Depuis le début de l’intervention soviétique en décembre 1979, la population afghane au pays ou en exil au Pakistan et en Iran a vécu dans une situation de guerre tout à tour ouverte et larvée. Contrairement à leurs attentes, la chute des Talibans et l’intervention américaine n’ont pas apporté une amélioration en profondeur des conditions de vie en Afghanistan, en particulier en dehors de Kaboul Un des phénomènes les plus dramatiques est constitué par l’importante vague suicides de jeunes filles réfugiées de milieu rural revenant en Afghanistan, en particulier de l’Iran. Des rumeurs officieuses recensent plusieurs centaines de décès par immolation par le feu, concentrés dans la région de Herat, à cent kilomètres environ de la frontière iranienne [1]. En dehors de quelques rares articles généraux sur le web et la presse, il n’existe, jusqu’ici, aucune étude sur ce problème. Selon des informateurs, la situation ne cesse de s’accroître.
Le suicide comme dernier recours n’était pas inconnu sous le régime Taliban, des rapports de l’organisation féministe laïque et indépendante RAWA [2] en ont souvent fait état. Il semblerait qu’il s’agissait alors d’actes désespérés de la part de femmes, souvent isolées, tout fait désorientées par la guerre et privées de tout soutien. La situation actuelle est très différente : les jeunes filles en question ne sont guère seules, au contraire, et sont entourées de leur famille qui cherche à reconstruire une nouvelle existence selon des paramètres reconnaissables.
Si la configuration d’une période de fin de conflit est particulière à la conjoncture afghane, le suicide des femmes comme forme de protestation ultime s’est répandu en Asie et au Moyen-Orient. Une situation analogue se retrouve dans les zones rurales un nombre de pays en voie de développement ou alors très pauvres, la Chine en premier lieu, le Sri-Lanka et en Anatolie orientale où le sort des jeunes filles kurdes est comparable en de nombreux points à celui de leurs congénères afghanes.
Le retour au pays des réfugiés afghans est semé d’embûches. La situation est souvent plus dure qu’en exil. L’absence de puits, d’électricité, de services de santé et d’écoles représente une régression par rapport au niveau de vie même dans les camps de réfugiés ou dans les bidonvilles. Cette régression n’est pas uniquement matérielle, elle s’exprime parfois dans un retour à des formes de répression traditionnelle, une vie familiale selon des normes anciennes qu’un bon nombre de jeunes filles surtout n’avaient jamais connues, étant nées à l’étranger. Le retour au pays ne s’est pas accompagné de la liberté promise par la destitution des Talibans : dans les provinces du sud peuplées par des islamistes, des écoles pour filles sont régulièrement incendiées et les perspectives professionnelles s’amenuisent. La réaction de Yasmin est typique : âgée de 18 ans, elle est née au Pakistan et a vécu la plupart de sa vie dans un camp de réfugiés avant de revenir avec sa famille en Afghanistan en 2004 :
“Quand je suis rentrée à Kaboul, je n’ai pas arrêté de pleurer, jour et nuit. Ce Kaboul dont j’avais rêvé toute ma vie était devant moi, mais laid, défiguré, en ruines. Toute ma vie, on m’avait promis un endroit magnifique, j’étais persuadée que j’allais trouver le paradis, c’est le contraire…”
Aujourd’hui, après un quart de siècle de guerre et souvent d’exil les jeunes filles afghanes ont été confrontées à de multiples modèles de modernité féminine, qui les interpellent à degré variable. Comme dans d’autres pays d’après-guerre – en France et en Angleterre en 1918 ou en 1945- la vie ne saurait reprendre selon des critères jusqu’ici immuables. Les familles qui ont imaginé pouvoir continuer comme auparavant, une fois le foyer familial retrouvé, ne paraissent pas vouloir tenir compte du vécu de la jeune génération élevée le plus souvent en exil. Leur désarroi jusqu’ici peu examiné est immense, ainsi qu’en premier lieu, la déception de se retrouver dans un pays incompréhensible. L’adaptation au nouveau milieu est certes difficile, plus encore sera l’obligation de s’insérer dans une série d’obligations familiales si ces jeunes filles ont reçu un début d’éducation dans un contexte de vie stimulant.
Si les camps de réfugiés sont caractérisés partout par une forte population féminine, la situation est transformée au village ou à la ville avec la présence d’une population masculine non-alliée, y compris les milices et associés des chefs locaux. C’est ce qui sert à justifier l’enfermement accru des filles, tout en conférant sans doute un sentiment d’orgueil et de sécurité aux familles qui retrouvent leurs prérogatives traditionnelles, soustraites enfin au regard inquisiteur des instances humanitaires ou policières dans les pays d’accueil.
Dans cet article seront examinés les aspects de ce vécu de guerre qui n’ont, en dernière analyse, pas permis une réconciliation avec les pressions familiales. La presse occidentale incrimine généralement le mariage arrangé et les institutions traditionnelles [3], tandis que la presse locale accuse les façons de faire trop modernes. À cela nous ajouterons une cause inédite : la valeur de l’exemple islamiste féminin venant d’Iran sur la jeune population féminine réfugiée.
Mariages de paix, mariages de guerre
La plupart de ces suicides au lieu au moment du mariage ou des fiançailles qui cependant continuent à se réaliser selon des critères traditionnels. Ce qui semble nouveau ici, c’est l’implication d’un jugement que ces jeunes filles portent envers l’institution-même du mariage. Dans son célèbre essai sur le suicide, Durkheim a noté que les suicides des femmes sont plus fréquents dans des sociétés où le divorce est interdit, assimilant ce type de suicide à celui des esclaves et mettant ainsi en parallèle les deux statuts. [4] C’est comme si, à l’instar des femmes occidentales du XIXe, ces jeunes filles avaient à présent pris conscience de l’aliénation implicite d’une situation de laquelle aucune sortie n’est envisageable. Si le mariage traditionnellement implique une sécurité matérielle et la prise en charge de la femme par son mari, en échange d’une abnégation totale, celle-ci paraît désormais un prix trop élevé à payer.
Dans la société afghane rurale, le mariage reste une entreprise familiale où le pouvoir de décision des filles, reste quasiment inexistant, en dépit du consentement théoriquement requis par l’Islam. Le domaine privé, celui qui concerne la gestion de l’honneur familial, demeure celui où les traditions tribales pre-islamiques dominent. En dehors de la consommation, les principales transactions peuvent se dérouler sans la présence des principaux intéressés. Du point de vue afghan, un mariage arrangé n’est pas identique à un mariage forcé, assimilable à un rapt, cette catégorie s’applique aux pseudo-cérémonies orchestrées à la Kalachnikov où des pères de familles étaient contraints à laisser épouser leur fille par un Moudjhaddin, un militant Taliban ou aujourd’hui comme autrefois un membre de différentes factions de l’Alliance du Nord. C’est une perte d’honneur pour toute la famille. Tout le contraire d’un mariage soigneusement arrangé par les familles.
La coutume afghane penche pour le mariage patrilocal [5], la configuration préférée étant l’union entre les enfants de deux frères (ou deux cousins), qui se connaissent au moins de loin. Les femmes deviennent objet de la propriété masculine et font l’objet de transactions financières complexes au moment du mariage : la compensation matrimoniale, à savoir le prix payé pour l’obtention d’une épouse appauvrit souvent sa nouvelle belle-famille envers qui elle se trouve en position de perpétuelle débitrice. Les réformes périodiquement tentées par l’État (les rois progressistes Habibullah, puis Amanullah et le gouvernement communiste à l’époque du PDPA) pour diminuer ces sommes traditionnellement excessives ont soulevé des protestations extrêmes, même par les femmes qui s’estimaient bradées. Du moment qu’elle entre dans la maison de ses beaux-parents où elle passera le restant de ses jours, la bru se doit d’offrir son labeur inconditionnellement à sa nouvelle famille pour la rembourser, même si la somme a été intégralement versée à son père. Son statut ne changera que lorsqu’elle aura mis au monde des garçons qui contribueront à leur tour à la fortune familiale.
Le monde rural afghan est caractérisé par une brutalité à tous les niveaux, tout à fait intégrée et acceptée par chacun de ses membres. Comme dans d’autres sociétés patriarcales y compris celles autour du bassin méditerranéen décrites par Germaine Tillion [6], l’éducation des femmes est réellement un entraînement à la souffrance et au déni total de soi. Les proverbes pachtounes témoignent précisément des limitations auxquelles elles sont condamnées : “les seuls endroits pour la femme sont la maison ou le tombeau”, alors que l’existence masculine est souvent comparée à celle des oiseaux de proie. Les garçons sont encouragés à frapper leurs grandes et petites sœurs, comme un entraînement à la domination pour leur futur mariage, et cela avec la bénédiction des mères qui y perçoivent un exercice instructif pour les deux sexes. À la veille de son mariage, la mère d’un informateur pachtoune, lui avait conseillé ‘” Lors de ta nuit de noces, sois gentil, mais pas trop, il faut que qu’elle sache que tu es le chef”. Son épouse était âgée d’à peine quinze ans, et comme la plupart des jeunes filles, tout à fait ignorante en matière de sexualité. Afin de maintenir ces axes de domination séculaire, les mères et belles-mères s’appliquent à consolider les bases de leur propre pouvoir. Les épouses des fils sont entièrement à leur service et elles s’assurent ainsi par avance de l’apprentissage des moyens qui serviront à assurer la docilité des jeunes brus. Un bras cassé, constitue un des aléas du mariage dans les milieux ruraux, près de l’entrée est posé un bâton dont l’homme se sert pour corriger sa femme et ses enfants. Dans les camps de réfugiés, ce que dit Leilouma est partagé par d’autres “Mon mari a le droit de me frapper si le repas n’est pas prêt quand il rentre ou la maison est sale, c’est écrit dans le Coran” [7] A son tour, elle n’hésitera pas à reproduire cette violence à l’encontre de ses propres enfants et ses jeunes belles-sœurs. En vérité, dans la société traditionnelle, ces valeurs sont intériorisées au point de ne pas susciter de tourment moral, en dépit de l’évidente douleur physique. Mais la guerre a accéléré des chamboulements à tout niveau :à partir du moment où cette souffrance a atteint le champ de la conscience elle est devenue pour nombre de jeunes femmes réellement intolérable.
Pendant la guerre et surtout dans la période de paix relative actuelle. les bouleversements sociaux ont entraîné une gamme de transformations irréversibles à laquelle les structures traditionnelles n’ont pas su s’adapter. Si des questions d’affinités pouvaient éventuellement rentrer en considération, depuis ces dernières années où les conditions de guerre se sont prolongées, la misère a édicté des choix fondés de plus en plus sur des priorités économiques. Les problèmes sont démultipliés. La forte mortalité des combattants a laissé un surplus de jeunes femmes dont le célibat reste aussi impensable qu’avant guerre. La polygamie, relativement rare chez les Pachtounes, a connu un essor de même que le lévirat [8]. Le problème récurrent du douaire se pose de façon poignante, surtout dans les familles gérées par des veuves pour qui le mariage des filles est la seule source de revenus. C’est bien ce qui a généré des unions cruelles entre des petites filles impubères et des vieillards, généralement mal vues par la communauté tant réfugiée que de retour au pays. Il est probable que les mariages aujourd’hui sont encore moins heureux que ceux des générations précédentes, même selon des critères traditionnels. De plus, avec l’éclatement des familles, les jeunes brus n’ont plus le recours traditionnel d’aller se réfugier chez leurs parents en temps de crise.
Dans la société traditionnelle, il existait malgré tout une régulation interne, des limites non-dites à la brutalité acceptable : ainsi, l’effusion de sang n’est pas permise et autorise des recours à une autorité extérieure. La victoire islamiste sur le patriarcat semble avoir déplacé, voire anéanti ces limites : le statut des femmes est tombé au plus bas de l’histoire afghane. Leur oppression est à présent légitimée par l’application brutale d’une lecture rigoriste de la l’Islam, avec des conséquences jusque sur la santé des femmes [9]. Cette situation est la conséquence de la guerre, et comme nous l’avons démontré dans notre thèse de doctorat récente, le produit du projet social afghan qui a mûri pendant un quart de siècle à Peshawar et dans les camps de réfugiés [10]. Un mode de gestion fondé sur des pratiques de loi tribale mâtinées d’Islam reconfiguré en a émergé, détruisant la mémoire comme la perspective de toute structure progressiste pouvant contribuer à l’évolution du statut des femmes et de leur participation politique. C’est la culture et la société des camps qui ont fourni un nouveau stéréotype féminin que les Moudjhaddins, puis les Talibans ont exporté vers Kaboul, où sont écartées les options de l’Occident, bien entendu, mais aussi celles venant d’autres sociétés islamiques ou islamistes. Cependant, en même temps, par les médias et la diffusion globalisée des idéologies mondiales, ces femmes ont également appris l’existence d’autres options de vie et se sont mises à interroger leur propre sort.
La prise de conscience des femmes pendant l’exil
Parmi tous les renversements, peut-être le plus significatif est celui qui est en train de s’opérer auprès des jeunes filles issues de la guerre, tout particulièrement celles qui ont été réfugiées. Le séjour à l’étranger paraît avoir suscité un double mécanisme, une prise de conscience à la fois des droits humains en général et de la légitimité d’une revendication individuelle. Ce processus a habilité la lente constitution d’une notion de sujet avec des désirs propres et plus encore un sens du refus. Celui-ci leur a permis de mettre en question les valeurs centrales touchant à la fois les valeurs tribales et un Islam traditionnel, en particulier la ségrégation des sexes tant physique, spatiale, et morale. Amina Safi Afzali du Afghan Human Rights Commission incrimine surtout les médias comme d’autres, mais analyse les conséquences avec une lucidité rare “ Il y a beaucoup plus de pression sur les jeunes afghanes aujourd’hui parce qu’elles ont appris ce qu’était la liberté par le biais de la télévision et la radio et se rendent compte qu’elles n’en bénéficient pas. Autrefois, la jeune fille savait qu’elle appartenait à sa famille, qu’elle n’existait que pour son père et son mari ; elle savait qu’elle n’était pas libre. Maintenant les jeunes filles savent qu’elles ont des droits et sont prêtes à se brûler vives pour montrer à la société qu’elles en sont privées” [11]
La revendication d’un espace autonome se butte à présent à l’institution la plus vénérable de tous, le mariage. Sans pouvoir le formuler dans un discours cohérent, les jeunes filles réclament un respect de leur propre personne, en tant que personne individuelle, notion tout à fait étrangère dans leur contexte traditionnel. Si elles acceptent le choix des parents ( ce que nous verrons un peu loin est à présent remis en question), elles émettent un jugement sur ce que les maris et les belles-mères estiment être leur droit : la brutalité conjugale paraît à présent non seulement indésirable, mais tout à fait inacceptable. C’est moins le geste en lui-même courant dans une société violente à tous les niveaux, mais l’offense faite à celle qui refuse d’être celle sur qui on peut décharger une agressivité sans limites. Il est quasiment impossible de rompre des fiançailles, la perte de l’honneur pour la famille par une rupture ou un divorce serait totale, elles le savent bien. Ainsi, un nombre croissant de jeunes filles - parfois à peine sorties de l’enfance, ont recours à un suicide protestataire.
Une impossible modernité : le modèle islamiste
La majeure partie des suicides afghans concerne la communauté surtout pachtoune réfugiée revenue de l’Iran [12]. C’est un point qui jusqu’ici n’a pas été examiné et qui pourtant livre les clefs des raisons profondes de ces suicides. Les réfugiés revenant d’Iran s’accordent pour dire que les conditions en Iran étaient encore plus dures qu’au Pakistan : l’aide internationale était minime et les Iraniens les considéraient comme des êtres primitifs, incultes, exerçant une véritable discrimination à leur égard.
Amina Safi Afzali, citée ci-dessus, a remarqué que parmi les victimes figuraient une proportion importante, de jeunes femmes instruites [13], des infirmières et des enseignantes qui, selon elle, avaient connu des alternatives de vie en exil et qui n’étaient pas prêtes à renoncer à leurs acquis une fois de retour au pays. Elles avaient passé leurs années d’exil non pas dans des camps, mais dans des agglomérations urbaines. En dépit des conditions difficiles, elles avaient su tirer des avantages, surtout si elles avaient pu entreprendre quelques études.
Un changement social s’était alors opéré : du milieu rural le plus défavorisé, elles accédaient aux premiers échelons de la petite bourgeoisie, gagnant de l’argent et la possibilité d’une gestion, même infime, d’une partie de leurs ressources. Le pouvoir et la liberté provenant de ce statut ont contribué à les déclasser, surtout par rapport aux hommes de leur propre famille qui tout au plus pouvaient espérer un travail mal payé dans les chantiers de construction ou les briqueteries. Dans une même famille, la présence simultanée d’un journalier illettré et d’une institutrice salariée créaient forcément un déséquilibre. Un brusque accroissement de fortune, note Durkheim, est aussi néfaste et déstabilisant que le contraire. Une société patriarcale est ébranlée en profondeur si des femmes jusqu’ici calfeutrées dans l’espace privé commencent à devenir le principal soutien des familles. Entre autres, elles démontrent de façon éclatante qu’elles peuvent tout à fait se passer d’un mari pour survivre. En outre, la jalousie ressentie par les frères et les maris occasionne une répression accrue une fois la famille rentrée au village. Des articles sur la condition des femmes en Afghanistan commencent à faire ressortir ce problème en évoquant la répression brutale des femmes qui travaillent pour des sociétés occidentales. Devant leur perte de contrôle, leurs familles les séquestrent parfois pour les marier de force et les soustraire de la vie active. Pour la première fois, c’est la différence du niveau social qui est à l’origine de la détresse des jeunes femmes. [14] Ainsi l’aveu d’ Eliaha, âgée de 19 ans, autrefois réfugiée en Iran et de retour à Kaboul. Ses employeurs, impressionnés par ses compétences avaient proposé de l’envoyer au Canada. Selon l’article, la famille aurait réagi en la battant quasiment à mort et en lui imposant comme époux son cousin qui a trois ans de moins qu’elle. : “Je ne veux pas l’épouser, il n’est pas instruit et en plus c’est un boucher”. Fille de menuisier, par son niveau d’instruction et son travail rémunéré Eliaha a changé de niveau social : le mariage avec un boucher lui paraît une humiliation inacceptable. Comme dans tout le sous-continent et les bouchers, comme les travailleurs de cuirs sont tout en bas de l’échelle. Eliaha est en mesure d’opposer un système de classe sociale avec ses prétentions et son capital symbolique aux hiérarchies traditionnelles, de clan comme de caste. Il se peut qu’elle paie de sa vie puisqu’elle aurait menacé de se tuer si on lui imposait ce mariage. En vérité, la hiérarchie est renversée à tous les niveaux. Les unions sont caractérisées par le principe d’hypergamie, les filles épousant un homme d’un statut supérieur au sien : à présent cette règle, tout comme en Occident, est ébranlée. L’ arrivée sur le marché du mariage de jeunes filles instruites, donc de niveau est plus élevé que les prétendants illettrés pose des problème d’équilibre au plus profond de la société.
Eliaha est revenue, elle aussi d’Iran et non pas du Pakistan et avait donc passé de longues années non pas dans un camp de réfugiés écarté, mais dans une petite ville. Le contexte iranien particulier revêt une signification capitale. La révolution iranienne, si elle a pu être essentiellement répressive pour la bourgeoisie urbanisée surtout éduquée, n’est pas nécessairement perçue ainsi par les classes les plus défavorisées, en particulier pour les jeunes femmes qui auraient été enfermées dans la vie rurale traditionnelle sans perspective de changement. D’un point de vue des classes moyennes, ce qui semble extrêmement restrictif paraît proprement vertigineux pour les réfugiées rurales sortant de leur village afghan, encore plus limité en possibilités que leur équivalent iranien.
Une fois sur place, les familles avaient été moins récalcitrantes devant l’offre iranienne que celle mise en place par les organismes humanitaires étrangers, d’autant plus qu’il n’y avait pas de problèmes de langue, puisque le dari est dérivé du persan. Sans doute avaient-elles le sentiment de pouvoir contrôler ce qu’apprenaient leurs filles, ce qui était impossible ailleurs. En dépit d’une ouverture certaine envers les femmes voulue par les institutions d’état iraniennes, aucun patriarche afghan ne pouvait accuser l’environnement d’être anti-islamique. C’est ainsi que ces jeunes filles ont pu circuler avec une liberté inimaginable en Afghanistan ou au Pakistan, et s’imbiber quotidiennement d’un mode de vie alternatif.
Le modèle iranien est puissamment séduisant pour les jeunes afghanes, puisque la modernité autorisée est mâtinée d’un islam rigoureux qui maintient leur respectabilité, ce dont la proposition occidentale est tout à fait dépourvue. L’islamisme propose une modernité paradoxale se ressourçant dans la tradition tout en permettant un accès, même aux jeunes femmes d’un milieu modeste, à l’espace public, en particulier aux universités jusqu’ici réservées aux élites masculines. Certes, l’intégration au monde du travail n’est guère facile ensuite et devient source de colère rentrée (avant que la graduelle sociabilisation des femmes permette un jour la revendication ouverte). Il faut peut-être considérer cet aspect comme un problème qui se résoudra à long terme : après tout en France, jusqu’en 1966, les femmes n’avaient théoriquement pas le droit de prendre un emploi sans l’accord de leur mari. Il est probable qu’après une génération d’accès à l’éducation généralisé, à moins d’une régression sociale aiguë, ces jeunes femmes ne cesseront de développer leurs exigences qui les équiperont pour la revendication politique. Néanmoins, la porte du mahram, de l’espace privé s’est à présent ouverte vers le monde et permet, pour la première fois de son histoire, à la jeune génération féminine issue de milieux populaires d’être pleinement de son époque, sans renoncer à ses valeurs de base. C’est ce qui explique à la fois le succès de la révolution iranienne et l’échec des tentatives communistes en Afghanistan
De plus, les jeunes filles afghanes ont pu voir, au niveau des micro-conduites comment les modes de répression ont pu être détournées. Dans les villes, le voile devient objet de coquetterie, par moments révèle, par des jeux de couleur et de transparence, plus qu’il ne cache [15]. La possibilité de transgression, même à ce niveau paraît grisante et surtout inimaginable dans le contexte tribal afghan où pareille liberté pourrait être taxée de grave faute d’honneur.
Ayant rencontré une option réellement viable, il est d’autant plus difficile de retourner vers une forme de vie brutale où toute notion d’un destin personnel pour une femme est littéralement impensable. La situation à Herat, sous la houlette d’Ismaël Khan d’abord et à présent son successeur Mohammed Khairkhwa, n’a rien à envier aux Talibans, ce qui rend le retour pour ces jeunes femmes doublement douloureux. L’Afghanistan d’après les Talibans n’a pas de projet étatique pouvant satisfaire les demandes pourtant timides de sa population féminine : ce qui en tient lieu constitue un bricolage entre une reconnaissance officieuse des droits de la personne rendu obligatoire par une alliance avec l’Occident, la charia’h et des restes des constitutions plus anciennes.
Le problème du suicide touche bien moins les communautés revenant du Pakistan ou celles qui continuent à séjourner dans les camps de réfugiés. Dans les meilleurs cas, elles ont pu bénéficier de la politique de l’aide humanitaire égalitaire, une révolution en soi qui a transformé leurs attitudes envers leurs corps et leur douleur. La santé a été présentée comme un droit que les femmes revendiquent au moins au nom de leurs enfants même si pour elles n’en sont pas tout à fait convaincues pour elles-mêmes. Les écoles mises en place par les grands organismes humanitaires pour une minorité d’enfants qui s’y rendent - surtout des garçons - se cantonnent à une alphabétisation de base et n’abordent pas les problèmes existentiels. Sans un environnement stimulant, une éducation aussi frustre, avec des enseignants peu ou pas formés ne sert pas à grand-chose. Le modèle pakistanais de la région des camps n’a rien à envier à leur situation, l’oppression des femmes est la même. À partir des camps de réfugiés et des bidonvilles, le spectacle des vies locales ne saurait constituer une inspiration. Les enfants des deux communautés travaillent, mendient alors que leurs parents croupissent dans la misère et les filles sont enfermées, surtout dans ces régions gouvernées par la coalition ultra-conservatrice MMA (Mutahidda Majlis-e-Amal) proche des Talibans. Seules les classes aisées ont accès aux privilèges que se sont partiellement appropriés aujourd’hui les jeunesses populaires iranienne et turque.
Paradoxalement, un des éléments de la solution à long terme pourrait venir de la communauté qui s’est réfugiée en Iran Il se pourrait que la jeune génération tente d’importer des éléments de ce modèle social viable dans la société rurale profondément religieuse qui est la leur, afin d’y penser les bases d’une société islamique où des femmes de milieu populaire aient l’option de participer pour la première fois de leur histoire. Ce sont ces réfugiés revenant de l’Iran et du Pakistan qui sont plus à même de construire un projet national ensemble, en particulier les jeunes filles qui ont tout à gagner d’un état fort et centralisé qui puisse entériner leurs droits en tant que citoyennes à part entière d’un Afghanistan moderne. C’est ce qu’on a pu déjà voir avec la participation massive des femmes aux dernières élections
Les shahidé du monde traditionnel
Dans les pays où le taux de suicide féminin est élevé, on rencontre des facteurs récurrents : un milieu rural, une culture où les droits des femmes sont traditionnellement minimes, voire inexistants, une rencontre récente avec le progrès technique, surtout la télévision, une certaine expérience de l’éducation et l’accès aux soins, la décomposition de la famille étendue traditionnelle, la perception d’alternatives viables à leur propre mode de vie. Elles ont surtout pris conscience des mécanismes d’oppression qui régissent leur vie en tant que femmes et la brutalité dont elles sont l’objet leur parait à présent irrévocablement insupportable. Si les Chinoises ont recours aux pesticides, les jeunes musulmanes, les afghanes et les kurdes répandent du kérosène sur leurs corps : l’arme du crime se trouve généralement dans la cuisine. Néanmoins, en s’immolant par le feu, leur mort est assimilé au martyr religieux, même si le suicide est proscrit par le Coran. À ces considérations, il faut ajouter l’influence des pratiques du Sous-Continent. L’Islam est venu se greffer sur des religions bien plus anciennes - le Bouddhisme, le Zoroastrianisme qui sacrifient au concept du feu purificateur, et tout particulièrement le suicide des veuves (Sati) en Inde. Le geste des femmes afghanes s’inscrit donc dans une dimension ancienne qui contribue à restituer leur dignité aux yeux de leur société. Pour celle-ci, elles s’immolent devant l’impossibilité du monde moderne, au nom d’une mort perçue comme étant sans doute plus digne qu’une vie déshonorée par des compromis. Dans leurs sociétés, cette mise à- mort volontaire est vu comme un martyr par d’autres jeunes filles tout aussi desepérées qui s’en inspirent. Un peu plus à l’ouest, en Anatolie le même phénomène s’observe : le roman de Orhan Pamuk, ‘Neige’ part effectivement d’une enquête sur ce qui est considéré par les autorités comme une épidémie de suicides chez les jeunes filles kurdes. L’environnement y verrait sans doute un suicide du type altruiste décrit par Durkheim [16], caractérisé par le renoncement voulu de son être personnel.
On pourrait considérer ces jeunes filles comme des shahidé du monde traditionnel, de même que les kamikazes féminins palestiniens ou tchéchènes s’incarnent à travers un suicide avec des explosifs pris dans le monde de la guerre masculine. Il est intéressant de voir que ces deux formes de suicide au féminin ont émergé à peu près en même temps , dans des sociétés encore fortement tribalisées qui ont connu une régression dans le domaine des droits des femmes. En Asie centrale, dans les républiques musulmanes soviétiques, comme lors les tentatives communistes en Afghanistan les gouvernements avaient assuré aux femmes une reconnaissance de droits civils et d’accès à l’éducation ainsi qu’aux services de santé anéantis disparus à la chute du communisme. La montée de l’Islamisme dans ces régions a signifié la fin des droits de la population féminine et l’avènement d’une répression dépassant les anciennes normes patriarcales.
Dans ces contextes de dépossession totale, le suicide représente bien le seul acte individuel possible pour des jeunes femmes dans une société où une vie féminine est d’emblée dévalorisée. Ce geste est peut-être le premier acte qu’elles commettent volontairement, sinon de plein gré, aussi désespéré soit-il. C’est une sorte de revendication d’espace propre absolue, définie par le périmètre des flammes. Par le choix d’une douleur insupportable, elles renient, avec leur corps, à la fois leurs familles et le projets de civilisation qui s’offrent à elles.
Carol MANN
17.02.06