2005
Jérôme Valluyauteur
résumé
La plupart des hommes politiques, relayés par les médias, accréditent l’idée que 70 à 99 % de faux réfugiés frapperaient aux portes de l’Europe. Et tout le droit de l’asile - règles, décisions, jurisprudence - édifié par de savants juristes laisse croire qu’il existe une définition claire du réfugié et une procédure efficace permettant de l’identifier. Il n’en est rien. Le droit de l’asile est vide, le réfugié un concept juridiquement indéfini et le terrain livré à des interprétations politiques.
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à propos
Réédition du texte publié par Plein Droit - La revue du GISTI (, n°63, déc.2004) et réédité dans une version plus courte par la revue EspacesTemps - Réfléchir les sciences sociales (n°89/90 2005).
L’équation « déboutés du droit d’asile = faux réfugiés » est devenue une sorte de paradigme de la vie politique en Europe. Et cette équation renvoie toujours aux taux de rejets des demandes d’asile pour justifier les restrictions au droit d’asile et la répression des exilés. Chaque débat politique, chaque couverture médiatique en donne une nouvelle illustration, tel ce ministre français, justifiant la réforme de l’asile au printemps 2003 :
« Certes, l’afflux de demandeurs d’asile témoigne de l’aggravation des violations des droits de l’homme et des persécutions à l’échelle de la planète. Chaque jour, des hommes et des femmes n’ont d’autre solution que de fuir leur pays pour échapper à des traitements dégradants, à la torture, à la mort. Mais les personnes réellement persécutées sont loin de représenter la majorité des demandeurs d’asile : alors qu’il reconnaissait le statut de réfugié à près d’un demandeur sur cinq il y a peu, l’Ofpra ne l’accorde plus aujourd’hui qu’à moins de 13 % des demandeurs. Le constat est encore plus net quant à l’asile territorial, pour lequel le taux de décisions favorables n’a pas dépassé 0,3 % en 2002. Le fait est que beaucoup d’étrangers sollicitent notre système d’asile, non pas pour obtenir la protection de notre pays, mais pour s’y maintenir le plus longtemps possible, leur motivation étant de nature économique. » [2]
Durant les années quatre-vingt dix et surtout ces dernières années [3], même le HCR abonde en ce sens en suivant son leader actuel Ruud Lübbers et une partie de ses cadres supérieurs, tel ce responsable du Bureau pour l’Europe, Raymond Hall, qui appelle à « débarrasser les procédures nationales de l’asile de ces abus particulièrement exaspérants qui constituent l’un des facteurs de remise en cause actuelle de la crédibilité des procédures nationales de l’asile ». Cette exaspération anime aussi le Premier ministre britannique lorsqu’il propose, au printemps 2003, d’enfermer les demandeurs d’asile dans des camps hors d’Europe durant le traitement de leurs demandes : « La moitié ou les trois quarts de ceux qui demandent l’asile en Europe ne remplissent pas les critères pour être considérés comme pleinement réfugiés ».
Or cette vision du monde dépend fondamentalement des résultats de la procédure d’examen des demandes d’asile : de 70 % à 99 % de faux réfugiés frapperaient aux portes de l’Europe. Le droit de l’asile produit une fiction qui laisse croire à l’existence d’une définition claire du réfugié et d’une procédure efficace permettant de l’identifier. Cette fiction juridique, inscrite dans le contenu même du droit, dans ses commentaires universitaires et dans ses usages administratifs et juridictionnels accrédite l’idée d’un déferlement de faux réfugiés.
Des recueils [4], constructions majestueuses de règles et de décisions édifiés ensemble par de savants juristes, impressionnent et laissent croire à l’existence d’une science dont la complexité et la rigueur garantiraient la validité des résultats de la procédure d’examen des demandes d’asile. La langue des décisions juridictionnelles tient en respect et à distance les néophytes confrontés à l’ésotérisme des conclusions. Des livres de jurisprudence en imposent, produits de sélections officielles et arbitraires mais dont le volume et la sophistication semblent attester du sérieux et de la précision du travail d’examen des demandes d’asile [5].
Difficile, après cela, de ne pas croire aux taux de rejets des demandes d’asile et à ce qu’ils semblent dire sur le monde actuel ; difficile aussi de contester le fondement de ces taux dans l’espace public. Le juridisme, tant des universitaires, des administrateurs que des juges, agit comme un puissant vecteur de diffusion des croyances relatives à l’invasion des faux réfugiés, qualifiés comme tels par la procédure d’examen des demandes d’asile.
Certains juristes, il est vrai, font montre d’esprit critique et aussi d’une éthique, celle de la vérité, horizon axiologique commun à la science et à la justice. Danièle Lochak, universitaire, analyse dans une conférence célèbre [6] la situation des juges confrontés à des lois injustes, notamment, pour ce qui nous concerne ici, celles qui, aujourd’hui, prolifèrent en droit des étrangers. Que faire en tant que juge ? S’attacher plus que jamais au respect de la hiérarchie des normes en faisant prévaloir sur le droit interne les textes internationaux référés aux droits humains ; ne pas taire ce que la position de juge permet de savoir sur les caractéristiques du droit, son évolution et ses conditions d’application. C’est dans cette perspective éthique que s’inscrit Jean-Michel Belorgey, Conseiller d’Etat et juge à la Commission des recours des réfugiés (CRR), dans un texte exemplaire - « Le contentieux du droit d’asile et l’intime conviction du juge » [7] - que l’on voudrait prolonger ici en signe d’hommage. Il est le premier à dire publiquement ce que tout agent de l’Ofpra, tout rapporteur et juge à la CRR sait : la dramatique étroitesse du fondement des décisions répondant aux demandes d’asile et notamment l’indigence des éléments objectifs, preuves, documents ou simplement informations, susceptibles d’étayer la décision.
Cette carence de fondements objectifs mais aussi les caractéristiques du droit dans ce domaine donnent à l’intime conviction du juge (comme à celle du fonctionnaire en premier examen), un rôle exceptionnel, et largement exorbitant du droit commun, dans la décision finale : loin d’être l’ultime arbitrage d’une instruction approfondie et d’un raisonnement juridique, tous deux étroitement dépendant du droit, l’intime conviction se substitue purement et simplement à l’une et à l’autre. Une simple somme d’opinions subjectives et intuitives remplace la recherche d’informations et le syllogisme juridique supposés guider le juge vers sa conclusion. Sont ainsi masqués l’absence de moyens et la rareté d’un fondement raisonné dans la prise de décision.
La Convention de Genève sur les réfugiés de 1951 et ses transcriptions nationales ont fait l’objet de mises à jour. Pourtant la définition du réfugié demeure une vaste béance. Cela s’éprouve dans la pratique, le fameux article 1 A 2 n’impose rien en l’absence de toute voie d’objectivation de la crainte et de définition juridique de la persécution ; du fait aussi d’un contresens inscrit dans cet alinéa.
Est réfugiée « toute personne craignant avec raison d’être persécutée... » Mais l’idée de crainte demeure indéfinie et très subjective. Quel niveau d’anxiété peut justifier une fuite éperdue dans l’exil ? Et de quelles informations l’exilé doit disposer pour craindre « avec raison » ? De quelle rationalité enfin doit relever ce sentiment de l’âme qu’est la crainte pour sembler raisonnable à autrui ? Aucune réponse consensuelle n’a jamais vu le jour.
En vain chercherait-on un consensus autour de la notion de persécution : de quel traitement parle-t-on ? Un regard alarmant ? Quelques menaces ? Une présence insistante de l’autre côté de la rue ? Un harcèlement de tous les jours ? Le cadavre d’un proche ? Des marques sur le corps d’un supplice enduré ? Chacun, administrateur ou juge, reste libre de son opinion. Le pire advenu est-il exigible pour justifier l’exil ? Et en-deçà, où commence la persécution ? Il n’est pas de mesure commune de la gravité d’une persécution. Doit-elle d’ailleurs être évaluée dans le contexte social de l’événement ou à l’aune d’un étalon universel ? Bien peu, en Occident, supporteraient le moindre de ce que l’on endure chaque jour en des contrées moins paisibles. Mais ceux qui en proviennent sont quand même trop humains pour les réduire sans égard à un sort si médiocre qu’il faudrait le tenir pour une fatalité.
Et l’on détourne alors pudiquement le regard vers le critère, réputé moins ingrat, des motifs de persécutions : « toute personne… du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». En marge de ce verset, la glose juridique se fait luxuriante ; parfois, quand même, après une mention liminaire et laconique qui, l’air de rien, en sape les fondements : les motifs de persécutions envisagés présentent le plus souvent un caractère collectif qui dément la spécificité individuelle de la crainte de persécution rapportée, dans le texte, à une « personne ». Autrement dit, ce droit ne dit pas, par exemple, s’il suffisait d’être Tutsi dans le Rwanda des années quatre-vingt dix pour craindre avec raison d’être persécuté ou s’il fallait être « personnellement » visé et, sur fonds de massacres aveugles, ce que cela pourrait signifier… D’une manière générale chaque évalua-teur peut choisir de regarder la face individuelle ou celle collective du réfugié et peut le rejeter au motif de l’insuffisante expression de l’une ou de l’autre ou, à l’inverse, du caractère trop marqué de l’une des deux.
Ainsi a-t-il toujours manqué au droit d’asile rien de moins que sa clé de voûte, la majeure du syllogisme juridique qui nous dirait in abstracto ce qu’est un « vrai » réfugié : nul ne le sait en termes juridiques et chacun peut s’en faire une idée bien à soi. Le reste est affaire de convictions personnelles, politiques notamment, et de rapports de forces. Rien d’étonnant à cela. La Convention est fruit d’une diplomatie qui toujours et nécessairement se nourrit des ambiguïtés propices au consensus. Comme dans d’autres domaines [8], le texte laisse ses serviteurs dans le flou autant que ses négociateurs en eurent besoin pour le conclure et le faire accepter à leurs mandataires.
La jurisprudence, pourrait-on croire, a dû combler ce vide. Depuis longtemps les décisions s’amoncè-lent à la CRR, prises en « formation ordinaire » de trois juges et un rapporteur ou en formation solennelle (dites « sections réunies ») de neuf juges et un rapporteur. Une montagne de décisions pourtant ne suffisent pas à constituer ensemble une jurisprudence. Quelques observations permettent de le montrer, sans prétendre épuiser un sujet vaste et complexe.
Les juges comptent parmi eux un président et, à côté d’eux, un rapporteur qui présente le dossier de demande d’asile (les documents de l’Ofpra, le recours et, éventuellement, les pièces ajoutées par le requérant ou son conseil). Ils entendent, en séance publique, le rapport, la plaidoirie de l’avocat (s’il y en a un), et les réponses du requérant à leurs questions. Après avoir examiné les dix-huit demandes d’asile de la séance (en « formation ordinaire ») d’une durée moyenne de quatre ou cinq heures, ils délibèrent à huis-clos, à raison de quelques minutes par dossier, pour fixer, à la majorité des voix, s’il y a lieu ou non de reconnaître l’exilé comme réfugié. Une fois cette décision prise, la suite du processus leur échappe en grande partie : sans que le droit l’ait prévu seuls le rapporteur et le président de séance participent à la rédaction de la décision finale. En pratique, le premier transmet dans les jours qui suivent un « projet de décision » que le second corrige et contresigne pour en autoriser la publication. Curieusement, la décision mentionne nommément les trois (ou neuf) juges comme auteurs de la décision quand bien même les deux tiers d’entre eux au moins n’ont pu ni avoir connaissance du projet ni participer à sa rédaction finale.
L’une des conséquences de cette pratique est d’avoir neutralisé l’enjeu, crucial pour la jurisprudence, de la rédaction du libellé. Chaque décision, après un résumé lapidaire du récit d’exil (une dizaine de lignes), se termine par une phrase stéréotypée énonçant la conclusion, négative ou positive. En pratique, il existe quelques modèles de phrases qu’il suffit de recopier et d’accoler à la fin des décisions. Ce libellé évite les discussions entre juges, allège le travail d’écriture et fait disparaître toute indication précise sur les motifs de la décision. Le raisonnement du juge n’est pas rendu public et échappe ainsi à tout regard critique. Son appréciation portée sur le récit, l’examen des points qui l’ont amené à douter ou qui ont entraîné sa conviction ne sont peu ou pas exposés. La manière dont il a mis en relation le récit d’exil et les informations, bonnes ou mauvaises, qu’il détient sur le pays d’origine reste confidentielle.
Aucune analyse ultérieure de ce raisonnement n’est possible, ni par l’exilé et son entourage, ni par le juge de cassation statuant sur l’appréciation des faits, ni par des pairs prenant connaissance de la décision dans un souci de jurisprudence, ni par des commentateurs universitaires réduits à spéculer sur le cheminement allant du récit à la conclusion. Mais l’essentiel est ailleurs : en l’absence de toute contrainte d’explicitation des motifs, l’existence même d’un tel raisonnement n’est pas indispensable pour conclure ; une intuition, un simple « feeling » suffit à faire une voix ; deux voix sur trois, ou cinq sur neuf, à faire une décision.
Les séances solennelles de jugement, dites « sections réunies », attirent l’attention sur quelques cas fameux. Elles sont rares - trois ou quatre par an ces dernières années - et ne constituent pas, de ce fait, un corpus significatif. Les recueils officiels, d’ailleurs, les signalent mais ne les dissocient pas des autres ; le feraient-ils qu’ils en montreraient l’indigence. Elles donnent lieu à une préparation plus intense et souvent à un délibéré plus long, mais deux facteurs en réduisent l’importance. Alors que le pouvoir de faire monter une affaire en « sections réunies » appartient concurremment aux formations ordinaires et au président de la CRR, la pratique a subordonné les premières à une consultation préalable de celui-ci dans l’exercice de cette prérogative.
Cette pratique informelle dessaisit de facto les formations ordinaires de la réflexion sur les critères de choix des décisions à élever et laisse au président de la CRR la responsabilité des convocations et surtout celle de leur pénurie. Au-delà de cette rareté, un autre facteur affaiblit ces décisions : elles sont rédigées dans les mêmes conditions que les décisions ordinaires et à peu près dans les mêmes termes, hormis quelques considérants de principe. L’analyse du dossier, et notamment des faits, n’étant pas plus détaillée, le cheminement conduisant du récit à la conclusion demeure aussi incertain et, par suite, aussi peu reproductible sur d’autres cas similaires.
Ainsi, quelle que soit la définition que l’on souhaiterait donner à la notion de « jurisprudence », qu’il s’agisse d’une sagesse liée à la rigueur et au caractère reproductible des raisonnements, qu’il s’agisse de la solennité de décisions délibérées dans le cadre d’une instance supérieure, qu’il s’agisse d’une « opinion publique » des examinateurs dialoguant tous ensemble, qu’il s’agisse de tendances statistiquement observables dans la masse des décisions (hormis celle du taux de rejet)... la jurisprudence est insignifiante. Elle se réduit - mais peut-on parler alors de « jurisprudence » ? - à pouvoir trouver un précédent à l’appui de toute position de jugement pour peu que l’on se donne les moyens d’aller fouiller dans la montagne des décisions antérieures, montagne dans laquelle chacun, quelle que soit la position à défendre, peut trouver ce qui lui convient et son contraire.
Si la majeure du syllogisme juridique est absente de cette pratique du droit, la mineure pourrait en dépendre néanmoins pour ce qui concerne la détermination de la procédure d’instruction et, plus largement, d’examen de la demande d’asile. Or, là encore, c’est l’absence de caractère contraignant qui caractérise cette branche du droit, et surtout l’absence de garantie que l’examen sera approfondi et rigoureux.
Pour en saisir l’enjeu, il faut d’abord se rappeler ce qu’est une demande d’asile : un long récit, une vie toute entière et son exil, tout ce qu’il a fallu endurer pour se résoudre à quitter sa patrie. Cette ampleur et cette complexité ne tiennent pas seulement à des besoins psychologiques comme celui de verbaliser une expérience choquante pour en atténuer les séquelles traumatiques ou celui d’être reconnu comme victime innocente d’une persécution qui, au contraire, tentait de fabriquer une culpabilité justifiant la persécution. Les récits s’allongent surtout parce que l’exil est contraint.
Or cette contrainte se construit sur plusieurs années. Même l’explication d’un départ hâtif parcourt plusieurs années de vie : soit parce que la situation de l’exilé s’est détériorée insidieusement jusqu’à un stade, subjectivement vécu, de crainte intolérable ; soit parce que le facteur déclencheur aussi prompt soit-il n’économise pas ultérieurement à l’exilé la peine de remonter loin dans le temps pour s’expliquer à lui-même d’abord, et aux autres ensuite, cet étrange basculement de sa vie ; soit enfin parce que la société chaotique qui pousse à l’exil recèle une complexité difficile à maîtriser dans la narration biographique comme dans l’analyse sociologique. Aussi n’est-il pas rare qu’une demande d’asile retrace dix ou vingt années d’une vie et qu’elle enfle, sur quelques années, sous l’accumulation des faits et des craintes et se complique encore dans la tourmente de l’exil. Chacune de ces vies pourrait remplir un roman et bien des biographies furent publiées à moindre coût humain.
Face à cela, la procédure ne laisse place à aucune expansion narrative. C’est d’abord un formulaire et un récit à raconter en quelques pages. Parfois rédigé sur un coin de guichet, avec l’aide utile ou néfaste d’autres personnes, ce récit dépend d’une situation précaire dont les enjeux immédiats - manger et dormir- en marginalisent bien d’autres. L’exilé est sommé de s’adapter à des exigences d’évaluation étrangères, ésotériques et si aléatoires qu’elles autorisent spéculations et commerces interprétatifs. Déjà déformé par ces contraintes et ces efforts d’adaptation, le récit est compressé en des temps d’expression exigus [9] : une ou deux dizaines de minutes durant l’entretien à l’Ofpra, moins d’une dizaine à la CRR. Chacun peut en prendre la mesure en essayant de raconter ses dix dernières années de vie en dix minutes.
Encore ce temps n’est-il pas libre : l’exilé ne raconte pas sa vie, il répond à des questions posées par des personnes qui en ont découvert l’existence quelque temps voire quelques secondes auparavant ; ceci avec les décalages culturels qui affectent la communication entre, par exemple, un jeune berger peuhl de Mauritanie réduit à l’esclavage dès son plus jeune âge et un fonctionnaire occidental des hautes sphères de l’État ou fraîchement titulaire d’un master de droit. Des salves de questions, de loin, hachent et déstructurent un récit soupçonné d’être inventé. Banalité du fait inquisitoire, dira-t-on, auquel s’ajoute un paradoxe alors aussi banal : ce récit, ni librement ni pleinement exprimé, peut avoir à être répété de deux à quatre fois durant la procédure ; tout écart de l’une à l’autre version pouvant aggraver les soupçons qui pèsent sur sa crédibilité. Faut-il s’en étonner ? Ce qu’apporte l’exilé en termes d’informations, de faits et d’arguments emporte rarement la conviction, non seulement pour les raisons qui viennent d’être évoquées mais aussi du fait de l’inévitable partialité de cet apport.
Il faut alors se tourner vers « l’instruction », indépendante de l’exilé ; le travail de recherche d’informations, d’analyse du dossier et de réflexion individuelle ou collective. Le comptage des temps et des charges de travail, dans un contexte d’injonction au rendement qui n’est pas spécifique à ce secteur, économise bien des commentaires sur les effets produits. A l’Ofpra, chaque agent doit traiter 2,7 dossiers par jour, ce qui fait une moyenne d’environ deux heures et demi par dossier, temps dont il faut déduire la durée de l’entretien pour les exilés qui en bénéficient [10]. A la CRR, ce temps de traitement préalable réalisé par le rapporteur est de l’ordre d’une petite demi-journée en moyenne.
Ces comptages pourraient être affinés mais ils suffisent ici à indiquer le type d’« instruction » susceptible d’être réalisée. Les actes d’instruction ne sont pas décrits par le droit, ni pour l’Ofpra ni pour la CRR. Le témoignage de l’exilé ne fait l’objet d’aucun procès-verbal pouvant être relu et validé par l’exilé ou son conseil. Les informations sur le pays d’origine, telles qu’elles sont utilisées par les examinateurs à charge ou à décharge ne sont pas consignées, échappant ainsi à tout contrôle. Encore faudrait-il décrire l’indigence extrême des centres de documentation que ne supporterait aucun chercheur en sciences sociales travaillant sur un seul des pays d’origine concernés. Les agents de l’Ofpra et les rapporteurs de la CRR ne disposent pas de connexion Internet individualisée, alors que les décisions sont, en droit, supposées tenir compte de la situation actuelle du pays au jour de la décision pour estimer les craintes de l’exilé en cas de retour dans son pays.
Ces agents, enfin, sont subordonnés à une hiérarchie administrative au sommet très politique et cette subordination s’accentue avec le recrutement massif d’agents contractuels sous menace permanente du non renouvellement de leur contrat. Les décisions à l’Ofpra ne sont d’ailleurs pas arrêtées par l’instructeur mais par son supérieur. Dans les deux institutions, la distribution des dossiers reste l’apanage de la hiérarchie et avec elle la possibilité de suspendre le traitement des nationalités diplomatiquement sensibles, notamment durant les périodes où la situation d’un pays se dégrade c’est-à-dire précisément au moment où des réfugiés ont le plus besoin de protection...
Il faut analyser enfin le travail spécifique des juges de la CRR dont la responsabilité est lourde puisqu’ils tranchent en dernière instance. Le droit donne certes aux juges le pouvoir de prescrire toute mesure d’instruction, mais, dans la pratique, cela est très rare hormis la consultation d’ambassades françaises dont les fréquentes accointances diplomatiques avec l’autre partie, auteur des persécutions, ou simplement le peu d’intérêt pour ces consultations, conduit à démentir le réfugié et aussi à faire douter de l’utilité de la consultation. Mais l’aspect le plus problématique de cette procédure est rarement connu : deux tiers de ces juges n’ont pas accès au dossier avant la séance publique. Rien dans le droit à ce sujet ; uniquement la pratique, les rapports de forces internes et les intérêts bien compris des uns et des autres. Seuls, parmi les juges, les présidents de séance semblent pouvoir demander cet accès ; tous ne le font pas.
Dans la plupart des cas, le juge découvre donc le dossier en séance, lorsque commence la lecture du rapport, en deux ou trois dizaines de minutes il prend connaissance d’une vie, écoute le rapport et éventuellement la plaidoirie tout en prenant des notes sur l’un et l’autre et sur ce qui suit aussi et, tout en préparant ses propres questions, nécessairement improvisées, doit écouter celles des pairs et les réponses du requérant pour en tenir compte et, dans le même temps, tenter de parcourir en survol un dossier qui lui passe quelques secondes entre les mains et auquel viennent parfois s’ajouter des documents nouveaux remis en séance et, durant tout cela, rafraîchir sa mémoire sur l’histoire politique, économique et sociale des dix ou quinze dernières années d’un des cinq ou six pays de la séance en parcourant quelques synthèses vieilles de plusieurs mois et encore, dans le même temps, se rappeler sa jurisprudence, raisonner sur la crédibilité de l’ensemble, anticiper aussi sur les réactions de ses collègues, fixer enfin sa propre position…
Dans ces conditions, les évaluateurs, qu’il s’agisse des agents de l’Ofpra ou des juges de la CRR, ne peuvent pas répondre à la question : s’agit-il d’un vrai réfugié ? Aussi répondent-ils à une autre question, la seule qui leur soit accessible : est-ce que cet exilé m’a convaincu ? Et l’inclination à croire ou ne pas croire dépend de facteurs multiples, souvent sans liens avec le récit évalué (même si celui-ci peut jouer un rôle), notamment les convictions politiques de l’examinateur en matière d’immigration, ses connaissances sur le pays d’origine, sa compréhension des conditions sociales d’expression de la requête, son interprétation personnelle d’une Convention imprécise aux jurisprudences chaotiques, sa sensibilité aux idéologies politiques d’une époque, sa perception intuitive des réactions probables de son environnement de travail, sa réceptivité vis-à-vis d’injonctions émises par des autorités supérieures, sa disponibilité psychologique le jour décisif de l’évaluation, etc. C’est l’ensemble de ces facteurs qu’il faudrait examiner pour expliquer que la réponse est, dans la plupart des cas : je n’y crois pas. Conclusion
Que faire ? Le plus urgent est de cesser d’intoxiquer idéologique-ment nos contemporains en leur laissant croire, par juridisme ou par mutisme, que cette procédure serait autre chose que ce qu’elle est réellement, d’un point de vue sociologique. Les usages politiques des résultats de cette procédure dans les actions publiques de répression et d’enfermement des exilés ne sont pas indépendants de ce que l’on a laissé croire sur l’équation « déboutés du droit d’asile = faux réfugiés ». A cet égard, les universitaires, en raison de leurs fonctions de chercheurs, de la neutralité scientifique qu’ils revendiquent et de leur indépendance statutairement protégée, assument une responsabilité beaucoup plus lourde que les administrateurs et les juges.
A charge pour ceux-ci de composer avec une réalité évidemment, pour eux, pénible à reconnaître : le droit de l’asile, tant conventionnel, légiféré que jurisprudentiel, est aussi vide d’un point de vue substantiel (contenus) que d’un point de vue formel (procédures). Le réfugié est un concept juridiquement indéfini, dès son énoncé originel, un vide que ne remplit aucune jurisprudence. La procédure n’offre pas de protection à l’expression de la demande d’asile et n’impose aucune instruction indépendante de l’exilé. Dans ce désert juridique, la politique reprend ses droits et esquisse un espace de luttes où chaque valeur, même parmi les plus fondamentales, doit chaque jour être défendue pied à pied dans un rapport de forces routinier et feutré dont dépendent les résultats finaux. Ceux-ci en disent plus long sur ce rapport de forces que sur le droit lui-même ou que sur les réfugiés.
Jérôme VALLUY
(Décembre 2004)
Notes
[1] Jérôme Valluy a été juge à la Commission des recours des réfugiés (CRR) en tant qu’assesseur représentant le HCR, de janvier 2001 à septembre 2004. Cette activité à temps partiel, menée parallèlement à son activité universitaire, l’a amené à participer à environ 2500 jugements de demandes d’asile. Le contrat du HCR interdisant à ses représentants toute utilisation, divulgation ou publication d’informations issues de cette activité, le présent article doit être considéré comme le produit d’une recherche universitaire indépendante, dans le cadre notamment de l’animation du réseau T.E.R.R.A. (Travaux, Etudes et Recherches sur les Réfugiés et l’Asile, http://www.reseau-terra.eu), de la direction de travaux d’étudiants et d’une longue série d’entretiens avec les différents professionnels de ce secteur d’action publique. Que soient remerciées en particulier toutes les personnes qui ont accepté de relire ce texte et aidé à l’améliorer.
[2] Voir l’intervention de M. Dominique de Villepin, alors ministre des affaires étrangères, Assemblée nationale, débats parlementaires, JO du 6 juin 2003.
[3] Cf. J. Valluy, « La nouvelle Europe politique des camps : les origines élitaires de la phobie et de la répression des exilés », Cultures & Conflits - Sociologie politique de l’international, 2005, n° 1 (article proposé à publication).
[4] Frédéric Tiberghien, La protection des réfugiés en France, Paris : Economica, 1988. Jean Fougerous Roland Ricci « Le contentieux de la reconnaissance du statut de réfugié devant la Commission des recours des réfugiés », Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, 1998-01/02, n° 1, p.179-224. Denis Alland, Catherine Teitgen-Colly, Traité du droit de l’asile, Paris : PUF (coll. Droit fondamental), 2002.
[5] Frédéric Tiberghien, Le droit des réfugiés en France - Tables décennales de jurisprudence du Conseil d’Etat et de la Commission des Recours des Réfugiés (1988-1997), Paris : Economica, 2000.
[6] Danièle Lochak, « Le juge doit-il appliquer une loi inique ? » Actes du colloque organisé par l’Ecole nationale de la magistrature à Bordeaux le 29 novembre 1993, publié dans : Le Genre Humain n° 28, Été-Automne 1994 et consultable ici.
[7] Revue administrative, n° 336, novembre 2003, pp. 619-622 et Plein droit n° 59-60, mars 2004, p. 59.
[8] Cf. M. Delmas-Marty, Le flou du droit - Du code pénal aux droits de l’homme, Paris : PUF, 1986.
[9] Il n’existe pas de statistiques officielles sur les temps d’entretien à l’Ofpra. Ils sont néanmoins mentionnés par les fonctionnaires sur leurs compte-rendus d’entretiens accessibles au dossier par les requérants et leurs conseils. La durée moyenne semble être de l’ordre d’une petite heure dont il faut, pour retrouver le temps d’expression de l’exilé, déduire les temps d’énoncé des questions, de traduction différée des questions et réponses et de rédaction des notes du fonctionnaires. Des statistiques ont été produites par des associations et syndicats pour les temps d’audition de la CRR. Ils sont de l’ordre d’une demi-heure (quand il y a un avocat, la moitié sinon) dont il faut, pour retrouver le temps d’expression de l’exilé, déduire les temps de lecture du rapport, de plaidoirie éventuelle, d’énoncé des questions et de traduction différée des questions et réponses. Voir notamment : Amnesty International, Observation des audiences publiques de la Commission des Recours des Réfugiés - Compte-rendu et recommandations, octobre 2003, 37 p.
[10] Voir dans ce numéro l’article « La demande d’asile maltraitée ».
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