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Apparemment construite contre l’Etat, l’intervention humanitaire se révèle ainsi, bien plus structurellement qu’on ne le pense généralement, tout contre cet Etat, pour paraphraser une formule attribuée à Sacha Guitry. Le constat vaut pour la scène nationale comme pour l’espace global. Faire ce constat, ce n’est pas déstabiliser le travail des organisations humanitaires en montrant qu’il est autre chose que ce qu’il se donne. C’est probablement penser autrement le politique, en particulier s’efforcer de comprendre ce que peut être un gouvernement non gouvernemental. Par cette expression, il faut entendre les formes de l’action des organisations non gouvernementales dans la gestion des affaires du monde, depuis l’opposition frontale aux Etats pour dénoncer les violations du droit humanitaire (les enquêtes conduites par Médecins du monde en Tchétchénie en est une illustration) jusqu’aux collaborations souvent invisibles pour réformer les politiques de santé (le programme Drugs for Neglected Diseases Initiative qui associe Médecins sans frontières à l’Organisation mondiale de la santé, à des instituts publics de recherche et à des laboratoires pharmaceutiques privés pour permettre le développement de médicaments considérés comme non rentables mais nécessaires au traitement de maladies infectieuses des pays pauvres, en est un exemple peu médiatisé mais remarquable). L’humanitaire donne ainsi matière à inventer de nouvelles modalités de ce qu’on appelle gouverner. Lire la suite...
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à propos
Réédition du texte publié par la revue Vacarmes dans son numéro 34, janvier 2006 pp.15-19.
Se rendant au Niger les 23 et 24 août 2005 pour y faire le point
sur la famine dont souffrait le pays, Kofi Annan commença par visiter le centre de nutritionnel de
Médecins sans frontières à Zinder. Il félicita les professionnels de santé sur
place pour leur « travail très appréciable », mais, sollicité par les
journalistes à propos des critiques que l’association humanitaire venait
d’adresser à son institution, il « ne souhaita pas les commenter »,
selon la formule diplomatique. « J’ai été très impressionné par ce que MSF
tente de faire au Niger », déclara-t-il simplement. L’anecdote n’a surpris
personne. Elle fait partie de notre paysage familier. Que le représentant de
l’assemblée mondiale des Etats fasse ainsi un détour obligé par la mission
locale d’une organisation non gouvernementale et soit sommé de s’expliquer face
à ses attaques publiques ne nous étonne plus : les agents humanitaires
sont devenus des acteurs légitimes sur la scène internationale.
Porte-parole autoproclamés des pauvres et des malheureux de la
planète, ils se sont imposés dans l’espace public global comme des
interlocuteurs incontournables des grands de ce monde. Leur autorité morale,
consacrée en l’occurrence par un Prix Nobel de la paix, leur confère un pouvoir
dont le secrétaire général des Nations unies ne peut pas ne pas tenir compte
dans sa politique, qu’il s’agisse de ménager des intervenants dont la parole
bénéficie désormais, sinon d’une réelle représentativité, du moins d’une forte
légitimité ou, à l’inverse, de les utiliser pour les laisser exprimer ce que sa
position institutionnelle ne lui permet pas de dire. Il n’en va pas autrement
des chefs d’Etat qui, même dans des situations de belligérance, ne peuvent
faire l’économie d’un dialogue et d’une négociation avec des organisations non
gouvernementales qui se revendiquent du droit d’assistance aux victimes des
conflits et s’expriment au nom d’une émergente société civile globale.
La chose n’est pas nouvelle, pensera-t-on. Le Comité
international de
Tel n’est pas le cas des organisations de ce que l’on peut
appeler le deuxième âge de l’humanitaire, inauguré en 1971 par la naissance de
Médecins sans frontières, justement en réaction à ce qui est alors vu comme
l’ambiguïté politique constitutive de
Le gouvernement humanitaire
Il est généralement deux manières de concevoir ce que l’on peut appeler le
gouvernement humanitaire, c’est-à-dire l’administration des populations au nom
d’un principe moral supérieur qui fait de la préservation de la vie et du
soulagement de la souffrance les valeurs suprêmes de l’action [3]. Pour les théoriciens des relations
internationales et du droit international, il est un mode nouveau d’action des
gouvernements et de régulation de la société globale [4] : concrètement, il s’agit de comprendre
les ressorts des interventions des Etats et des organisations supra-étatiques dans les conflits, comme en Somalie, au
Timor ou en Bosnie au cours des dernières années ; on a affaire à un
déplacement de la problématique classique des guerres justes vers la question
de l’ingérence humanitaire. Pour les spécialistes des mouvements sociaux et de
la mobilisation politique, il correspond en revanche à l’irruption de nouveaux
acteurs sur les scènes nationales et internationales [5] : principalement, il s’agit d’analyser
les ressorts et les modalités des interventions des organisations non
gouvernementales, et de façon emblématique Médecins sans frontières et Médecins
du monde ; on s’intéresse ici à l’émergence de structures transnationales
de médiation.
C’est dire que le gouvernement humanitaire procède de deux
figures politiques presque opposées, l’une gouvernementale, l’autre non
gouvernementale. S’il en est ainsi, c’est qu’il relève d’une logique politique
et morale plus large, à l’œuvre à la fois dans des formes étatiques et non
étatiques : on l’appellera raison humanitaire. Bien qu’il s’agisse ici de
réfléchir sur les politiques non gouvernementales, autrement dit sur des modes
de gouvernementalité qui échappent à l’Etat, il est
nécessaire de s’interroger sur cette logique tellement puissante qu’elle
s’impose à tous comme le bien par excellence dans les rapports de forces
internationaux, tellement efficace qu’elle sous-tend à la fois les politiques
gouvernementales et non gouvernementales, dont elle tend à abolir la frontière
(sans cesse rappelée, pourtant, par les organisations humanitaires), et
tellement désirable qu’elle fait l’objet d’une concurrence des unes et des
autres, les premières contestant toujours plus le monopole dont se prévalent
les secondes (en l’utilisant pour légitimer leurs interventions, même
guerrières). Le gouvernement humanitaire procède donc de cette raison qui,
précisément, estompe la limite instituée entre le gouvernemental et le non
gouvernemental.
Afin de montrer l’extension et la prégnance de la raison
humanitaire dans les économies morales contemporaines, on peut évoquer deux
situations très différentes dans lesquelles elle a été officiellement et
littéralement invoquée. Premièrement, lorsque les politiques de plus en plus
restrictives en matière d’immigration ont conduit à la production d’un nombre
croissant d’étrangers sans titre de séjour, une catégorie particulière a posé problème :
les malades atteints de pathologies graves, comme le sida ou le cancer, ne
pouvant bénéficier de soins adaptés dans leur pays d’origine. Pour ces
patients, on a mis en place, de manière d’abord dérogatoire puis réglementaire,
une procédure de régularisation que l’on a dit pour « raison
humanitaire » grâce à laquelle une prise en charge est devenue possible.
Deuxièmement, quand le scandale des conditions d’incarcération dans les prisons
françaises a éclaté, une question a surgi : elle concerne les malades en
phase terminale ou dont le traitement ne pouvait être conduit dans le cadre de
leur détention. Afin de justifier la libération de ces prisonniers, on a parlé
cette fois encore de « raison humanitaire » [6]. On est bien ici au-delà du périmètre à
l’intérieur duquel les organisations humanitaires s’efforcent de définir un
champ d’intervention où elles bénéficieraient d’un monopole moral. C’est l’Etat
lui-même qui revendique ce langage et cette pratique.
L’Etat humanitaire
Les politiques non gouvernementales qui reposent sur la raison humanitaire ont
connu un essor remarquable au cours du dernier quart de siècle, avec la
création d’un grand nombre d’associations nationales ou transnationales qui
occupent une place croissante dans l’espace public mondial. Alors que
Cette humanitarisation de l’Etat, si
l’on peut dire, en entendant par cette formule le développement d’une
rhétorique et d’une politique humanitaires dans la pratique gouvernementale
étatique, peut paraître surprenante. Non seulement l’humanitaire est né, avec
La circulation des hommes en est peut-être la manifestation la
plus visible, tout particulièrement dans le cas français. Ce sont Bernard
Kouchner, fondateur de Médecins sans frontières puis de Médecins du monde,
devenu membre des gouvernements successifs de Michel Rocard, Edith Cresson,
Pierre Bérégovoy et Lionel Jospin, puis administrateur du Kosovo au titre de
représentant de la communauté internationale des Etats ; Claude Malhuret, ancien président de Médecins sans frontières,
puis secrétaire d’Etat à l’action humanitaire de Jacques Chirac et maire de
Vichy pour le parti Démocratie libérale ; Xavier Emmanuelli, ancien
vice-président de Médecins sans frontières, secrétaire d’Etat à l’action
humanitaire d’Alain Juppé ; Jacques Lebas, président d’honneur de Médecins
du monde, chargé de plusieurs missions sur l’exclusion par le
gouvernement ; Gilles Brücker, également ancien
président de Médecins du monde, nommé directeur de l’Institut national de
veille sanitaire. Cette présence des acteurs humanitaires dans l’appareil
d’Etat et les gouvernements de
Ainsi, l’histoire des politiques de lutte contre le saturnisme
infantile en France est-elle incompréhensible si on ne la resitue pas par
rapport aux interactions fortes entre le gouvernemental et le non
gouvernemental humanitaires [10]. C’est Médecins sans frontières qui organise
et finance, à la fin des années 1980, la mission conduite aux Etats-Unis par
une équipe médico-technique chargée d’y obtenir l’expertise
nécessaire dans le dépistage et la prévention de cette maladie dont
Cette porosité de la frontière entre gouvernemental et non
gouvernemental procède donc de logiques multiples. Sur la scène internationale,
c’est sur le terrain de la guerre qu’elle a été le plus manifeste, les Etats
s’étant peu à peu approprié le langage même dont les organisations humanitaires
pensaient avoir l’exclusivité.
Le moment militaro-humanitaire
Le début de l’histoire de cette appropriation est difficile à déterminer, tant
il est possible de relire a posteriori avec les lunettes de l’humanitaire un
certain nombre d’interventions militaires conduites au nom de la défense d’une
population menacée. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des analystes
politiques qui proposent des critères pour décider ce qui relève, ou non, de ce
registre spécifique de l’action internationale [11]. A une perspective externe ou objective, qui
place ainsi l’observateur dans une position d’autorité, on peut toutefois
préférer une démarche interne ou subjective, qui s’attache inversement à
découvrir l’émergence explicite et revendiquée de la notion d’humanitaire dans
la rhétorique par laquelle les acteurs expliquent les raisons de
l’intervention. Autrement dit, il ne s’agit pas de juger d’après des critères
supposés de guerre juste, mais à partir d’un lexique avéré de justification de
la guerre. Cette lecture a l’avantage de saisir le moment où un nouveau
vocabulaire politique apparaît, où de nouvelles normes internationales sont
formulées, où la moralisation de l’action s’énonce publiquement.
De ce point de vue, c’est à partir du début des années 1990 que
les interventions militaires commencent à être qualifiées d’humanitaires. Le
déploiement des forces des Etats-Unis et des Nations Unies en Somalie en 1992
est probablement un tournant car pour la première fois non seulement la
situation est présentée comme une « crise humanitaire » mais également
la résolution internationale s’appuie sur la notion d’impossibilité de
« distribuer l’aide humanitaire », car aussi les acteurs
gouvernementaux et non gouvernementaux se mêlent de la façon la plus
spectaculaire sur la scène médiatique, la figure de Bernard Kouchner en tenue
kaki débarquant un sac de riz étant devenue emblématique de ce mélange des
genres [12]. Mais, c’est peut-être plus encore le
génocide perpétré au Rwanda en 1994 qui va donner toute sa légitimité à la
notion de guerre humanitaire : si l’extermination programmée des Tutsis
est pudiquement désignée par les Nations Unies comme une « crise humanitaire »,
c’est ici l’absence d’intervention militaire, ou plutôt son retard, qui sont
dénoncées par les organisations non gouvernementales humanitaires, notamment
Médecins sans frontières qui évacue sa mission dont une partie du personnel
local a été massacrée ; la question n’est plus de savoir si une guerre
peut être conduite pour une raison humanitaire, mais si le refus d’intervention
n’est pas criminelle au regard même du droit humanitaire [13]. Dès lors, les Etats et leur société
instituée au sein des Nations Unies deviennent les premiers agents de
l’internationale humanitaire et toutes les interventions militaires
occidentales se justifient au regard de cette norme, du Timor à l’Irak en
passant par le Kosovo.
Les organisations non gouvernementales n’ont pourtant cessé, au
cours ces dernières années, de dénoncer ces abus de langage, l’utilisation de
l’argument humanitaire pour fonder moralement le recours à la guerre, les
confusions entretenues sur le terrain entre les militaires et les humanitaires,
avec les risques inhérents en termes non seulement de sécurité de leurs
membres, mais aussi de publicisation de leurs actions. Probablement n’ont-elles
pas totalement pris la mesure de leur propre rôle dans ce mélange des genres.
Ainsi se sont-elles indignées d’entendre Vaclav Havel et Tony Blair parler de
« guerre humanitaire » à propos de l’intervention de l’Otan au
Kosovo ; mais dans le même temps, Médecins sans frontières produisait un
rapport faisant état des violences et des crimes commis par les Serbes contre
les Kosovares albanophones que les forces armées
alliées considéraient comme pain béni pour attester l’urgence de l’intervention
militaire. Ainsi ont-elles condamné le largage de paquets de nourriture en même
temps que de bombes à fragmentation sur la population de l’Afghanistan en 2002,
afin de soulager la famine tout en chassant les talibans ; mais depuis le
début de l’invasion soviétique, Médecins du monde, comme d’autres, étaient
présents auprès des résistants afghans pour les soutenir, médicalement d’abord,
mais politiquement ensuite, dans leur guerre contre l’envahisseur.
De manière plus générale, les organisations humanitaires se
plaignent de l’instrumentalisation dont elles font l’objet de la part des
militaires, mais elles sont elles aussi dans une relation ambiguë avec les
armées dont elles attendent protection dans le cadre de couloirs ou de
sanctuaires humanitaires, tout en exigeant d’elles la préservation de leur
indépendance, et auxquelles elles demandent à la fois de ne pas reprendre à
leur compte la rhétorique humanitaire, mais d’intervenir pour prévenir des
massacres ou des génocides. C’est dire que la ligne de crête que se sont tracée
les organisations humanitaires est étroite, que les tensions sont fortes entre
elles et en leur sein sur la manière de faire face à cette difficulté de
positionnement. Sur le terrain, les agents évoluent ainsi entre postures
idéologiques, conduisant à la dénonciation de la confusion des genres
entretenue par les chefs d’Etat (qui demandent aux organisations humanitaires
de collaborer à leur mission de guerre qualifiée elle aussi d’humanitaire) et
par les chefs d’état-major (qui imposent à ces organisations les modalités de
fonctionnement dont dépend de fait l’intervention humanitaire), et options
pragmatiques, allant de simples négociations de corridors ou d’espaces
sécurisés (dont on comprend la nécessité) à des collaborations étroites dans le
cadre de missions embarquées (comme pendant la seconde guerre d’Irak), voire de
participation au renseignement (établi dans certains cas comme lors des
bombardements du Kosovo).
Mais au-delà même de ces connivences ou de ces alliances
objectives et, dans certains cas, inévitables, c’est la temporalité et la forme
mêmes de l’intervention humanitaire qui tendent à se calquer sur celles de
l’action militaire : la prégnance de l’urgence avec son débarquement
massif et son retrait brutal ; la mise en place de dispositifs
physiquement identifiés et séparés pour rendre le travail plus efficace mais
avec un effet d’isolement par rapport aux populations. Dans ces conditions, il
n’est probablement pas étonnant que beaucoup de celles et ceux qui reçoivent
l’aide ne fassent guère la différence entre les militaires faisant de
l’humanitaire et les humanitaires arrivés avec les militaires – que ce soit du
reste pour se réjouir de leur présence ou pour dénoncer leur ingérence.
*
Apparemment construite contre l’Etat, l’intervention humanitaire
se révèle ainsi, bien plus structurellement qu’on ne le pense généralement, tout
contre cet Etat, pour paraphraser une formule attribuée à Sacha Guitry. Le
constat vaut pour la scène nationale comme pour l’espace global. Faire ce
constat, ce n’est pas déstabiliser le travail des organisations humanitaires en
montrant qu’il est autre chose que ce qu’il se donne. C’est probablement penser
autrement le politique, en particulier s’efforcer de comprendre ce que peut
être un gouvernement non gouvernemental. Par cette expression, il faut entendre
les formes de l’action des organisations non gouvernementales dans la gestion
des affaires du monde, depuis l’opposition frontale aux Etats pour dénoncer les
violations du droit humanitaire (les enquêtes conduites par Médecins du monde
en Tchétchénie en est une illustration) jusqu’aux collaborations souvent
invisibles pour réformer les politiques de santé (le programme Drugs for Neglected Diseases Initiative qui associe Médecins sans frontières à
l’Organisation mondiale de la santé, à des instituts publics de recherche et à
des laboratoires pharmaceutiques privés pour permettre le développement de
médicaments considérés comme non rentables mais nécessaires au traitement de
maladies infectieuses des pays pauvres, en est un exemple peu médiatisé mais
remarquable). L’humanitaire donne ainsi matière à inventer de nouvelles
modalités de ce qu’on appelle gouverner.
Didier Fassin est professeur à
l’université Paris 13, où il dirige le Centre de recherche sur la santé, le
social et le politique, et titulaire de la direction d’études d’Anthropologie
politique et morale à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a été
vice-président de Médecins sans frontières. Ses derniers ouvrages parus sont
Des maux indicibles (
NOTES :
[1] Si, dans La société contre l’Etat, Minuit,
Paris, 1974, Pierre Clastres faisait de la société
des « Sauvages » un paradigme alternatif à l’ordre de l’Etat, les
acteurs humanitaires font, presque symétriquement, de la société internationale
des Etats un ordre cannibale, par conséquent renvoyé du côté des
« Sauvages ». Dans les deux cas, il s’agit bien sûr d’une
construction idéologique.
[2] Voir Jean-Hervé Bradol,
« L’ordre international cannibale et l’action humanitaire », in A l’ombre des guerres justes, sous la direction de Fabrice Weissman, Flammarion, Paris, 2003.
[3] Dans un article intitulé « Le camp des vunérables. Les réfugiés face à leur citoyenneté
niée », Les Temps Modernes, 59 (627), p. 132, Michel Agier
utilise l’expression « ‘gouvernement’ humanitaire » pour désigner le
contrôle des camps de réfugiés par les « organisations d’assistance et
onusiennes ». J’utilise pour ma part l’expression, sans guillemets, dans
un sens quelque peu différent, plus général (au-delà des organisations dites
humanitaires), inspiré de l’œuvre de Michel Foucault qui parle, par exemple, de
« gouvernement des hommes ». Je me permets de renvoyer sur ce point à
ma communication : « L’espace moral de l’action humanitaire »,
Colloque Autour de l’intervention, Université Montréal-McGill
University, 23-25 octobre 2003.
[4] Voir par exemple le numéro spécial « The dilemmas of humanitarian interventions » de l’International Political Science Review, 1997,
18 (1).
[5] Voir notamment le livre de Pascal Dauvin et Johanna Siméant, Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du
siège au terrain, Presses de
[6] S’agissant des prisons françaises, le détenu
le plus célèbre qui ait bénéficié de cette mesure est Maurice Papon, ce qui
montre bien, compte tenu des charges qui pesaient sur lui, la force du principe
qu’il a fallu mobiliser pour obtenir sa libération. Dans ce véritable dilemme
moral, l’argument de la compassion l’a emporté sur le sens de la justice. On
peut remarquer que la réglementation qui a permis de mettre en oeuvre la raison
humanitaire dans ces circonstances a été établie par l’un des fondateurs de
Médecins sans frontières, puis de Médecins du monde : Bernard Kouchner,
alors ministre de
[7] Une certaine désoccidentalisation
du mouvement international humanitaire serait toutefois à l’œuvre, si l’on en
croit par exemple l’étude conduite sur les associations caritatives musulmanes
par le fondateur, précisément, de la section de Médecins sans frontières dans
les Emirats arabes unis. On peut toutefois se demander s’il s’agit vraiment
d’humanitaire ou si l’on a pas plutôt affaire à des organisations religieuses
traditionnelles oeuvrant dans le champ non moins traditionnel de l’assistance
aux pauvres. En effet, ni les valeurs morales (exaltation de la vie nue), ni
les principes éthiques (approche universaliste des victimes), ni les caractéristiques
de l’action (invocation de l’urgence) ne se retrouvent ici. Voir Abdel-Rahman Ghandour, Jihad humanitaire. Enquête sur les ONG islamiques,
Flammarion, Paris, 2002.
[8] On sait qu’Hannah Arendt a théorisé cette
émergence de la compassion dans l’action publique dans le chapitre « La
question sociale » de son Essai sur
[9] Un peu à la manière dont Luc Boltanski et Eve
Chiapello ont montré comment le capitalisme absorbe
la critique dont il fait l’objet dans Le nouvel esprit du capitalisme,
Gallimard, Paris, 1999.
[10] Sur cette histoire, on peut lire mon ouvrage
Faire de la santé publique, Editions de l’ENSP,
Rennes, 2005, ainsi que mon article avec Anne-Jeanne Naudé : « Plumbism reinvented. The
early times of childhood lead poisoning in France 1985-1990 », American
Journal of Public Health, 2004, 94, 11, 1854-1862.
[11] C’est notamment ce que fait Nicholas Wheeler dans Saving Strangers. Humanitarian
Intervention in International Society, Oxford University
Press, Oxford, 2000. Il admet du reste que ses quatre
critères ne sont guère différents de ceux que l’on utilise pour qualifier une
guerre de juste. Pour lui, les interventions de l’Inde contre le Pakistan pour
arrêter le massacre de la population bengalie dans le futur Bangladesh et du
Vietnam contre le régime de Pol Pot pour faire cesser les crimes de masse
contre les Cambodgiens appartiennent au registre de l’intervention humanitaire,
même s’il en discute les raisons stratégiques.
[12] Pour une analyse critique des ambiguïtés de
l’intervention militaro-humanitaire en Somalie, on
peut se référer au livre de Sherene Razak, Dark threats
and white knights. The
Somali Affair, peacekeeping, and the new imperialism, University of Toronto
Press, Toronto, 2003.
[13] La trace laissée par le génocide des Tutsis
dans les organisations humanitaires présentes sur place est profonde, comme en
témoignent les trois volumes de « prises de parole publiques » édités
par Laurence Binet pour Médecins sans frontières : Génocide des Rwandais
tutsis 1994 ; Camps de réfugiés rwandais Zaïre-Tanzanie
1994-1995 ; Violences du nouveau régime rwandais 1994-1995.