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Reflets

Recueil Alexandries

< 4/21 >

juin 2006

C. Serge

Une prison qui ne dit pas son nom

résumé

Dans ce témoignage recueilli par l’association Migreurop et publié dans son livre intitulé Guerre aux migrants – Le livre noir de Ceuta et Melilla, (Paris : Migreurop, juin 2006, pp. 17 à 26), la parole est donnée à Serge C, jeune exilé ivoirien de 28 ans qui a traversé l’Afrique subsaharienne et le Maghreb pour chercher refuge en Europe. Il décrit les moments les plus cruciaux de son parcourt et l’arrivée au Maroc "au mauvais moment", celui de la phase paroxystique, à l’automne 2005, de la répression hispano-marocaine qui fera de nombreux morts parmi les exilés devant les enclaves espagnoles de Ceuta et Mellila.

citation

C. Serge, "Une prison qui ne dit pas son nom", Recueil Alexandries, Collections Reflets, juin 2006, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article538.html

L’entretien a lieu à Rabat le 1er juin 2006. Serge G. est un jeune homme de 28 ans. Issu d’une famille de modestes cultivateurs dans un petit village du centre de la Côte d’Ivoire, il est le premier et le seul enfant de la famille à poursuivre des études supérieures grâce aux encouragements du directeur de son école primaire et à la détermination de son père à voir son fils « réussir ». Serge G. nous raconte longuement la genèse de son départ forcé, dont nous rapportons ici les traits les plus marquants.

Après l’obtention de son baccalauréat au lycée classique de Bouaké, il rejoint la faculté d’Abidjan, où il poursuivra des études en sciences juridiques et politiques jusqu’à l’obtention d’une maîtrise. Dès son adolescence, Serge G. est déterminé à lutter pour la jeunesse de son pays. Il se rapproche de plusieurs associations locales.

« Souvent, je voyais un peu l’aspect de mon village, qui résonne de beaucoup de jeunes qui pourraient faire des choses plus tard pour l’avancement du pays, mais on constate que ces jeunes sont souvent délaissés. Je me disais que quand même il fallait que je bosse dans ce sens. J’ai milité dans quelques associations, les jeunes avaient mis en place une petite structure qui était destinée à encourager les jeunes gens. Parce que les jeunes gens, ils sont découragés, ils abandonnent les études, il faut payer les livres… donc il fallait regrouper les gens, faire des quêtes, et aussi partir dans la rue, prendre les jeunes, les enfants de la rue, les alerter sur la délinquance, ils sont exposés à des dangers, il faut éviter qu’ils entrent dans des réseaux de proxénétisme, de prostitution et autre tout ça, tel était le combat que je menais à mon petit niveau. »

Les espoirs de Serge G. sont toutefois vite refroidis. « Au début, beaucoup de personnes influentes nous ont aidés. Mais quand on essaie d’élaborer des programmes un peu plus lourds, cela donne un peu… mauvaise position. Parce qu’en faisant ça, c’est un peu comme tirer le bois que eux ils sont en train de cacher. »

Arrivé à Abidjan pour poursuivre ses études, il devient membre de la FESCI (Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire) dans le but de militer pour des meilleures conditions d’enseignement. Il défend une vision apolitique de la fédération qui pour lui doit avant tout défendre de « nobles causes », comme un « environnement sain pour les études ».

En 2002, peu de temps avant le coup d’Etat manqué du 19 septembre qui marque le début de la guerre civile en Côte d’Ivoire, Serge G. décroche un poste à l’Ambassade de son pays à Tripoli (Libye). Puis, pendant ses congés en Côte d’Ivoire, il constate que la fédération prend une tout autre tournure : « C’est tout ce combat pour les jeunes qui a fait que j’ai adhéré à la FESCI, mais au début de la crise ivoirienne, elle s’était transformée en une autre association qui ne défendait plus la cause des étudiants pour les études, elle était devenue autre chose. »

Ses désaccords avec la FESCI l’exposent à des ennuis : « En s’opposant, comme la devise le disait dans la FESCI, “tu es avec nous ou tu es contre nous”, tout homme qui essaie d’apporter une idée, de construire une idée de rejet est considéré comme un révolutionnaire, est considéré comme un anti Bagbo, le président actuel au pouvoir. Et c’est comme ça que les problèmes ont débuté. »

De retour à Tripoli, sa hiérarchie reçoit un courrier et lui conseille de rentrer à Abidjan pour donner des explications sur son comportement à son département central « Moi je n’arrivais pas à comprendre vraiment quelles explications j’allais pouvoir donner. » Nous sommes en mars 2003 : à Abidjan, on le renvoie à Tripoli sans le recevoir, en lui disant que ce problème serait réglé plus tard. En 2004, c’est la rupture définitive avec la fédération, à la suite d’une réunion à Abidjan prévoyant une expédition punitive à l’encontre de la communauté étrangère. Il entraîne dans son départ plusieurs de ses camarades. Il déplore aujourd’hui que celle-ci soit devenue un vivier pour le recrutement des Jeunes patriotes, mouvement nationaliste et raciste préconisant l’usage de la violence, notamment contre les gens du Nord du pays.

« On sait pas, on sait plus qui est contre qui, qui fait quoi, si c’est une guerre de pouvoir ou à cause du pouvoir. En fin de compte, on a un monsieur qui est vraiment têtu au pouvoir. Il essaie avec le secrétaire général de la FESCI que nous avions auparavant [Charles Blé Goudé, devenu leader de l’Alliance des jeunes patriotes] de haranguer le public et… vraiment c’est terrible, des corps incendiés, des tueries à domicile, vraiment c’est, c’est grave, c’est grave… des viols, des pillages, des meurtres… tout cela. »

A Tripoli, après plusieurs avertissements, il est finalement renvoyé de son poste. Il rentre à Abidjan. Fatigué, inquiet de son sort, il rejoint sa famille dans son village du centre, à présent sous contrôle des rebelles. Il doit alors faire face à une double menace car ce retour est interprété à Abidjan comme un rapprochement avec les forces rebelles, d’autant que Serge G. a entretenu de bonnes relations dans son enfance avec Guillaume Soro, actuel secrétaire général du mouvement rebelle MPCI et ancien secrétaire général de la FESCI. Un retour à Abidjan devient vite complètement exclu :

« Une indiscrétion m’a rapporté qu’une expédition punitive avait été préparée, peut-être parce qu’on est considérés comme des gens qui donnent des idées, qui font sortir [suscitent] des actions secrètes pour vendre les principes du gouvernement aux étrangers, quand ils disent étrangers ils pensent surtout aux gens du RDR [de M. Ouattara, homme du Nord rejeté du champ politique ivoirien à cause de son origine qualifiée de non ivoirienne]. Et j’ai appris que certains de mes camarades avaient vraiment été… matés, massacrés. Certains ont perdu la vie. Et c’est comme ça que je suis resté. Le secrétaire général du MPCI, quelqu’un de bien avant cette histoire de la rébellion, avec qui j’entretenais de très bonnes relations, ils se sont dit que j’étais parti là-bas dans l’intention de le rejoindre mais je n’avais pas cette possibilité ! C’était un homme qu’on ne pouvait plus voir comme ça. »

Parallèlement, la situation dans cette région devient dangereuse. Il est exposé de nombreuses fois, comme beaucoup de jeunes de la région, à un recrutement forcé dans les forces rebelles. C’est l’impasse :

« Une invitation est venue que je m’allie aux forces nouvelles. Je ne pouvais pas. J’ai dit non. Donc les menaces étaient maintenant pesantes. Je ne pouvais plus mettre pied dans le Sud, je ne pouvais pas rester dans ma région où trônait un environnement régi par la « voyoucratie politique », la « voyoucratie instituée ». Une fois ils sont venus… bon j’ai été victime d’une menace, j’ai encore la cicatrice là au front, il a vraiment fallu que Dieu agisse dans ma vie pour que je sois sauvé et c’est comme ça que bon… c’est comme ça que je suis parti. »

Des espoirs brisés

Ainsi, les événements contraignent Serge G. à la fuite et la guerre vient briser tous les espoirs de la famille placés dans ce fils qui avait réussi à étudier. Il se souvient de ces années d’étude : « Avec les moyens vraiment maigres de nos parents, on se forçait à faire des études. Souvent il fallait que tu payes des fascicules, il fallait que tu arrives à voir ton père, essayer peut-être de faire des efforts pour avoir une petite somme peut-être de 10 000 ou 20 000 [francs CFA] et c’était avec ça qu’on arrivait quand même. Mais la pauvreté de nos parents nous a permis d’encourager plus notre travail. » Aujourd’hui, il revient douloureusement sur ces espoirs brisés, les siens, ceux de son père et de toute sa famille. Ces courts extraits en témoignent :

« Mes pauvres parents ont basé tous leurs espoirs... les maigres économies que mes parents avaient, ils ont tout injecté dans mes études. Mon père est âgé, il s’est battu pour que je ne puisse pas manquer d’un stylo, d’un livre. Mes études sont liées à cela, à la façon dont il se battait. Bon on n’avait pas tout, mais quand même on ne manquait pas, mais du point de vue financier c’était vraiment catastrophique pour mon père, il fallait qu’il attende une saison, qu’il vende un peu de café et de cacao, pour pouvoir vraiment m’aider.

« Aujourd’hui cette situation vient de tout foutre en l’air, un monsieur qui dort dans une maison en terre battue, un jour voir son enfant devenir même instituteur ou professeur quelque part… moi je me souviens, mon bac et ma maîtrise ont fait la fierté de mes parents. Cette année où j’ai reçu la maîtrise nous étions que deux à avoir reçu un diplôme dans le village : une petite fille qui venait d’avoir le certificat d’études primaires et élémentaires, et moi je venais d’avoir ma maîtrise. C’était vraiment la fierté des familles. »

Le départ

Grâce à quelques économies et à l’aide de sa mère, Serge G. prend la route au printemps 2005, laissant derrière lui un enfant, ses quatre frères et sœurs et ses parents. Il se rend au Mali difficilement en se « faufi- lant entre les villages » et en veillant à ne pas tomber sur les troupes qui recrutent pour la rébellion.

Au Mali, la situation est difficile, il craint les éléments des Forces nouvelles qui s’y trouvent. Après avoir réussi à réunir un peu d’argent pour payer le transport, il décide de rejoindre l’Algérie par Gao, Tamanrasset puis Bordj à travers le désert du Sahara. La plus grande partie de ce trajet s’effectue « en camion, en fait en gros porteurs. Des gros porteurs dans lesquels ils entassent les camarades. Ce sont des camions qui sont destinés à la transportation de gros bagages, genre sacs d’oignons et autres. Tu arrives, il faut payer le prix pour passer. Et quand je suis arrivé à Bamako, j’avais juste un peu d’argent. »

L’Algérie

« L’Algérie, le temps qu’on est restés... on a souffert. Nous sommes arrivés à Bordj, il fallait qu’on trouve un endroit pour s’abriter. » Serge G. et ses compagnons rejoignent Alger au gré des petits travaux qu’ils trouveront sur leur route. A Alger, il vit de travaux journaliers. Tout est bon à prendre : « C’est des petits travaux, des activités journalières. Il y a un endroit à Del Ibrahim [quartier d’Alger], tu vas là-bas, si le ciel t’apporte une petite chance, quelqu’un va venir te proposer quelque chose, monter un balcon, construire un mur, une cueillette à trier... tu viens là et ils te donnent 600 dinars ou 500 dinars [60 ou 50 dirhams, soit 6 ou 5 euros]. C’est au jour le jour, c’est comme ça. « Quand nous sommes arrivés à Alger, nous avons vécu dans un appartement inachevé et c’était vraiment difficile pour nous, pas de toilettes, pas de salle de bains, rien, pas de murs d’ailleurs, c’était des piliers, tu essaies de bloquer avec un carton et tes habits pour créer une petite chaleur à l’intérieur. Bon on passait comme ça des jours pratiquement sans se laver, les gens te donnent ta paye, mais quand tu t’en vas, avec la saleté que tu portes, tu es obligé de rester comme ça. Pas d’eau, rien et tu ne peux pas aller dans les douches publiques parce que sinon c’est là que tu vas te faire coffrer. » Car, outre ces conditions de vie difficiles, Serge G. vit dans la crainte constante d’être arrêté et refoulé : « A Alger, on devait faire face aux menaces policières, vraiment, c’était difficile. La police ne nous accepte pas, et vous savez en Algérie quand la police vous prend… : le refoulement là jusqu’à Tinzanouaten… c’est pas possible. C’est comme ça que d’autres s’en vont, ils partent pour le Maroc et c’est comme ça que nous aussi nous sommes partis au Maroc. »

Arrivé au Maroc au mauvais moment

« C’était en septembre 2005. Je suis arrivé par Oujda. A Oujda bon, je n’avais plus de sous, je n’avais plus rien et il y avait un petit groupe là qui avait décidé de venir à pied pour Rabat. Cela devait nous prendre 22 jours. Et c’est comme ça que nous avons commencé à marcher. Nous sommes arrivés à Naïma [environ 25 km d’Oujda] et c’est là que nous nous sommes fait arrêter. » L’arrestation de Serge G. et ses compagnons précédait de quelques jours l’attaque massive des grillages de Ceuta :

« Arrivés à Naïma, la même nuit ils nous ont arrêtés, parce que nous étions fatigués. Nous avions marché et nous étions dans une petite maison abandonnée. Je ne sais pas si c’est un berger ou quelqu’un comme ça qui nous a vus et qui a informé les policiers. Il y en a deux qui ont réussi à s’échapper, mais nous les douze, ils nous ont piqués. Ils nous ont réveillés, menottés, mis dans une cellule, on est arrivés là-bas, pas de nourriture, rien. Et nous sommes restés… Normalement ils devaient nous refouler à Oujda mais nous n’avons rien compris. Nous sommes restés là-bas pendant quelques jours et une nuit ils nous ont pris et nous ont emmenés à… je crois que le regroupement c’était à Taza. A Taza, oui. Nous n’avons rien compris, ensuite quelques temps après on voit les gens arriver en masse… et c’est comme ça que nous avons été informés. Nous avons vu arriver des gens qui avaient été arrêtés à Fès, à Tanger. Des gens qui viennent chaque jour, des femmes, des bébés, des femmes enceintes. Donc nous, on ne comprenait rien, on se disait mais qu’est ce que c’est que ça ? On s’est dit que peut-être il y avait eu quelque chose. Généralement ceux qui parlaient nous disaient : ils nous ont pris à Tanger, ils nous ont pris à Fès. Il y avait même des malades. Des malades qu’ils sont allés piquer comme ça sur le lit de maladie. Et c’est comme ça qu’après ils nous ont regroupés avec des grands bus qui venaient de Bel Younes. Des blessés, des blessés. »

Expédition vers le désert

« Les blessés, c’était grave. C’est ça même qui a augmenté le nombre de morts là-bas dans le désert… parce que des gens qui étaient vraiment sanguinolents qui sont arrivés avec des blessures à la cuisse, c’était terrible. Ils sont arrivés et ils nous ont pris et ils sont allés nous jeter dans le désert. » Après le départ en bus, les migrants sont montés dans des camions : « Quand on partait pour le désert c’était des gros camions, des gros camions comme ça pour nous jeter là-haut. Il y cinq ou six camions comme ça. ». Serge G. explique que les véhicules se sont ensuite séparés pour disperser les groupes à différents points vers la frontière. « Quand nous sommes arrivés dans le désert, c’était vers 16h par là, il y avait encore du soleil, ils nous ont déposés. Ils sont allés nous jeter là-bas dans le désert, ils font une petite manœuvre, juste pour nous embrouiller, et puis… ils avaient des armes. Parce que s’ils n’avaient pas les armes…, peut-être que nous ne les aurions pas laissés faire, peut-être que…, mais nous sommes restés comme ça là et les camions sont partis. »

Dans le désert, on n’arrive pas à se situer, mais il faut marcher. Les traces de pneus des camions servent de point de repère : « C’est ce qui nous a sauvés, il fallait maintenant suivre les traces et c’est comme ça que nous avons, qu’on a pu, se regrouper. Bon, dans notre groupe il n’y avait pas de morts, c’est quand nous nous sommes regroupés qu’on a vu que des bébés sont morts comme ça. »

« Nous sommes arrivés, il y a une première dame qui est tombée d’abord. Bon, quelques heures après, ceux qui n’arrivaient plus à se supporter [à tenir seuls], surtout les blessés…, et là il fallait vraiment avoir le moral dur, avoir un moral en béton pour pouvoir continuer. On a continué, continué. Nous sommes arrivés dans un village [long silence] vraiment…

« C’est là que nous avons eu quand même un petit truc, on a eu quand même un petit truc à manger bon, un petit truc à boire. Les gens du village, ils nous ont apporté un peu de pain. On ne pouvait plus, et là si moi qui suis en train de vous parler, si on n’avait pas trouvé ce village là, bon, la distance dans le désert, peut-être que j’allais mourir, j’allais mourir. Ce jour là j’arrivais plus, j’étais fatigué, j’étais à bout. Et nous sommes arrivés, ils nous ont donné à manger et à boire et puis on est restés, on a vu qu’on avait un endroit où on pouvait se retrouver.

« Après, je ne sais pas ce qui s’est passé encore. On voit arriver des camions, des bus qui viennent pour nous prendre encore. Nous avons commencé à courir. Mais ils [les forces de l’ordre] nous ont dit : non vous restez, nous sommes venus vous chercher… et c’est comme ça, ils ont pris les gens, quand ils m’ont pris, ils sont partis encore nous déposer au palais de la culture de Oujda. »

Oujda : le palais de la culture

« C’est là qu’ils sont allés nous déposer, c’est là que j’ai pris ma première douche. Il y avait une grande salle. C’était vraiment aménagé, très bien aménagé, ils sont venus avec des grosses couvertures, ils avaient déposé des lits de camps, il y avait même un distributeur, en tout cas c’était… il y avait de la bonne nourriture, ce que nous n’avons jamais revu au Maroc. C’est parce que la pression était trop montée, donc il fallait qu’ils arrivent un peu à couvrir ce qu’ils avaient… c’était une manière de se cacher derrière des trucs qui n’ont aucune valeur. Donc ils nous ont mis dans un endroit avec des trucs qu’on n’avait jamais vus et qu’on n’a jamais revus d’ailleurs, il y avait aussi un médecin. Et puis il y avait aussi un monsieur qui était vraiment très gentil avec nous, un Marocain, il venait avec de la petite nourriture pour nous.

« Il y avait des Maliens, des Sénégalais, des Guinéens et autres. C’est à partir de là que les premières déportations ont commencé vers le Mali et le Sénégal. Généralement là-bas c’était surtout les Maliens et les Sénégalais. Moi-même j’ai approché l’Ambassadeur du Sénégal pour lui dire : moi j’ai bien envie de partir, vraiment je n’en peux plus. Il m’a dit : votre ambassadeur viendra bientôt, il faut rester, il faut rester. » Serge G. lui explique qu’il ne veut pas voir son ambassadeur car il ne peut pas rentrer dans son pays mais qu’il lui demande de l’aide pour partir au Sénégal : « Mais il m’a dit que non vraiment il ne pouvait rien faire et c’est comme ça. »

Oujda : la préfecture de police

« Quand tous ceux-là sont partis [les Sénégalais et les Maliens], nous ne sommes restés que sept au palais de la culture. Quand les déportements étaient effectifs, presque finis, ils nous ont repris encore pour nous envoyer à la préfecture de police de Oujda. La préfecture c’était une autre descente aux enfers qui avait commencé, c’était une petite cellule. En fait après, ils ont cassé le mur du garage pour pouvoir élargir un peu parce que la cellule c’était juste un petit truc, nous étions entassés. « Les arrestations se poursuivaient, elles ne s’arrêtaient pas. Beaucoup s’étaient rendus eux-mêmes puisque vraiment les conditions de vie n’étaient plus certaines, c’était surtout les gens qui vivaient en forêt. Pour ces personnes-là vraiment c’était difficile, ils étaient obligés d’aller se rendre. Plein, beaucoup se sont rendus, les Nigérians, les Ivoiriens, plein, presque toutes les nationalités, et certains étaient vraiment pressés de rentrer chez eux. Parce que c’était trop difficile. Des gens qui vivent en forêt, et quand ils sortent de la forêt, ils sont…, ils sont coupés du monde. Des gens qui ont reçu des blessures et qui ont réussi à s’échapper, les militaires sont arrivés mais la plaie a saigné, il n’y a pas eu de pansements…, et toutes ces personnes étaient restées en forêt, elles vivaient en forêt. »

Serge G. rapporte le témoignage d’un de ses compagnons de cellule, rescapé de l’attaque massive des grillages de Melilla : « Il y avait ce Nigérian. Quand ils ont été aux grillages là, il y en a un qui est mort aux grillages, lui c’est par balle, les autres, ils ont pu revenir. Mais il y en avait un qui avait une grande blessure au niveau de la cuisse, qui a pu quand même s’échapper mais après, puisque les militaires chaque moment venaient pour arrêter les gens, il fallait qu’il parte encore pour se cacher. Il est parti et la plaie a été infectée, ça a commencé à pourrir et puis… lui il est mort. Et lui qui est resté, il voyait tout ça. Il disait : je sors du pays avec deux hommes et tout le monde meurt comme ça. Et c’est comme ça qu’il s’est rendu. Lui, il n’a fait que pleurer quand il était en cellule avec nous. C’était un vrai deuil. Les morts que nous avons enregistrés aux grillages, les morts que nous avons enregistrés … dans le Sahara. Ils s’en foutent … c’est des noirs qui meurent, donc c’est pas le problème. »

Le camp militaire de Taouima près de Nador

« Et un jour, de grands bus sont venus. Cinq ou six bus. Et là ils ont été obligés de déployer vraiment la police, la gendarmerie, toutes ces forces étaient présentes. Ils nous ont menottés, des menottes en plastique, ce n’était pas les menottes métalliques. Et c’est comme ça que nous sommes partis au camp militaire. « Ils nous ont dit qu’ils nous emmenaient à Nador. A Nador pour faire quoi ? Ils ont dit que les Européens là-bas ils avaient pris un grand terrain comme ça, vous allez rester là-bas et qu’à partir de là on allait voir ceux qui allaient partir en Europe. C’était juste pour jouer avec nous ! Ils nous disaient vous allez aller à Nador, vous allez rester dans un camp, ils nous ont pas dit que c’était un camp militaire ! Bon, c’était des balivernes.

« En fait quand nous sommes arrivés là-bas, nous avons compris que là, c’est une prison… à l’air libre. C’est une prison mais qui ne dit pas son nom. Quand nous sommes arrivés, ils ont ouvert le camp militaire, ils ont ouvert les portes, les bus sont rentrés et ils nous ont déposés. Et dès que les bus sont partis, on voit toute la clôture, ce genre de camp avec des militaires partout, des armes bon, ça c’est une prison. Ils ne pouvaient pas nous garder en cellule, alors c’est là qu’ils nous ont envoyés en attendant de faire le rapatriement. Parce que, bon, si ce n’était pas une prison, pourquoi chaque jour il y a des hommes derrière toi avec des armes ? Ce n’est pas pour nous protéger ! Nous ne sommes pas des personnes importantes, nous ne sommes pas rois. Mais nous ne sommes pas des voleurs, ni des terroristes, ni des tueurs ».

L’organisation de la vie dans le camp militaire

« Les gens ont commencé à être agités et on a essayé de les calmer. On s’est regroupés par nationalité. » Ala question de savoir qui organisait la vie dans le camp, Serge G. répond : « Les militaires eux, ils s’en foutaient. De toute façon, nous étions là, eux ils s’en foutaient, ce n’était pas leur problème. »

Il raconte que grâce aux échanges avec les colonels qui géraient le camp et qui se montraient soucieux de leur situation, le quotidien a pu petit à petit être un peu amélioré : « Nous ne manquions pas de choses, de petits savons, shampoings, même les cigarettes, à la fin ils nous achetaient même des ballons. Et c’est comme ça au fur et à mesure qu’on a constaté que la garde avait baissé, que nous étions plus libres : on se promène dans le camp. » A la fin, Serge G. dit qu’ils ont réussi à avoir accès à une salle de télévision et à une sorte de petit bar où les militaires vendaient des sucreries, système qui permettait surtout de « garder les gens calmes ».

Le point noir restait la nourriture, à tel point que cela commençait à créer de graves tensions dans le camp : « Dire que nous étions bien nourris non, c’est autre chose, on était très mal nourris. Parce que la nourriture qu’on nous apportait c’était quoi ? Aujourd’hui tu vas manger des haricots, demain tu vas manger des haricots, après-demain tu vas manger des haricots, comme ça pendant une semaine. A force, une fois un matin des gars se sont levés et ils ont eu à casser des bouteilles, ils se sont bagarrés, tout ça à cause de la nourriture. » Après la bagarre et quelques négociations, les repas s’améliorent significativement au début, puis peu à peu se détériorent à nouveau.

L’organisation des retours

« Quand nous sommes arrivés, il y a eu des séries de déportations, des Maliens, des Sénégalais, des Nigérians, des Camerounais. En tout cas pas mal de nationalités. Bon maintenant nous on devait être déportés, nous les Ivoiriens et donc il fallait qu’on se prépare au face à face avec notre représentant qui allait arriver. Quand il est arrivé, dans son sac un lot de laissez-passer. Il vient, il nous dit bon vous allez rentrer au pays, le Président m’a demandé de vous faire rentrer. Moi je lui ai dit : c’est une affaire entre vous et le Président. Moi personnellement je ne rentre pas au pays. Alors il a tenté toutes les voies et moyens pour nous convaincre. »

Le groupe d’Ivoiriens tombe rapidement d’accord sur le fait de refuser de rentrer : « Partir au pays ce n’était pas la solution. On a vu ce que cela a donné avec les gens revenus d’Angola qui sont restés longtemps en prison mais moi si je rentre en Côte d’Ivoire, non seulement je vais croupir en prison, mais peut-être même que je vais me faire tuer. Et les Congolais ils étaient tellement fâchés qu’ils ont attenté à leur ambassadeur. C’était terrible dans le camp. Les gens criaient : rentrer dans un pays comme ça, un pays qui n’existe plus ! »

Certains demandeurs d’asile pensent alors que leur ambassadeur pourrait les aider à contacter le HCR. « Mais ça c’est impossible, j’ai essayé de leur expliquer. Puisque l’ambassade quand même c’est une société étatique, qui est là pour représenter les autorités de notre pays. Donc qui dit l’ambassadeur, qui dit le pouvoir. La voix du Président, du Président qui est actuellement au pouvoir, la voix du président au Maroc, c’est qui ? »

Les contacts avec le HCR

Le groupe d’Ivoiriens dont certains sont des demandeurs d’asile enregistrés et d’autres, comme Serge G., des demandeurs d’asile qui, à peine arrivés au Maroc, avaient été arrêtés avant d’avoir la possibilité de se rendre à Rabat pour faire enregistrer leur demande, sont signalés par certaines ONG au HCR, qui prend contact avec le groupe : « Il y avait une dame là, je sais plus comment elle s’appelait, qui nous appelait, elle nous disait : on va venir demain, on sera là après-demain, on sera là, on sera là. Et de toute façon on va enregistrer les gens etc. En fin de compte nous avons été obligés de regrouper les gens qui avaient l’attestation, ceux qui voulaient demander l’asile, et tout cela, et rien n’a été fait.

« Quand on était au camp là-bas on souffrait, parce que supprimer la liberté comme ça de quelqu’un, le HCR vraiment il était quand même… inapte, il était incapable de nous sortir de ce trou, moi vraiment je ne sais pas, sur qui vraiment on pouvait compter ? Ça a commencé à nous chauffer la tête. Il y a une chose qui a rendu les choses difficiles, une fois il a fait pluie, quand la pluie est tombée les tentes se sont affaissées sous le poids de l’eau qui est restée dessus. Bon cette nuit on n’a pas dormi. On est restés peut-être quatre ou cinq jours comme ça. »

La sortie du camp militaire : retour à Oujda

« Un jour la police est arrivée, ils nous ont comptés et ont commencé à refouler les gens à la frontière. Et les gens même avec qui nous étions au camp, ils ont été jetés à la frontière, arrivés là ils ont continué en Algérie, arrivés là-bas ils ont été encore arrêtés, présentement il y en a qui sont encore dans un camp militaire... je ne sais plus le nom. »

La majeure partie des migrants est évacuée et refoulée en deux vagues : « Ils ont refoulé un premier groupe, puis un deuxième groupe le lendemain. » Serge G. et quelques-uns de ses compagnons restent encore dans le camp quelques jours : « Moi je suis resté au camp, j’étais vraiment désespéré, j’avais perdu espoir. Ils venaient prendre des gens, ils faisaient partir, et on a commencé à démonter le camp, et puis après ça, un jour la police est arrivée, ils nous ont pris.

« Nous sommes arrivés à Oujda, il faisait nuit, la police nous a mis en prison et le lendemain, les militaires nous ont raccompagnés à la frontière. Quand vous arrivez, on vous remet aux Algériens, les Algériens continuent de vous dépouiller, ils vous fouillent et après ils vous disent de partir, et c’est comme ça : vous allez entrer encore au Maroc. Si vous avez de l’argent, des trucs qui traînent, ils prennent tout et vous partez comme ça. Et là il faut marcher, marcher pour arriver à la fac [campus universitaire d’Oujda] et quand tu arrives à la fac aussi, il faut maintenant lutter, comment faire pour partir maintenant sur Rabat ? Il y a beaucoup d’hommes qui ont pris le chemin à pied. »

A Oujda, Serge G. reçoit l’aide d’un militant marocain qui apporte quelques couvertures. Puis, grâce à un peu d’argent envoyé par des compatriotes, il parvient à prendre le bus avec trois autres de ses compagnons de route pour arriver enfin à Rabat.

Rabat

« J’arrive à Rabat, c’est la première fois. C’était au mois de décembre [2005], je suis arrivé ici le 22 décembre. Où aller ? Pas de local. Que faire ? Et voilà, un autre problème qui commence. On a tourné, tourné et puis on est allés là [une association caritative], ils nous ont donné des couvertures, c’était difficile. Au début, on n’a pas trouvé de logement. C’est un Marocain là qui nous a pris, qui nous a mis dans une maison, une maison abandonnée qui n’était pas habitée. On est restés là-bas le temps de trouver un truc. Comme ça après, on arrivait quand même à trouver des gens de bonne foi, qui nous ont aidés, qui nous ont épaulés. »

Serge G. se rend au HCR pour faire enregistrer sa demande d’asile : « On est allés au HCR, on allait au HCR, on allait au HCR… mais pour rentrer c’était difficile, on n’a pas pu rentrer, c’est juste jusqu’au mois de février que j’ai pu avoir mon attestation. » Après un entretien, il attend toujours la réponse à sa demande.

L’Europe ?

« Cette idée d’Europe… Moi j’avais plusieurs amis qui pouvaient quand même m’aider à partir en Europe. Telles n’étaient pas mes ambitions, telles n’étaient pas mes envies, parce que mes envies quand je suis parti au Maroc c’était quoi ? Un pays africain qui, quand même quand tu vois un peu à la télévision, semble un pays qui…, quand même si tu essaies de jouer avec ton intelligence, si tu essaies de bouquiner, voir, contacter les gens, tu pourras quand même te retrouver un peu.

« Si beaucoup ont commencé à nourrir cette idée d’Europe... Cela peut paraître un peu idiot, un peu bête de voir des gens qui à chaque moment, ils apprennent qu’il y a 100 morts, 200 morts par noyade, mais qui s’en vont. Mais ce n’est pas comme s’ils avaient atteint le paroxysme de leur idiotie, c’est du fait qu’ils se disent : “Je suis ici, je fais quoi ? Je deviens quoi ? C’est difficile les conditions de vie donc je préfère aller risquer ma vie, mourir même, en finir avec ma vie et me retrouver en Europe, là-bas il y a peut-être quelque chose à faire, il y a peut-être une brique que je peux casser quotidiennement pour gagner un euro ou deux euros, pour pouvoir manger plutôt que de quémander à chaque fois”. Donc ces personnes, même s’il y a dix milliards de kilomètres à traverser par l’océan avec un petit engin, ils vont partir. C’est les conditions de vie qui génèrent totalement cette idée, cette envie d’aller en Europe.

« Personnellement, telles n’étaient pas mes ambitions. Si je nourrissais cette idée d’Europe depuis longtemps, je serais déjà parti. »

Quel avenir ?

« Moi aujourd’hui je vois les choses, je vois que rien n’a changé parce que, nous sommes là, aucune aide, aucune structure réelle pour nous aider. Il faut manger, donc il faut s’adonner à la mendicité. Il y a des Marocains quand même qui sont de bonne foi, ils nous donnent des petites choses. Et chaque matin il faut se lever, aller se promener dans le marché. Nous habitons à côté d’un marché. Le marché est actif dans la matinée jusqu’à partir de 14h, vous voyez il y a les tomates, les aubergines, les trucs que les gens jettent et là il faut aller ramasser, bien les faire cuire et manger. Si tu es sorti le matin, peut-être aller chercher quelques petites pièces, tu pourras peutêtre essayer d’avoir quelques dirhams pour pouvoir acheter un kilo de riz et c’est comme ça. Nous vivotons, nous vivotons comme des chiens. »

Serge G. explique qu’avec le soutien de quelques ONG, ils parviennent à obtenir quelques vêtements et couvertures et une aide lorsque des soins médicaux sont nécessaires. Aides fort utiles mais pas suffisantes pour leur permettre de vivre dignement. Serge G. et ses compatriotes regrettent surtout l’impossibilité d’accéder au marché du travail et pouvoir gagner leur vie dignement. Dernièrement, lui et son groupe ont été expulsés de leur logement par le bailleur faute d’avoir pu régler le loyer.

« Avec la compétence intellectuelle que nous avons, on essaie de tourner, tourner, pour donner un peu des cours, trouver un petit travail mais vraiment toutes les issues sont bloquées. Au-cune issue qui pourra vraiment vous permettre d’avoir ne serait-ce qu’une petite activité génératrice de fonds. »

Alors quand on lui parle d’avenir... : « C’est un point d’interrogation. Parce qu’aucune aide, aucune perspective de futur, rien que des idées qui sont enfermées, une voix qui a envie d’exprimer quelque chose, qui est enfermée. Tu n’arrives pas d’abord dans un premier temps à manger, tu n’arrives pas dans un deuxième temps à satisfaire ta charge locative, tes déplacements te sont vraiment difficiles, comment est ce que… Si on vous dit d’essayer de voir, d’envisager une ouverture future, pour moi personnellement je ne vois pas, je ne vois pas [silence], personnellement je ne vois pas. »

« Nous sommes vraiment devenus aujourd’hui comme des objets en droit, toutes nos expressions, nos idées, nos envies, nos ambitions, sont restées enfermées… dans une boîte. On n’arrive pas à s’exprimer, on arrive pas vraiment à vivre comme il faut. Nous aussi nous avons nos droits ! Nous avons nos droits, nous avons nos obligations et nous avons nos devoirs. »

Quant à sa famille, il n’en a aucune nouvelle, ce qui dans un sens, malgré la douleur, lui semble préférable, pour ne pas les inquiéter : « Ils sont au village là-bas, je ne sais pas s’ils sont encore en vie, ce qu’ils sont devenus. Depuis que je suis sorti je n’ai pas de nouvelles. Mon enfant ? Mon père ? Je l’ai laissé assez fatigué, il arrivait quand même à se maintenir pour maintenir le cap de la famille. Ma mère ? Je ne sais pas. Mes frères, que sont-ils devenus avec ce climat pourri d’injustice ? Je n’ai aucune de leurs nouvelles, ils n’ont aucune de mes nouvelles. Je me console seul et puis avec ma foi. Je sais que quand même ils seront protégés et je vais me débrouiller moi-même avec mes propres ressources. Et je vais lutter. »