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Livres choisis

Recueil Alexandries

< 75/80 >

Joseph Lépine
Jean-Paul Dzokou-Newo

Une marche en liberté

Emigration subsaharienne

présentation de l'éditeur

Joseph LEPINE présente le récit de Jean-Paul DZOKOU-NEWO, Une marche en liberté - Emigration subsaharienne , Paris : Maisonneuve & Larose, 16 nov. 2006 (à paraître).

Maisonneuve & Larose - 15, rue Victor Cousin 75005 Paris - tel : 0144414930 - fax : 0143257741 - e–mail : servedit1@wanadoo.fr

ISNB : 2-7068-1969-3 - prix public TTC : 15 € - port : 4 € pour la France - 10 € pour l’UE - réglement par chèque encaissable sur banque française à l’ordre de "Servedit"

Mots clefs


Présentation

Jean-Paul Dzokou-Newo quitte le Cameroun pour se rendre en Europe. Il traverse le Nigéria, le Niger, l’Algérie, la Libye, puis, via l’Algérie encore, le Maroc où il tente de passer la barrière de Melilla, chute et se blesse gravement, nécessitant une intervention chirurgicale d’urgence réalisée par les Médecins Sans Frontières et une immobilisation complète pendant trois mois que lui offre le Père Joseph Lepine, à Oujda, au Presbytère de la Paroisse Saint-Louis, véritable oasis humanitaire pour de nombreux exilés. Soirs après soirs, en discutant avec Jean-Paul, le Père Joseph lui fait raconter son histoire et rédige ce long récit épique et souvent dramatique ; un témoignage d’une rare précision sur la vie et les évènements quotidiens que subissent les exilés, déshumanisés tout au long de leur marche en liberté et qui, souvent, résistent à cette déshumanisation grâce la foi. Ce sort est celui de milliers d’exilés d’Afrique subsaharienne poussés par les guerres, les persécutions, les dictatures, les génocides, les affrontements ethniques ou religieux, les dysfonctionnements étatiques, les influences internationales, la misère économique… à fuir loin de leurs pays pour survivre, trouver refuge, aider leurs proches, étudier ou simplement voir le monde. Mais leur éventuel malheur initial se double aujourd’hui d’un autre dont tous sont victimes : une assignation à résidence prononcée par l’Europe devenue xénophobe, obnubilée par des phantasmes de submersion migratoire. Jean-Paul en subit les conséquences au jour le jour sans bien identifier l’origine politique de ce phénomène. En postface, Jérôme Valluy, Universitaire (Paris 1, réseau T.E.R.R.A. Travaux, Etudes, Recherches sur les Réfugiés et l’Asile), retrace la genèse historique et géopolitique de cet enfer européen qu’a traversé Jean-Paul Dzokou-Newo en Afrique.

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« Le respect et l’écoute des autres, quels qu’ils soient, dès lors que l’on est soi-même bien enraciné dans sa propre foi et sa propre identité, demeurent essentiels à l’homme » AMADOU HAMPATE BA

« Le vingt et unième siècle sera spirituel ou ne sera pas » ANDRE MALRAUX

« Tous les arts ont produit leur chef d’œuvre, l’art de gouverner n’a produit que des maîtres » SAINT JUST

« Il n’y a qu’une seule race, l’humanité » JEAN JAURES

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Avertissement et remerciements :

Le Père Joseph LEPINE, Prêtre de la Paroisse Saint-Louis à Oujda (Maroc) a recueilli le récit de Jean-Paul Dzokou-Newo, exilé camerounais en transit au Maroc, de mars à avril 2005, durant sa convalescence après son accident sur la barrière de Melilla. Que soient remerciées ici les trois associations qui on soutenu la publication de cet ouvrage : l’Association des Travailleurs Maghrébins de France, le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement et le Secours Catholique – Caritas France.

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Sommaire

Préface (Jérôme VALLUY)
Préambule (Joseph LEPINE)

- Une nuit
- Un départ
- Nigeria
- Niger
- Agadez
- Arlit
- Le Sahara
- L’Algérie du sud
- Tamanrasset
- La Libye
- Gourougou
- Afrique Noire


Poème : « L’Afrique » (Fatima JAAFAR)
Carte de l’Afrique avec tracé du périple de Jean-Paul Dzokou-Newo
Postface : « Jean-Paul DZOKOU-NEWO : la traversée d’un enfer européen au Maghreb » (Jérôme VALLUY)
Bibliographie de Joseph LEPINE

Préface

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Jérôme Valluy
Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1)
Réseau scientifique TERRA (Travaux, Etudes et Recherches sur les Réfugiés etl’Asile))

Dans le cadre d’une mission de recherche réalisée en novembre 2005 grâce au soutien du Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne (CNRS - Paris 1) et en relation avec l’animation du réseau scientifique TERRA (Travaux, Etudes et Recherches sur les Réfugiés et l’Asile, http://www.reseau-terra.eu) j’ai été amené à approcher la misère et le malheur quotidiens des exilés subsahariens qui, comme Jean-Paul Dzokou-Newo, transitent par le Sahara et le Maghreb pour se rendre en Europe. Je n’ai fait que l’entrevoir, ma recherche me conduisant auprès des acteurs de la solidarité avec les exilés et notamment auprès du Père Joseph Lepine, de la Paroisse St Louis, à Oujda. Tout le monde l’appelle « le Père Joseph ». Un homme hors du commun : on sent vite en discutant avec lui une force morale, un amour du genre humain et un courage sans pareil dans le secours à autrui, qualités qui réapparaissent d’ailleurs en filigrane tout au long de ce livre. Ces qualités sont rares mais plus rarement encore alliées à une conscience profondément lucide et critique des enjeux politiques qui sous-tendent les situations de détresse vers lesquelles se tend pourtant immédiatement et sans condition la main secourable du Père Joseph. Cette lucidité critique le situe aux antipodes de la bonne conscience caritative, aveugle ou insouciante vis à vis des forces qui façonnent ces situations.

La rencontre du Père Joseph et de Jean-Paul Dzokou-Newo a produit une œuvre exceptionnelle : autant les périples africains comme celui de Jean-Paul sont nombreux, autant sont rares les descriptions dépassant le temps des quelques minutes de reportage télévisé ou des quelques heures d’entretiens conduits par des chercheurs. C’est qu’il est rare de rencontrer une personne prête à consacrer des soirées entières, pendant des mois, à écouter un exilé et à écrire avec lui le récit de qu’il a vécu quotidiennement dans cette traversée de l’Afrique. Souvent aussi les exilés n’ont simplement pas le temps ou seulement l’idée d’accorder à leur propre vie une importance suffisante pour en faire l’objet d’un récit détaillé. Ils préfèrent aussi parler de leurs projets, de leurs espoirs que de revenir sur les moments éprouvants voire humiliants de ce qu’ils ont vécu. Au-delà de sa finalité première de témoignage, ce livre restera comme un document décrivant les conditions de vie de ceux qui sont poussés aujourd’hui au bord du monde et astreints, pour voyager, à des périples épiques et souvent dramatiques.

Jean-Paul et Joseph ont écrit ce texte ensemble, en discutant des évènements, en réfléchissant aux mots et aux phrases qui les décrivent. Deux auteurs s’expriment ainsi conjointement. On aurait pu envisager de distinguer, par un artifice typographique, l’expression de l’un et celle de l’autre. Mais l’artifice aurait affecté la nature même de ce texte où s’entremêlent continuellement, et avec bonheur, les perceptions, les valeurs, les analyses et les formulations de l’acteur et du narrateur dialoguant ensemble. Le style inspiré, leur est aussi commun, reflétant des valeurs et croyances chrétiennes partagées et exprimées parfois avec une ferveur qui risque de surprendre le lecteur non averti. Cette forme d’expression, fréquente dans de nombreux contextes culturels africains, se retrouve aussi lorsque l’on discute avec les exilés subsahariens et s’exacerbe parfois comme si l’affirmation emphatique d’un attachement au divin ou d’une spiritualité était non seulement une manière d’exprimer sa foi mais aussi, pour certains, une manière de réaffirmer leur dignité humaine dans des conditions sociales et historiques où celle-ci est de plus en plus niée.

« Une marche en liberté » me semble ainsi porter un double témoignage : celui d’une vie en exil si dévalorisée, si dégradée aujourd’hui et, plus implicitement, du processus politique européen qui est à l’origine de cette dévalorisation, de cette dégradation. Alerté plus tôt que quiconque sur cette dérive historique, notamment par la multiplication des enterrements pour lesquels il est sollicité depuis des années mais aussi par les appels à l’aide qui se multiplient à la porte de sa paroisse, Joseph Lepine décrit à travers ce récit singulier de Jean-Paul Dzokou-Newo un phénomène général. Pour cette raison, la postface de l’ouvrage apportera des éléments d’explication de ce que vit Jean-Paul Dzokou-Newo tout au long de son périple et des relations entre cette déshumanisation subie au jour le jour d’une part et les grandes manœuvres anti-migratoires, diplomatiques, policières et militaires, menées par les pays européens dans les pays du Maghreb d’autre part.

J. Valluy
Janvier 2006

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Rencontres et conférences publiques autour de l’ouvrage :
Jérôme Valluy (Paris 1, TERRA) se tient à la disposition des universités et des associations qui l’inviteront, à partir de septembre 2006, à venir présenter l’ouvrage et les enjeux migratoires actuels dans les relations entre l’Afrique et l’Europe. S’adresser à : valluy@univ-paris1.fr

Extrait (p. 87 à92)

Une Marche en Liberté - p. 87

Gourougou

Il est temps de quitter Alger, via Oran, Marnia. Là, au bord d’un oued, beaucoup de jeunes Subsahariens demeurent en transit avant d’atteindre l’Espagne, via la Méditerranée.

Depuis bientôt deux décennies, la frontière algéro-marocaine est fermée et la situation perdure encore. Rien, cependant, n’est imperméable. Le passage illégalement s’effectue à travers les sentiers de la montagne. Au niveau de l’histoire, l’Oranie et la région de l’Oriental au Maroc ont des affinités, des références communes, des liens familiaux, un commerce de contrebande bien organisé, durable.

L’indépendance de ces deux pays n’a pas réglé une confrontation, telle une pomme de discorde, due à la présence du Polisario. L’attente d’un règlement est longue, coûteuse, meurtrière. Un référendum apportera-t-il une solution ?

D’autre part, depuis quelques années, une émigration subsaharienne s’amplifie au regard de conditions de plus en plus difficiles. La loi du refoulement pose des problèmes tant humains que politiques, économiques, culturels, sans une réponse adéquate au niveau des États concernés. Ce qui est sous-jacent, c’est que la violence résulte trop souvent de misère et de l’injustice.

Il y a de telles disproportions entre les pays en voie de développement, trop longtemps nommés pays du tiers-monde… entre ceux sous-développés et ceux dits développés. Là aussi il y a une domination inadmissible entre pays riches et pays pauvres. Où est donc la vraie richesse ? L’homme, dans toutes ses particularités essentielles de culture, de civilisation, reste-t-il au centre d’une réflexion équitable, sans hypocrisie, sans ironie, sans défiguration ?

Une Marche en Liberté - p. 88

Dans ce contexte, venant d’Alger, Jean-Paul s’achemine avec quelques camarades vers la frontière algéro-marocaine… autre difficulté avant d’être sur le sol marocain.

Sans papiers, c’est toujours une marche clandestine. Dans leur cœur, ne portent-ils pas un grand désir de réussir la traversée via la Méditerranée, désormais proche ?

Des groupes se composent, se rendent solidaires, déterminés. Le passage, pourtant, n’est jamais acquis d’avance. Le chemin ne se découvre qu’au fur et à mesure de la progression. La police fait son boulot, d’autres arnaqueurs aussi, munis de couteaux, des agresseurs sans scrupule capables de tous les coups. S’il y a résistance, ils vous jettent une lame tranchante au ventre. Le dépouillement est souvent total : une montre, un portable, un vêtement, que sais-je encore. Comme toujours, l’argent se monnaie… une sorte de butin. La résistance intérieure du clandestin, si elle est vulnérable, n’est non moins accrocheuse, volontaire.

Le passage s’est accompli. Cette fois-ci sans incident majeur. Il n’y a pas pour l’instant de refoulement. L’éveil est constant. On ne peut que s’aventurer par petits groupes restreints, trois ou quatre personnes.

Jean-Paul prend la direction de Nador laissant à sa gauche la ville d’Oujda.

140 kilomètres à pied durant cinq jours, c’est une nouvelle aventure éprouvante.

- Nous avons, dit Jean-Paul, à distance, le repère de la route nationale, celui des poteaux électriques. La population marocaine est bienveillante à notre égard. Elle accueille, sympathise. Voulant prendre un repos, à même le sol, dans les champs, à la tombée de la nuit, les gens s’approchent et soulagent le voyageur que nous sommes ayant besoin de nourriture, de réconfort. La fatigue aidant, le sommeil vient. L’esprit tourmenté entraîne la réflexion.

Vais-je tenir le rythme de la marche ? Les pieds gonflés, la tête parfois vide, la peur de la police et du refoulement sont autant de facteurs décourageants. À l’approche de la police, parfois par surprise, il faut courir, alors qu’on est éreinté. Arriverons-nous jusqu’au bout du chemin ? Ceux qui ont déjà réalisé ce parcours ne nous disent pas encore la longueur exacte de la marche. Il faut peiner, faire des efforts désespérés.

Une Marche en Liberté - p. 89

Dans la région de Berkane, lieu du passage obligé, les gens nous encouragent et nous signifient beaucoup de respect. À un moment donné, d’autre part, sur la route, j’étais malade, je ne pouvais suivre et je ne voulais pas abandonner la marche sur le bord du chemin. L’un des camarades m’a attendu. On ne peut t’abandonner, m’a-t-il dit. Peut-on mieux comprendre la qualité d’un frère quand il faut, épuisé, marcher 4 ou 5 heures de temps ! C’est en fin de compte apprécier ce vrai compagnonnage tel un peu d’eau partagée sous un soleil cuisant au fond d’un désert. L’expérience, quelle qu’elle soit est une école de vie, de toute façon.

En vue, Nador ville portuaire. L’imagination se déride au milieu même d’une fatigue extrême. Un repos est nécessaire pour y voir plus clair. L’air marin apporte une saveur nouvelle. La police est partout. Il faut l’éviter cependant pour ne pas se retrouver en Algérie, alors que Melilla, territoire espagnol sur un sol africain devient le mirage de la liberté.

Gourougou… nos oreilles résonnent de ce nom, à pied d’œuvre pourraiton dire… surplombant la mer, la belle bleue dit-on, aux apparences à la fois trompeuses et fascinantes, jeunes que nous sommes, avides du passage migratoire libérateur.

En y entrant, la forêt protège, semble-t-il, ce lieu où les Africains se sentent, quelque part, chez eux. Pour y pénétrer, il faut payer un droit d’entrée. La loi du chef s’impose. Auprès de lui, des groupes camerounais, maliens, burkinabés, ghanéens, sénégalais se rassemblent. Ici, pour durer, il y faut une organisation hiérarchisée et un règlement à observer. Chacun est tenu d’apporter sa participation pour la nourriture en argent ou en allant mendier aux alentours près des gens de la région ou fouillant dans les poubelles et les décharges publiques.

De toute façon on vous indique ce qu’il faut faire. La corvée d’eau (20 litres), à tour de rôle, est obligatoire. Les plus anciens sont respectés ainsi que les malades. Personne n’a intérêt à rechigner aux ordres du gouvernement en place. Le trésorier, pour sa part, tient un cahier où toute dépense est inscrite. Le conseil en place se réunit régulièrement. La loi respectée est d’usage, sinon la police interne du camp intervient et sanctionne.

Une Marche en Liberté - p. 90

Ce cadre est nécessaire, car une solidarité naît et se développe, malgré tout pour survivre un peu mieux et approfondir la loi du frère. Sur le terrain, il est interdit de se bagarrer et le vol entraîne des sanctions.

Évidence dans un tel climat perturbé, la prière devient une force spirituelle. Le dimanche ou dans la semaine à la tombée de la nuit autour d’un pasteur nigérian près d’un feu allumé, le temps est au recueillement, à l’écoute de la Bible, aux chants du pays… temps d’une prière fervente, illuminante pour tant d’esprits humiliés, torturés. La souffrance endurée prend un sens d’offrande et de confiance en Dieu. Chrétiens et musulmans gardent ensemble une même ferveur, touchant la croissance intime de l’être.

Dans la journée en-dehors des fonctions de chacun, en groupe, les palabres sont de rigueur… Evocation du pays, les situations des familles et les événements du monde entier, le présent à réveiller afin d’être mieux écouté. Les portables désenclavent et font franchir les frontières.

Plus chanceux, après avoir réussi leur passage, le téléphone les relie et l’effervescence de la chance fleurit naturellement. Ainsi va le camp de Gourougou. Et pourtant… aux heures de détente, d’espoir, panique, de frayeur également !

Quand la police déferle, à Gourougou, aucune barrière ne les freine, ces hommes armés, le gourdin en main. En plein sommeil, en pleine surprise, les clandestins paniquent et tout s’effondre, tout brûle et la matraque en blesse quelques uns.

Heureusement la présence dans la région des Médecins sans frontières pose concrètement une identité humanitaire, trouvant ses racines dans l’aide médicale aux populations en danger… une goutte d’espoir, sans doute, dans un océan de souffrance. Ces volontaires soignent, encouragent, et persévèrent ici comme ailleurs avec un seul souci, gagner sur l’indifférence et la maltraitance. La santé est un gain pour l’humanité en détresse, en péril partout.

Jean-Paul regretterait-il d’être venu jusqu’à Gourougou ? Non, il reste vaillant et voit le bout du tunnel dans la volonté de vaincre. Quelques jeunes avec lui se préparent au passage en fabriquant des échelles avec le bois de la forêt. L’entraînement est de tous les jours. Combien d’exercices avant de se sentir prêts ?

Une Marche en Liberté - p. 91

Au bout d’un mois, c’est le temps utile. Il faut y aller.

- J’ai la forme, dit-il. Je m’étonne, après avoir mangé les restes de nourriture dans les poubelles, après avoir bu l’eau du marigot, après avoir assisté des camarades face à leur dernier souffle en plein désert, après avoir dernièrement entendu le récit du dernier obstacle à franchir, pour être en terre d’Espagne, des jeunes aux jambes brisées, des yeux gonflés, refoulés en forêt comme des moutons… Je reste en forme.

Mon premier passage semblait avoir réussi. Avec succès, les échelles m’avaient permis d’être en territoire européen. Je n’étais encore que dans un no man’s land de frontière. La guardia civil m’avait vu. Elle me recherchait. Je n’ai pu m’imposer.

Menottes aux mains, les forces auxiliaires m’ont tabassé. J’avais échoué dans ma tentative.

Je n’en reste pas sur un échec. Ma détermination demeure la même. J’ai envie de recommencer compte tenu de cette première expérience.

Quelques semaines après, le ciel se revêt de sombres nuages noirs. Nous ne comprenions pas cette volte face. Une véritable hécatombe noie, telle une marée redoutable, nos espoirs. C’est un durcissement notable de répression qui s’abat sur toute la communauté de l’Afrique subsaharienne en déroute. La sécurité marocaine : gendarmerie – police – l’armée elle-même pénètrent au camp de Gourougou et bastonnent à qui mieux mieux, entraînant la population des environs jusqu’aux enfants eux-mêmes contre nous, alors qu’elle était jusque là bienveillante avec nous, prétextant le viol des femmes de notre part. Nous n’avions pas changé d’attitude. Ce furent des moments très douloureux. Nous n’avions pas la possibilité de nous nourrir. Enfermés sur nous-mêmes, nous n’étions plus les mêmes, sinon dans un état de bestialité, parqués, en quelque sorte, dans l’enceinte d’un périmètre imposé. T oute une population, dans la peur elle-même, armée se dressait contre nous, sans savoir pourquoi.

Une Marche en Liberté - p. 92

Nous, Noirs, nous n’avions aucune sécurité. C’était l’enfer. Individuellement, pris à l’écart, des pierres pouvaient pleuvoir, détruire un corps suffisamment meurtri.

Pendant quelques semaines, sans aucun pouvoir, à la merci de l’arbitraire, nous sentions un éclair dans les yeux. De rares personnes dépassant leur peur, ayant pitié de nous, nous procuraient du pain, des vêtements. Une source de lumière créait une lueur de liberté.

La télévision, à la chaîne nationale livrait de tels moments si difficiles pour nous « les damnés de la terre ». Ce qui est ressenti profondément ne peut exagérer les choses. Pourquoi un tel sabotage ? Réduits à nous-mêmes, la confiance disparaissait. Nous n’osions plus approcher quiconque. Il nous semblait que de semblables spectacles ne pouvaient exister à travers le monde.

Des jeunes paient de leur vie. Nous n’étions que des chiens.

N’avions-nous pas aussi une maman comme chaque être humain ?… N’avions-nous pas été neuf mois dans le cœur d’une maman ? Qu’étions-nous devenus ? Pourquoi, à certaines heures, défier la fraternité ? L’Afrique, dans l’histoire, est terre d’accueil ? Pourquoi exciter des hommes contre d’autres hommes ? Il y avait pour nous, le pardon des ennemis devant nos yeux. C’était une lueur d’espoir, car l’homme dépasse l’homme à vrai dire.

Un sentiment me tient au cœur, exprime Jean-Paul. Mon esprit est tourné vers l’avenir avec un seul souhait : que nos petits frères ou nos futurs enfants ne puissent vivre une telle tragédie. Pour ma part, y aura-t-il devant les barbelés une troisième tentative ?… Qui m’apportera la vraie réponse ?

Où serai-je, à contre cœur, rapatrié vers mon pays sans plus de solution concrète ? L’avenir est là ! Que sera-t-il pour moi et pour mes compagnons d’infortune