseaux de soutien associatif sont mis en relation avec les autorités, de façon à permettre une synchronisation optimale des mécanismes de protection. Des programmes d’éducation populaire sur les droits des femmes sont mis en place afin de développer une conscience collective sensible à leur situation. La procédure de détermination du statut de réfugié(e) est individualisée en intégralité afin que les femmes se voient reconnaître un statut à part entière, et non pas seulement celui de victime par ricochet. Le cas échéant, elles se voient reconnaître un statut personnel, car leurs expériences et souffrances ne peuvent toujours se résumer à celles de leurs maris. On rappellera ici que l’application du principe d’unité de famille [45] ne doit pas porter atteinte au droit des femmes à se voir reconnaître une protection à titre individuel, si cela est approprié. Les formulaires de demande d’asile, de même que les statistiques et documents de travail de l’administration comportent systématiquement des mentions relatives aux femmes et à leurs situations particulières. La confidentialité des entretiens est absolue, et les femmes se voient systématiquement notifier la possibilité d’être entendues à huis clos et individuellement, sans la présence de leurs familles. Les techniques d’entretiens et d’interrogations sont différenciées de celles appliquées aux hommes, et permettent une prise en compte accrue des traumatismes spécifiques aux femmes et de leurs difficultés à en témoigner. L’opportunité d’être entendue par du personnel exclusivement féminin (officiers de protection, interprètes, membres des formations de jugement) est facilitée et proposée. Les conditions matérielles d’audition sont confortables, neutres, réconfortantes et favorisent une ambiance de sécurité et de confidentialité. Les procédures de traitements sont accélérées en fonction de la priorité de situation des femmes isolées, et une assistance médicale et psychologique spéciale leur est fournie. Enfin, elles sont invitées à participer activement aux mécanismes décisionnels, aux procédures d’intégration ou de rapatriement les concernant. Voilà, en substance, les moyens par lesquels les autorités peuvent mettre en place un système de protection active.
Les professionnels concernés par le droit d’asile ne pourront que légitimement s’associer à ces recommandations et cet appel, car il ne fait que rappeler l’essentiel, les normes fondamentales et minimales de protection.
Le droit international et les obligations des États
En effet, la Convention de Genève est un traité international mettant en place des standards juridiques minimaux, dont les règles d’application, d’interprétation et de mise en œuvre sont régies par le droit international. En l’espèce, il existe un problème quant à l’interprétation de ce traité puisque la simple application « de bonne foi et (en) suivant le sens ordinaire des termes du traité » [46] conduit à une protection inadéquate des femmes, c’est-à-dire à un résultat qui ne correspond pas à l’esprit de la Convention, qui vise à une protection toujours plus efficace des personnes réfugiées. Dans de tels cas, le droit international prescrit d’interpréter le texte « à la lumière de son objet et de son but » [47] afin d’apporter au traité le soutien humain dont il a besoin pour évoluer et rester pertinent.
L’ « objet et le but » de la Convention de Genève est d’assurer une protection internationale aux hommes et aux femmes qui souffrent de persécution dans leurs pays d’origine sans pouvoir réclamer la protection des autorités de ce pays. [48] Comme tous les autres traités relatifs à la protection des droits de l’Homme, la Convention de Genève se caractérise par une nature foncièrement différente des traités internationaux classiques. C’est un traité « législatif », car il porte sur des obligations générales de nature « objective » [49] et sur les intérêts de la communauté internationale dans son ensemble. Il ne traite pas « d’échange de droits réciproques pour le bénéfice mutuel des parties contractantes », [50] mais de droits fondamentaux d’êtres humains. La protection des droits de l’homme est assurée par ces traités législatifs qui fournissent des droits aux individus face à leurs états, contrairement aux traités classiques, de type contractuel, qui sont des instruments pour les états, contre les états. Dans les traités sur les droits de l’homme, comme dans la Convention de Genève, les Etats restent sujets du traité, mais ils n’en sont plus les bénéficiaires. Ce sont les individus qui sont les récipiendaires d’obligations imposées aux Etats et limitant leur souveraineté. Ces derniers sont obligés conjointement d’atteindre un but commun qui n’est pas dans leur intérêt particulier, mais dans l’intérêt général des individus et de la communauté internationale. Par ailleurs, il n’est plus contesté que les traités sur les droits de l’Homme ne constituent pas des instruments gravés dans le marbre. Ce sont des « instruments vivants », qui évoluent selon un processus dynamique destiné à une protection toujours plus accrue des droits et libertés individuelles. [51] Les traités servent alors de base minimale, de guide élémentaire aux Etats dans leur course vers une protection toujours plus effective des droits de l’homme et de la femme. Leurs dispositions constituent des fondements d’inspiration, et non de limitation. On ne peut se limiter à interpréter la Convention de Genève comme un traité réglementaire, car ce serait méconnaître sa nature et sa vocation. C’est le Haut Commissariat aux Réfugiés qui est l’organe le plus à même, de par son expertise et son expérience, d’accompagner les Etats dans un processus d’interprétation progressiste de la Convention. Pour ce faire, il développe des guides de procédures, des avis, des positions et des recommandations dont la technicité, l’efficacité et la justesse sont souvent remarquables. En ce qui concerne la protection des femmes, l’acuité de ces instruments est encore plus grande. Bien entendu, ceux-ci n’ont aucune force obligatoire pour les autorités nationales. Ils constituent néanmoins une source de soft law, [52] qui devrait éclairer le chemin des pouvoirs publics vers l’achèvement d’une meilleure protection des réfugiés et des réfugiées.
Suivre ces recommandations pour améliorer la protection des femmes réfugiées constitue donc non seulement une solution logique, mais également une quasi obligation légale pour la France. Il est nécessaire de redonner de la vie et de la vigueur à la Convention de Genève, [53] qui est sans cesse menacée par un contexte sécuritaire de plus en plus pesant et qui risque de conduire à la transformation de cet instrument fondamental de la protection des droits de l’homme en un simple outil politique de régulation migratoire. La France doit retrouver son rôle de moteur international dans le domaine du droit d’asile et l’adoption d’un système de protection active pour les femmes réfugiées constituerait un signe fort en ce sens.
Pierrick DEVIDAL
LL.M., D.E.S.S.
* Les opinions et remarques contenues dans cet article sont strictement personnelles et n’engagent que leur auteur. Je remercie particulièrement Paul Leplomb pour ses critiques constructives et ses encouragements, les erreurs éventuelles restent à ma charge.