L’État-nation, incapable de fournir une loi pour ceux qui avaient perdu la protection d’un gouvernement national, remit le problème entre les mains de la police » : Hannah Arendt caractérisait ainsi, il y a un peu plus de cinquante ans, le sort de ceux qu’elle appelait les « sans-État » (cf. Les origines du totalitarisme. L’impérialisme, 1951, p. 266). La question politique de leur privation d’une protection d’un État s’était trouvée niée, dès les années 1930, dans l’appellation apparemment technique et démographique de « populations déplacées », toujours en vigueur. En outre, les camps d’internement (ceux des réfugiés espagnols dans le sud de la France, par exemple) avaient été, dès cette époque, la réponse systématique à ce qui était ramené à un simple « problème de résidence » pour ces populations. Plongés dans le trouble de l’exil et les risques de l’anonymat, les réfugiés disent une complainte qui reste inaudible : « Personne ne sait qui je suis ». En fuyant, ils ont dû renoncer à leur citoyenneté qui est le nom d’une double relation politique – à la fois reconnaissance et protection d’un État. Ils sont devenus des sans-État de fait. Il fallut la guerre froide pour que le monde occidental, voulant être la terre d’accueil des « bonnes » victimes du communisme, crée l’institution ad hoc et, à l’origine au moins, provisoire, tout en la dotant d’un message universaliste [1] . En effet, avec la création du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) en 1951, on pouvait attendre que cet organisme crée les conditions d’un espace de reconnaissance et de parole en se portant garant de la « protection » (physique et juridique) et du respect des droits de l’homme pour celles et ceux qui avaient perdu ces droits de leur État d’origine sans l’avoir encore recouvré du même, ou d’un autre. La suite confirma ce qu’on savait depuis les mesures d’accueil des étrangers en France au XIXe siècle : toute politique d’assistance est simultanément un instrument de contrôle des « ayants-droit » [2] . Plus grave, on peut se demander aujourd’hui si le HCR n’est pas en train d’abandonner sa mission fondatrice de protection des sans-Etat pour la transformer en une vague intention humanitaire et morale, annexée aux politiques de contrôle des flux et de rejet des indésirables, politiques qui prennent corps ces dernières années dans le monde, en particulier en Europe et en Afrique.
L’année 2005 s’est terminée par l’effroyable massacre, par la police égyptienne le 30 décembre, d’un nombre de Soudanais oscillant selon les informations entre 27 personnes dont 7 enfants (chiffres officiels) et plus de 150 personnes selon les représentants des réfugiés [3]. 635 autres ont été placées dans des camps de détention le même jour, menacées d’expulsion vers le Soudan (183 s’y trouvaient encore le 24 janvier selon le HCR). Ce 30 décembre, ils étaient un peu plus d’un millier à réclamer un resettlement (« réinstallation dans un pays tiers ») en occupant depuis trois mois un parc situé près de l’enceinte du HCR au Caire, dans un acte de manifestation publique pour leurs droits. Tous déclaraient être en butte au racisme anti-noir de la population arabe égyptienne, et dans l’impossibilité de retourner dans leur pays encore partiellement en guerre. Cependant, au même moment, le HCR annonçait un objectif de rapatriement de 60.000 Soudanais pendant le premier semestre 2006 depuis les pays voisins bien que, de l’avis général, la situation au Sud-Soudan comme au Darfour ne soit pas sécurisée. Si peu sécurisée d’ailleurs que le HCR a, début janvier, décidé de réduire sa représentation dans la région du Darfour, dans l’ouest du Soudan, le conflit armé avec le Tchad voisin étant jugé imminent. Pourtant, les opérations de rapatriement se poursuivent au mois de janvier. La perspective est effrayante pour les réfugiés et autres « clandestins » soudanais. C’est bien connu, partout en Afrique les annonces de rapatriement que fait le HCR donnent lieu d’abord à une période de « retours volontaires » individualisés, puis à une période dite de « retours collectifs » dont tous les réfugiés savent qu’elle signifie le début de l’organisation des retours « non volontaires ».
Un fait est particulièrement important : les manifestants soudanais ont été tués par l’intervention brutale d’un régiment de 6000 policiers après que le représentant régional du HCR ait considéré le dossier bouclé, et qu’il ait demandé au gouvernement égyptien de « prendre d’urgence toutes les mesures appropriées pour résoudre cette situation avec des moyens pacifiques » [4] : les manifestants n’étaient plus qu’un problème d’encombrement urbain aux abords du siège du HCR. Cela signifie que ce massacre est précisément celui de « déboutés » (appelés closed files, « dossiers fermés ») et de citoyens sans État. En effet, la cible de leur protestation n’était pas le gouvernement égyptien mais le HCR, seul interlocuteur auquel ils soient en droit de s’adresser, et qui les avait rejetés. Déboutés, ils manifestaient pour demander l’application de leurs droits à demander l’asile, le resettlement, plus généralement à demander au HCR une protection en lieu et place d’une non-protection d’un État absent ou défaillant.
Le cas n’est pas isolé. La situation des réfugiés, déplacés et demandeurs d’asile dans le monde contient cette double particularité aujourd’hui d’être une situation d’extrême relégation, qui peut aller jusqu’à la mise en quarantaine territoriale et finalement jusqu’à la mort, et d’émergence politique sous des formes tout aussi extrêmes. Le dernier trimestre 2005 a vu l’accélération des mises en danger de mort de réfugiés et demandeurs d’asile dans un contexte où la politique prend de plus en plus la forme d’une police mondiale qui fait la chasse aux indésirables. La non reconnaissance des réfugiés et demandeurs d’aide produit partout des « déboutés ». Ceux-ci demandent l’application de droits humains et manifestent. A Kabul, début octobre, dix grévistes de la faim demandent leur régularisation par le HCR qui leur donne en partie satisfaction lorsque les médias commencent à s’intéresser à la manifestation. Près de deux mois plus tard, deux d’entre eux tentent de s’immoler par le feu devant le siège de l’ONU après que le HCR ait arrêté son aide et refusé de leur accorder un resettlement. En Guinée en juin 2003, des exilés de Sierra Léone vivant à Conakry demandent au cours d’une manifestation de rue dont la cible est le HCR, d’être reconnus et aidés par l’agence onusienne. La réponse du HCR donne satisfaction à la demande du gouvernement guinéen qui exige de régler la question comme un problème d’ordre public : les réfugiés doivent se rendre dans les camps de la région forestière, à 600 km de là, faute de quoi ils seront considérés comme illégaux ; « après la date du transfert [vers les camps], les réfugiés qui resteront à Conakry courent le risque d’être pris de force dans les rondes » de la police guinéenne, le HCR se déresponsabilisant de fait de leur protection [5].
Et donc les réfugiés, les déplacés, les demandeurs d’asile en attente de régularisation, et plus encore exit toute reconnaissance d’une situation de sans-État. La figure aujourd’hui dominante est celle du « débouté », dernier niveau sur l’échelle des recours imaginables. Produite avec la collaboration du HCR, elle représente le stade limite de l’abandon des « sans-État ». Au-delà, il y a le droit de tuer des civils, droit que se donnent en toute liberté les États les plus avancés dans la chasse aux indésirables par tous les moyens, légaux ou illégaux. Onze déboutés de demandes d’asile et « clandestins » sont ainsi morts, dans la nuit du 28 au 29 septembre 2005, sur les hautes grilles qui font la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Ceuta (où une barrière de trois mètres de hauteur a été dressée), tués par les polices espagnoles et marocaines qui ont pris le droit de tirer dans la foule. D’autres ont été, selon diverses associations, transportés et laissés dans le désert du Sud Marocain, d’autres près de la frontière algérienne : ils ont disparu.
Où en est le HCR ? En se mettant de plus en plus nettement au service des politiques européennes et africaines qui remettent en cause le droit des réfugiés et demandeurs d’asile, le HCR penche clairement du côté du contrôle des flux et du confinement des indésirables, au détriment de la protection des sans-État, sa mission initiale. Celle-ci serait-elle devenue caduque, comme semblent le démontrer ses initiatives des dernières années, particulièrement vis-à-vis des réfugiés et « clandestins » africains ? Là, les représentants de l’agence sont bien éloignés de l’image édulcorée qu’on a du HCR dans les pays européens. Il faut bien le dire, sur les terrains africains, le HCR joue essentiellement un rôle de grand ordonnateur du gouvernement humanitaire, dispositif de contrôle des réfugiés par leur mise en camp et par l’organisation des flux, pour lequel il met à contribution chaque année au moins 500 ONG sous contrat dans le monde. Sans doute certains États se réjouiraient-ils que le HCR laisse dissoudre son mandat de protection internationale en un simple et éventuel complément « pacifique » ou « humain » des politiques européennes et africaines actuelles de contrôle des migrations. Sa position est d’ores et déjà très affaiblie, et si l’on parle à Genève d’autocritique après le massacre du Caire, celle-ci reste confidentielle. Pourtant l’organisme est public et international, et le débat public est nécessaire.
Car la question politique des sans-État se pose plus que jamais, même si les termes ont bien changé depuis la création du HCR il y a cinquante-cinq ans. Aujourd’hui encore, quelles que soient les catégories juridiques et identitaires dont on les gratifie depuis des décennies sur les chemins d’exil, ceux qu’on nomme « réfugiés », « déplacés internes », « refoulés » ou « clandestins » sont toujours renvoyés à la question essentielle de leur citoyenneté, qui seule leur ouvre la voie vers le « droit d’avoir des droits ». Le cercle vicieux des catégorisations segmentent et enferment les individus en fonction de causes pré-calibrées (« économiques », « familiales », « humanitaires ») de leurs déplacements. Mais les départs ne se résument jamais à une seule cause, dès lors qu’on les observe de manière un tant soit peu approfondie. Ainsi, même dans une région en pleine guerre, c’est l’impossibilité de travailler et donc de se nourrir qui peut être le déclencheur du départ d’une famille de chez elle. Tous les interrogatoires détectant les « faux » réfugiés nient la commune cause première de l’exil qu’est la perte de protection d’un État face à une détresse, une violence, un déséquilibre, une impossibilité de rester. A l’opposé d’une politique de rejet des indésirables, il est urgent de réfléchir à l’édification d’une véritable co-responsabilité internationale permettant de faire exister la citoyenneté de tous ceux qui ont perdu la reconnaissance et la protection de leur État. Coresponsabilité dans laquelle la part politique du HCR serait toute à reconstruire.
Michel Agier 26 janvier 2006